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Les Feuilles de Zo d’Axa/En joue... Faux !

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Les Feuilles de Zo d’Axa
Les FeuillesSociété libre des gens de lettres (p. 193-205).


En joue… Faux !


MANŒUVRES ET MACHINATIONS


Tout le monde prend son fusil : les réservistes vont aux manœuvres, Félix Faure chasse de race, et Messieurs les Nationalistes se préparent pour le coup de chien.

Les escopettes de l’État-Major sont braquées comme il convient, et Boisdeffre, avant de partir, commanda :

Faux à volonté !

Les faux sont à l’ordre du jour — à l’ordre du jour de l’Armée. Ce sont les vraies Grandes Manœuvres, manœuvres et machinations…

Faux visages ! menteuses paroles… ; voici le général Zurlinden qui s’interrompt un instant de compulser le dossier Dreyfus pour recevoir les attachés militaires étrangers… Que va-t-il leur dire ? Il les invite bonnement à se rendre aux bords de la Loire pour y suivre, en prenant des notes, nos essais de mobilisation !

Que ce soit aux bords de la Loire, que ce soit aux rives de la Seine, dans les bureaux de l’État-Major, on s’épie, on tend des pièges : les manœuvres sont abortives.

Et l’opération césarienne que réclament les médecins-majors et autres docteurs de l’Armée ne sauvera pas la Malade : la Grande Famille s’est épuisée à laver publiquement son linge.

Le linge, d’ailleurs, est resté sale.

La religion du Drapeau, le culte de l’Armée sont à la baisse. L’Insoupçonnable est suspectée par quantité de citoyens qui semblent, aujourd’hui, s’éveiller d’un long rêve bleu, blanc et rouge.

Les yeux s’ouvrent.

— Eh ! quoi, s’écrient des bourgeois, des ouvriers, des gens du peuple, qui jamais n’avaient réfléchi, est-il donc vrai ? des faux ! nos officiers font des faux ! Mais, alors, tout est possible…

Les journalistes orthodoxes ont beau se hâter d’expliquer que les faux, quand ils sont militaires, deviennent des faux patriotiques, — des foules se lèvent et protestent.

On regarde l’Idole en face.

Il en résulte que le Militarisme passe un assez vilain quart d’heure ; ce pourrait être celui de Rabelais.

À qui la faute ?

Avouons-le : le colonel Henry fit plus de propagande peut-être qu’un autre Henry dont la gorge fut aussi tragiquement coupée…


LA PROPAGANDE PAR LE FAUX


Nos maîtres se défendent mal.

Tandis qu’en compagnie du commandant Lagarenne notre Président tirait le lapin, M. Cavaignac soulevait un lièvre.

Le lièvre avait commencé. C’est Cavaignac qui le prétend ; comme s’il était admissible qu’un discipliné soldat, tel le colonel Henry, eût agi autrement que par ordre.

On arrêta donc le colonel — le seul faussaire de la Grande Muette — et pour que lui-même restât muet, on l’entraîna au suicide. Le colonel obéit encore.

Cavaignac, maladroit ami, ours des jardins de l’Armée, eut alors de désastreuses paroles ; il fit dire par ses officieux que le colonel Henry était un esprit étroit, un lourdaud, un imbécile. Le Cavaignac fut ignoble : encore tout éclaboussé du sang de son subordonné, pensant par là faire parade d’indépendance et de bonne foi, il insultait son cadavre.

Une réaction ne se fit pas attendre et déjà on parle d’élever une statue au colonel tôt débarqué par le ministre ambitieux.

On lui doit cette réparation.

Le brave colonel Henry n’était pas plus criminel que ses collègues de l’État-Major. Il faisait partie d’un ensemble. En touchant à lui, Cavaignac discrédita la caste entière. Il propaganda par le fait, à sa manière, sans le savoir.

En revanche, comme homme d’État, le ministre était disqualifié.

On l’appellera Cavaigaffe !


AUX HOMMES DE GOUVERNEMENT


Les hommes dits « de gouvernement » ne doivent, sous aucun prétexte, reconnaître qu’il y a quelque chose de fondé dans les reproches adressés à la magistrature ou à l’armée.

Sans cela tout craque, et c’est justice.

Ils doivent claironner que l’armée reste l’asile inviolable de la droiture et de l’honneur. Sous les plis glorieux du Drapeau nos officiers ignorent les faux !

Voilà de solides déclarations. Elles ne compromettent personne et rassurent le patriotisme des boutiquiers, grands électeurs.

