Les Fleurs (Victor du Bled)

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes5e période, tome 3 (p. 890-922).
LES FLEURS

Filles de la nature et de l’homme, aimées de tous les âges, compagnes de la douleur et de la joie, de la vie et de la mort, inspiratrices éternelles d’idéal, confidentes de l’amour, interprètes de l’amitié et de l’harmonie, de la paix et du bon goût, les fleurs ne sont pas seulement, depuis les temps les plus reculés, chantées par les poètes, reproduites par les peintres, les sculpteurs et les architectes, — elles ont encore leurs arts propres, leurs sciences, leur histoire, leur économie politique, leurs industries, et jusqu’à leur langage : elles sont en état de perpétuel devenir, et se prêtent aux métamorphoses les plus inattendues. Pendant le XIXe siècle surtout, les progrès accomplis dans la floriculture tiennent du miracle. Floralies, expositions, sociétés, congrès internationaux, médailles, décorations, revues, journaux, conférenciers, écrivains, rien ne manque à la gloire des fleurs, et c’est par centaines qu’on pourrait énumérer les volumes consacrés à la rose, au chrysanthème, à l’orchidée, comme c’est par milliers qu’on peut compter les personnes qu’elles enrichissent ou font vivre en France seulement. Chaque mois, presque chaque jour voit éclore une nouvelle variété, et sans cesse, du fond de l’Asie, de l’Amérique, de l’Afrique, surgissent de précieuses conquêtes, obtenues parfois au prix de sérieux dangers par de hardis explorateurs ; car la fleur a ses missionnaires, comme la religion, comme le patriotisme, comme l’or même. Avouons-le aussi, elle a ses perfidies : telles fleurs tuent, empoisonnent, servent à préparer de violens toxiques. Et cette révolution florale se développe, pourrait-on dire, en progression géométrique, tandis qu’auparavant elle s’avançait lentement, en progression arithmétique. Mais ici le mieux n’est pas l’ennemi du bien, et il ne s’agit plus de remplacer quelques abus par d’autres, comme il arrive dans certaines révolutions politiques : on a vraiment gagné, on a créé, on a profité, travaillé pour l’agrément et l’intérêt du plus grand nombre ; et l’on continue, et tout indique que le mouvement ne s’arrêtera pas.

Révolution ou évolution, ce qui frappe d’abord, c’est son caractère d’universalité : jeunes et vieux, simples et raffinés, tous subissent le charme de beauté poétique qui se dégage de ces squares, serres, jardins publics, parcs, où s’épanouissent les fleurs et les arbustes les plus rares. La floriculture fait sortir l’argent de la bourse du riche, elle le met dans la poche de l’ouvrier, auquel elle contribue à faire comprendre la nécessité du luxe et de la civilisation. Si la France marche avec la Belgique à la tête du progrès horticole, les autres nations la suivent à pas de géans, et ce n’est plus seulement en Europe, c’est dans les autres parties du monde que cet intelligent enthousiasme suscite des concurrens ou des rivaux.

Par exemple, aux États-Unis, le secrétaire ou ministre de l’Agriculture adresse chaque année au président de la République un rapport général dont la publication coûte 1 500 000 francs. Ce département se partage en un certain nombre de divisions : la division de Botanique fait des recherches sur les productions végétales des États-Unis et des pays étrangers, leur application à l’économie rurale ; la division des Semences distribue 500 000 francs de graines chaque année ; celle des Jardins et des terrains cultive en pleine terre ou sous verre un certain nombre d’arbustes indigènes ou exotiques, répand chaque année sur le territoire plus de cent mille plants d’utilité ou d’ornement ; l’Office des Stations d’expériences centralise les rapports que lui fournissent 400 inspecteurs des Stations expérimentales, les publie avec commentaires, dispose d’un crédit de 5 millions. Ces stations d’expériences sont annexées aux Collèges ou Écoles d’agriculture : il existe un ou deux collèges dans chaque État de l’Union ; on y vit sous le régime de l’égalité la plus absolue, sans aucune distinction de race ou de couleur entre les étudians.

