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Les Femmes poètes de la Belgique/1

La bibliothèque libre.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 1-48).

I

PREMIÈRE PÉRIODE


DES ORIGINES À 1830

Les plus anciens monuments littéraires belges. — Le bilinguisme, ses causes, ses conséquences. — Les femmes protectrices des Lettres au moyen âge. — Les premières femmes poètes : la nonne Hadewych ; Marie de Brabant ; Marie Dregnan ; la Demoiselle Deprez ; la Belle Doëte ; la Sœur Dimenche ou Nonain de Berchinge. — L’Université de Louvain. — Le siècle des ducs de Bourgogne. — Marguerite d’Autriche et son œuvre. — Mlle de Baude et Mlle Huclam. — La Réforme et la Renaissance. — La poésie spirituelle : Anna Bijns ; la Sœur Josine des Planques. — XVIIe et XVIIIe siècles.

Placée, durant des siècles et au gré des guerres ou des alliances qu’elle dut subir, sous la domination successive de la France, de l’Autriche, de l’Espagne, la Belgique ne put être constituée géographiquement et politiquement que fort tard.

Son histoire littéraire s’est ressentie de cette situation dépendante.

On a coutume de dire que la littérature belge n’exista point avant 1880.

Il ne faut pas oublier, pourtant, que la Belgique apporta son contingent, son influence dans les premières manifestations de la littérature française et de la littérature germanique.

Au moyen âge, plusieurs de nos provinces septentrionales, l’Artois, le Cambrésis lui appartenaient. C’est dans le pays des trouvères et des puys qu’on vit éclore les premières fleurs de nos cycles des Chansons de Geste, la Cantilène de Sainte-Eulalie, l’Histoire d’Aucassin et de Nicolette, la Berthe aux grands piés d’Adenès le Roi, les Quatre fils Aymon et peut-être aussi le Roman de Renart, auquel certains critiques donnent une source flamande[1].

Une autre cause de la naissance tardive d’une littérature belge est la particularité du bilinguisme qui se manifesta en ce pays et qui mit longtemps des entraves à la formation, à l’expansion de la pensée nationale.

Les Wallons et les Flamands se partagent, en effet, d’une façon à peu près égale, le territoire de la Belgique. L’esprit de rivalité qui les séparait, il y a quinze siècles, n’a, d’ailleurs, pas disparu.

Les Wallons, formés d’un mélange celte et roman, présentent le caractère et les tendances de la race française. Leur langue populaire est une sorte de patois français, mieux encore, un ancien dialecte roman du Nord. Les Flamands, eux, eurent pour ancêtres des Francs et des Germains.

Bien que les régions où s’emploient respectivement les deux langues ne puissent être définies d’une façon précise, on peut, néanmoins, dire que le wallon se parle dans les provinces de Hainaut, de Liège, de Namur et le flamand dans les régions de la Flandre, du Brabant, du Limbourg.

En Flandre orientale, on reconnaît même deux tendances. Selon M. Auguste Gittée, apôtre du folk-lore, certains Flamands, les plus cultivés, ont pour idéal de se rapprocher du hollandais ; les autres parlent tout bonnement le patois : on appelle ces derniers des particularistes.

M. Gittée paraît regretter ce fait puisqu’il ajoute : « Voilà donc l’état de choses auquel nous avons abouti en Flandre ! Après quarante ans de travail pour arriver à l’unification de la langue, une moitié des Flamands n’accepte pas encore la suprématie du dialecte hollandais comme langue littéraire[2]. »

Qui dit deux langues dit, en général, deux tendances d’esprit, deux âmes.

« L’âme belge, ne craint pas d’affirmer M. Virgile Rossel, sera toujours double par bien des côtés. L’âme wallonne, précise-t-il, doit encore obéir au génie de sa race qui est latin, sans renoncer à puiser dans le fonds national ; il faut qu’elle aille boire à la grande source où sont naturellement conviées toutes nos petites Frances hors de France[3]. »

La Belgique est un pays essentiellement bilingue, décrète, de son côté, M. Henri Pirenne[4], en faisant remarquer que la langue française y régna par infiltration naturelle et non par droit de conquête et qu’elle y fut toujours la langue aristocratique, tandis que les dialectes dérivant de l’allemand sont parlés surtout dans le peuple.

Il est juste de reconnaître à la langue flamande un droit d’antériorité. Elle a été employée dans les plus anciens monuments littéraires belges. À diverses reprises, et, en particulier, au temps de la maison de Bourgogne, elle devint langue officielle en Brabant, remplaçant le latin dans les actes et les chartes.

Elle eut son rôle aussi dans la création de la poésie en Belgique[5]. Très rythmée, avec la cadence des syllabes fortes et faibles, elle se prêtait à la création des poèmes musicaux. La versification thioise ou théostique (nom du flamand à cette époque), assez monotone, réclamait le relief du chant qui reste mêlé à l’histoire de l’âme flamande.

Les « marchands de chansons » abondaient sur les marchés, dans les kermesses ; le soir, dans les veillées familiales, appelées écraignes, à la lueur du crasset, petite lampe à huile, on se transmettait ces chansons, avec les récits populaires, les légendes, comme cela se passait en Lorraine, autour du copion de verre à mèche fumeuse, en Bretagne sous la lueur vacillante du golo lutil, ou au fond des burons auvergnats, près des tchares et des luns de cuivre accrochés par leur crémaillère de bois aux poutres enfumées du plafond.

M. Van Eeghem, professeur à l’Athénée royal d’Anvers, a réuni dans une brochure les plus connus des chants flamands du XIIIe au XXe siècle[6].

Il y regrette qu’avant le XIIIe siècle le dédain des intellectuels pour les manifestations de l’âme populaire n’ait pas permis (l’imprimerie n’existant point) de conserver sur le parchemin, qui coûtait cher, ces documents primitifs. M. van Eeghem démontre que la chanson jouit d’une vogue constante en Flandre jusqu’au XVIIe siècle ; elle déclina ensuite, comme, d’ailleurs, tout le mouvement littéraire, « par suite de l’émigration des forces vives de la nation en Angleterre ou en Hollande devant le régime de la tyrannie espagnole ».

Les poèmes religieux, très répandus dans les Pays-Bas et qui, au moment des luttes de la Réforme ou de certaines guerres, prirent le caractère de pamphlets ou de satires, furent écrits, de même, en flamand. Si j’insiste sur ce point qui semble, au premier abord, relever plutôt de la linguistique que de la littérature, c’est que, précisément, la poésie exerça, de tout temps, et sous toutes ses formes, une réelle influence sur les destinées des Lettres belges.

Et puisqu’il s’agit ici de rechercher les grandes lignes de ce double courant wallon et flamand à travers l’histoire littéraire belge, il est bon de rappeler que les fluctuations en furent soumises au bon plaisir des maisons souveraines qui exercèrent tour à tour le pouvoir dans le pays.

Après avoir été à l’honneur jusque sous la domination autrichienne, le flamand, réduit, au XVIIIe siècle, à l’état de dialecte, subit encore une éclipse presque totale au XIXe siècle.

La libération de la Belgique, en 1830, avait provoqué parmi les populations une antipathie contre la Hollande au profit de la France. Mais cet ostracisme fut de courte durée. Dès 1834, se dessina une réaction en faveur du mouvement flamingant.

Nous verrons plus loin que l’initiative en revient encore aux poètes.

Depuis lors, jusqu’à nos jours, entre les partisans du flamand et ceux du wallon, s’engagent des débats sans fin sur l’égalité des deux langues.

En 1887, eut lieu, dans les Chambres belges, une discussion qui prit le nom de querelle des Langues. En 1898, la loi de Vriedt proclama cette égalité en prescrivant l’emploi officiel des deux langues dans les actes, dans les écoles, dans l’armée. Peu de temps avant la guerre de 1914, le mouvement flamand s’accentuait de plus en plus. D’aucuns s’en inquiétaient à cause de la ressemblance qui existe entre cette langue et la langue allemande. On redoutait, dans cette tendance, une influence germanique.

Un exemple symptomatique de cet engouement pour le flamand est le suivant :

Une femme de lettres belge écrivit, avant la guerre, un ouvrage — en français — sur une célébrité nationale. Il se trouva un critique qui, tout en vantant les mérites du livre, fit cette réserve : « Il est regrettable qu’une telle œuvre n’ait pas été écrite dans notre langue nationale[7]. »

N’était-ce pas aller un peu loin ? Ce critique n’avait pas les raisons de Jacob Maerlant, créateur du genre didactique en Hollande, qui, tout en aimant la France, jugeait que la poésie galante et conventionnelle de l’époque, en grande faveur chez nous, convenait peu à son pays où il ne tolérait que des œuvres sérieuses, écrites en néerlandais.

