Les Fiancés (Montémont)/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 53-64).



CHAPITRE V.

le parlementaire.


Le baron s’enfuit vers son château ; les comtes le poursuivirent : le premier rempart céda à leurs efforts ; mais ce ne fut qu’après de longs obstacles qu’ils purent gagner les murailles intérieures, toutes bâties en pierres de roche.
Percy. Extraits d’anciennes poésies.


L’issue fatale de la bataille ne put échapper aux spectateurs placés sur les remparts de Garde-Douloureuse, nom qu’ils méritaient bien de porter en ce jour. Et ce ne fut pas sans peine que le père Aldrovand maîtrisa sa douleur pour adoucir celle des femmes qui l’accompagnaient. Bientôt les pleurs d’autres infortunés se firent entendre ; c’étaient les enfants, les vieillards infirmes, et les parents de ceux qui étaient morts dans ce terrible combat. Pour sauver la vie de ces malheureux, privés de ressources, on les avait reçus dans le château ; et ils se pressaient sur les remparts. Le père Aldrovand éprouva beaucoup de peine à les en faire descendre, sachant bien que la vue de ces êtres faibles sur des tours où l’on ne devait apercevoir que des hommes armés, ne pouvait qu’accroître le courage des assaillants. Il persuada donc à lady Éveline de donner l’exemple à ces infortunés.

Conservant, ou du moins s’efforçant de conserver, même au milieu de ses malheurs, cette égalité d’âme que prescrivaient les mœurs du temps ; car la chevalerie avait, ainsi que la philosophie, son stoïcisme, Éveline répondit d’une voix tremblante, mais qu’elle eût voulu rendre ferme :

« Oui, mon père, vous avez raison, il n’y a plus rien de digne d’attirer les regards d’une jeune fille. Les exploits guerriers, les actions honorables, se sont éteints dès que le panache blanc est tombé. Tenez, mes compagnes, il n’y a plus rien à voir. Allons nous précipiter au pied des autels, le tournoi vient de finir. »

Il y avait dans sa voix quelque chose de sauvage ; et quand elle se leva avec l’air d’une personne conduisant une procession, elle chancela, et si le prêtre ne l’eût soutenue, elle serait tombée. Sa mante jetée sur sa tête, comme si la force de sa douleur la couvrait de honte, elle dit au père Aldrovand, en fondant en larmes, de la conduire où bon lui semblerait.

« Notre or, dit le moine, s’est changé en cuivre, notre argent en plomb, notre sagesse en folie. Soumettons-nous à la volonté de celui qui confond les conseils du sage, et qui raccourcit le bras du puissant. À la chapelle, à la chapelle, lady Éveline ! et, au lieu de pousser de vains gémissements, prions Dieu et les saints d’apaiser leur colère, et de sauver ce faible reste de la gueule du loup dévorant. »

À ces mots, il conduisit Éveline à la chapelle, en la soutenant, car elle était hors d’état de penser et d’agir. Arrivée devant l’autel, elle se prosterna, prenant au moins l’attitude de la dévotion ; mais ses lèvres murmuraient machinalement des paroles pieuses, et ses pensées étaient sur le champ de bataille, auprès du corps de son père massacré. Les autres infortunés s’agenouillèrent aussi comme leur jeune maîtresse, mais portant aussi leurs pensées au-delà du lieu saint. La certitude qu’une grande partie de la garnison avait été massacrée dans la sortie imprudente de Raymond ajoutait encore à la crainte que leur inspirait leur danger personnel, qu’ils s’exagéraient en pensant aux cruautés trop souvent exercées par l’ennemi, qui n’épargnait, dit-on, ni le sexe ni l’âge.

Le moine prit le ton d’autorité que son caractère lui donnait ; il blâma des plaintes et des lamentations inutiles, et croyant les avoir amenés à une disposition d’esprit conforme à leur situation, il les laissa se livrer à leurs dévotions particulières, désirant satisfaire sa curiosité, et s’assurer des moyens de défense que présentait le château. Sur les remparts extérieurs, il trouva Wilkin Flammock, qui, après avoir rempli l’office d’un bon et habile capitaine, dans la direction de l’artillerie, et repoussé, comme nous l’avons vu, l’avant-garde de l’ennemi, distribuait à sa petite garnison d’abondantes portions de vin.