Ici comme partout, les Américains ont taillé en grand : aux fermes de légumes (truck farms), aux fermes de fleurs, jardins immenses autour des grandes villes (market gardens), correspondent une intense production fruitière, maraîchère et florale, des industries comme celle des conserves ; l’offre suffit à la demande, le producteur crée souvent le consommateur, et là aussi, le crédit, cette alchimie de la richesse, accomplit ses prodiges coutumiers ; le luxe, la vanité, quelques-uns des péchés capitaux, quelques vertus aussi, contribuent à cette prospérité. L’an dernier, un amateur payait 30 000 dollars certain pied d’œillet, le seul de son espèce, et l’on assure que M. Vanderbilt, mariant une de ses filles, fit tapisser l’église tout entière d’orchidées, pour une somme de 500 000 francs. Un seul spécialiste cultive 38 hectares de glaïeuls. Mme Henry Barroilhet, veuve d’un banquier français, possède une ferme consacrée à la culture des fleurs pour le marché de San-Francisco : chaque jour, elle expédie par milliers chrysanthèmes, bouquets de violettes, roses duchesses de Brabant : les bouquets de violettes se vendent 2 dollars et demi la douzaine. D’après M. Charles Baltet, auteur d’un bon ouvrage sur l’Horticulture dans les cinq parties du monde, les États-Unis, en 1894, ne comptaient pas moins de 20 000 établissemens ou pépinières, exploités par un capital de 800 millions de francs, avec un personnel dépassant 200 000 personnes, sans compter les boutiques des fleuristes. Le Central Park, à New York, occupe une superficie de 300 hectares ; Forest Park, à Saint-Louis, ne mesure pas moins de 550 hectares : créer des parcs paysagers, où les ondulations de terrains, gazons, arbres demeurent les principaux élémens de décoration, tel semble le but de leurs dessinateurs : très peu de massifs de fleurs, mais des perspectives ouvertes sur des prairies, sur des bouquets de bois et des lacs artificiels, afin d’obtenir le délassement de l’esprit et des yeux en sortant du brouhaha de la rue, la sensation exquise des lointains horizons, cette sensation comparable à celle d’un bain très frais pendant une brûlante journée d’été. Ce système triomphe pleinement à Buffalo, Chicago, Boston ; dans les deux premières villes, les parcs intérieurs sont réunis par une longue bande de boulevards ornés ; à Boston, tout se concentre en un immense parc intérieur. Les Américains sont le seul peuple qui ait déclaré Parc National un district tout entier, celui de Yellowstone, unique pour ses beautés naturelles, tandis que la France laisse saccager par l’industrie ou l’exploitation intensive de magnifiques paysages. Que dirait maintenant Delille, qui, au XVIIIe siècle, se plaignait d()jà de ces destructions d’arbres séculaires ?


Ah ! songez que du temps ils sont le long ouvrage,
Que tout votre or ne peut racheter leur ombrage

[1] !


Il y a six ans, on évaluait à 130 millions la valeur des plantes et fleurs coupées aux États-Unis, 70 millions les orangers et fruits demi-tropicaux, 20 millions les plants d’arbres fruitiers ou d’agrément, 1 500 millions les fruits, etc. : la somme totale des produits de l’horticulture doit aujourd’hui dépasser trois milliards. Le progrès du goût, parmi les ouvriers aisés, employés, commerçans et bourgeois, entraîne une demande de plus en plus considérable de plantes en pots, fleurs coupées et plants pour petits jardins. De l’utilité de l’inutile : quel joli livre on pourrait écrire là-dessus, pour prouver que le culte de l’inutile, l’amour de la poésie, du théâtre, de l’art, des fleurs, de la nature, des voyages, sont les interprètes et les gages de la civilisation !

Les cimetières américains se distinguent par leur décoration florale : plus d’un nabab paie à certains jardiniers des abonnemens de 4, 5, 10 000 dollars pour l’entretien des corbeilles du tombeau familial. Quelques cimetières forment des espèces de parcs : tel, Spring Grove, près de Cincinnati, qui, avec ses lacs tranquilles, ses larges pelouses, ses grands arbres, garde le caractère de recueillement convenant à un champ de repos.

