Les Fiancés (Montémont)/Chapitre XXVIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 270-276).




CHAPITRE XXVIII.

guy monthermer.


Que nos fières trompettes ébranlent les murs de leur château et les menacent de mort et de destruction.
Otway.


Les mauvaises nouvelles qui terminent le dernier chapitre furent nécessairement rapportées à Damien de Lacy, comme la personne qu’elles regardaient principalement ; lady Éveline se chargea elle-même de la tâche de les lui communiquer, mêlant ses larmes à ses paroles, puis interrompant ces mêmes larmes pour suggérer des motifs d’espérance et de consolation, quoique intérieurement elle n’en eût aucun.

Le chevalier blessé, le visage tourné de son côté, écouta ces fâcheuses nouvelles en homme qui n’en était affligé que parce qu’elles concernaient celle qui les lui apportait. Quand elle eut fini de parler, il resta comme plongé dans une profonde rêverie, les yeux tellement fixés sur elle, qu’elle se leva, dans l’intention de se retirer pour éviter des regards qui l’embarrassaient. Il se hâta alors de parler, afin de l’empêcher de sortir. « Tout ce que vous m’avez annoncé, noble dame, lui dit-il, eût suffi pour me briser le cœur, si tout autre que vous me l’eût appris ; car je vois que le pouvoir et l’honneur de ma maison, qui m’étaient si solennellement confiés, ont été flétris par suite de mes infortunes. Mais quand je vous regarde, et que j’entends votre voix ; j’oublie tout, sinon que vous êtes sauvée, et que vous êtes ici en toute sûreté. Laissez-moi donc vous supplier de me permettre de sortir de votre château et d’aller ailleurs. Je ne suis nullement digne de vos soins, puisque je n’ai plus les épées des autres à ma disposition, et que je suis incapable, pour le moment, de tirer la mienne.

— Si vous êtes assez généreux pour penser à moi-même dans votre infortune, noble chevalier, reprit Éveline, pouvez-vous supposer que j’oublie à quelle occasion ces blessures ont été faites ? Non, Damien, ne parlez pas de vous éloigner ; tant qu’une tourelle de Garde-Douloureuse restera debout, vous trouverez dans cette tourelle asile et protection. Tel serait, j’en suis sûre, le bon plaisir de votre oncle, s’il était ici. »

On aurait dit que Damien venait d’éprouver une douleur subite ; car, en répétant ces mots : « Mon oncle ! » il s’agita convulsivement et se détourna d’Éveline ; puis se calmant, il dit : « Hélas ! si mon oncle savait combien ses préceptes ont été mal suivis, au lieu de me recevoir dans cette maison il me ferait précipiter du haut des batteries.

— Ne craignez pas son déplaisir, » dit Éveline en se préparant encore à se retirer, « mais tâchez, en calmant votre esprit, de hâter votre guérison ; et alors, je n’en doute pas, vous pourrez rétablir le bon ordre dans la juridiction du connétable, même longtemps avant son retour. »

Elle rougit en prononçant ces derniers mots, et se hâta de sortir de l’appartement. Quand elle fut rentrée dans sa chambre, elle renvoya ses femmes et ne retint que Rose. « Que penses-tu de tout ceci, ma sage conseillère ? lui dit-elle.

— Je voudrais, reprit Rose, que ce jeune chevalier ne fût jamais venu dans ce château, ou, qu’y étant, il pût le quitter à l’instant, ou enfin qu’il pût honorablement y rester toujours.

— Qu’entends-tu par y rester toujours ? » demanda Éveline avec empressement.

« Permettez-moi de répondre à cette question par une autre : combien y a-t-il de temps que le connétable de Chester a quitté l’Angleterre ?

— Il y aura trois ans à la Saint-Clément, dit Éveline ; et que signifie cette question ?

— Rien ; mais…

— Mais, quoi ? je vous ordonne de parler.

— Dans quelques semaines votre main sera libre.

— Et croyez-vous, Rose, » dit Éveline en se levant avec dignité, « qu’il n’y a pas d’autres liens que ceux qui sont formés par la plume d’un scribe ? Nous connaissons peu les aventures du connétable, mais pourtant nous en savons assez pour croire que ses hautes espérances ont été déçues, et que son épée et son courage ont été trop faibles pour vaincre le sultan Saladin. Supposons qu’il revienne dans quelque temps, comme nous avons vu revenir tant de croisés, pauvres et affaiblis ; supposons qu’il trouve ses biens dévastés, et ses serviteurs dispersés, par suite de leurs derniers malheurs : que penserait-il s’il trouvait que sa fiancée eût épousé et enrichi le neveu dans lequel il avait le plus de confiance ? Crois-tu qu’un pareil engagement soit comme l’hypothèque d’un Lombard, qu’il faut retirer le jour même, sinon la perte en est certaine ?

— Je ne puis rien vous dire, madame, reprit Rose ; mais ceux qui tiennent parole à la lettre ne sont, dans mon pays, tenus à rien de plus.

