Les Fiancés (Montémont)/Chapitre XXIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 228-237).




CHAPITRE XXIII.

le fauconnier.


Le ciel est à nous. Notre faucon volera sur tel oiseau qu’il nous plaira.
Randolph.


Par une belle matinée de septembre, le vieux Raoul était occupé dans l’endroit où il gardait ses éperviers, grondant en lui-même, en examinant la condition de chaque oiseau, et accusant alternativement la négligence du sous-fauconnier, la situation du bâtiment, et le temps, et le vent, et tout ce qui l’entourait, de la destruction que l’âge et la maladie avaient faite dans la fauconnerie de Garde-Douloureuse. Pendant qu’il était au milieu de ces méditations désagréables, il en fut tiré par la voix de sa bien-aimée dame Gillian, qui se levait rarement matin et le visitait encore plus rarement quand il était dans sa sphère d’autorité : « Raoul, Raoul ! où es-tu donc, mon homme ? Il faut toujours te chercher, quand tu pourrais faire quelque chose d’avantageux pour toi ou pour moi !

— Et que veux-tu, femme ? » dit Raoul, en criant plus désagréablement que la mouette avant la pluie. « Au diable ta voix ! elle suffirait pour faire fuir chaque épervier de son perchoir.

— Des éperviers ! reprit la dame Gillian ; il est bien temps de chercher des éperviers, quand on apporte à vendre une nichée des plus beaux faucons qui aient jamais traversé un lac, un ruisseau ou une plaine.

— Des milans ! comme celle qui en apporte la nouvelle, dit Raoul.

— Non, ni de vilains hiboux, comme celui qui l’entend, reprit Gillian ; mais de beaux faucons avec de larges pattes fortement armées, et des becs courts et bleuâtres.

— Paix avec ton jargon ! D’où viennent-ils ? » dit Raoul, que cette nouvelle intéressait, mais qui ne voulait pas donner à sa femme la satisfaction de s’en apercevoir.

« De l’île de Man, reprit Gillian.

— Ils doivent être bons alors, quoiqu’une femme en apporte la nouvelle, » dit Raoul, que son air maussade n’empêchait pas de sourire de sa phrase spirituelle ; puis quittant la fauconnerie, il demanda où l’on pouvait voir ce fameux marchand de faucons.

« Mais, entre la barrière et la porte intérieure, reprit Gillian, où l’on admet les autres marchands ; où voulez-vous qu’il soit ?

— Et qui l’a laissé entrer ? demanda le soupçonneux Raoul.

— Eh ! c’est monsieur l’intendant, hibou ! dit Gillian : il est venu tout à l’heure dans ma chambre, et m’a envoyée ici pour vous chercher.

— Oh ! l’intendant ! l’intendant ! je l’aurais deviné. Et il est allé dans ta chambre, parce que, sans doute, il ne lui aurait pas été aussi facile de venir ici me trouver, n’est-ce pas, joli cœur ?

— Je ne sais pas pourquoi il a mieux aimé venir me trouver, Raoul, dit Gillian ; et si je le savais, peut-être que je ne vous le dirais pas. Allez, faites votre marché ou manquez-le, je m’en inquiète peu ; cet homme ne vous attendra pas, il a de belles offres du sénéchal de Malpas et du lord gallois de Dinevawr.

— J’y vais, j’y vais, » dit Raoul, qui sentait la nécessité de saisir cette occasion d’augmenter sa fauconnerie, et il se hâta de se rendre à la porte où il trouva le marchand, suivi d’un domestique qui tenait dans des cages séparées les trois faucons qu’il offrait à vendre.

Le premier coup d’œil convainquit Raoul qu’ils étaient de la meilleure race d’Europe, et que, si leur éducation était aussi bonne, ils ne seraient pas indignes d’une fauconnerie royale. Le marchand ne manqua pas d’enchérir sur toutes leurs qualités : la largeur de leurs épaules, la force de leurs reins, leurs grands yeux noirs féroces, leur hardiesse à l’approche des étrangers, et la vigueur avec laquelle ils laissaient leurs plumes et se secouaient. Il s’étendit sur le danger qu’on avait couru pour les prendre sur le rocher de Ramsey, où ils avaient été élevés, et qui était une aire sans pareille, même sur les côtes de la Norwége.

