Les Fiancés (Montémont)/Chapitre I

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 17-23).



LES FIANCÉS


PREMIÈRE SÉRIE


DE L’HISTOIRE DES CROISADES.




CHAPITRE PREMIER.

le prince gallois amoureux.


Des guerres sanglantes désolaient alors les frontières du pays de Galles.
Lewis. Histoire.


Les chroniques d’où ce récit a été tiré nous assurent que, durant la longue période où les princes du pays de Galles soutinrent leur indépendance, l’année 1187 fut surtout remarquable par le traité de paix conclu entre ces princes et leurs belliqueux voisins, les lords Marchers[1], qui occupaient sur les frontières des anciens Bretons ces châteaux formidables et inhabités dont le voyageur contemple encore les ruines avec un sentiment d’admiration. Ce fut à cette époque que Baudouin[2], archevêque de Cantorbéry, accompagné de Gérald de Barri, depuis évêque de Saint-David, prêchait la croisade de château en château et de ville en ville, et parcourut les vallées les plus solitaires de la Cambrie, son pays natal, appelant aux armes les habitants pour la délivrance du Saint-Sépulcre. Si d’un côté Baudouin cherchait à apaiser les querelles et les guerres des chrétiens entre eux ; d’un autre il offrait à l’esprit martial de son siècle un objet général d’ambition, un théâtre d’aventures où la faveur du ciel aussi bien que la renommée terrestre devaient être le prix accordé aux champions victorieux.

Cependant de tous les chefs que cet esprit de vertige entraînait loin de leur patrie, vers un climat lointain et dangereux, les capitaines bretons étaient peut-être ceux qui pouvaient le plus facilement s’excuser de répondre à l’appel général ; car ils étaient constamment inquiétés par les chevaliers anglo-normands, qui déployaient une adresse extraordinaire dans leurs fréquentes incursions sur les frontières du pays de Galles, où souvent ils s’emparaient de domaines considérables, sur lesquels ils construisaient des forteresses pour conserver le pays conquis. Les Bretons se vengeaient, il est vrai, de ces attaques réitérées ; mais leurs terribles incursions ne pouvaient compenser les maux auxquels ils étaient en butte ; et si, tels que les flots de la haute mer, ils s’agitaient avec bruit et furie, portant en tous lieux la dévastation, cependant dans leur retraite ils cédaient insensiblement le terrain à leurs ennemis.

Si l’union eût régné parmi les princes gallois, aussi ennemis d’eux-mêmes que des Normands, il leur eût été facile d’opposer une forte barrière aux usurpations des étrangers ; mais malheureusement, ils étaient constamment en guerre entre eux, et l’ennemi commun retirait seul tout l’avantage de leurs dissensions intestines.

La croisade que l’on prêchait alors promettait au moins quelque chose de nouveau à une nation connue surtout par ses opinions ardentes et exaltées ; aussi beaucoup de chefs répondirent à l’appel général sans avoir égard aux conséquences qui devaient en résulter pour un pays qu’ils laissaient sans défense. On vit même les plus terribles ennemis des races saxonne et normande mettre de côté leur haine contre les usurpateurs de leur pays, pour s’enrôler sous les bannières de la Croix.

Parmi eux se trouvait Gwenwyn (ou plutôt Gwenwynwer, quoique nous le désignions dans cet ouvrage d’après l’abréviation de son nom). Ce Gwenwyn continuait à exercer un droit de souveraineté précaire sur toutes les parties du Powys-Land qui n’avaient point encore été subjuguées par les Mortimer, les Guarine, les Latimer, les Fitz-Alan et autres nobles normands. Ces chefs s’étaient approprié et avaient partagé entre eux, sous divers prétextes et quelquefois sans d’autre droit que celui du plus fort, des portions considérables de cette principauté naguère étendue et indépendante qui, à l’époque où le pays de Galles fut malheureusement divisé en trois parties à la mort de Roderick Mawr, échut en partage à Merwyn, le plus jeune des enfants de ce roi. L’intrépide résolution et l’opiniâtre férocité de Gwenwyn, descendant de ce prince, l’avaient long-temps fait chérir des Tall-Men[3] ou champions du pays de Galles ; et, moins par la force naturelle de sa principauté dilapidée que par le nombre de soldats qui servaient sous lui, attirés par sa réputation, il pouvait se venger des invasions des Anglais par les incursions les plus désastreuses.