« Prends garde, bon Wilkin, dit le père, de ne point commettre d’excès dans tes fonctions. Le vin, tu le sais, est comme le feu et l’eau, un excellent serviteur, mais un mauvais maître[1].

— Il se passera bien du temps avant qu’il attaque le cerveau froid de mes compatriotes, dit Wilkin Flammock. Notre courage flamand ressemble à nos chevaux ; à ceux-ci, il faut l’éperon, à celui-là du vin ; mais, croyez-moi, mon père, notre race endurcie n’est pas de nature à céder facilement ; cependant, en supposant même que je donnasse à ces drôles un peu plus de vin qu’il ne faut, je ne vois pas le mal qu’il y aurait à cela, car il y a tout lieu de croire que bientôt les vivres nous manqueront.

— Que voulez-vous dire ? » s’écria le moine tressaillant ; « j’espère, au nom de tous les saints, que nous sommes suffisamment pourvus de provisions.

— Pas aussi bien que votre couvent, bon père, » répliqua Wilkin avec le même calme. « Nos festins de Noël, vous le savez, ont été trop abondants, pour que ceux de Pâques leur ressemblent. Les chiens de Gallois qui nous ont aidés à manger tous nos vivres, viendront sans doute à bout d’entrer ici, parce qu’aujourd’hui nous en manquons.

— Vous déraisonnez, Wilkin, répondit le moine ; hier soir encore des ordres furent donnés par feu notre seigneur (dont Dieu veuille avoir l’âme), pour aller dans le pays d’alentour se pourvoir des vivres nécessaires.

— Cela est vrai, mais les Gallois nous serraient de trop près pour nous laisser faire ce matin ce qui eût dû être fait depuis quelques semaines, même depuis quelques mois. Feu notre seigneur, si toutefois il a perdu la vie, était un de ces hommes qui se fient trop sur leur épée, et aujourd’hui nous souffrons de cela. Pour moi, quand il s’agit de combattre, je ne prise rien tant qu’une arbalète et un château bien approvisionné. Mais il me semble que vous pâlissez, mon bon père ; allons, un verre de vin vous ranimera. »

Le moine éloigna le verre que Wilkin le pressait d’accepter avec sa civilité grossière. « Maintenant, dit-il, nous n’avons plus de salut que dans la prière.

— C’est vrai, bon père, répondit l’impassible Flamand ; priez donc autant que vous voudrez. Moi, je me contenterai de jeûner, ce que je serai obligé de faire bon gré mal gré. » En ce moment un cor se fit entendre devant la porte du château. « Allons ! coquins, regardez à la herse et à la porte ! Quelles nouvelles, Neil Hansen ?

— Un envoyé des Gallois vient de s’arrêter à Mill-Hill, à la portée de nos coups ; il tient un drapeau blanc, et demande à entrer.

— Sur ta vie ! ne le laisse pas entrer que nous ne soyons prêts, dit Wilkin. Qu’un mangonneau soit pointé vers l’endroit où il se trouve, et frappez-le s’il ose remuer d’un pas avant que nous soyons tous préparés à le recevoir, » dit Flammock dans sa langue maternelle. « Allons, Neil, de l’activité ! que les piques, les épieux et les lances qui se trouvent dans le château soient placés sur les créneaux et pointés par les meurtrières ; coupez quelque tapisserie, formez des étendards, et placez-les sur les plus hautes murailles ; soyez prêts, en voyant mon signal, à battre le tambour et à sonner des trompettes, s’il nous en reste encore ; sinon prenez un cornet, enfin tout ce qui peut faire du bruit. Écoutez, Neil Hansen, rendez-vous à l’arsenal, accompagné de quatre ou cinq de vos compatriotes, et couvrez-vous de cottes de mailles, nos corsets des Pays-Bas ne les effrayant pas autant. Qu’alors ce brigand de Gallois soit amené au milieu de nous, les yeux bandés. Quant à vous, vous lèverez la tête et garderez le silence, et me laisserez converser avec lui ; seulement ayez soin qu’aucun Anglais ne soit présent. »