Raoul fit la sourde oreille à toutes ces louanges. « Ami, dit-il, je connais un faucon aussi bien que toi, et je ne nie que la beauté des tiens ; mais s’ils ne sont pas soigneusement élevés et instruits, j’aimerais mieux avoir un vautour sur mon perchoir, que le plus beau faucon qui ait jamais volé dans les airs.

— J’en conviens, dit le marchand ; mais si nous nous accordons pour le prix, car c’est le point principal, tu verras voler les oiseaux si tu veux, et alors tu les achèteras ou les laisseras, à ta volonté. Je veux bien ne pas être un marchand si jamais tu vois des oiseaux les battre, soit à la montée, soit à la descente.

— Voilà ce que j’appelle être raisonnable, dit Raoul, si le prix l’est aussi.

— Il le sera aussi, dit le fauconnier ; car j’en ai apporté six nichées par la faveur du bon roi Réginald de Man ; et je les ai vendus jusqu’à la dernière plume ; il ne me reste que ceux-ci : aussi, ayant vidé mes cages et rempli ma bourse, je n’ai pas envie d’être tourmenté du reste ; et si un bon garçon, et un bon juge, comme tu parais l’être, est content des faucons quand il les aura vus voler, il fera le prix lui-même.

— Va, va, dit Raoul, nous n’aimons pas les marchés d’aveugle ; si tes faucons conviennent, milady est plus à même de les payer que toi de les donner. Un besant sera-t-il un prix convenable pour la nichée ?

— Un besant, maître fauconnier ! ma foi vous n’êtes pas trop hardi ! néanmoins, doublez votre offre, et j’y réfléchirai.

— Si les faucons sont bien instruits, dit Raoul, je vous donnerai un besant et demi ; mais je veux leur voir frapper un héron avant d’être assez téméraire pour traiter avec vous.

— C’est bien, dit le marchand, et je ferai mieux d’accepter votre offre que de m’embarrasser d’eux davantage plus longtemps : car si je les portais chez les Gallois, leurs grands couteaux pourraient bien être leur payement. Voulez-vous monter à cheval tout de suite ?

— Sûrement, dit Raoul ; et quoique mars soit le meilleur mois pour la chasse du héron, il faut que je vous montre un de ces mangeurs de grenouilles si vous voulez suivre la rivière pendant un mille.

— Volontiers, sire fauconnier, dit le marchand ; mais irons-nous seuls : n’y a-t-il point de lord ou de lady dans le château qui serait flatté de voir ce combat ? je ne craindrais pas de montrer ces faucons à une comtesse.

— Milady aimait beaucoup la chasse autrefois, dit Raoul ; mais je ne sais pas pourquoi elle est triste, renfermée depuis la mort de son père, et vit dans son beau château comme une nonne dans un cloître, ne s’amusant jamais : néanmoins, Gillian, tu sais la prendre ; ainsi maintenant, fais une fois une bonne action, et engage-la à sortir pour voir cette chasse. La pauvre enfant n’a pas eu le moindre agrément de tout cet été.

— Volontiers, dit Gillian ; et de plus, je vais lui montrer une nouvelle coiffure pour monter à cheval, que nulle femme ne pourrait voir sans désirer la faire un peu voltiger au vent. »

Tandis que Gillian parlait, son mari jaloux crut surprendre entre elle et le marchand un regard plus intelligent que ne devait le permettre une légère connaissance, malgré le caractère familier de la dame Gillian. Il lui sembla aussi, en regardant le marchand de plus près, que ses traits ne lui étaient pas tout à fait inconnus, et il lui dit sèchement : « Nous nous sommes déjà vus, l’ami ; mais je ne puis me rappeler où.