En ces derniers temps, la lutte a pris une acuité plus vive, à propos, notamment, de l’Université de Gand. Il nous est difficile, à nous Français, de juger ce débat en toute connaissance de cause. Il a des raisons profondes et multiples dont l’exposé dépasserait le cadre de cette étude. En outre, notre légitime désir de voir sauvegardés les droits de la langue et de l’esprit français ne nous laissent pas l’impartialité qui convient au rôle du strict témoin.

En résumé, le flamand et le français ont tenu bon tous deux et se partagent les faveurs de la renommée littéraire.

Faut-il regretter cette dualité d’expression dans le même pays ?

Dans un sens, non, qu’il s’agisse de l’effet produit sur un public étranger ou des destinées mêmes de la pensée nationale, car, d’une part, elle prête à la littérature belge, prise en son ensemble, un charme de complexité plein de saveur ; de l’autre, elle crée, entre les deux camps, une émulation susceptible d’en favoriser le perfectionnement.

Mais les dangers d’un tel état de choses sont cependant indéniables, lorsqu’il s’agit d’assurer à l’une des deux langues la supériorité administrative et politique. De plus, les divisions créées au cours de cette lutte, où chacun apporte une certaine dose de passion, peuvent compromettre la sécurité de « l’union sacrée », si nécessaire partout devant le péril extérieur.

Diversité ne doit pas signifier antagonisme. Les deux routes parallèles suivies par les Belges sont dirigées vers le même but, vers un commun idéal : la grandeur de la Patrie.

Wallons et Flamands sont fils de la même mère. À maintes reprises, le péril national fut la pierre de touche de cette parenté.

Froissart — une gloire franco-belge ! — rapporte déjà qu’en 1382, Gantois et Liégeois fraternisaient dans les luttes contre l’ennemi. Les victoires des uns devenaient celles des autres : « Tous ceux des bonnes villes, les douze flamandes comme les onze wallonnes (de la Fédération), en estoient si resjoys qu’il semblait proprement que la besogne fût leur. »

M. J. Stecher, dans son ouvrage : Wallons et Flamands, rappelle que l’instinct de fraternisation a toujours existé entre les diverses provinces. Jadis, de l’une à l’autre, on effectuait des « échanges d’enfants » comme la mode s’en est affirmée de nos jours, pendant les vacances, pour faciliter aux écoliers l’étude des langues étrangères. Au XVIe siècle, les habitants de régions voisines s’instruisaient réciproquement de leur langage et de leurs coutumes. À ce propos, M. Stecher répète, avec opportunité, le mot de Charles-Quint : « Qui sait deux langues, vaut deux hommes ! »

Il conclut, avec optimisme, que la dualité qui, malgré le temps, subsiste en Belgique, est un garant d’équilibre et la pierre angulaire de l’édifice national[8].

Durant la rude épreuve de la grande guerre, qui mit si hautement ses qualités en valeur, la Belgique a donné raison à cette déclaration.

Se ralliant à la sage devise brabançonne Eendracht maakt macht (l’Union fait la force), les fils du Hainaut, de la Flandre, du Brabant, du Limbourg, de l’Ardenne ont su comprendre que leurs intérêts sont communs et contresigner l’affirmation du poète populaire et patriote, Antoine Clesse :

Halte-là ! Sur nos bataillons
Le même étendard flotte et brille.
Soyons unis ! Flamands, Wallons,
Ce ne sont là que des prénoms :
Belge est notre nom de famille.

Quoi qu’il en soit, le double courant se faisant sentir à travers toute l’histoire littéraire de la Belgique, il est impossible de ne pas en étudier simultanément les deux aspects dans les traditions, les associations, les revendications, les œuvres propres à chacun.

Les femmes, comme les hommes, ont des représentants dans les deux écoles.

Il conviendra donc, au cours de cette étude, de respecter le mur mitoyen qui sépare les deux jardins poétiques, tout en comparant les parfums des fleurs qui y poussent et en recherchant si, d’un côté plus que de l’autre, l’expression linguistique a été propice à l’éclosion d’œuvres originales et fortes.

Les premiers noms féminins mentionnés dans les annales intellectuelles de la Belgique ne sont pas précisément des noms d’écrivains. Mais tous les arts étant parents, ce n’est point sortir tout à fait de notre cadre que d’évoquer ici les sœurs Harlindis, ou Herlinde, et Reynula, ou Renilde qui, ayant fondé une sorte de couvent pour l’éducation des jeunes filles, y enseignaient à leurs élèves les premières notions des lettres et des sciences et surtout l’art de l’enluminure. On possède, de ces deux religieuses qui, par la suite, furent canonisées, deux évangéliaires remarquables déposés dans le trésor de l’église de Maeseyck (Aeck-sur-Meuse).

Ces artistes vivaient au VIIIe siècle. Elles évoquent le souvenir de l’Alsacienne Herrade de Landsberg, abbesse du Couvent de Sainte-Odile, qui, dans la retraite du mont boisé, composa le curieux et précieux Hortus deliciarum, joyau du XIe siècle, que le feu ennemi détruisit à Strasbourg, en 1870.

Quatre siècles plus tard, une autre nonne, pourvue, celle-ci, par le ciel, du don divin de poésie, se rendit célèbre dans les Flandres en écrivant des chants mystiques d’une ardeur, d’un lyrisme remarquables tant par la beauté de l’inspiration que par l’harmonie et la force de l’expression.

Cette nonne s’appelait HADEWYCH, ou HADEWYCK (forme flamande d’Hedwige) et ses poèmes ont pour titre Liederen der minende Siele (chants de l’Ame aimante).

Son origine exacte nous est inconnue ; elle appartenait, croit-on, à une famille d’un certain rang et fut abbesse du couvent cirstercien d’Aywières, en Brabant, où elle mourut, assez âgée, en 1248.

Ayant parlé en détail d’Hadewyck et de son œuvre dans l’ouvrage Les Femmes poètes de la Hollande, je prie les lecteurs de se reporter à ce livre[9].

Il suffira de répéter ici que les chants de l’Ame aimante constituent, en cette période primitive, un monument littéraire d’une originalité indéniable. La tendre, passionnée et naïve religieuse reste, au fond de son cloître, une des plus siņcères poétesses de l’Amour mystique.

Du XIIIe au XVe siècle, les trouvères belges n’eurent que de rares émules dans le clan féminin.

Par contre, les femmes instruites de ce pays, celles, surtout, à qui leur rang social octroyait quelque omnipotence, témoignèrent d’un goût très vif pour « les choses de l’esprit » et accordèrent leur protection aux écrivains.

Adèle de Hainaut, fille de Guillaume le Conquérant, possédait le don des vers, si l’on en croit l’évêque Baudri de Bourgueil qui, chroniqueur et poète lui-même, lui dédia plusieurs poèmes.

C’est à Adelaide de Louvain, première femme de Henri Ier d’Angleterre, que Philippe de Thaun offrit son Bestiaire (1121), premier ouvrage de ce genre dont il soit fait mention.

Alix de Brabant, seconde femme de ce souverain, aida, dans ses débuts, Hermann ou Guillaume de Valenciennes, considéré comme le premier trouvère ayant écrit en langue romane.

Sibylle d’Anjou, épouse de Thierry d’Alsace, aimait à entendre, à protéger les poètes, ainsi, d’ailleurs, que Marie de Champagne, épouse de Beaudouin VI de Flandre.

Philippe d’Alsace, fils de Thierry, fut élevé dans ces principes. Sa femme, Elisabeth de Vermandois, était célèbre par ses « jugements d’amour ». Sous leur règne, la cour de Flandre devint un rendez-vous de lettrés romans. Le « parler françois » y fut à la mode. De nombreux mariages conclus entre des familles françaises et flamandes accentuèrent ce mouvement. Ces mariages et les fêtes auxquelles ils donnaient lieu fournissaient des sujets de poèmes aux trouvères du temps : mœurs, usages, costumes y étaient dépeints, ce qui leur donne un véritable intérêt documentaire.

Jeanne et Marguerite, comtesses de Hainaut, dont l’éducation se fit à Paris, avaient fait bâtir, au Quesnoy, un château où, l’été, leur petite cour était conviée à des tournois galants.

Jeanne fut la « dame » de Beaudouin de Condé qui s’acquit une célébrité dans les dits satiriques ou courtois à vers équivoques[10](les Dits d’amour, de la Rose, du Salut Notre-Dame, du Dragon, etc.).

Philippine de Hainaut, épouse de Édouard III d’Angleterre, celle-là même qui sauva la vie des Bourgeois de Calais, fit de Froissart son familier. Sainte-Beuve nous décrit[11] la vie agréable qui était offerte au « clerc de la chambre de la reine » chez sa protectrice à laquelle « il servait de beaux livres de poésie et traités amoureux »… en attendant le travail plus grave des Chroniques.