Le moine, qui, au milieu de ses voyages, avait acquis quelque légère connaissance de la langue flamande, fut sur le point de tressaillir lorsqu’il entendit les derniers ordres de Wilkin ; mais il se retint, quoique un peu étonné de cette circonstance suspecte, et de la dextérité avec laquelle le grossier Flamand basait ses préparatifs sur les règles de guerre et de la saine politique.

De son côté, Wilkin était incertain si le moine avait entendu et compris ce que précisément il voulait lui cacher. En conséquence, pour détruire tous les soupçons que pouvait avoir conçus le père Aldrovand, il lui répéta en anglais la plus grande partie des instructions qu’il avait données, ajoutant : « Eh bien, bon père, qu’en pensez-vous ?

— Très-bien pensé, répondit le père, et vous avez agi comme si, au lieu de tisser du drap, vous n’eussiez fait que la guerre depuis le berceau.

— Ah ! mon père, vous vous moquez, répondit Wilkin ; je sais fort bien que vous croyez, vous autres Anglais, que les Flamands ne pensent qu’au bœuf bouilli et aux choux ; cependant vous voyez qu’il peut y avoir de la sagesse chez un tisserand.

— À merveille, maître Wilkin Flammock, répondit le père ; mais mon cher Flamand, pourriez-vous me dire ce que vous allez répondre à la sommation du prince gallois ?

— Révérend père, dites-moi d’abord de quelle manière sera conçue cette sommation, répliqua Wilkin.

— On vous sommera de rendre immédiatement le château, repartit le moine : quelle sera votre réponse ?

— Ma réponse sera que je n’y consentirai qu’après avoir obtenu une avantageuse capitulation.

— Comment, Wilkin, osez-vous parler de capitulation lorsqu’il s’agit du château de Garde-Douloureuse ? dit le moine.

— Certes, je ne rendrai pas le château si je puis faire mieux, dit le Flamand ; mais Votre Révérence voudrait-elle que j’attendisse que la garnison décidât quel est le meilleur d’un moine dodu ou d’un Flamand bien gras ?

— Allons, reprit le père Aldrovand, de telles folies sont hors de propos. Un renfort doit arriver dans les vingt-quatre heures au plus tard ; Raymond, vous le savez, nous l’avait assuré.

— Raymond s’est trompé ce matin plus d’une fois, répondit le Flamand.

— Écoute, flandrin, » répliqua le moine, qui, quoique retiré du monde, n’avait pas perdu ses penchants et ses habitudes militaires, « je te conseille d’agir avec droiture dans cette affaire, si tu tiens encore à la vie ; car il se trouve assez d’Anglais ici, malgré la perte de ce jour, pour te précipiter, ainsi que tes Flamands, dans les fossés du château, si on venait à te supposer capable de le rendre, ou de trahir les intérêts de lady Éveline.

— Que Votre Révérence ne conçoive pas des craintes vaines et mal fondées, répliqua Wilkin Flammock. Le seigneur de ce château m’en a confié la garde, et je remplirai mon devoir.

— Mais moi, » dit le moine irrité, » je suis un des serviteurs du pape, le chapelain de ce château, investi du pouvoir de lier et de délier. Wilkin Flammock, je crains que tu ne sois pas bon chrétien, mais partisan de l’hérésie des montagnards. Tu as refusé de prendre la sainte croix ; tu as déjeuné, tu as bu de l’ale et du vin avant d’avoir entendu la messe. Je le vois, tu ne peux inspirer de la confiance et je me défie de toi. Je demande à assister à la conférence que tu dois avoir avec le Gallois.