Cependant Gwenwyn lui-même sembla oublier alors la haine qu’il avait jurée à ses dangereux voisins. La torche de Pengwen (car on le surnommait ainsi parce qu’il avait souvent mis en feu la province de Shrewsbury), la torche de Pengwen semblait alors brûler avec autant de calme qu’un flambeau dans le boudoir d’une dame ; et le loup du Plinfimmon[4], autre surnom dont les bardes avaient gratifié Gwenwyn, sommeillait alors aussi paisiblement que le chien du berger au foyer domestique.

Mais ce n’était pas l’éloquence seule de Baudouin ou de Gérald qui avait calmé un esprit si turbulent et si fier. Il est vrai cependant que leurs exhortations y avaient plus contribué que les gens de Gwenwyn ne l’avaient cru possible. L’archevêque avait engagé le chef breton à rompre le pain et à se livrer au plaisir de la chasse avec le plus proche et le plus déterminé de ses ennemis, le vieux guerrier normand, sir Raymond de Berenger, qui, quelquefois vaincu, quelquefois victorieux, mais jamais soumis, avait, en dépit des plus terribles incursions de Gwenwyn, conservé son château de Garde-Douloureuse, sur les frontières du pays de Galles, place fortifiée par la nature et par l’art, que le prince gallois n’avait pu conquérir, soit par force ouverte, soit par stratagème. Sa position était telle, qu’elle avait souvent porté obstacle à ses incursions ; car, conservant toujours une forte garnison, elle eût pu rendre la retraite de Gwenwyn précaire et dangereuse.

Aussi Gwenwyn de Powys-Land avait-il cent fois fait le vœu de donner la mort à Raymond de Berenger, et de démolir son château ; mais la politique et la sagacité du vieux guerrier, sa longue expérience dans l’art de la guerre étaient telles, qu’avec l’aide de ses compatriotes les plus puissants, il défiait les attaques de son implacable voisin. S’il existait dans toute l’Angleterre un homme que Gwenwyn haït plus qu’un autre, cet homme était certainement Raymond Berenger ; et cependant le bon archevêque Baudouin eut assez d’influence sur le prince gallois pour le déterminer à avoir une entrevue avec lui, et à le traiter comme un ami, comme un allié pour la cause de la Croix. Gwenwyn donc invita Raymond à se rendre vers l’automne à son palais du pays de Galles, lui donna l’hospitalité, le traita avec magnificence, et le fit chasser pendant plus d’une semaine sur ses domaines.

Pour répondre à cette hospitalité, Raymond invita le prince de Powys à venir pendant les fêtes de Noël, avec une suite choisie mais limitée, à son château de Garde-Douloureuse, que quelques antiquaires se sont efforcés d’identifier avec le château de Colune, sur la rivière du même nom. Mais la longueur du temps et quelques difficultés géographiques jettent des doutes sur cette ingénieuse conjecture.

Le fidèle barde du Gallois observa qu’en traversant le pont-levis, son maître semblait éprouver une émotion involontaire ; l’expérience de Cadwallon, et la connaissance qu’il avait du caractère de son maître, étaient telles, qu’il ne douta pas que celui-ci n’eût le désir de profiter de l’occasion pour s’emparer par la force, même en violant la bonne foi, de ce qui avait été si long-temps l’objet de sa cupidité.

Craignant que le combat que se livraient la conscience et l’ambition de son maître n’eût un résultat peu favorable à sa renommée, le barde arrêta l’attention de Gwenwyn en lui disant à voix basse, dans leur idiome maternel : « Les dents qui mordent avec le plus de force sont celles qu’on ne voit pas[5] ; » et Gwenwyn, regardant autour de lui, vit que, quoique la cour ne contînt que des écuyers et des pages non armés, les tours et les remparts du château étaient garnis d’archers et de soldats.