Ces évocations ne réveillent-elles pas dans notre pensée le souvenir de Marguerite d’Écosse, prodiguant ses soins à Alain Chartier, d’Anne de Bretagne élisant son poète en la personne de Jean, Marot, de Marguerite de France s’intéressant aux destins de la Pléïade ?…

Les princesses, d’ailleurs, n’avaient pas, seules, le privilège d’inspirer des œuvres littéraires ou d’en recevoir l’hommage. Des livres furent dédiés à de nobles dames, à des « bourgeoises » de qualité, à des religieuses même, comme Maria van Berlaer, sœur Gothile et dame Femina van Hoye, abbesse du couvent aristocratique de Saint-Trond, qui fit refaire en vers la légende de sainte Lutgarde, composée au siècle précédent. Cette nonne eut également la dédicace de la Vie de sainte Christine l’Admirable[12].

Entre toutes les célèbres « marraines » de poètes, il faut accorder une mention particulière à MARIE DE BRABANT qui ne se contenta pas de protéger les trouvères, mais qui pratiqua elle-même l’art des vers.

MARIE DE BRABANT peut donc être considérée comme l’aïeule des poétesses belges.

Fille de Henri III, duc de Brabant, et d’Alix-Adélaïde de Bourgogne, dont l’esprit était très cultivé, elle appartenait à une famille connue pour son goût des belles-lettres dans lesquelles cinq représentants du nom s’étaient déjà distingués.

Henri III, surnommé le Débonnaire, avait écrit, pour son compte, des pastourelles, des chansons courtoises.

Ainsi que chez ses ascendants, le poète se doublait, chez lui, d’un Mécène.

Il accordait, notamment, une large hospitalité à Adam ou Adenès le Roi, dont les conseils encouragèrent la vocation de la jeune Marie à qui le trouvère dédia son récit de Berthe aux grands piés et qu’il alla rejoindre plus tard à la cour de France.

Née vers 1260, Marie de Brabant, en effet, épousa, dans le cours de sa quinzième année, le roi de France, Philippe III le Hardy, veuf depuis trois ans d’Isabelle d’Aragon. Marie fut sacrée reine à Paris, au mois de juin 1275, par l’archevêque de Reims. De grandes fêtes furent données à l’occasion de cette cérémonie.

Marie eut une influence heureuse sur la cour française où elle fit régner le goût artistique qu’elle apportait du pays paternel.

Très jeune, jolie, pleine d’entrain, elle était aimée de tous… sauf du favori de son mari, un certain Pierre de la Brosse, ou la Broce, contre qui, précisément, les proches et les fidèles du roi cherchaient à utiliser le pouvoir de la nouvelle épouse, car Pierre de la Brosse, ambitieux et fourbe, savait profiter de la faiblesse du souverain pour servir ses propres intérêts.

Le courtisan comprit où tendaient les manœuvres de ses adversaires.

Un jour, l’aîné des fils que Philippe avait eus de son premier mariage, le prince Louis, tomba subitement malade et mourut d’une façon foudroyante.

La Brosse accusa la reine de l’avoir fait empoisonner. Malgré les dénégations de Marie, Philippe, écoutant son chambellan, la fit arrêter et enfermer quelque temps dans le château de Vincennes. Il parut ensuite regretter cette détermination et rappela auprès de lui la reine.

Peu après, celle-ci eut sa revanche car, convaincu, à son tour, de trahison et d’empoisonnement, Pierre de la Brosse paya cher son audace et sa félonie. Il fut emprisonné, puis pendu au gibet de Montfaucon, en 1278.

Marie de Brabant eut plusieurs enfants auxquels elle survécut. Elle mourut près de Meulan, en Seine-et-Oise, en 1321.

On a dit qu’elle avait collaboré à certaines des œuvres d’Adenès-le-Roi. Ce dernier paraît le reconnaître dans le début de son Cléomadès. Marie n’aurait même pas été la seule muse dont le galant trouvère acceptait la participation poétique.

M. Arthur Dinaux, dans son ouvrage, Trouvères, Jongleurs et Ménestrels du nord de la France et du midi de la Belgique, nous cite le passage où le ménestrel fait allusion à

Deux dames en cui maint la fleur
Et de bonté et de valeur…

Deux dames ! Lesquelles ? Était-il possible de dévoiler, du premier coup, l’identité des deux poétesses dont l’une était la reine de France, et l’autre, sa cousine et amie, Blanche d’Artois, qui épousa, plus tard, Henri de Champagne, roi de Navarre ?

Non, certes Tant de simplicité eût offensé la discrétion… et mal servi la curiosité qui aime à être aiguisée par le mystère…

Leurs noms ne veut en apert dire
Car leur pès aim et dout (redoute) leur yre (colère)

Mais, par un tour adroit, fréquent à l’époque, ce trouvère, qui sait jouter en courtoisie autant qu’en poésie, révèle :

Pour ce, seront leurs noms nommé
Si je puis si couvertement
Qu’entendre ne puisse la gent
Les noms d’elles quand le liront
S’en ne leur monstre où li nom sont.

Suit alors une pièce de 34 vers dont les lettres initiales forment un acrostiche où l’on peut lire : La Reine de France Marie, Madame Blanche.

Mme Defontaine-Coppée, femme poète belge, dont nous aurons l’occasion de reparler, a retracé, en vers et en prose, dans ses Femmes illustres de la Belgique[13], la vie de Marie de Brabant. Elle n’oublie pas d’y faire allusion au talent littéraire de la reine :

souvent pour charmer les longs ennuis des cours
« Près ly rois Adenès » elle montait sa lyre
Et les vers en tombaient embellis d’un sourire.
Les Muses lui parlaient avec des mots de miel
En lui chantant en chœur les chansons de leur ciel.
Les lettres et les arts fleurirent autour d’elle
Déposant sur son front la couronne immortelle…

À l’époque où rimait, en son lointain château de France, Marie de Brabant, vivait à Lille, alors ville flamande, une femme, Marie, ou Marotte Dregnan, qui a composé plusieurs œuvrettes, dont une seule nous est restée :

Moult m’abelis quand je vois revenir
Iver, grésill et gelée aparoir
Car en toz tens se dois bien resjoir
Bele pucele et joli cuer avoir
Si chanterai d’amors pour mieux valoir
Car mes fins cuers pleins d’amorous désirs
Ne m’y fait pas ma grande joie faillir.

André van Hasselt[14] n’a pas craint, non plus, de citer le nom de Marotte parmi ceux des poètes flamands du XIIIe siècle. « Marie de Lille, écrivait-il, mêle à toutes ces voix qui chantent sa douce et naïve voix de jeune fille. »

Les annales littéraires du temps mentionnent aussi la Demoiselle Deprez, faiseuse de jeux-partis, originaire du pays d’Artois ; puis, une « chanteresse », La belle Doëte, qui écrivait en langue romane et, enfin, une « troveresse », appelée sœur Dimenche, ou encore Nonain de Berchinge.

A. Dinaux[15] présume que ce nom doit être un pseudonyme inspiré du « jour du Seigneur », mais en ajoutant qu’il pourrait venir aussi du prénom : Demenche (Dominique).

L’orthographe du mot semblerait, selon lui, indiquer une origine wallonne, bien que Berchinge appartienne au territoire flamand… « à moins, encore, qu’il ne s’agisse du Beurchon de la province de Liège… » On est forcé, en pareil cas, de s’en tenir aux conjectures.

Sœur Dimenche, qui savait le latin, écrivit une Vie de Sainte Catherine, en vers. Le manuscrit, datant du commencement du xive siècle, appartient à la bibliothèque de la Sorbonne.

En voici quelques vers, à titre de curiosité :

Jon qui le vie ai translatée
Suis par nom Dimence nomée
De Berchinge suis nonain
Por s’amor pris ceste œuvre en main
A tous chians qui cest livre orront
Et de fin cuer l’entenderont.
Por amor Dieu prie et requier
Qu’il veuille Dieu por moi prier
Qu’Il mete m’âme en paradis
Et gart mon cors tant com iert vis
Qui vit et règne et règnera
In soeculorum soecula

Il n’est pas étonnant de voir des œuvres littéraires naître dans les couvents où l’instruction des femmes était plus étendue, en général, que dans le monde. La nonne Rothswitha a donné, dès le xe siècle, toute une œuvre dramatique à la littérature allemande.

En France, la règle des couvents et des abbayes, plus sévère, ne paraît pas avoir laissé aux religieuses la même latitude de communiquer au dehors les œuvres composées. Un certain nombre de celles-ci, d’ailleurs, ont pu disparaître dans les incendies allumés par la Révolution…

Par une association d’idées aussi mélancolique que naturelle, l’évocation des brasiers destructeurs allumés par des mains barbares, m’amène à rappeler qu’à cette place, c’est-à-dire au début du xve siècle, s’inscrit une date mémorable celle de la fondation de l’Université de Louvain qui eut lieu exactement en 1425, sous le gouvernement du dernier Brabant de la ligne directe.

Un chroniqueur du XVIe siècle, Adrian Barlande, rhétoricien de Louvain, auteur des Chroniques des ducs de Brabant, « nouvellement enrichies de leurs figures et portraits par la dispense et vigilence de Jean-Baptiste Vrient » et dédiées aux princes sérénissimes Albert et Isabelle »[16], décrit avec amour cette petite ville déjà surnommée « la Savante », alors que Bruxelles était dite « la Noble », et qu’Anvers s’intitulait « la Riche ».