— Cela ne peut être, » dit Wilkin avec le même sourire et la même froideur qu’il conservait dans toutes les circonstances de la vie, quelque importantes qu’elles fussent. « Il est vrai, comme vous le dites, bon père, que j’ai mes raisons pour ne pas aller à présent sous les murs de Jéricho, et il est heureux que j’aie ces raisons, car je ne serais pas ici pour défendre les remparts de Garde-Douloureuse. Il est encore vrai que je puis avoir été quelquefois obligé de visiter mes moulins avant que le zélé chapelain ne fût monté à l’autel ; et mon corps d’ailleurs ne peut se livrer au travail avant d’avoir pris un repas ; mais pour tout cela, mon vénérable père, j’ai payé une amende pécuniaire à Votre Révérence, et il me semble que, puisque vous vous plaisez à rappeler si exactement ma confession, vous ne devriez oublier ni la pénitence ni l’absolution. »

En faisant allusion aux secrets de la confession, le moine avait violé les règles de son ordre. La réponse du Flamand le déconcerta, et, le trouvant insensible au reproche d’hérésie, il se contenta de lui répondre, quoique un peu confus : « Alors vous refusez de m’admettre à votre conférence avec le Gallois ?

— Révérend père, dit Wilkin, elle ne roulera que sur des matières séculières : si quelque point religieux y était agité, j’implorerais sans délai votre intervention.

— J’y assisterai en dépit de toi, bœuf flamand ! » murmura le moine, mais de manière à ne pas être entendu des assistants ; et à ces mots il quitta les remparts.

Wilkin Flammock s’étant assuré, quelques minutes après, que tout avait été disposé sur les murailles pour donner une idée imposante des forces qui n’existaient pas réellement, descendit dans la petite salle des gardes, placée entre les portes extérieure et intérieure ; il était accompagné d’une demi-douzaine de ses compatriotes, revêtus d’armures normandes prises dans l’arsenal du château. En voyant leurs formes robustes, élevées et vigoureuses, leur posture immobile, on les eût plutôt pris pour des trophées d’un siècle passé que pour des soldats vivants. Entouré de ces figures hautes et inanimées dans une petite pièce voûtée où le jour pénétrait à peine, Flammock reçut l’envoyé gallois : ce dernier fut introduit entre deux Flamands ; ses yeux étaient bandés, mais de manière qu’il pût voir les préparatifs qui se faisaient sur les remparts, préparatifs qui n’étaient effectués que pour lui en imposer. Pour y parvenir, on avait fait en sorte que, pendant la conférence, quelques personnes fissent entendre au dehors des bruits d’armes, des voix confuses, comme celles d’officiers faisant leur ronde, et enfin un certain tumulte qui semblait annoncer qu’une garnison régulière et nombreuse se préparait à repousser une attaque.

Le bandeau qui couvrait les yeux de Jorworth ayant été détaché, car c’était Jorworth en effet qui était chargé des conditions de la capitulation, le même qui avait autrefois présenté les offres d’alliance de Gwenwyn, il regarda autour de lui avec fierté, et demanda à qui il devait remettre les ordres de son maître, Gwenwyn, fils de Cyvelioc, et prince de Powys.

« Sa Grandeur, » répondit Flammock avec le sourire indifférent qui lui était ordinaire ; « Sa Grandeur voudra bien se contenter de traiter avec Wilkin Flammock, propriétaire des moulins à foulon, gouverneur provisoire de Garde-Douloureuse.

— Toi, gouverneur provisoire ! s’écria Jorworth ; toi ! misérable tisserand ! c’est impossible. À quelque extrémité qu’ils soient, les Anglais ne sauraient s’être avilis au point de te reconnaître pour commandant. Ces hommes semblent être Anglais, je leur ferai part de mon message.

— Faites à cet égard ce que vous voudrez, répliqua Wilkin ; mais s’ils vous répondent autrement que par des signes, appelez-moi schelm[2].

