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Les Feuilles de Zo d’Axa/Association de malfaiteurs

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Les Feuilles de Zo d’Axa
Les FeuillesSociété libre des gens de lettres (p. 27-37).


AssociationXXXXX
XXXXXde Malfaiteurs


BILLOT LUI-MÊME…


Si nous avions le genre d’esprit des journaux dont il a été parlé, feuilles à manchettes bien parisiennes, à sous-titres provocateurs, aujourd’hui notre petit papier voletterait de par la ville avec, en tête, ces mots :

Tous Traîtres

Nous ne manquerions pas d’ajouter, pour préciser notre pensée sur les scandales militaires qu’une certaine presse soulève sans scrupules :

La Patrie en Danger

Eh quoi ! voilà où nous en sommes après vingt-sept ans d’efforts, de luttes et d’affaires !… Le doute, l’horrible doute, s’infiltre, pénètre les couches profondes, ces fameuses couches, les vraies et les fausses, envahit le Peuple, culbute l’Armée.

Nos confrères les plus réputés, les plus distingués, ceux qui gagnent le plus d’argent et dépensent le plus d’esprit, ne craignent pas de mêler à leurs polémiques le chef suprême de notre armée, le général Billot lui-même !

Des journalistes insoupçonnables comme des femmes de césars, des écrivains suivis des foules, insultent un ministre de la guerre, un soldat !

Mais deviennent-ils donc des sans-patrie, ces hommes que nous avions appris à lire avec respect, avec confiance ? Que s’est-il passé ? Quel vent souffle ? Quel vent qui les a rendus fous ?

Ils ont dit, et je cite, hélas :

« Billot est un menteur »
« un incapable »
« un gâteux »

Ma plume se refuse à continuer les citations. Assez ! De l’air !


L’air est pur, la route est large…


Assez ! « Menteur, incapable, gâteux » ! Ils ont dit cela, ils ont dit pire. Ils ont déversé l’outrage à pleines colonnes. Aucun de nos chefs n’a été épargné : quand ce n’était pas le général Billot, c’était un autre général d’une capacité peu commune, c’était le général Saussier !

Oui, le gouverneur de Paris, celui qui, en cas de défaite dans l’Est, serait ici notre ultime espoir : Saussier pour tous !

Rien ne les arrête — pas même les agents de la sûreté de l’État. Ils vont, ils vont, ils parlent, ils papotent, chuchotent et complotent en organisateurs de paniques.

Les tirages montent, la Bourse baisse.


Tout cela parce qu’un petit juif a trahi — ou n’a pas trahi.

Parce que d’autres officiers ont trahi — ou n’ont pas trahi.

Inextricable cauchemar. Ma tête s’y perd, l’émotion gagne le pays. L’heure est grave.

On raconte, on insinue, on crie que ceux des officiers en cause qui ne se sont pas livrés à l’Allemagne, se sont laissé acheter par le syndicat Dreyfus.

Les accusations s’entre-croisent, les invectives se heurtent. On n’entend plus qu’un bruit vague et ces épithètes en point d’orgue :

Espion ! Traître ! Vendu ! Mouchard !

On lance des noms, on jette des grades.

Tout est suspect, tout et tous.

S’il y a le syndicat de la défense, il y a les syndicats de l’attaque.

Que de boue ! que de boue pour l’honnête homme qui va à pied, pour le brave petit officier d’infanterie… Que de boue ! que de boue ! que de syndicats — sans plus parler de celui de la presse.


Cette lamentable affaire Dreyfus (tout le monde répète : lamentable) n’est aussi lamentable en somme que par les dessous qu’elle révèle. Il n’y a plus de respect, il n’y a plus de discipline. Tout s’en va…

Tout s’en va comme les documents importants de notre armoire nationale.

Le sentiment de la hiérarchie file au petit galop de manège.

Le capitaine dit au commandant :

— On sait qui vous êtes, fripouille !

Le commandant dit au colonel :

— Je m’en vais te régler ton compte.

Quel spectacle devant l’étranger !

Et tout se sait, tout se colporte, tels des secrets professionnels. La place me manquerait pour donner la liste, même sans commentaires, des personnages dont on se permet de livrer la vie, les paroles, les gestes, en pâture à de malsaines curiosités. Les plus honorables, les plus loyaux soldats n’y échappent pas. Depuis le commandant-comte Esterhazy jusqu’au général Mercier, en passant par le colonel Picquart, les commandants de Saint-Morel et Forzinetti, le major de Rougemont, le contrôleur-général Prioul, etc., etc., il faudrait compulser l’Annuaire.

Et la main tremble, et le cœur se serre.

Il me semble voir le Drapeau pâlir…

Oh ! là là ! la lamentable affaire.


Ce qui devient le plus inquiétant, c’est peut-être l’attitude du public.

Une sourde malveillance se perçoit.

Les choses les plus naturelles, les plus vraisemblables sont interprétées fâcheusement, c’est à ce point que des gens sourient quand le commandant Esterhazy nous conte comment une dame voilée lui remit une pièce précieuse.