L’Australie, qui depuis longtemps nous envoyait sa flore, met à profit l’interversion des saisons, expédie des fruits, des légumes à la vieille Europe ; en dix ans, la surface de ses jardins et vergers a doublé, des écoles se créent, des sociétés se fondent, des syndicats s’organisent. Melbourne, Sydney, ont ouvert avec succès une Exposition universelle, le touriste admire les merveilleux jardins botaniques d’Adélaïde, de Hawkesbury, les inflorescences en pleine terre des orchidées, figuiers verts, cocotiers, gardenias, leur sève luxuriante, Adélaïde a aussi un Musée de Botanique, un Collège d’Agriculture ; la Ferme expérimentale de Rosewarthy, fondée par l’Etat, aux portes de la ville, en 1879, opère sur un terrain de vingt mille hectares. Le jardin botanique, le musée, fournissent au cultivateur des plants et des semences, les municipalités s’approvisionnent gratuitement d’arbustes et de fleurs pour la décoration des parcs et des jardins urbains. A Sydney, les parcs et jardins publics abondent : Jardin botanique 15 hectares, Centenial Park 300 hectares, Moore Park 200 hectares, puis : Victoria Park, Outer Domain, Balmore Park, Prince Alfred Park, Wentworth Park, Observatory Reserve. La Nouvelle-Zélande, Queensland, la Tasmanie, ont aussi leurs instituts horticoles.

Les Japonais, qui adorent les fleurs, n’ont guère de jardins publics ; en revanche, les anciens parcs des daïmios, les résidences des riches marchands, quelques maisons de thé, sont entourés de parcs disposés avec goût. Point de grandes lignes droites, de vastes percées, rien du style régulier, géométrique, cher à Le Nôtre et à ses adeptes ; le jardin japonais se rapproche plutôt du jardin anglais, la fantaisie, le caprice y règnent en souverains, c’est un boudoir de verdure et de fleurs, avec des lacs lilliputiens, des édicules, des kiosques, des tertres ; on erre à l’aventure, on croit toujours qu’on va s’égarer, on est tenté d’invoquer une Ariane moins mythologique que celle de Thésée ! En fait le jardin japonais est un succédané du jardin chinois, qui est lui-même le prototype du jardin anglais. Les anciens ne connaissaient guère que le jardin à allées droites, à portiques, à terrasses monumentales, dont le genre est conservé dans les villas cardinalices. Néron eut la première idée d’un véritable jardin à l’anglaise, qu’il plaça au milieu de Rome ; le parc de la Maison Dorée était un véritable parc anglais, tel aussi le parc de la Villa Hadriana à Tibur. Dans presque tous ceux du Japon, un des bords de la pièce d’eau se relève en un talus rapide, couvert, du haut en bas, d’azalées rouges, blanches, rousses. S’il consulte le génie du lieu, s’il ne contrarie pas la nature, l’horticulteur japonais la contrefait et la travestit souvent : ce sont de tels entassemens d’arbres, de chrysanthèmes, de glaïeuls, qu’ils ont l’air d’étouffer, de manquer d’air et de lumière, qu’on croit voir non plus un jardin, mais un musée de verdure : l’abus des surprises, de l’imprévu, cette végétation gênée, ces sentiers où l’on ne peut cheminer deux de front, donnent bien vite la nostalgie des larges horizons, évoquent cette réflexion de Vitet : « Les lignes sont à la nature ce que la mesure et la rime sont à la pensée ; elles l’ennoblissent, elles sont la poésie du paysage. » Les Japonais ne savent pas marier ici l’ordre et la liberté.

Par exemple, dans le pays du chrysanthème, on pousse fort loin l’art de composer harmonieusement des bouquets de fleurs pour ces vases dont les formes varient à l’infini. Chaque famille un peu importante a son professeur de Rikka, qui enseigne la science de faire tenir les fleurs debout ; et ces professeurs ont écrit là-dessus de nombreux manuels. Dans leurs vases à fleurs, les Japonaises se servent presque toujours de l’eau pure ; elles ont soin de brûler l’extrémité des branches coupées avant de les plonger. Parfois encore, elles conservent les fleurs dans des vases remplis de sel. Pour mieux conduire les branches, les extrémités reposent sur de petits morceaux de bois, où l’on a pratiqué des trous. Nos Parisiennes connaissent maintenant ce procédé : quelques-unes ont aussi imité le calendrier floral japonais ; l’une d’elles, m’assure-t-on, a du papier pour chaque mois. Janvier étant la saison du jasmin d’hiver, c’est le temps du papier bleu tendre marqué de la fleurette jaune ; en février, le papier est vert nil avec des perce-neige ; en mars, crème et primevères roses ; en avril, mauve avec pluie de violettes ; en mai, vert d’eau et bouquet de muguets ; en juin, rosé avec touffe de roses ; en juillet, blanc avec lis d’or ; en août, jaunâtre orné d’un dahlia japonais ; en septembre, lilas, fleur de bruyères ; en octobre, gris perle égayé d’asters ; en novembre, gris de cendre éclairci par des chrysanthèmes ; en décembre, vert-de-gris avec des roses de Noël.