— Est-ce donc vrai ? » dit l’envoyé gallois, regardant les compagnons de Flammock et les prenant pour des hommes d’armes ; « êtes-vous donc arrivés à ce degré d’humiliation ? Je sais que vous descendez de spoliateurs, de tyrans, mais, étant nés sur le sol breton, votre orgueil devrait se révolter à la seule pensée de porter le joug d’un misérable artisan. Mais si vous n’êtes pas courageux, au moins soyez prudents. Rappelez-vous le proverbe : « Malheur à celui qui se fie à un étranger[3] ! » Quoi ! toujours muets, toujours silencieux ! Répondez-moi par des paroles ou par des signes : est-il vrai que vous appeliez cet homme votre chef ? est-il vrai que vous le reconnaissiez comme tel ? »

Les hommes armés, pour répondre à la demande de Jorworth, agitèrent leurs casques en signe d’affirmation, après quoi ils restèrent de nouveau immobiles.

Le Gallois, avec le tact particulier aux gens de son pays, soupçonna qu’il y avait quelque chose d’incompréhensible dans tout ce dont il était témoin ; mais, bien préparé à se tenir sur ses gardes, il continua ainsi :

« Soit ; entende qui voudra le message de mon souverain, puisqu’il accorde pardon et merci aux habitants du château du Craig, que vous avez appelé Garde-Douloureuse pour couvrir par un changement de nom votre usurpation. En rendant au prince de Powys ce château, ses dépendances, les armes qu’il possède, ainsi que la jeune Éveline Berenger, tous les habitants pourront le quitter à l’abri de toute insulte ; ils auront même un sauf-conduit pour se rendre où bon leur semblera, mais au delà des frontières de Cymry.

— Et qu’arriverait-il si nous n’obéissions point à cette sommation, dit l’imperturbable Wilkin Flammock ?

— Eh bien alors, votre destin sera le même que celui de Raymond Berenger, votre dernier chef, » répliqua Jorworth : et pendant qu’il s’exprimait ainsi, la férocité vindicative qui lui avait dicté ces paroles semblait peinte dans ses regards. « Tous les étrangers qui se trouvent ici seront autant de cadavres pour les corbeaux, autant de têtes pour le gibet. Les vautours n’auront point depuis long-temps fait un tel festin de grossiers Flamands et de lâches Saxons.

— Ami Jorworth, dit Wilkin, si tel est ton message, retourne vers ton maître et dis-lui de ma part que des hommes sages ne confient point leur salut aux paroles d’autrui, lorsqu’ils peuvent l’assurer par leurs propres actions. Nous avons des murs forts et élevés, des fossés profonds, des munitions de toute espèce, des arcs et des arbalètes. Nous garderons le château, dans l’espoir qu’il nous gardera jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de nous envoyer du secours.

— Que cet espoir ne vous aveugle pas, » dit l’émissaire gallois, changeant de langue et s’exprimant en flamand, idiome que, grâce à ses fréquentes communications avec les Flamands du Pembrokeshire, il parlait très couramment, et dont il faisait usage alors pour dérober une partie de son discours aux hommes d’armes présents, et qu’il supposait Anglais. « Écoute-moi bien, continua-t-il, mon cher Flamand, sais-tu que celui sur le secours duquel tu comptes, le connétable de Lacy, s’est engagé par un vœu à n’entrer dans aucune querelle qu’il n’ait traversé la mer. Ainsi il ne peut venir à votre aide sans commettre un parjure. Lui et les autres seigneurs des frontières se sont déjà dirigés vers le nord pour aller rejoindre l’armée des croisés. À quoi vous servira de nous exposer aux embarras et aux peines d’un long siège, puisque vous ne pouvez espérer de secours ?

— Et que m’importe que vous éprouviez de la peine et de l’embarras ? » dit Wilkin, répondant dans sa langue maternelle, et regardant fixement le Gallois. En prononçant ces mots, ses traits étaient dépourvus d’expression, et sa figure, quoique passable, était un composé extraordinaire de nonchalance et de simplicité.

— Allons, ami Flammock, dit le Gallois, ne feins pas d’être moins pénétrant que tu ne l’es. La vallée est obscure ; mais un rayon de soleil peut en éclairer une partie. Quels que soient tes efforts, tu ne peux empêcher que ce château ne se rende ; mais tu peux hâter sa reddition, et si tu le fais, des récompenses t’attendent. » À ces mots, il s’approcha de Wilkin, et baissant la voix, il lui dit du ton le plus insinuant : « Si tu remplis les vues du prince de Powys, jamais Flamand, levant un pont-levis, baissant une herse, n’aura obtenu les avantages qui te sont réservés.