— C’est du Gaboriau, s’écrie-t-on, du Montépin, du Richebourg.

— On la connaît, la dame voilée !

— C’est le monsieur brun de Pranzini…

Silence, vous tous ! Voyons, vous admettez bien qu’une dame qui ne veut pas être reconnue mette une voilette sur son visage. Ceci, vous êtes forcés d’en convenir. Alors quoi ? Et que trouvez-vous d’étrange à ce que la dame prenne une voiture pour monter jusqu’au Sacré-Cœur ? Cela se passe tous les jours. Alors re-quoi ? Taisez-vous donc, et faites le salut militaire.

On se fatigue à vous répéter des détails qui, par leur précision même, fleurent le parfum de la vérité.

1o On vous montre que la voiture était une Urbaine.

Ça ne s’invente pas, ces choses-là.

2o On vous serine que cette Urbaine était attelée de deux chevaux gris.

Est-ce trop dire quand les omnibus en claquent trois pour monter moins haut ?


Malheureusement, dans la lamentable affaire, tout n’est pas aussi clair que le rôle du commandant Esterhazy.

Il y a des réticences, des ménagements, des combinaisons.

L’intervention de la dame voilée est le seul fait vraiment net et indiscutable.

Sur d’autres points, l’enquête patauge, les renseignements sont contradictoires, les conclusions inadmissibles… La réserve des uns, la mauvaise foi des autres, laissent le champ libre à d’abominables imputations.

Les reptiles relèvent la tête.

Ces ovipares, qui pondent une copie dont on sait le prix à Berlin, nous ont accusé de vol. Ils ont fait semblant de croire que le dédaigneux silence du gouvernement signifiait que nous redoutions la lumière des explications. Ils ont parlé de Raison d’État et de document soustrait. Ils ont osé montrer la France fouillant dans la boîte à ordures de l’ambassadeur d’Allemagne…

C’est une basse calomnie.

Nous n’aurions eu la preuve de la trahison de Dreyfus qu’en nous emparant de pièces par escalade et effraction.

Les dites pièces seraient non pas des pièces de monnaie ; mais des pièces comptables dont la production est aussi impossible que celle de billets de banque filoutés.

Nous serions des cambrioleurs.

C’est nous qui aurions volé des papiers !…

Et, aujourd’hui, nous nous tairions comme des escarpes pris sur le tas. Nous craindrions, sinon le bicorne du gendarme, du moins le casque à pointe pointilleux…

Nous aurions peur.

Le sang ne fait qu’un tour — et il le fait très vite — à la lecture de pareilles insanités. L’effraction, l’escalade, le vol sont des procédés teutons. Jamais, en France, l’Allemand ne fera école.

Et la peur n’est pas fille des Gaules.

En vérité, je l’écris : ce n’est pas nous qui sommes une Association de Malfaiteurs !

L’heure a sonné de crier fort que la France est toujours la France. Et si quelques-uns l’ont déjà redit,

Tant mieux ! Clou martelé n’entre que plus avant.

Nous sommes prêts — prêts à tout.

Les complices ou les dupes qui, à mots couverts, laissent entendre que nous ayons quelque chose à cacher, perpètrent une antipatriotique besogne. Ils se font l’écho d’un mensonge.

C’est un canard qui vient de Prusse.


Au surplus, comme l’indique M. Macdonald, duc de Tarente et officier de réserve, dans un poème publié récemment par notre audacieux confrère la Patrie :

Le cœur est fait pour s’écœurer.

Nous doublerons le cap de cette crise. L’âme du pays est à la caserne, ainsi que l’annonçait, avant-hier, dans le Journal, notre maître Armand Silvestre.

La parole est aux militaires.

Ils ont des mots définitifs. Le Figaro les recueille.

M. de Rodays fait parler :

— N’avez-vous pas été surpris, demande-t-il aux camarades de régiment du commandant Esterhazy, n’avez-vous pas été émus de voir mêler à ce triste débat le nom de votre compagnon d’armes ?

— Nullement, répondent les compagnons, le commandant était ce qu’on appelle un officier besogneux… et alors… vous comprenez…

Je ne comprends pas, moi. Je ne veux pas comprendre. Il faudrait être un graphologue pour interpréter ces lignes-là autrement que dans leur sens précis.

Elles proclament une énormité.

Elles hurlent qu’un officier pauvre est à la merci des hasards, que la solde est insuffisante si le riche mariage n’intervient pas. Elles claironnent ce honteux dilemme : lever une dot ou tirer des plans.

Mensonge et mort ! Île du Diable ! Nom de ma vieille sabretache ! ce sont là paroles félonnes.

La Grande Muette n’a pas dit ça.

Nous exigeons un démenti. Protestez et rectifiez. Ou demain quelque impertinent, après le Figaro, répétera pour nuire au prestige des Épaulettes :

— Quand ils ne grignotent pas du blanc, ces messieurs bouffent du Tricolore.