« L’Armée c’est comme le soleil… »

Billot, vieux routier de la Guerre, savait le moyen d’avoir la paix.

Et c’est lui qui avait raison. Le soleil n’est-ce pas la lumière ? Il la voulait aveuglante. Quand on a l’honneur spécial d’être le chef de l’armée, il faut mentir avec ses troupes.

Il sied de couvrir — et pas seulement comme jadis, à Châlons-sur-Marne, les sous-offs de la garnison — il sied de couvrir ses inférieurs.

Quelques faux ! La belle affaire… Mais à tous les degrés de l’échelle, depuis les fausses permissions de 24 heures, dont les scribes du fourrier font commerce dans les chambrées, jusqu’aux fausses pièces d’espionnage que des carottiers galonnés font payer au 2e bureau, le faux florit hiérarchiquement.

Que signifient donc ces enquêtes qui semblent avoir pour objet de chercher des poux sous les képis ? Le colonel Henry disait bien : « Les képis doivent ignorer ! » Les poux aussi… Les ministres ne devaient rien savoir.

C’est pour avoir trop parlé que nos maîtres sont dans l’embarras. Ils eurent le tort de s’imaginer que des triages étaient possibles : à droite, les brebis galeuses, les boucs, les boucs émissaires ; à gauche, le mouton d’élite.

Boisdeffre y passa quand même, démissionnant en panique. Puis, après le colonel Henry, ce fut le colonel du Paty, mis à pied si brutalement que tous les soupçons s’accentuent : l’incendie gagne de proche en proche — on ne peut plus circonscrire le faux !

Les flammes gagnent la Mercerie


UNE IMPRUDENCE


La première maladresse, évidemment, est d’avoir un jour poursuivi le capitaine Dreyfus — traître ou non.

D’abord, les meilleurs esprits (j’entends par là : les bonnes têtes), admettent difficilement qu’il y ait des traîtres dans notre armée. Mais, s’il y en a, mieux vaut, certes, les exécuter sans scandale. C’est sur la route de Gabès que Dreyfus aurait pu tomber.

Ensuite, quelle lourde faute d’avoir précisément choisi, parmi tous ceux que l’on suspectait, un officier puissamment riche.

Il avait le moyen de se défendre !

Et voilà, voilà encore qui n’est plus dans l’esprit de la Loi. La Loi est faite contre les gueux, les faibles, les abandonnés. Elle peut alors jouer de son glaive et frapper au petit bonheur.

Quand il s’agit, au contraire, de condamner un monsieur ayant bec, ongles et coffre-fort, famille dévouée, nombreux amis — on doit au moins avoir des preuves.

Mais allez donc parler raison à des maniaques antisémites. Il leur fallait la peau d’un juif. Dreyfus était juif : mords-le ! il était officier… Tant pis !

Le premier coup de pioche dans l’édifice fut donné par M. Drumont.


RAPPEL AU RESPECT DE L’ARMÉE


Les inconscients propagandistes qui mirent ainsi l’armée à mal n’en persistent pas moins à hurler qu’ils la respectent et la soutiennent. Les publicistes d’état-major « soutiennent », comme à la place Maub’ : en flanquant de solides « marrons ».

Ce sont eux qui, avant de savoir quelle attitude prendrait le général Zurlinden, devenu ministre de la guerre, écrivaient en parlant de lui : « Nous ne dirons rien de ce général, qui porte un nom étranger ; mais nous le tiendrons à l’œil ». Ce sont eux encore qui appelaient le général Saussier, autre candidat au Portefeuille : « Un Auguste de cirque, un grotesque ». Pour eux, le colonel Picquart, chef du bureau des renseignements, était « le faussaire émérite », le premier de la maison, quoi ? À propos de la revision, probable, du procès Dreyfus, ils affirment sans barguigner que « si le ganelon de l’Île du Diable était alors acquitté cela prouverait simplement que les officiers du conseil auraient été chèrement payés ». Quant à l’actuel ministre de la guerre, un général de l’active, c’est « la canaille nommée Chanoine »…

Et, en avant ! le respect de l’armée. Nos patriotes ne se gênent pas pour dire leur fait aux officiers qui ne marchent point selon leurs vœux. Vendus, faussaires ou suspects ! que chacun se serve selon son grade.

Sur ce, l’honneur de l’armée reste intact ; c’est eux qui le disent.

Allons ! messieurs les agités, un peu de tenue, si possible : l’armée est un tout qu’il faut prendre — ou bien laisser.