Ils s’avancèrent vers la salle du banquet, où le prince aperçut pour la première fois Éveline Berenger, fille unique du châtelain normand, héritières de ses domaines et de ses richesses supposées, âgée seulement de seize années, et la plus belle personne des frontières du pays de Galles. Déjà plus d’une lance avait été rompue pour soutenir l’éclat de ses charmes, et le brave Hugo de Lacy, connétable de Chester, un des guerriers les plus redoutables de l’époque, avait déposé aux pieds d’Éveline le prix qu’il avait obtenu par son courage dans un tournoi, tenu près de cette ancienne ville. Gwenwyn considérait ces triomphes comme autant de recommandations ajoutées au mérite d’Éveline ; sa beauté était incontestable, elle se trouvait héritière de la forteresse qu’il désirait posséder depuis si long-temps, et qu’il croyait pouvoir acquérir alors par des moyens plus doux que ceux qu’il avait jusque là résolu de mettre en usage.

Cependant la haine qui existait entre les Bretons, les Saxons et les Normands ; ses querelles longues et mal éteintes avec Raymond de Bérenger ; l’opinion que les alliances entre les Gallois et les Anglais avaient rarement été heureuses ; la pensée que la mesure qu’il méditait serait impopulaire aux yeux de ses vassaux, et leur semblerait une renonciation au système d’après lequel il avait agi jusqu’alors, toutes ces diverses circonstances l’empêchèrent de faire part de ses désirs à Raymond et à sa fille. L’idée que ses hommages pourraient être rejetés ne se présenta pas un instant à son esprit ; il était convaincu qu’il n’avait qu’à parler, et que la fille d’un châtelain normand, dont le rang et le pouvoir n’étaient pas de l’ordre le plus élevé parmi les nobles des frontières, devrait se trouver heureuse d’une proposition faite par le souverain de cent montagnes.

Il existait, il est vrai, une autre objection, qui, dans des temps moins éloignés, eût sans doute été de quelque poids. Gwenwyn était déjà marié. Mais Brengwain avait été stérile. Or, les souverains (et le prince gallois se mettait de ce nombre) se marient pour avoir une postérité ; et il y avait tout lieu de croire que le pape ne serait point assez scrupuleux pour refuser d’obliger un prince qui avait pris la croix avec un zèle vraiment extraordinaire, quoique, dans le fait, ses pensées eussent été plutôt pour Garde-Douloureuse que pour Jérusalem. Enfin, si Raymond Berenger était trop scrupuleux pour permettre qu’Éveline tînt temporairement le rang de concubine, ce que les mœurs du pays de Galles permettaient à Gwenwyn d’offrir comme un arrangement par interim, celui-ci n’aurait que peu de mois à attendre, pendant lesquels il solliciterait son divorce de la cour de Rome par l’intermédiaire de l’évêque de Saint-David ou de quelque autre intercesseur.

L’esprit agité de ces diverses pensées, Gwenwyn prolongea son séjour au château de Berenger depuis la fête de Noël jusqu’au jour des Rois, et endura la présence des chevaliers normands convives de Raymond, et qui se croyant, en vertu de leur rang de chevaliers, égaux aux plus puissants souverains, avaient peu d’égards pour la longue suite d’aïeux du prince gallois, qui, à leurs yeux, n’était que le chef d’une province à demi plongée dans la barbarie. Celui-ci, de son côté, les considérait à peu près comme une sorte de brigands privilégiés ; ce n’était qu’avec peine qu’il retenait la haine qu’il avait pour eux quand il les voyait donnant un libre cours à leurs exercices chevaleresques, exercices dont l’usage habituel les rendait de si terribles ennemis pour ses compatriotes. Enfin les fêtes se terminèrent ; chevaliers et écuyers quittèrent alors le château, qui prit encore une fois l’aspect d’un fort solitaire mais bien gardé.