L’Allemagne ne reste pas en arrière du mouvement floral, et, là comme partout, elle apporte ses précieuses qualités d’ordre, de méthode persévérante. Depuis 1860 surtout, les établissemens royaux d’instruction horticole se fondent de toutes parts, et sous différens noms : instituts pomologiques, pépinières provinciales, cours pratiques pour les jardiniers, écoles des champs et des jardins, écoles de viticulture et d’arboriculture. Par des subventions et des récompenses honorifiques, le gouvernement les encourage avec efficacité. Les sociétés d’horticulture abondent, les unes ayant un caractère général, d’au très se groupant en fédérations plus ou moins étendues. L’Allemagne compte seize universités complètes et quelques académies, toutes dotées d’un jardin botanique. A l’école des paysagistes anglais et français, nos voisins ont mieux dessiné leurs parcs, squares et promenades : les anciens remparts et fossés de plusieurs villes jadis fortifiées se sont transformés en promenades pittoresques. Congrès de rosiéristes, d’orchidophiles, de chrysanthémistes, d’amateurs de conifères, expositions internationales de Hambourg, d’Erfurth qui s’appelait au moyen âge le Jardinier du Saint-Empire, tout témoigne d’une passion active, intelligente, féconde en résultats. Un système d’assurances contre la grêle fonctionne pour les horticulteurs, principalement dans l’Allemagne du Nord et du Centre.

La rose, l’orchidée, le cyclamen, le glaïeul, sont au premier rang des fleurs préférées par nos voisins et l’on remarque ce phénomène qui se généralise de plus en plus : tandis que jadis chaque horticulteur cultivait une collection de plantes variées, les établissemens en renom se consacrent à une spécialité, qui aux plantes à beau feuillage ou à fleurs, qui aux plantes de serre ou de pleine terre ; il semble que producteurs et acheteurs y trouvent leur compte. Une industrie florissante est celle des graines florales ou maraîchères : les maisons de commerce ont leurs cultivateurs attitrés, des succursales, des tenanciers dans la Provence et l’Algérie ; la production des graines de fleurs occupe plus de 500 hectares ; elle a si bien réussi aux habitans de Quedlimbourg que l’un d’eux, enfant de ses œuvres, a légué près d’un million pour encourager les ouvriers du pays et les jeunes gens qui veulent marcher sur ses traces. On cite un horticulteur qui cultive vingt hectares d’immortelles, curieux témoignage d’une persistante tradition. En France et ailleurs, l’immortelle figure au nombre des fleurs démodées : comme si nous avions pris au sérieux le dédain mélancolique qui perce dans une belle lettre de la marquise du Deffand à Walpole : « Je pensais l’autre jour que j’étais un jardin dont vous étiez le jardinier ; que, voyant l’hiver arriver, vous aviez arraché toutes les fleurs que vous jugiez n’être pas de saison, quoiqu’il y en eût encore qui n’étaient pas entièrement fanées, comme de petites violettes, de petites marguerites, et que vous n’aviez laissé qu’une certaine fleur qui n’a ni odeur, ni couleur, qu’on nomme immortelle parce qu’elle ne se fane jamais... C’est l’emblème de mon cœur... »