— C’est possible, dit le marchand ; je suis venu souvent dans cette contrée, et j’ai peut-être reçu de l’argent de vous. Si j’étais dans un lieu convenable, j’offrirais de boire une bouteille de vin en l’honneur de notre connaissance.

— Pas si vite, l’ami, dit le vieux chasseur ; avant de boire à la santé de qui que ce soit, il faut que je sois content de ce que je connais déjà de lui. Nous verrons voler tes faucons, et si leur talent égale ton bavardage, nous pourrons bien vider la coupe ensemble. Voici les palefreniers et les écuyers ; ma foi ! milady a consenti à sortir. »

L’occasion de voir ce passe-temps champêtre s’était offerte à Éveline au moment où la journée était délicieuse ; l’air frais et les travaux joyeux de la moisson, qui avait lieu de tous côtés, faisaient de l’exercice une tentation irrésistible. Comme on se proposait de ne pas aller au delà du côté de la rivière voisine, près du pont fatal sur lequel était toujours une petite garde d’infanterie, Éveline se dispensa d’emmener une escorte nombreuse, et, contre son ordinaire, ne fut accompagnée que par Rose et Gillian, et un ou deux serviteurs, qui conduisaient les chiens et portaient l’attirail de la chasse. Raoul, le marchand et un écuyer la suivaient, chacun ayant un faucon sur le poing, et fixant leur attention sur la manière dont ils le lanceraient, afin de pouvoir mieux juger de sa force et de son éducation.

Quand ces points importants furent terminés, la petite bande descendit le long de la rivière, regardant attentivement de tous côtés pour découvrir du gibier ; mais on ne voyait aucun héron dans les lieux fréquentés par cet oiseau, quoiqu’il y eût près de là une héronnière.

Dans les légers désappointements, il y en a peu d’aussi contrariants que celui du chasseur qui, après s’être mis en route avec tous les moyens nécessaires pour prendre du gibier, n’en rencontre pas, parce qu’avec tout son attirail de chasse et sa carnassière vide il se croit le sujet de la risée de tous les rustres qu’il rencontre. La société de lady Éveline éprouvait toute la mortification de ce désappointement.

« Joli pays que celui-ci, dit le marchand, où sur deux milles de terrain, le long d’une rivière, on ne peut trouver un pauvre héron !

— C’est le tapage que ces maudits Flamands font avec leurs moulins à eau et leurs moulins à foulon, dit Raoul ; ils détruisent les jeux et la bonne compagnie partout où ils arrivent. Mais si milady voulait venir environ un mille plus loin, jusqu’à l’étang Rouge, je pourrais vous montrer un gaillard à longues jambes qui ferait aller vos faucons jusqu’à ce que la tête leur tournât.

— L’étang Rouge ! dit Rose ; tu sais, Raoul, qu’il est à plus de trois milles au delà du pont, et qu’il se trouve dans les montagnes.

— Oui, oui, dit Raoul, voilà bien un autre tour flamand pour faire cesser la chasse ! Elles ne sont pas assez rares sur les Marches, ces Flamandes, pour avoir peur d’être pourchassées par des Gallois errants.

— Raoul a raison, Rose, dit Éveline ; il est absurde de rester renfermées comme des oiseaux dans une cage, quand tout autour de nous est si tranquille. Je suis décidée à franchir les barrières et à chasser comme autrefois, sans être entourés d’hommes d’armes comme des prisonniers d’État. Nous irons gaiement jusqu’à l’étang Rouge, jeune fille, et nous tuerons un héron comme les filles libres des Marches.

— Permettez-moi de dire à mon père, au moins, qu’il monte à cheval et qu’il nous suive, dit Rose ; » car elles étaient en ce moment près des manufactures rétablies du vigoureux Flamand.