— C’est une mode flamande, Rose, dit sa maîtresse ; mais une Normande ne se contente pas d’observer ses obligations si strictement. Quoi ! voudrais-tu que mon honneur, mes affections, mon devoir, tout ce qui est le plus cher à une femme, dépendissent du calendrier, comme fait l’usurier qui épie l’instant où il pourra saisir l’objet engagé ? Suis-je donc à une telle extrémité que je doive appartenir à un homme s’il me réclame à la Saint-Michel, ou à un autre, si le premier vient trop tard ? Non, Rose, je n’ai pas compris ainsi un engagement qui a été sanctionné par la providence spéciale de Notre-Dame de Garde-Douloureuse.

— Ce sentiment est digne de vous, ma chère maîtresse, répondit Rose ; néanmoins vous êtes si jeune, si entourée de dangers, si exposée à la calomnie, que moi, du moins, je considère l’instant où vous aurez un compagnon légal et un protecteur, comme le moyen de sortir d’une position douteuse et périlleuse.

— N’y pensez pas, Rose, reprit Éveline ; ne comparez pas votre maîtresse à ces femmes prévoyantes qui, tandis que leur époux existe encore, quoique âgé et infirme, s’occupent prudemment d’en chercher un autre.

— C’est assez, ma chère maîtresse, dit Rose ; cependant, permettez-moi encore un mot. Puisque vous êtes décidée à ne pas profiter de votre liberté, même quand l’époque fatale de votre engagement serait expirée, pourquoi souffrez-vous que ce jeune homme partage notre solitude ? Sa santé est maintenant assez bonne pour permettre de le transporter dans quelque autre lieu de sûreté. Reprenons notre premier genre de vie, jusqu’à ce que la Providence nous offre une perspective meilleure et plus sûre. »

Éveline soupira, baissa les yeux, puis les releva ; et elle allait parler pour exprimer qu’elle adhérerait à un arrangement si raisonnable, sans les blessures récentes de Damien, et le trouble du pays, quand elle fut interrompue par le son aigu de trompettes qui sonnaient devant la porte du château ; et Raoul, l’inquiétude peinte sur la figure, vint en boitant apprendre à sa maîtresse qu’un chevalier, suivi d’un poursuivant d’armes, en livrée royale, avec une forte garde, était devant le château, et demandait à entrer au nom du roi.

Après un moment de réflexion, Éveline répondit : « Ce ne sera pas même à l’ordre du roi que s’ouvrira le château de mes ancêtres, à moins que nous ne soyons sûrs de la personne qui le demande et de ses intentions. Nous irons nous-mêmes à la porte, et nous apprendrons ce que signifie cet appel. Mon voile, Rose, et rassemblez mes femmes. Encore le son de ces trompettes ! Hélas ! elles retentissent comme un signal de mort et de destruction ! »

Les craintes prophétiques d’Éveline n’étaient pas sans fondement ; car à peine fut-elle sortie de l’appartement, qu’elle rencontra le page Amelot avec un air de désordre et d’effroi qu’un aspirant à la chevalerie pouvait à peine se permettre de manifester. « Milady, noble milady, » dit-il en ployant précipitamment le genou devant Éveline, « sauvez mon cher maître ! vous, vous seule, pouvez le sauver dans cette extrémité.

— Moi ! dit Éveline avec étonnement, moi, le sauver ! et de quel danger ? Dieu sait avec quel empressement !…

Elle s’arrêta tout court comme si elle eût craint que ses lèvres exprimassent sa pensée.

« Guy Monthermer, madame, est à la porte avec un poursuivant et la bannière royale. L’ennemi héréditaire de la maison de Lacy, ainsi accompagné, ne vient pas pour faire du bien. J’ignore quels malheurs il vient nous annoncer, mais pour sûr ce sont des malheurs qu’il va nous présager. Mon maître tua son neveu au champ de Malpas, et par conséquent… » Ici il fut interrompu par une autre fanfare de trompettes, qui retentit avec une vive impatience sous les voûtes de l’ancienne forteresse.

Lady Éveline courut à la porte, et trouva les soldats se regardant avec des visages craintifs et alarmés ; ils tournèrent leurs yeux sur elle, comme pour y chercher des consolations et un courage qu’ils ne pouvaient pas se communiquer. En dehors, à cheval et en armure complète, on voyait un chevalier âgé et d’un extérieur majestueux, dont la visière levée et le castor abaissé montraient une barbe déjà grise. Auprès de lui était un poursuivant d’armes à cheval ; l’écusson royal était brodé sur son habit d’office héraldique : il paraissait mécontent de voir son importance méconnue, et un air hautain était empreint sur son visage ombragé par son casque et sa triple plume. Ils étaient suivis d’environ cinquante soldats rangés sous la bannière d’Angleterre.

Quand lady Éveline parut, le chevalier, après un léger salut, qui semblait accordé plutôt par une stricte courtoisie de forme que par bonté, demanda s’il voyait devant lui la fille de Raymond Berenger. « Et c’est, » continua-t-il, quand il eut reçu une réponse affirmative, « devant le château de ce serviteur choisi et favorisé de la maison d’Anjou que les trompettes du roi Henri ont sonné trois fois, sans faire obtenir d’admission à ceux qui sont honorés des ordres de leur souverain ?