« Louvain, écrivait-il, est la ville principale de tout le païs de Brabant qui ne cède à aucune autre en température d’air et clémence du ciel. C’est à bon droit que nos pères l’ont choisie pour être le séjour des sciences et des bonnes lettres, car elle a une Université qu’après Paris, il n’y en a point de mieux peuplée ni de mieux ordonnée.

« Vis-à-vis de l’église Saint-Pierre, c’est la Maison de Ville qui est une belle œuvre et qui témoigne, en plusieurs choses, que Louvain, autrefois, a esté une fort grande et florissante ville. Les Français, les Allemands, les Anglais, les Italiens qui la voyent s’esmerveillent de ce bastiment et de son artifice. »

Las ! Parmi ces peuples admiratifs, il en est un qui, en raison de sa très particulière kultur, a perdu, au cours des siècles, le respect des trésors sacrés de l’art et du travail ! Les torches… ou les engins incendiaires qui ont mis le feu à l’Hôtel de Ville et à la Bibliothèque de Louvain ont marqué au front, à jamais, les fils de cette Allemagne que Verhaeren appelait « exterminatrice de races « et « faiseuse de crépuscule ».

Quelques années avant la fondation de l’Université de Louvain, « l’an du salut du monde MCCCCVI », était morte la duchesse Jeanne, femme du duc Wenceslas de Brabant qui, aux côtés de son époux, avait fait beaucoup pour la belle cité. C’était une femme digne et avisée « vraiment excellente », au dire du chroniqueur, et qui, devenue veuve, avait su prendre en main « le maniement des affaires et fit beaucoup de choses et prudemment et vertueusement ».

Tel fut le rôle des femmes dans la littérature belge, au moyen âge.

C’est à dessein que j’ouvre ici un nouveau paragraphe de leur histoire bien que, chronologiquement parlant, la période du moyen âge ne prenne fin qu’un siècle plus tard, environ.

Au xive siècle, en effet, les Flandres étaient passées sous la domination de la Maison de Bourgogne.

Les quatre représentants de cette maison, seconde du nom, portaient en leurs veines le bon sang de France : Philippe le Hardi[17], Jean sans Peur, Philippe le Bon ou le Magnifique et Charles le Téméraire témoignent, par leurs seuls noms, de la bravoure, de la valeur militaire auxquelles leurs contemporains ont rendu hommage. Mais ce penchant viril pour les armes ne les empêcha point, grâce aux lois de l’atavisme, de partager le goût de leur père et aïeul Jean le Bon, roi de France, pour les lettres et les arts.

Leur règne — on peut appeler ainsi le gouvernement de princes qui eurent puissance et prestige de rois — eut tant d’influence sur les Pays-Bas, dans le domaine intellectuel comme dans celui de la politique, qu’on ne peut le rattacher à l’ère des essais et des semailles, mais, plutôt, à celle des éclosions et des épanouissements.

Donc, à la cour fastueuse dont M. Frantz Funck-Brentano nous a donné, un jour, une si vivante description[18], les poètes, les peintres trouvaient asile et encouragements. Les dues aidèrent à la création d’œuvres, de bibliothèques, favorisèrent l’art de l’enluminure, l’industrie de la reliure luxueuse.

Leurs femmes, Marguerite de Flandre, Marguerite de Bavière, Isabelle de Portugal et Marguerite d’York, les secondèrent dignement dans cette tâche. Elles eurent leurs bibliothèques particulières[19], présidèrent, stimulèrent des joutes poétiques, tinrent des « cours amoureuses » et furent successivement célébrées pendant leur vie et à leur mort par des poèmes officiels signés des auteurs fameux du temps.

Cette période bourguignonne, qui réunit les noms d’Olivier de la Marche, de Monstrelet, de Chastellain, n’eut toutefois pas de gloire féminine à opposer à celle de notre Christine de Pisan.

Les Flandres ne connurent pas, non plus, la surprenante éclosion de « prodiges féminins » dont l’Italie du xve siècle eut à se glorifier, grâce aux mérites des Costanza Varano, des Ippolita Sforza, des Laura Benzoni qui écrivaient, à l’époque de leur adolescence, des vers latins, grecs et italiens, sans oublier Cassandra Fedele, l’épistolière surnommée « l’honneur de l’Italie », ni l’érudite aveugle Margherita de Ravenne[20].

On s’y occupait, toutefois, beaucoup des femmes ; on y écrivait des œuvres qui leur étaient spécialement destinées : le Champion des Dames, le Miroir des Dames, le Tournoi des Dames, le Dit des Dames, l’Évangile des Femmes, etc., etc.

M. Georges Doutrepont, professeur à l’Université de Louvain, dont la magistrale étude sur la Littérature française à la cour des Ducs de Bourgogne[21] donne une documentation complète sur la bibliographie et la bibliophilie de ce temps, fait remarquer, toutefois, que ces prétendus féministes et leurs œuvres ne sont pas toujours les « louangeurs » des femmes, puisque, sous le masque d’un titre trompeur, ils en signalent les défauts et en ridiculisent les allures.

M. Doutrepont s’appuie, à ce propos, sur le jugement impartial d’une femme qui a étudié la question avec un soin tout particulier[22].

Aussi bien, tout n’est pas à admirer ni à louer dans l’ère bourguignonne. L’eau bouillonnante n’est pas l’eau profonde. Les fastes et les plaisirs entraînent à une licence des mœurs, à un éparpillement des forces de la pensée qui, tôt ou tard, provoquent une dégénérescence.

Très brillante, l’œuvre des quatre ducs manqua d’unité, de logique, parfois, et même, dans certains cas, de dignité.

Mais ce fut déjà beaucoup qu’en ce siècle encore imprégné de l’esprit barbare, elle constituât une sorte de pré-Renaissance qui prépara les Flandres à l’essor littéraire et artistique dont on les verra rayonner sous le gouvernement de Marguerite d’Autriche. Ainsi que le fait remarquer M. Funck-Brentano[23], « les grands ducs d’Occident ont favorisé l’éclosion de cet art si original, si coloré, si vivant qu’on a pu appeler l’art bourguignon, où se mêlèrent harmonieusement le réalisme savoureux de la Flandre et la finesse d’inspiration, les tendances vers l’idéal du génie français ».

La brusque fin de cette dynastie enivrée de grandeur et de luxe est tout de même un symbole…

Charles le Téméraire périssant nu, abandonné, attaqué par les loups dans les marais glacés de Lorraine, démontrait, après saint Jean Chrysostôme, et avant Bossuet, la vanité des vanités humaines…

La fille de Charles le Téméraire, Marie de Bourgogne, en épousant Maximilien d’Autriche, voua les Flandres à un nouveau maître qui devait, un jour, y apposer une empreinte très personnelle. Ce maître fut une femme…, une femme de lettres, Margueriete d’Autriche.

Née, en effet, de l’union de Maximilien d’Autriche et de Marie de Bourgogne, Margueriete d’Autriche vit le jour à Bruxelles, en 1480. Elle fut baptisée à Sainte-Gudule, avec le parrainage de Philippe de Clèves et de Marguerite d’York, sa tante.

Sa petite enfance se passa au vieux château de Bruxelles où, à l’âge de 2 ans, elle perdit sa mère, morte des suites d’une chute de cheval…, début précoce d’une vie de deuils et de souffrances dans laquelle luira pourtant le rayon consolateur de tant de meurtris du destin : la poésie.

Fiancée, peu après, à Charles VIII, roi de France, qui atteignait alors sa quatorzième année, Marguerite fut amenée à la cour d’Anne de Beaujeu. Mais, en 1491, Charles, ayant décidé d’épouser Anne de Bretagne, rompit ses premières fiançailles, et Marguerite, vivement froissée dans son amour-propre, garda de cet affront un sentiment de rancune contre la France.

Après son séjour au château de Melun, elle retourna chez son père.

En ces huit années passées à la cour de France, elle manifesta un vif penchant pour l’étude et montra des dispositions artistiques qu’on encouragea. Ces tendances ne firent que s’accentuer par la suite ; elle leur donna satisfaction après son retour au foyer paternel. En 1497, de nouvelles fiançailles avec Jean de Castille, fils de Ferdinand et d’Isabelle d’Espagne, l’obligèrent à faire un voyage dans ce pays ; au cours de la traversée, une tempête éclata ; Marguerite fut un moment en péril. Sur cette aventure, elle composa un distique mi-ému, mi-plaisant, qu’on eût pu, disait-elle, inscrire sur son tombeau, si elle fût morte :

       Ci-gît Margot, la gentil demoiselle
       Qui a deux marys et encor est pucelle…

Elle débarqua, toutefois, saine et sauve, se maria, mais devint veuve dans le cours de la même année. Elle eut un enfant, qui ne vécut point, et regagna, une fois de plus, la terre natale.