— Je sais fort bien, dit Wilkin, que pour avoir levé l’un et baissé l’autre, j’ai perdu les seuls biens que j’eusse ici-bas.

— Flammock, on te tiendra compte de ces pertes. La libéralité de Gwenwyn est comme la pluie d’été.

— Tous mes moulins et tous mes bâtiments ont été ce matin même consumés par les flammes.

— Pour t’indemniser de ces pertes, on te paiera mille marcs d’argent, » dit le Gallois ; mais le Flamand feignant de ne pas l’entendre, continua à énumérer ses pertes.

« Mes terres ont été dévastées, vingt génisses m’ont été prises, et…

— On t’en rendra trois fois autant, » dit Jorworth l’interrompant, « et elles seront choisies parmi les plus belles du butin.

— Mais ma fille, mais lady Éveline ? » dit le Flamand ; une légère altération dans la monotonie de sa voix semblant annoncer quelque doute, quelque perplexité ; vous êtes cruels au milieu de vos victoires, et…

— Nous sommes sans pitié pour ceux qui résistent, dit Jorworth, mais pleins de clémence pour ceux qui se rendent : Gwenwyn oubliera les outrages de Raymond, et élèvera sa fille à un honneur insigne parmi les vierges de Cymry. Quant à la tienne, forme un souhait pour son avenir, et on s’empressera de l’accomplir. Maintenant, Wilkin, nous nous comprenons.

— Du moins je te comprends, » dit Flammock.

— Et moi, il me semble que je te comprends aussi, dit Jorworth, jetant sur les traits impassibles et inexpressibles du Flamand ses yeux bleus, étincelants de vivacité et de pénétration, comme un jeune homme plein d’amour pour l’étude cherche à découvrir une signification mystérieuse et cachée dans un passage dont la simple traduction lui semble vulgaire et triviale.

— Vous croyez me comprendre, Wilkin ; mais voici la difficulté : qui de nous voudra se fier à l’autre ?

— Oses-tu bien m’adresser une telle question, répondit Jorworth ; quoi ! mettrais-tu donc en doute la foi de Gwenwyn, du prince de Powys ?

— Je ne connais ses intentions que par toi, mon cher Jorworth ; et je sais que tu n’es pas de ceux qui refuseraient de promettre, craignant en donnant leur foi de commettre un parjure.

— Aussi vrai que je suis un chrétien, » dit Jorworth, entassant serments sur serments, « par l’âme de mon père, par la foi de ma mère, par la croix noire de…

— Arrête, arrête, bon Jorworth, dit le Flamand, tu entasses trop de serments à la fois pour que j’y puisse croire. On ne pense pas toujours devoir accomplir ce que l’on promet d’une façon si légère. Crois-moi, je préférerais à tes serments sans nombre l’accomplissement soudain de quelques-unes de tes promesses.

— Homme méfiant et grossier, oses-tu douter de ma parole ?

— Non, pas précisément, répondit Wilkin ; je serais plus porté à croire tes actions.

— Parle Flamand, dit Jorworth, que veux-tu que je fasse ?

— Que je puisse voir au moins l’argent que tu m’as promis, et alors je penserai à ta proposition.

— Être vil et sans foi, répondit Jorworth, penses-tu que le prince de Powys possède autant de sacs d’argent que les marchands dont ton pays fourmille ? Mon maître recueille des trésors par ses conquêtes, comme la trombe qui aspire l’eau par la force dont elle est douée ; mais ces trésors, il les répand au milieu de ses vassaux, comme la trombe rend à la terre et à l’Océan l’eau qu’elle avait aspirée. L’argent que je t’ai promis doit être pris dans les coffres des Saxons. Le trésor de Berenger le fournira.

— Il me semble que je pourrais le prendre moi-même, étant maître du château : ce serait une peine que je vous éviterais, dit le Flamand.