« Comme tu voudras. Rose, dit Éveline ; mais, crois-moi, nous serons arrivés à l’étang Rouge et revenus au château avant que ton père ait passé son beau pourpoint, ceint son sabre à deux tranchants, et monté son gros éléphant de cheval, qu’il appelle avec raison son paresseux. Allons ! ne fronce pas le sourcil, et ne perds pas le temps à justifier ton père, puisque tu peux mieux l’employer en le prévenant de nous suivre. »

Rose se rendit au moulin, où Wilkin Flammock, à l’ordre de sa maîtresse, s’empressa de mettre son casque d’acier, son corselet, et ordonna à une demi-douzaine de ses parents et de ses serviteurs de monter à cheval. Rose resta près de lui, pour le presser et lui faire oublier ses habitudes méthodiques ; mais, malgré tous ses efforts pour le stimuler, lady Éveline avait passé le pont depuis plus d’une demi-heure quand l’escorte fut prête à la suivre.

Pendant ce temps, ne craignant aucun mal et marchant gaiement, avec le sentiment de quelqu’un qui s’échappe de prison, Éveline avançait, montée sur son coursier agile, aussi vive que l’alouette ; les plumes dont dame Gillian avait orné son chapeau dansaient au vent, et ses compagnons galopaient derrière elle avec les chiens, les carnassières, les lignes, et tout l’attirail nécessaire pour la chasse au vol. Après avoir passé la rivière, le sentier sauvage et plein d’herbes qu’ils suivaient commença à serpenter parmi de petites éminences, les unes nues et escarpées, d’autres couvertes de noisetiers, de pruniers sauvages et autres arbustes nains, et enfin descendant tout à coup, les amena au bord du ruisseau, qui, semblable à un agneau folâtre, bondissait du haut d’un rocher à l’autre, comme incertain du chemin qu’il devait parcourir.

« Ce petit ruisseau a toujours été mon favori, dame Gillian, dit Éveline, et à présent il me semble qu’il saute plus légèrement parce qu’il me revoit.

— Ah ! lady, » s’écria dame Gillian, dont la conversation en pareil cas n’allait jamais au-delà de quelques phrases d’une flatterie plate, « plus d’un beau chevalier sauterait jusqu’à la hauteur des épaules pour avoir la permission de vous voir aussi librement que ce ruisseau ! surtout maintenant que vous avez mis ce chapeau, qui par son excessive délicatesse surpasse tout ce que j’avais déjà inventé. Qu’en penses-tu, Raoul ?

— Je pense, » repartit son aimable compagnon, « que les langues des femmes sont inventées pour chasser tout le gibier hors du pays. Nous voici près de l’endroit où nous espérons réussir, ou jamais ; ainsi, je vous en prie, mon aimable amie, gardez vous-même le silence, et glissons le long du bord de l’étang, sous le vent, nos faucons prêts à être découverts pour le vol. »

Comme il parlait encore, ils avancèrent environ de cent verges sur le bord du ruisseau, jusqu’à l’endroit où la petite vallée dans laquelle il coulait, formant un détour subit, leur montra l’étang Rouge, dont l’eau surabondante formait le ruisseau même.

Ce lac de montagne, ou tarn, comme on l’appelle dans quelques contrées, était un bassin profond, d’environ un mille de circonférence, mais plutôt oblong que circulaire. Du côté le plus proche de nos fauconniers s’élevait une chaîne de rochers d’une teinte rouge foncée qui donnait son nom à l’étang, où se réfléchissait cette barrière sombre et massive, et semblait lui faire partager sa couleur. Du côté opposé était une colline couverte de fleurs automnales qui n’avaient pas encore échangé leur couleur pourpre contre une roussâtre ; la bruyère d’un vert foncé et la fougère variaient sa surface, et, en plusieurs endroits, des coteaux gris, ou des pierres détachées de même couleur, établissaient un contraste avec le précipice rougeâtre qui était vis-à-vis. Une route naturelle, bien sablée, était formée par une rive qui, s’étendant tout autour du lac, séparait ses eaux, d’un côté, de la route bordée de précipices, et de l’autre, de la colline escarpée ; elle avait partout cinq à six verges de largeur, et dans plusieurs endroits beaucoup plus, et offrait tout autour de son circuit un appât irrésistible au cavalier qui désirait exercer et essouffler son cheval. Le bord de l’étang du côté du rocher était çà et là parsemé de fragments assez gros, qui s’étaient détachés du précipice, mais pas en assez grande quantité pour embarrasser cette agréable route. Plusieurs de ces masses rocailleuses dans leur chute étaient tombées dans l’étang, et restaient submergées comme autant de petites îles ; et, au milieu d’un petit archipel, l’œil pénétrant de Raoul découvrit le héron qu’il cherchait.