En 1501, elle épousa, près de Genève, Philibert le Beau, duc de Savoie. Elle goûta près de lui un bonheur de courte durée, car Philibert mourut trois ans plus tard.

La pauvre Marguerite pouvait dire, en vérité :

     Oncques à dame qui fut dessus la terre
     Les infortunes ne firent tant la guerre
     Qui font à moi triste infortunée…

C’est alors qu’elle adopta pour devise :

     Fortune infortune fort une.

À 26 ans, elle se trouvait seule, mûrie par l’épreuve et ayant acquis, avec l’expérience de la vie, celle des affaires. Elle se rattacha à l’existence, d’abord par instinct, grâce à sa jeunesse, puis par un besoin d’action et d’initiative qui inspira à ses proches l’idée de lui confier l’éducation de ses neveux et nièces et, en même temps, le gouvernement des Pays-Bas.

Elle accepta la double tâche, s’installa à Malines où résidait avant elle Marguerite d’York, et qui devint son domaine.

Politiquement, elle représenta, en Belgique, l’idée bourguignonne chère à son aïeul Charles le Téméraire et à son bisaïeul Philippe le Bon[24].

Conservant au fond du cœur un grief contre la France qui l’avait repoussée, Marguerite se rapprocha de l’Allemagne dans l’espoir de contracter une alliance avec elle. Elle eut à lutter, sur ce point, contre ses compatriotes qui ne partageaient pas toujours sa manière de voir.

Elle fit preuve d’autorité et de décision dans les résolutions qu’elle eut à prendre et les projets qu’elle voulut réaliser.

Elle se mêla à diverses manifestations politiques européennes, notamment à la Ligue de Cambrai, dirigée contre Venise, puis à celle que le roi d’Angleterre entreprit contre la France. Elle intervint, cependant, auprès de son neveu, Charles-Quint, pour la mise en liberté de François Ier et elle conclut fort intelligemment, avec Louise de Savoie, la Paix dite de Cambrai ou des Dames (1529).

Son attitude envers les Réformés prouve qu’elle avait l’esprit tolérant et le cœur généreux.

Tout en s’occupant de l’éducation de ses neveux et nièces et, en particulier, de celle de Charles-Quint, en exerçant une influence morale et intellectuelle sur ses jeunes demoiselles d’honneur, à qui elle témoignait une affection quasi-maternelle, Marguerite d’Autriche contribua à embellir la ville de Malines, y favorisa l’essor du commerce, y organisa, à diverses reprises, des fêtes, des kermesses dont le souvenir demeure, notamment celui des cérémonies qui eurent lieu en l’honneur de Maximilien et pour l’entrée triomphale de Charles-Quint.

Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est le rôle que joua la première Gouvernante des Pays-Bas dans le mouvement littéraire et artistique de l’époque.

Son intelligence, son goût sûr, sa libéralité judicieuse et le grand sentiment d’amour-propre national qu’il faut lui reconnaître attiraient, retenaient à sa cour les lettrés, les artistes.

Les sculpteurs Jean Perréal (qu’elle avait connu à Amboise, auprès d’Anne de Beaujeu), Van Boeghem qui, comme le précédent, prit part à l’érection de la célèbre église de Brou, les peintres Jean Vermegen, Jean de Maubeuge, Jacob de Barbari, Bernard van Orley y acquirent ou y entretinrent leur renommée.

L’art de la tapisserie, celui de l’orfévrerie, ainsi que le culte de la musique y devinrent à la mode.

Mais c’était surtout aux Lettres que Marguerite consacrait son temps et accordait ses préférences. Des indiciaires, sortes de secrétaires-bibliothécaires, furent successivement attachés à sa personne, parmi lesquels Jean Molinet, dont le mérite réside moins en ses œuvres puériles, bien qu’il ait été « rhétoriqueur » et historiographe de Maximilien Ier, qu’en son titre d’oncle de Jean Lemaire, Julien Fossetier, auteur de la Chronique margaritique, encyclopédie de l’antiquité, dédiée à Marguerite d’Autriche, Remy du Puys et, enfin, le fameux Jean Lemaire de Belges[25], polémiste, poète et historien qui, à l’exemple de son oncle Molinet, aima peut-être un peu trop l’acrobatie poétique, mais sut, néanmoins, dans le reste de ses écrits, rester simple et sincère malgré les entraves que sa vie errante et dépendante mettait à son inspiration.

Marguerite d’Autriche sut, comme lui, résister au courant de ce snobisme avant la lettre qui sacrifiait la personnalité, la spontanéité aux conventions de la mode.

Elle avait souffert ; elle exprima ses peines sans emphase inutile, mais aussi sans fausse pudeur. Et elle toucha parce qu’elle fut vraie. Malgré ses nombreux sujets de mélancolie ou ses préoccupations, elle voulait autour d’elle de la grâce, de la gaîté. Ses familiers prolongeaient le règne des cours d’amour du moyen âge. Elle initiait ses demoiselles d’honneur, en particulier Mlles de Verre, de Planci, de Baude et Huclam, à l’art des vers.

Jean Lemaire lui dédia une partie de ses Illustrations de Gaule, ainsi que la Couronne Margaritique, sorte de guirlande à Julie d’un seul auteur, mièvre, mais de tour ingénieux.

Parmi les œuvres qui nous restent de Marguerite d’Autriche, il faut citer sa Correspondance, curieuse par la révélation qu’elle nous donne du caractère de cette femme, aussi spontanée et naïve dans ses lettres privées que résolue ; réfléchie et habile lorsqu’il s’agit des affaires du gouvernement.

Nous y trouvons aussi des documents sur l’état d’esprit, les événements, les mœurs et les coutumes de l’époque.

Les discours sur sa vie et ses infortunes peuvent constituer un recueil à part à cause de leurs tendances philosophiques et de leur ton de confession.

Enfin, les Albums contiennent des poèmes nombreux et divers, si divers que des critiques autorisés, notamment MM. François Thibaut et Virgile Rossel, ont dit qu’il était difficile de distinguer ceux qui sont entièrement dus à l’auteur de ceux auxquels ses amis ont collaboré…

Sur quatre manuscrits comprenant des chansons, des ballades, des rondeaux, des dialogues, une seule pièce est écrite de sa main.

Il n’y a guère à se méprendre, semble-t-il, sur les vers qui traduisent la constante mélancolie de son âme, comme ceux-ci :

    Incessamment mon pauvre cœur lamente…
    Sans nul repos, souvenir me tourmente…

ou comme les suivants :

      Souvenir tue et soir et main (matin)
      Et si ne donne un coup de main
      D’asche, d’espée ni de lance
      Mais au cœur tant de regrès lance
      Qui convient en demourer vain.
      
      Son cop est fort rude et soudain
      Par quoi je dis et non en vain
      Que par sa très dure grévance
      Souvenir tue et soir et main…

      Quant du passé l’on se remain
      Qu’on n’avait nulz regretz villain
      Mais que tout venait à plaisance
      Et par rebours que déplaisance
      Tient en prison un cueur humain
      Souvenir tue et soir et main…

Elle s’égare parfois en des soucis plus prosaïques et se plaint d’avoir besoin d’argent avec une naïveté qui ne manque pas de saveur :

Fortune m’a de prou à peu restraincte
Dont nuit et jour j’ai la puce à l’oreille.

. . . . . . . . . .


Pour abréger j’ai tous les jours de rente
Amour, désir, regret, espoir et doulte…

Si certains poèmes peuvent paraître apocryphes, ce sont ceux où elle discute sur les choses d’amour avec entrain et malice, parce qu’on n’y reconnaît pas « < sa manière ».

Ne la retrouve-t-on pas, au contraire, tout entière, dans ce Rondel à Notre-Dame[26] :

Dame, qu’estes de Dieu la fille
Qui conceupte vostre souverain père
Et l’enfantant, demourastes pucelle
Conduisez-moi à mener vie telle
Que par péchier mon âme ne se altère.

Et Vous, Dame, tellement m’ame espère
De parvenir à telle fin prospère
Que parviendra en joye supernelle
Dame, qu’estes de Dieu la fille.

Deffendez-moi de l’ennemi haustère
Quant me faudra gouster la mort aspère
Et départir de la vie mortelle
De mon âme faites telle tutelle
Que point ne soir des enfers en misère
Dame qu’estes de Dieu la fille.

Son cœur douloureux et fidèle apparaît non moins dans cette Chanson : La Blessure[27], écrite et mise en musique par elle :

« C’est dans mon cœur que je porte ma blessure. C’est une violente passion pour toi qui me l’a transpercé (6 combien cruellement !… — Et qui le rend de plus en plus inguérissable. — Où que j’aille et quoique je fasse, une même inquiétude me tourmente. — Où que j’aille et quoique je fasse, — c’est toi, toi seul qui gouvernes ma pensée. »

Malgré son énergique volonté et ses capacités indéniables, Marguerite d’Autriche ne semble pas avoir été une ambitieuse. Elle sut rester très femme jusque dans ses agissements politiques. Elle apparaît dans ses œuvres, et elle est, en réalité, une meurtrie de la vie qui chercha un dérivatif à ses peines dans les rêves supérieurs : le travail, l’art, le bien.