— C’est vrai, répondit Jorworth ; mais ce serait aux dépens d’une corde et d’un nœud, soit que les Gallois s’emparassent de la place, soit que les Normands la secourussent : ceux-là s’attendant à trouver intact leur butin, ceux-ci à ne pas trouver incomplets les trésors de leurs compatriotes.

— Je ne prétends pas nier cela, dit le Flamand ; mais en supposant que tu m’inspirasses assez de confiance sous ce rapport, pourquoi ne pas me rendre mon troupeau ? il est entre vos mains, vous le possédez. S’il vous plaît de ne me rien donner d’avance, que pourrais-je attendre de vous plus tard ?

— Je consentirais à t’accorder quelque chose d’une valeur plus élevée, » répondit le Gallois, dont la méfiance égalait celle de Flammock ; « mais de quel usage te sera ton troupeau dans cette forteresse ? On pourra dans la plaine en prendre plus de soin qu’ici.

— En effet, répliqua le Flamand, ton observation est juste ; il ne ferait que nous embarrasser ici, où nous avons déjà tant de bestiaux pour le soutien de la garnison. Cependant, en y réfléchissant mieux, nous avons plus de fourrage que le nécessaire pour les nourrir ; et mon troupeau venu de France est d’une espèce particulière : je désirerais qu’on me les rendît, avant que vos haches et vos crochets gallois s’occupassent à leur ôter le cuir.

— On te les rendra ce soir, cuir et cornes, dit Jorworth ; et ce ne seront que les prémices d’un présent plus considérable.

— Bien obligé de votre munificence, dit le Flamand ; je suis un homme simple et borné, et je ne désire que recouvrer mon bien.

— Et alors tu seras prêt à nous livrer le château, dit Jorworth.

— Nous en parlerons demain plus au long, dit Wilkin Flammock ; si ces Anglais et ces Normands nous soupçonnaient, il serait difficile de nous tirer de là : il faut que je les écarte tous pour entrer dans de plus grands détails à ce sujet. Allons, partez à l’instant, je vous prie, et feignez d’être offensé de mes discours.

— Cependant je désirerais que vous vous expliquassiez d’une manière plus certaine et plus positive, dit Jorworth.

— Impossible, impossible, dit le Flamand. N’a percevez-vous pas le drôle qui commence à agiter son poignard ? Partez à la hâte, feignez d’être en colère, et n’oubliez pas le troupeau.

— Je ne l’oublierai pas, dit Jorworth ; mais si tu manques à tes promesses… »

À ces mots, il sortit de l’appartement, faisant un geste de menace, tant pour se conformer à l’avis du Flamand que pour l’effrayer ; Flammock répondit en anglais, comme si ceux qui étaient présents pouvaient comprendre ce qu’il disait :

« Je ne vous crains pas, messire Gallois. Je suis un fidèle serviteur ; je rejette vos propositions de capitulation, et je défendrai ce château à votre honte et à celle de votre maître. Soldats, qu’on lui bande les yeux, et qu’on le ramène hors du château, vers ses compagnons. Le premier Gallois qui se montrera devant les portes de Garde-Douloureuse sera reçu avec moins de courtoisie. »

Les yeux du Gallois furent bandés, et il se retira. Wilkin Flammock se disposait à quitter la salle, quand un des supposés hommes d’armes qui avaient assisté à l’entrevue lui dit en anglais : « Flammock, tu es un traître, et tu mourras de la mort des traîtres. »

Le Flamand tressaillit : il eût voulu questionner cet homme ; mais l’inconnu s’était retiré après avoir prononcé ces mots. Cette circonstance le déconcerta ; car elle prouvait que son entrevue avec Jorworth avait été observée, et que ses desseins étaient connus à peu près de quelqu’un qui, étant étranger à ses secrets, pourrait en empêcher l’exécution. Bientôt ses conjectures se vérifièrent.





  1. Wine is, like fire and water, an excellent servant, but a very bad master.
  2. C’est-à-dire, infâme.
  3. Woe to him that will trust a stranger.