On conféra un instant pour savoir comment on approcherait de cet oiseau triste et solitaire, qui, ne se doutant pas qu’il était lui-même le but d’une embuscade formidable, restait immobile sur une pierre, au bord du lac, à épier les petits poissons ou les reptiles aquatiques qui viendraient à passer près de sa demeure isolée. Un court débat eut lieu entre Raoul et le marchand de faucons relativement au meilleur moyen de lancer la curée de manière à ce que lady Éveline et ses compagnons eussent une vue parfaite du vol. La facilité de tuer les hérons à la jetée loin ou à la jetée serrée, c’est-à-dire sur le côté le plus proche ou le plus éloigné de l’étang, fut vivement débattue en langage important, comme si l’on était prêt à exécuter quelque grande et périlleuse entreprise.

Enfin, quand les arrangements furent terminés, la petite bande s’avança vers l’ermite aquatique, qui, s’apercevant de leur approche, se releva de toute sa hauteur, étendit son cou long et maigre, déploya ses larges ailes en éventail, poussa son cri perçant ordinaire, et jetant ses jambes longues et minces bien loin derrière lui, s’envola porté sur le doux zéphyr. Ce fut alors qu’avec un grand cri d’encouragement, le marchand lança le noble faucon qu’il portait, l’ayant d’abord découvert pour lui montrer sa curée.

Aussi empressé qu’une frégate à poursuivre quelque riche gallion, le faucon s’élança vers l’ennemi qu’on lui avait appris à attaquer, tandis que, tout en se préparant à la défense, au cas où il ne pourrait échapper par la fuite, le héron employait toute sa vitesse à se soustraire à un ennemi aussi formidable. Usant de sa force d’aile extraordinaire, il montait de plus en plus haut, par un vol circulaire, afin que le faucon ne pût gagner aucun avantage pour fondre sur lui ; tandis qu’avec son bec pointu, à l’extrémité d’un cou si long, il pouvait frapper de tous côtés un objet à la distance d’une verge. Pour un assiégeant moins intrépide cette défense aurait offert toutes les terreurs qu’inspire une javeline mauresque.

On lança un autre gerfaut, que le fauconnier engagea par ses cris à joindre son compagnon. Tous deux continuèrent à monter ou à escalader l’air, pour ainsi dire, en décrivant de petits cercles, pour gagner cette supériorité de hauteur que le héron de son côté cherchait à conserver ; et, au plaisir infini des spectateurs, la lutte continua jusqu’à ce que tous trois fussent presque cachés par les nuages, d’où l’on entendait parfois le cri perçant et plaintif du héron qui semblait appeler le ciel à témoin du jeu cruel de ceux qui le persécutaient.

Enfin un des faucons atteignit une hauteur d’où il se hasarda à fendre sur le héron ; mais celui-ci soutint si bien cette attaque, qu’il reçut sur son bec le coup que le faucon, qui descendait à plein vol, avait dirigé contre son aile droite ; de sorte qu’un de ses ennemis, percé au travers du corps par son propre poids, tomba en se débattant dans le lac, très-près de la rive opposée à celle où était la petite troupe, et y périt.