Son rôle fut utile et noble, mais il resta pour elle un rôle, dans l’acception exacte du mot. La fin de sa vie, assez prématurée, puisque Marguerite avait tout juste 50 ans lorsqu’elle mourut, donne raison à cette plainte de sa lyre :

Deuil et enuy me persécutent tant
Que mon esprit à comporter s’estent
Tous les regrets qu’on ne sçaroit penser.

Elle songeait à se retirer dans un couvent quand une maladie indéterminée, une sorte d’empoisonnement du sang à la suite d’une blessure au pied, l’emporta le 1er décembre 1580.

Selon le vœu qu’elle avait exprimé, son corps fut transporté près de Bourg-en-Bresse, dans cette église de Brou qui est un bijou de pré-Renaissance d’une richesse un peu païenne et excessive, mais d’une si grande finesse en tous ses détails, et qu’elle avait fait bâtir afin d’y ériger les mausolées enfermant les cendres des siens[28].

Marguerite d’Autriche repose donc dans la terre de France, de cette France dont elle faillit être une des souveraines et contre laquelle elle garda toujours un ressentiment qui a ses circonstances atténuantes. Ne fut-elle point, par les qualités de son esprit, une vraie descendante des « Bourgogne » ?

Les pèlerins d’art qui vont visiter Brou et méditent devant le riche mausolée gravé de la mélancolique devise : « Fortune, infortune, fort une » ne peuvent que tracer, sur cette vie de vaillance douloureuse, le signe chrétien d’amour et de paix.

À Malines, Marguerite d’Autriche n’est pas oubliée non plus. Sa statue, due au sculpteur Tuerlinckx, se dresse, vivante et dominatrice, sur la grand’place, entre l’Hôtel de Ville, le vieux Palais des Echevins et les Halles, à l’ombre de la tour Saint-Rombaut[29].

Quel frisson dut parcourir ce blanc fantôme quand l’Allemand, l’allié rêvé de jadis, vint s’abattre, cupide et brutal, sur la chère cité de Mechelen[30], nid de souvenirs et de grâces artistiques, pour la martyriser, comme sa sœur et voisine, Louvain, comme, plus tard, son ancienne mère spirituelle, Cambrai[31]

Depuis, la libération est venue avec la victoire ; les étendards français et belges ont flotté côte à côte sur les ruines héroïques.

Le temps a réponse à tout.

Puisqu’il a été fait mention du talent poétique des demoiselles d’honneur de Marguerite d’Autriche, voici, à titre de curiosité, un poème de

Mlle de Baude et un autre de Mlle Huclam :

RONDEL
par Mlle DE BAUDE

Tout pour le mieux, bien dire l’ose
Vient maleur qu’il fault soultenir
Se, c’est pour a mieulx parvenir
L’endurer est bien peu de chose.

Mon cueur en franchise repose
Sans rien parcial sey tenir
Tout pour le mieulx.

De ma part rien je ne propose
Vi euque ce qui pourra venir
Car dire veulx et maintenir
Que des emprinses Dieu dispose
    Tout pour le mieulx.

POÈME
par Mlle HUCLAM

Pour mon devis patience me duit
Veu que mon cueur est plaitrié et enduit
De penser dur et de mélancolie
Et de regretz, combien que je pallye
Tant que je puis mon mesain et ennuyt.

Hélas ! Espoir a trop mon cueur séduit
Quant fortune le rebours lui produit
Dire m’en fault comme de ce mal lye
    Pour mon devis.

Se triste suis de jour, pis suis de nuyt
Rien je ne prens en grez, mais tout me nuyt
Tant soit perde, prouffitz, sens ou folie
Puisque tristeur ainsi fort mon cueur lie
Il n’a pas tort se à dire s’est induit
    Pour mon devis.

Les deux successeurs féminins de Marguerite d’Autriche au gouvernement des Pays-Bas, sa nièce Marie d’Autriche et sa petite-nièce Marguerite de Parme, remplirent avec succès et dignité la mission qui leur était confiée, mais sans imiter, toutefois, leur devancière dans le culte actif qu’elle avait voué aux Lettres et aux Arts[32].

Charles-Quint ne suivit pas non plus, sur ce point, l’exemple de son éducatrice. Il ne témoigna guère d’intérêt qu’à Érasme, qu’il rappela d’Angleterre en Flandre et pensionna.

Les écrivains de son époque se plaignirent amèrement de n’être ni compris, ni encouragés. Leur inspiration s’en ressentit ; ils manquèrent de verve et d’originalité et imitèrent surtout les auteurs étrangers.

Sous la régence du duc d’Albe, ce fut pis encore. La tyrannie sanguinaire du représentant de Philippe II produisit, sur les Pays-Bas, l’effet d’un vent desséchant qui ne laisse sur son passage que ruines et stérilité. Les émigrations dues à ce maladroit gouvernement enlevèrent à la nation belge ses meilleurs éléments de vie.

Quelques noms émergent, pourtant, de l’obscurité ; celui, d’abord, de Marnix de Sainte-Aldegonde, qui appartient également aux lettres françaises, belges et hollandaises, non moins connu, d’ailleurs, pour le rôle politique qu’il joua dans la Révolution des Pays-Bas que par ses nombreux ouvrages ; puis ceux, moins célèbres, des poètes Sylvain de Flandre, Jean Polit, Denys Coppée, auteur de tragédies religieuses dont on a dit — ce qui est vraiment excessif — qu’elles causaient « autant de gloire à Huy, son pays natal, que le poème de Dante valait d’honneur à Florence » !

Une floraison de poésie mystique jaillit alors dans les Pays-Bas, sans doute pour y faire contrepoids aux œuvres galantes et parce que l’esprit de la Réforme incitait les catholiques, aussi bien que les protestants, à défendre leurs convictions sous toutes les formes et par tous les moyens. La plus connue des poétesses d’inspiration religieuse est Anna Bijns, la modeste et vaillante institutrice, auteur de nombreux Refrains et adversaire acharnée de Luther, comme la religieuse suisse Jeanne de Jussy le fut de Calvin. La Belgique et la Hollande la revendiquent à la fois comme Hadewyck ; elle naquit, en 1494, à Anvers. L’histoire de sa vie et de son œuvre a été retracée dans la galerie des femmes de lettres néerlandaises[33]. C’est pourquoi je n’y insiste pas davantage ici.

Une émule d’Anna Bijns est la sœur Josine des Planques, née en 1478, et qui fut prieure du couvent Sainte-Agnès, à Gand, en 1518. Elle écrivit plusieurs beaux chants spirituels. Malheureusement, ses œuvres ont été perdues, à l’exception d’un chant, Scoen gheestelic refreyn, paru en 1533.

L’abbesse Josine des Planques est morte en 1535.

Puis vint le règne des Chambres de rhétorique, confréries littéraires, sociétés d’émulation qui organisaient des séances où avaient lieu des discussions philologiques ou philosophiques, des concours, des représentations…

Elles avaient été précédées, au xive siècle, par les puys, sociétés littéraires créées à l’imitation de celle qui existait à Puy-en-Velay. Les villes du Nord eurent des puys célèbres : l’un des plus anciens, à Arras, fit représenter une œuvre de Jehan Bodel[34]. M. Joseph Hayois cite également ceux de Tournay, de Diest, d’Alost, lequel prétendait remonter aux Croisades[35].

Si, dans les Chambres de rhétorique, les femmes ne jouèrent pas un rôle actif, elles y furent du moins, plus d’une fois, le sujet des brillants entretiens.

Une amie d’Anna Bijns, Roseane Coleners, qui habitait Dendermonde, ancien nom de Termonde, l’une des petites villes belges saccagées par les Allemands en 1914, composa une pièce que fit représenter la Chambre de rhétorique, dite du Rosier, à Amsterdam.

Ces « chambres » poétiques portaient des noms de fleurs et se choisissaient des devises dans le goût courtois de l’époque.

Les bourgeoises des grandes villes flamandes étaient fort riches ; elles aimaient le vrai luxe, les distractions et tenaient leur place dans la société. Trois siècles plus tôt, les magnifiques atours de leurs aïeules avaient excité la jalousie de notre reine, Jeanne de Navarre, en lui arrachant un cri de surprise dépitée, lors de son voyage à Bruges, en compagnie de Philippe le Bel : « Je me croyais seule reine ici, j’en vois plus de six cents ! » Ces « femmes de qualité », dépeintes par Olivier de la Marche dans son Parement et triomphe des Dames d’honneur, provoquèrent aussi l’étonnement admiratif de Marguerite, reine de Navarre, lorsqu’elle traversa les Flandres, en 1574, sous la conduite de don Juan d’Autriche, pour aller prendre les eaux de Spa.