On vous aurait cru plus logiques quand on vous vit autrefois acclamer cet Esterhazy, escroc c’est sûr, traître peut-être ; mais, parbleu ! brillant officier.


SI NOUS ÉTIONS " DANS LES HUILES "


Faut-il que ces sages conseils ce soit nous qui les apportions. L’affaire Dreyfus, convenons-en, a déclassé les partis. Tandis que M. Trarieux révèle les trésors de libéralisme longtemps cachés au fond de son cœur, c’est nous qui sommes amenés à rappeler les bons préceptes de la politique traditionnelle.

Croyez-vous que si nous étions quelque chose dans le gouvernement nous ne ferions pas démentir que le colonel Sandherr, grand artisan de la condamnation de Dreyfus, soit mort fou quelque temps après ?

Croyez-vous que nous n’empêcherions pas les gazettes à notre solde de publier des faits divers dans le genre des deux suivants que les journaux bien pensants n’ont pas craint d’insérer hier :

Encore un officier voleur. — On mande de Toulon qu’un lieutenant a quitté la ville après avoir touché une somme d’argent destinée au paiement des hommes de sa compagnie.

Conseil de guerre. — Un jeune soldat, Charles Clodet, âgé de dix-neuf ans, passait aujourd’hui devant le Conseil de guerre de Bordeaux, pour outrages envers un supérieur. Au moment où le président lui demanda s’il n’avait rien à ajouter, Clodet arracha un bouton de sa veste et le lança au pied du Tribunal. Le Conseil délibéra séance tenante et, à l’unanimité, condamna le soldat Clodet à la peine de mort.

Ne pensez-vous pas, avec nous, que le départ du lieutenant mangeur de grenouille pouvait s’insérer discrètement sous la rubrique « Déplacements et villégiatures » ? Peut-être l’officier reviendra ?…... Quant à la condamnation à mort d’un soldat, pour un simple geste, c’est si banal que, ma foi, on pouvait bien n’en point parler.

Il ne faut pas que le public, le peuple qui semble, hélas ! secouer un peu sa torpeur, puisse entendre l’écho des balles cassant la tête de petits Français pour venger l’honneur de l’armée…


SPECTACLES ÉDIFIANTS


Tant de spectacles réconfortants peuvent être lyriquement détaillés qui relèveraient le prestige de nos armes. Parlez-nous longuement de Félix galopant sur le front des troupes — Félix Faure, Gendre et Martyr, que le mot « faux » fait rougir.

Parlez-nous du bon duc Connaught qui tape sur le ventre à Félix. Une belle figure ce Connaught, fils de reine, qui ne dédaigne pas de questionner les pioupious français, et profite des haltes, aux Manœuvres, pour se faire poser sur l’épaule l’as-de-carreau de nos troupiers.

Parlez-nous du sac à Connaught !

Parlez-nous des beaux officiers aux uniformes étrangers, attachés à des ambassades, et qui suivirent les manœuvres, braves soldats saluant nos couleurs et se rendant compte de l’état de nos forces. Ceux-là ne sont pas des espions ! Montrez-nous les successeurs de M. de Schwartzkoppen et de M. Panizardi défilant, émus d’enthousiasme, au milieu de notre État-Major.

Une allégresse patriotique soulèvera le cœur des bons citoyens, et la Nation comprendra peut-être : Allemands, Italiens, Français, tous les officiers sont des frères.


NE REVISEZ PAS


Les peuples aussi pourraient être frères, et voilà ce dont on se doit méfier. C’en serait fini des déguisés, culottés rouges et barrés d’or, qui prétendent qu’on a besoin d’eux. Il faut parler de la guerre prochaine et terroriser les vieilles dames et les jeunes séminaristes.

Il faut faire chanter les mères.

Il faut que dans une atmosphère de frousse, sous le talon de la soldatesque, le troupeau humain baisse la tête.

Hardi ! malgré le vent qui souffle, tout espoir n’est pas éteint. Il faut nier contre l’évidence : la plus petite défaillance, la moindre velléité de franchise peut perdre les plus mauvaises causes.

Ne revisez pas le procès Dreyfus !

Par Avinain et par Mandrin, brûlez vos dernières cartouches ! La maison du 2e Bureau recèle encore quelques hommes valides et je suppose que, dans l’armoire de fer, il doit y avoir des munitions. Garde à vous ! rechargez vos armes… Et payez d’audace :


En joue… Faux !