« Voilà un brave faucon qui va servir de pâture aux poissons, dit Raoul. Marchand, la pâte de ton gâteau n’est pas cuite. »

Tandis qu’il parlait, l’autre oiseau avait vengé le sort de son compagnon ; car le succès du héron n’empêcha pas que son autre aile ne fût attaquée ; le faucon s’abaissant hardiment, et saisissant sa proie, tous deux tombèrent ensemble d’une hauteur immense. Le grand point des fauconniers était d’arriver aussi vite que possible, afin que le faucon ne fût pas blessé par le bec ou les serres du héron ; et toute la troupe, les hommes donnant de l’éperon et les femmes des coups de cravache à leurs chevaux, partit comme le vent en suivant le beau chemin sablé qui s’étendait entre le rocher et l’eau.

Lady Éveline, beaucoup mieux montée que ceux de sa suite, et dont l’imagination était exaltée par la chasse et par la vitesse de sa course, arriva la première à l’endroit ou le faucon et le héron, toujours engagés dans leur lutte mortelle, combattaient sur la mousse ; l’aile de ce dernier avait été cassée par son ennemi. Le devoir du fauconnier en pareil cas était d’aider son faucon, en enfonçant le bec du héron dans la terre, rompant ses jambes, puis il permettait au faucon de l’expédier.

Ni le sexe ni la qualité de lady Éveline ne l’auraient excusée, si elle eut aidé le faucon de cette manière cruelle ; mais au moment où elle descendait de cheval dans cette intention, elle fut surprise de se sentir saisie par un homme à l’air sauvage, qui s’écria en gallois qu’il l’arrêtait comme waif pour avoir chassé sur les domaines de Dawfyd le Borgne. En même temps ses compagnons, au nombre de plus de vingt, se montrèrent derrière des rocs et des buissons, tous armés avec des haches qu’on appelle crochets gallois, de longs couteaux, des dards, des flèches et des arcs,

Éveline appela sa suite à grands cris pour venir à son secours, et en même temps se servit de quelques phrases galloises qu’elle connaissait, pour exciter les craintes ou la compassion des montagnards proscrits ; car elle ne doutait pas qu’elle venait de tomber au pouvoir d’une de ces bandes. Quand elle vit que ses prières n’étaient pas écoutées, et que leur intention était de la détenir prisonnière, elle dédaigna d’employer les supplications, mais demanda à leur propre péril qu’on la traitât avec respect, promettant de leur payer une forte rançon, et les menaçant de la vengeance des lords des Marches, et surtout de Damien de Lacy, s’ils s’avisaient de la traiter autrement.

Les sauvages parurent l’entendre, et tout en lui attachant un bandeau sur les yeux, et en liant ses bras avec son propre voile, ils observèrent dans ces actes de violence une certaine délicatesse et une attention tant pour sa commodité que pour sa sûreté, qui lui firent croire que sa requête avait produit quelque effet. Ils l’attachèrent sur la selle de son palefroi, et l’emmenèrent avec eux dans les montagnes, tandis qu’elle avait le double chagrin d’entendre derrière elle le bruit d’une lutte causée par les efforts inutiles que faisait sa suite pour la sauver.

L’étonnement s’était d’abord emparé des chasseurs, quand ils virent de loin leur chasse interrompue par une attaque violente contre leur maîtresse. Le vieux Raoul éperonna bravement son cheval, et, criant aux autres de le suivre, s’avança furieux vers les bandits ; mais, ainsi que ses compagnons, n’ayant pour arme qu’un bâton de fauconnerie et un petit sabre, il fut aisément repoussé, et les bandits frappèrent sur eux avec leurs propres bâtons jusqu’à ce qu’ils fussent mis en éclats, mais s’abstinrent généreusement de l’usage d’armes plus dangereuses. Le reste de la suite, complètement découragé, se dispersa pour donner l’alarme, et le marchand avec la dame Gillian restèrent près du lac, faisant retentir l’air de cris inutiles de crainte et de douleur. Les proscrits, pendant ce temps, se rapprochèrent en corps, lancèrent quelques flèches aux fugitifs, mais plus pour les effrayer que pour leur nuire, puis s’en allèrent pour couvrir leurs compagnons qui étaient partis emmenant lady Éveline prisonnière.