Ne se contentant pas d’être fortunées et bien parées, les « dames » belges aimaient aussi à s’instruire et témoignaient d’un goût très vif pour la lecture ; les romans français, en particulier, leur plaisaient.

C’est un livre concernant les femmes, l’Institution d’une fille de maison noble, qui eut l’honneur d’étrenner les presses de la célèbre imprimerie Plantin, en 1515.

On sait que cette maison, dénommée la perle d’Anvers, fut fondée par un Français, originaire de la Touraine et dont la femme était Normande. Christophe Plantin laissa l’imprimerie à son gendre Moretus, dont la postérité continua la même œuvre dans la même demeure. L’imprimerie avait la spécialité des livres d’Heures aux fines enluminures.

Depuis une quarantaine d’années, la ville d’Anvers l’a achetée et y a organisé un musée des plus intéressants.

La petite cour à arcades enguirlandées d’une vigne plusieurs fois centenaire, dont les festons encadrent les fenêtres aux menus carreaux sertis de plomb, est un bijou de grâce archaïque qui offre un heureux contraste avec certaines reconstitutions malencontreuses de l’art germain, comme les lourdes masses rougeâtres de la Maison des typographes et de la Maison des libraires, à Leipzig.

L’esprit d’un peuple se retrouve jusque dans les pierres de ses monuments.

Au xviie et au xviiie siècle, les diverses tentatives faites par les Belges pour se créer une littérature personnelle échouèrent à cause des luttes tour à tour religieuses, militaires, civiles, qui désolèrent le royaume.

Toutefois, si l’on en croit certains mémoires, la cour de Bruxelles fut très brillante, au xviie siècle, lorsque les souverains Albert et Isabelle[36] y recueillirent les émigrés princiers de France, notamment Marie de Médicis, Gaston d’Orléans et leur suite.

Les détails contés pittoresquement par M. Ernest Gossart dans son article : L’Auberge des Princes en exil[37], ressuscitent à nos yeux les fêtes, les joutes, les soirées qui s’y succédaient. À la mode espagnole, les hommes célébraient leurs belles en faisant donner des sérénades sous leurs fenêtres. Une des « reines » les plus entourées était la princesse de Chimay. Mais tout ce galant manège n’allait pas sans rivalités, jalousies et querelles. Des duels s’ensuivaient ; ils avaient leur dénouement sur la grand’place de Laeken, ce petit Versailles de la cour bruxelloise ; blotti dans la verdure, s’y érige le château royal, rebâti sur les vestiges de celui qui fut, en 1899, la proie des flammes, et où Napoléon Ier, en 1812, avait signé la déclaration de guerre à la Russie…

Au xviiie siècle, les arts, en Belgique, rayonnèrent d’un plus vif éclat que les lettres, avec les grands noms de Rubens, de van Dyck, de Jordaens, des Téniers, de Rembrandt, de Gérard Dow… La musique, même, surtout dans le pays wallon, florissait avec succès depuis deux siècles. De Roland de Lattre et ses contemporains à César Franck, en passant par Gossec et Grétry, l’harmonieuse chaîne des musiciens ne s’est pas interrompue du xve siècle à nos jours.

Marie-Thérèse d’Autriche essaya de donner une impulsion aux travaux intellectuels en fondant à Bruxelles, en décembre 1772, l’Académie des Sciences et Belles-Lettres[38].

Elle eut le bon goût d’apprécier l’homme de race et d’esprit en qui s’incarna, vers le milieu du XVIIe siècle, la pensée belge, le prince de Ligne, dont le domaine de Bel-Œil, près d’Ath, fut, pour la société aristocratique de Belgique, ce qu’avait été, un demi-siècle plus tôt, en France, le château de Sceaux lorsque le duc du Maine en était le propriétaire.

Dans le temps qui précéda sa demi-disgrâce, causée par les affaires d’Autriche, le prince de Ligne partageait ses dons d’éloquence et de courtoisie entre ses aristocratiques compatriotes et les souveraines des cours étrangères.

Ses relations avec Marie-Thérèse d’Autriche et Catherine de Russie, dont il recevait les grâces impériales, ne l’empêchaient point d’utiliser les fantaisies de sa verve épistolaire en faveur de la marquise de Coigny et de la juive berlinoise Rahel Lewin[39].

Ce poète, qui n’écrivait que de pauvres vers, laissa derrière lui un sillage lumineux parce qu’il sut la grâce et le pouvoir du sourire. Il puisa son optimisme à la plus riche des sources : l’amour de la nature. « Cet homme, remarque très justement M. Gérard Bauer, goûtait pleinement les choses parce qu’il les abordait avec un sourire frais et neuf[40]. »

Les nombreux historiens littéraires, biographes, chroniqueurs qui se sont occupés du prince ne font aucune allusion à l’élément féminin de la famille de Ligne, qui aidait le châtelain de Bel-Œil à faire les honneurs de son fastueux domaine.

Si l’on ne savait qu’il eut un fils tué en Argonne, à la bataille du Chêne-Populeux, dans les rangs autrichiens, en 1792, on serait tenté de le croire célibataire.

Sa femme, une Lichtenstein, gouvernait cependant la maison d’une main despotique durant les longues absences de l’époux voyageur. Et il y eut aussi, dans les merveilleux jardins de Bel-Œil, une petite fée qui ensoleilla cet éden avant d’y jeter, par une faute folle, le désarroi et la douleur. C’était la jeune femme du fils aîné du prince, une Polonaise, Hélène Massalska, élevée à l’Abbaye-aux-Bois, puis mariée à 15 ans, jolie et capricieuse poupée, trop éprise de plaisir, au gré de son mari, plus sérieux, qu’elle finit par abandonner[41].

La petite princesse Charles de Ligne s’entendait bien avec son beau-père ; il y avait entre eux des affinités, un peu-le même esprit brillant et superficiel, le goût de vivre et de paraître, un sens aigu de l’observation, du bon sens.

Il écrivit ses Mémoires, elle laissa un Journal rédigé du temps qu’elle était pensionnaire à l’Abbaye-aux-Bois. Cette œuvrette d’une enfant de 14 et 15 ans — plus tard imprimée sur les presses installées à Bel-Œil — rappelle, par ses qualités de spontanéité, d’absolue franchise sur soi et envers les autres, d’indépendance et de jugement, le fameux Journal qui rendit célèbre la précoce et séduisante Marie Bashkirtseff, de race slave, elle aussi.

Malgré les efforts tentés par Charles de Lorraine, alors vice-roi des Pays-Bas, puis par l’archiduchesse Marie-Christine, « gouvernante » du pays, et de son mari, l’archiduc Albert, qui, tous trois, s’efforcèrent d’encourager les lettres et les arts, il survint, à ce moment, en Belgique, dans le clan féminin en particulier, une « vague » d’indifférence et de paresse à l’égard des occupations intellectuelles. M. Oscar Grosjean nous cite l’opinion d’un étranger qui séjournait alors dans cette contrée : « Une femme qui voudrait établir à Bruxelles, dans sa maison, un tribunal de littérature, serait vilipendée, bafouée, et, loin d’obtenir de la considération, chacun aurait pris pour elle le plus grand mépris[42]. »

Que nous sommes loin des salons français contemporains, de ces « bureaux d’esprit » dans lesquels nos célèbres Parisiennes du xviiie siècle tenaient, dans une attitude souveraine, leur sceptre enguirlandé de roses !…

L’érudition, seule, occupait, en Belgique, les cerveaux masculins qui faisaient effort pour briser la glace d’apathie où se figent les meilleures volontés.

On peut donc dire que le mouvement de réaction qui se produisit en 1880, à l’heure de la proclamation de l’indépendance territoriale de la Belgique, fut plutôt une naissance qu’une renaissance.

Soyons fiers de penser que la France y joua son rôle, non seulement en aidant les Belges à secouer le dernier joug étranger, mais encore en favorisant, par la suite, l’expansion intellectuelle jusqu’à la vraie Renaissance belge de 1880, celle qui proclama le droit à la vie du pays et rendit évidente une personnalité nationale qu’on vit s’affirmer ensuite, de jour en jour, avec plus de maîtrise, afin d’apporter son contingent de richesses au trésor de la Pensée humaine.

    manifestation intéressante. Au cours de la fête, on organisa un cortège en costumes historiques. Quatre jeunes gens de la ville, quatre frères, y représentèrent les quatre fils Aymond. Montés sur un même cheval, ils allèrent chanter une chanson ancienne devant le roi Léopold.