— Ma position, reprit Éveline, doit faire excuser celle précaution. Je suis une jeune fille solitaire, habitant une forteresse sur les frontières ; je ne puis admettre personne sans connaître ses intentions, et sans être assurée que son entrée s’accorde avec la sûreté de la place et mon propre honneur.

— Puisque vous êtes si pointilleuse, lady, reprit Monthermer, sachez que, vu les troubles de ce pays, la volonté du roi est de placer dans vos murs une troupe de soldats pour garder ce château important, soit contre les soldats qui brûlent et égorgent tout, soit contre les Gallois qui, on doit s’y attendre, ne manqueront pas, selon leur coutume dans les temps de révolte, de faire des incursions sur les frontières. Ouvrez donc vos portes, dame de Berenger, et laissez entrer dans le château les forces de Sa Grâce.

— Sire chevalier, reprit Éveline, ce château, comme toute autre forteresse d’Angleterre, appartient au roi par la loi ; mais, par la loi aussi, je dois le défendre et le garder ; c’est à cette condition que mes ancêtres possédaient ces terres. J’ai assez d’hommes pour défendre maintenant Garde-Douloureuse, comme mon père et mon grand-père l’ont défendu autrefois. Le roi est trop bon d’avoir pensé à m’envoyer des secours, mais je n’ai pas besoin de mercenaires ; et il ne serait pas sûr d’admettre dans mon château des gens qui pourraient, dans ces temps de désordre, s’en rendre maîtres pour d’autres que pour sa propriétaire légale.

— Lady, reprit le vieux guerrier, Sa Grâce n’ignore pas les motifs qui vous portent à une telle révolte. Ce n’est pas la crainte des forces royales qui vous engage, vous, vassale de Henri, à tenir cette conduite réfractaire. Je pourrais, d’après votre refus, vous proclamer traître à la couronne ; mais le roi se rappelle les services de votre père. Sachez donc que nous n’ignorons pas que Damien de Lacy, accusé d’avoir fomenté et dirigé cette insurrection, d’avoir déserté le champ de bataille et abandonné un noble camarade au glaive du paysan brutal, a trouvé abri sous ce toit, au mépris de votre fidélité comme vassale, et de votre conduite comme une fille de haut rang. Livrez-le-nous, et je retirerai ces troupes, et vous dispenserai, quoique je doive à peine le faire, d’avoir garnison dans ce château.

— Guy de Monthermer, reprit Éveline, celui qui jette une tache sur mon nom parle indignement et avec fausseté ; quant à Damien de Lacy, il sait défendre sa réputation. Je dirai seulement que, tant qu’il séjournera dans le château de la fiancée de son oncle, elle ne le livrera à personne, encore moins à son ennemi connu. Baissez la herse, gardes, et qu’on ne la lève pas sans mon ordre spécial ! »

À peine cet ordre fut-il donné, que la herse retomba avec bruit sur la terre, et Monthermer, bafoué dans sa colère, se vit exclu du château. « Indigne femme ! » s’écria-t-il avec fureur ; puis, se contenant, il dit avec calme au poursuivant : « Vous êtes témoin qu’elle est convenue que le traître est dans ce château ; vous êtes témoin qu’interpellée selon la loi, cette Éveline Berenger refuse de nous le livrer. Faites votre devoir, sire poursuivant, selon l’usage en pareil cas. »

Le poursuivant s’avança alors et proclama dans les termes employés ordinairement, qu’Éveline Berenger, interpellée selon la loi, refusant d’admettre les troupes du roi dans son château et de livrer un traître nommé Damien de Lacy, avait encouru la peine de haute trahison et avait entraîné dans le même sort tous ceux qui l’aideraient ou l’exciteraient à défendre ledit château, malgré leur serment de fidélité au roi d’Anjou. Les trompettes, dès que la voix du héraut eut cessé, confirmèrent la sentence par un son lugubre et prolongé, qui fit sortir de leurs nids les hiboux et les corbeaux qui y répondirent par leurs cris de mauvais présage.

Les défenseurs du château se regardaient avec tristesse et effroi, tandis que Monthermer, élevant sa lance, s’écria en tournant la bride de son cheval : « Quand je reviendrai près de Garde-Douloureuse, ce ne sera pas seulement pour intimer, mais pour exécuter les ordres de mon souverain. »

Comme Éveline contemplait d’un air pensif la retraite de Monthermer et de ses compagnons et considérait ce qu’elle devait faire dans une position aussi embarrassante, elle entendit un des Flamands demander à voix basse à un Anglais qui se trouvait près de lui ce que signifiait le mot traître.

« C’est celui qui trahit la confiance, qui trompe, dit l’interprète. »

La phrase dont il se servit rappela à Éveline son rêve ou sa vision prophétique.

« Hélas ! dit-elle, la vengeance de mon ennemi va s’accomplir. Veuve, épouse, il y a long-temps que je le suis. Fiancée pour mon malheur, car c’est la clef de ma triste destinée ; traître, je suis dénoncée comme telle, quoique, Dieu merci, j’en sois innocente. Il ne me manque plus que d’être trahie, et la prophétie sera accomplie à la lettre. »