Le prince du Powys-Land, tout en continuant de chasser sur ses montagnes et dans ses vallées, s’aperçut que l’abondance du gibier, aussi bien que l’absence des chevaliers normands, qui affectaient de le traiter d’égal, n’avaient point pour lui le même charme que la vue de sa légère et belle Éveline suivant la chasse montée sur un palefroi blanc. Enfin, jetant désormais de côté toute hésitation, il mit dans sa confidence son chapelain, homme capable et plein de sagacité. La confiance du maître flatta l’orgueil de ce dernier, qui vit en outre que le but auquel on tendait pourrait profiter à son ordre et à lui-même. Par son conseil, les procédures pour obtenir le divorce de Gwenwyn furent poursuivies sous les plus favorables auspices, et l’infortunée Brengwain fut reléguée dans un cloître : peut-être ce séjour était-il pour elle moins triste et moins monotone que la retraite solitaire où elle s’était vue délaissée par son mari, depuis l’instant où celui-ci avait désespéré de devenir père. Le moine Einion s’adressa aussi aux chefs et aux principaux seigneurs gallois ; il leur représenta les avantages que dans les guerres futures ils seraient sûrs d’obtenir ; une fois maîtres de Garde-Douloureuse, il leur faisait observer que, pendant plus d’un siècle, cette forteresse avait couvert et protégé une étendue de terrain considérable ; qu’elle rendait leurs courses difficiles et leur retraite périlleuse ; qu’en un mot elle les empêchait de pousser leurs incursions jusqu’à Shrewsbury. Quant au mariage avec la damoiselle saxonne, le bon père donna à entendre que les liens que Gwenwyn allait former pourraient n’être pas plus durables que ceux qui l’unissaient à sa précédente épouse, Brengwain.

Ces arguments, liés avec d’autres adaptés aux vues et aux désirs de chacun de ces chefs, eurent un tel succès, qu’au bout de quelques semaines le chapelain put annoncer au prince son maître que l’union projetée n’éprouverait aucune opposition de la part des seigneurs et nobles de ces domaines. Un bracelet d’or du poids de six onces fut la récompense immédiate du prêtre pour la dextérité qu’il avait apportée dans la négociation ; Gwenwyn le chargea même de rédiger les propositions du mariage qui, dans son opinion, allaient jeter dans une extase de joie le château de Garde-Douloureuse, quelque sinistre que fût son nom. Le chapelain éprouva quelque difficulté à empêcher le Gallois dans sa lettre de parler de son plan de concubinage momentané ; il jugeait sagement qu’Éveline et son père le pourraient considérer comme un affront. Il représenta le point du divorce comme presque entièrement réglé, et termina sa lettre par une application morale dans laquelle se trouvaient diverses allusions à Vashti, Esther et Assuérus.

Ayant envoyé cette lettre par un messager prompt et fidèle, le prince breton célébra avec la plus grande solennité les fêtes de Pâques, qui étaient arrivées pendant le cours de ces négociations extérieures et intérieures.

À l’approche de la Pentecôte, désirant se rendre propice l’esprit de ses sujets et de ses vassaux, il en invita un nombre considérable à une fête splendide qu’il donna à Castell-Coch, autrement dit le Château-Rouge, comme on l’appelait alors, mais qui fut mieux connu sous le nom de château de Powys, et qui devint par la suite le séjour du duc de Beaufort. L’architecture magnifique de cette noble résidence était loin de remonter à l’époque où vivait Gwenwyn, dont le palais, au temps dont nous parlons, était un édifice long, peu étagé, et bâti en pierres rouges. Ce fut à cette dernière circonstance qu’il dut le nom qu’il portait alors. Par sa position, il commandait aux campagnes environnantes : un fossé, une palissade, formaient ses plus importantes défenses.





  1. C’est-à-dire le lord des marches ou lord des frontières. a. m.
  2. La forme anglaise est Baldwin pour Baudouin. a. m.
  3. Expression du texte que l’on peut remplacer par celle de géants. a. m.
  4. La plus haute montagne du pays de Galles. a. m.
  5. The teeth which bide hardest are those waich are out of sight. a. m.