  1. M. André M. de Poncheville, l’animateur des Amitiés de France et de Flandre, a raison d’affirmer : « Dans le domaine de l’esprit, la Belgique fait partie de la plus grande France, ayant contribué à la créer, et de quelle importante contribution. »
  2. Revue de Belgique, 15 septembre 1890.
  3. Histoire de la littérature française hors de France, libr. Fischbacher, 1895.
  4. Histoire de Belgique, tome Ier, Lamertin, édit. Bruxelles, 1900.
  5. La Chanson flamande au moyen âge, art. de M. J. Stecher, Revue de Belgique, 15 juin 1886.
  6. Chansons populaires flamandes du XIIIe au XXe siècle. Cette brochure servit de thème à une conférence que M. van Eeghem fit à Fécamp, où il se trouvait en 1916, comme délégué au Collège de jeunes gens. Des soldats belges chantèrent les chœurs de ces chansons.
  7. Le roi Guillaume Ier de Hollande avait fait un jour la même réponse au sujet d’un écrivain belge de langue française, qui sollicitait une décoration de son pays natal sous la domination hollandaise.
  8. Cette assertion, toutefois, ne semble pas devoir être confirmée par les débats récents que suscita une reprise de la question. L’adoption du flamand comme langue administrative d’une partie de la Belgique consacre le règne du bilinguisme et semble menacer l’influence française.
  9. Des critiques belges m’ont fait un peu grief d’avoir classé Hadewyck parmi les poétesses hollandaises ; ils la revendiquent comme Flamande. Je dois dire à ma décharge que la langue ancienne dont se servait Hadewyck était commune aux deux pays. De plus, les écrivains et les anthologistes de Hollande la considèrent comme Néerlandaise. Des Belges, eux-mêmes, m’ont confirmé cette assertion. Je ne l’ai d’ailleurs pas trouvée mentionnée dans les livres belges d’expression flamande que j’ai eus entre les mains. On ignore l’origine de sa famille ; d’autre part, un document consulté par moi à la bibliothèque de Besançon (Les Comtes de Hollande, par J. Meyssens, 1662) tendrait à laisser croire qu’elle est peut-être la fille d’un comte de Hollande ; le doute est donc permis. Je m’incline néanmoins, devant la conviction des Flamands et je laisse aux deux pays le soin de se partager la renommée de cette aïeule de la poésie flamande.
  10. On appelait ainsi des vers dont les rimes sur le même mot prêtaient à plusieurs sens.
  11. Les Lundis, tome IX.
  12. J. Stecher (Revue de Belgique).
  13. 2 vol. prose et vers (Dierickx, Beke fils, Malines, 1865).
  14. Essai sur l’Histoire de la Poésie française en Belgique (Mémoire couronné le 5 mai 1837).
  15. Ouvr. cité.
  16. À Anvers, chez J. B. Vrient, l’an MDCIII (Ouvrage consulté par l’auteur à la bibliothèque de Besançon).
  17. Qu’il ne faut pas confondre avec Philippe III le Hardi, roi de France, dont il a été question plus haut.
  18. La Cour de Bourgogne au-XVe siècle (conférence donnée à la salle Chateaubriand et publiée dans La Revue française du 19 mars 1914).
  19. Sur les femmes bibliophiles, M. Albert Cim a écrit une étude fort intéressante et documentée : Les Femmes et les Livres (Fontemoing, édit., 1910).
  20. Consulter sur le sujet l’ouvrage de M. Emmanuel Rodocanachi : La femme italienne pendant la Renaissance (Hachette).
  21. Honoré Champion, édit., in-8°, 1909.
  22. Alice A. Heutsch : De la littérature didactique du moyen-âge s’adressant spécialement aux femmes. Cahors, 1903.
  23. Étude citée.
  24. Rahlenbeck : Les Trois régentes des Pays-Bas (art. de la Revue de Belgique, 15 août 1892). À propos de cet article de Rahlenbeck, il convient d’ajouter que parmi des aperçus souvent justes, on y rencontre, par endroits, une évidente partialité et une certaine âpreté, notamment dans le jugement porté par l’auteur sur le clergé, sur la noblesse et même sur les femmes dont il dit par exemple : « Il y a des choses qu’un homme d’honneur ne fait pas, de ces besognes écœurantes auxquelles une femme sait se résoudre sans répugnance visible et le front serein. »
    J’ai trouvé plus graves encore ses opinions concernant la France à l’égard de l’Allemagne. Le passage suivant peut les résumer : « Rompre les liens séculaires qui rattachent nos provinces à l’Allemagne est une œuvre latine, antigermanique au premier chef… L’empereur étant alors notre souverain, avec bon espoir d’avoir, en Allemagne, son fils ou son gendre comme successeur, il ne pouvait que s’affaiblir en consentant à un retrait d’obligations féodales, tandis que le roi de France est l’ennemi héréditaire contre lequel on ne saurait prendre trop de précautions ni assez de garanties. »
    Plus tard, j’ai découvert la raison de ces théories francophobes en lisant, dans un autre tome de la Revue de la Belgique (15 novembre 1903), l’article nécrologique consacré par M. Paul Fréder à Rablenbeck qui venait de mourir :
    « Ardent huguenot, issu d’une famille belge qui avait dû se réfugier en Prusse jusqu’en 1792, Rahlenbeck professa une admiration sympathique pour la race germanique.
    « En 1870, il prit hautement parti pour l’Allemagne et, après la guerre, il alla s’établir à Metz pour y fonder un organe germanophile sous le titre La Gazette de Lorraine (1871-1877). Disons à sa décharge que M. P. Fréder le dépeint travailleur et généreux… Il vante aussi son impartialité… qui apparaît moins évidente.
  25. Né à Belges, aujourd’hui Bavay, en Hainaut.
    Sur Jean Lemaire on aura profit à consulter la thèse de M. François Thibault : Jean Lemaire de Belges et Marguerite d’Autriche.
    M. Georges Doutrepont a également donné, en 1898, dans La Revue générale, un article sur Jean Lemaire et Marguerite d’Autriche.
    M. Tilmant a publié l’Album de Marguerite d’Autriche (Bulletin du Cercle archéologique, littéraire et artistique de Malines, XI, pp. 129-149 (1901).
  26. Publié par van Hasselt.
  27. Ce poème fait partie du petit recueil de Chansons populaires flamandes du XIIIe au XXe siècle, déjà cité. Je transcris ici, telle qu’elle est donnée dans le livre, cette chanson traduite du flamand en français moderne.
  28. Ces mausolées furent conçus par un artiste tourangeau, Michel Colomb, mais les ouvriers flamands en ont modifié certains détails en les exécutant.
  29. L’érection de cette statue donna lieu, en 1849, à une
  30. Nom flamand de Malines.
  31. Malines était autrefois placée sous la juridiction spirituelle de l’archevêché de Cambrai, alors ville flamande.
  32. On sait même que Marguerite de Parme, peut-être sur le conseil de l’archevêque de Malines, le Comtois Antoine de Granvelle dont elle subissait l’ascendant, condamna, défendit les représentations des Mystères et les fêtes de ce genre lorsque le texte des « jeux scéniques » n’aurait pas été soumis au juge ecclésiastique. C’était arrêter quelque peu l’essor de ces manifestations populaires d’où est né l’art théâtral. Mais, on le devine, les interdictions de la Gouvernante des Pays-Bas, avaient leur raison d’être devant la licence en laquelle dégénéraient parfois ces « jeux » de plein-air.
  33. Les Femmes poètes de la Hollande (Librairie académique Perrin).
    M. Eringa a récemment étudié son esprit et son œuvre dans une thèse présentée en Sorbonne : La Renaissance et les Rhétoriqueurs néerlandais (Amsterdam).
  34. Sur Jehan Bodel, consulter l’ouvrage très documenté de M. Emile Langlade (De Rudeval, édit., 1909).
  35. Les Lettres tournaisiennes (Magasin littéraire, 15 mai 1892).
  36. Isabelle d’Autriche, qui était petite-fille de Charles-Quint pet fille de Philippe II d’Espagne. C’est elle qui donna son nom à une couleur jaunâtre, en gardant sur elle, durant trois années, — dit la tradition — la chemise qu’elle avait fait vœu de ne quitter qu’à la fin du siège d’Ostende, défendue par ses troupes.
  37. Revue de Belgique (15 avril 1902).
  38. Quelques années plus tard fut créée aussi, à Liège, la Société libre d’émulation, qui végéta et s’occupa surtout d’encyclopédie.
  39. Sur Rahel Lewin, lire : Un salon allemand, dans l’ouvrage de M. A. Bossert : Essais de littérature française et allemande (Hachette, 1918).
  40. Écho de Paris du 9 mars 1922 (Coup d’œil sur Bel-Œil, par le prince de Ligne, annoté par M. le comte de Ganay).
  41. Il faut savoir gré à M. Lucien Perey d’avoir su, de façon très captivante, sauver de l’oubli la figure de cette jeune Hélène Massalska, princesse de Ligne. Son ouvrage, très documenté : Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle ; la princesse de Ligne (Calmann-Lévy, 1923), nous donne, avec de nombreux fragments du « Journal », le récit de la vie d’Hélène jusqu’au moment où, après l’abandon coupable et la demande de divorce que son veuvage imprévu rendit inutile, elle devint la troisième épouse du comte Vincent Potocki.
  42. Revue latine du 25 septembre 1907.