En Angleterre, l’horticulture se développe librement, et bien que le patronage officiel y reste à peu près inconnu, l’émulation passionnée des amateurs et des professionnels a réalisé des merveilles. C’est le pays des plantes à grand effet, à large développement, des variétés rares, du style paysager dans les parcs, des serres monumentales où l’on peut se promener en voiture. Fondée en 1804 et la plus ancienne de l’Europe, la Société royale d’horticulture, composée de plus de 3 000 membres, a ses jardins d’études et d’expériences à Chiswick, patronne des explorateurs, décerne des médailles, publie force rapports, partage boutures et graines entre les sociétaires, organise des expositions de quinzaine, de grands concours un peu partout : une soixantaine de sociétés se trouvent affiliées avec elle. Sur 2 000 sociétés et plus, reconnues, ayant une organisation autonome, un certain nombre se borne chaque année à un concours spécial : roses, œillets, chrysanthèmes, auricules, pélargoniums, lis, dahlias, cinéraires, jacinthes, tulipes, légumes et primeurs, même les fraises et les groseilles ; d’autres ont pour objectifs les jardins de la classe ouvrière, ou bien encore le marché aux fleurs, les bouquets, les corbeilles de salon et de table, l’ornementation fleurie des balcons, celle des fenêtres et mansardes dans les quartiers populeux, le décor des magasins, des cimetières ; d’autres assurent des retraites aux jardiniers âgés. Il y a aussi un Horticultural Club, où les membres viennent causer de leurs affaires, où se donnent chaque mois des lectures. Sous le titre de conférences, on a institué dans les communes rurales des cours ambulans : la question mise à l’ordre du jour devient l’objet de causeries-concours, avec exhibitions des produits indiqués. Beaucoup d’horticulteurs se cantonnent dans une spécialité : fournir l’article en vogue, celui qui peut s’expédier par wagon, voire par bateau, simplifier les frais généraux, soutenir plus facilement la concurrence, voilà le but, le résultat de cette révolution que d’aucuns approuvent au point de vue commercial, et déplorent au point de vue scientifique. Les établissemens qui ne travaillent pas pour la masse, le peuple, the million, sont irréprochables de tenue ; ils ont perfectionné certaines inflorescences par la sélection ou le semis : quelques-uns occupent des surfaces considérables, tel celui de la famille Veith à Chelsea ; 30 hectares, 110 grandes serres, un certain nombre de serres affectées aux orchidées et aux fougères ; les rhododendrons javanais, les lis, les amaryllis, les araucarias ont chacun leur serre. Toutes les colonies anglaises ont leurs jardins botaniques et jardins d’essai. Fondé au XVIIIe siècle, le Museum horticole de Kew occupe 180 hectares, coûte 500 000 francs d’entretien à l’État, est à peu près unique au monde par la dimension des jardins, des serres et des collections : des élèves jardiniers y reçoivent une instruction théorique et pratique ; on essaie sans cesse d’innover, d’acclimater les végétaux venant de l’étranger ; chaque année, le nombre de ses visiteurs dépasse 1 200 000 ; c’est lui qui sert de pépinière aux colonies anglaises ; il a lancé à travers le monde ces explorateurs qui rapportèrent un précieux butin : Francis Masson, Georges Caley, Allan Cuningham, David Lockhart, importateur du gardénia à longue fleur, Wallich, John Fraser, William Morison, George Barclay, et cent autres. Et, à leur tour, les maisons renommées entretiennent de nombreux explorateurs.

Enseignement horticole à l’École primaire et à l’École normale, subsides aux champs d’expériences, aux conférences publiques, aux sociétés d’horticulture, création d’écoles officielles d’horticulture, souscriptions aux livres de jardinage, encouragemens aux concours de vergers et de potagers, faveurs de douane, de transport, bureau de renseignemens au ministère de l’Agriculture, décorations agricoles et industrielles, croix de l’ordre national de Léopold, le gouvernement belge ne néglige rien pour porter au plus haut degré la prospérité de l’horticulture. À l’École des réformes de Russelade, fondée pour les enfans abandonnés ou délinquans, il y a une section de jardinage qui leur ouvre la carrière. À Bouchout (province d’Anvers), voici l’École professionnelle agricole et horticole de jeunes filles. C’est M. Pierre Joigneaux, député républicain proscrit après le coup d’État de 1851, horticulteur habile, qui dressa un groupe d’instituteurs aux fonctions de conférenciers horticoles, et répandit le goût des conférences populaires à la campagne : aujourd’hui, on fait aussi des causeries sur le jardinage aux soldats en garnison dans les places fortes. Il faut citer, parmi les continuateurs d’une œuvre si utile, MM. Frédéric Burvanich, Émile Rodigas, Édouard Pynaert, Hubert Van Huile, « maîtres de la parole, de la pratique et du raisonnement. » Les sociétés horticoles sont très nombreuses en Belgique : qui n’a entendu parler des splendides floralies offertes tous les cinq ans par la société gantoise ? « La Belgique est le pays des fleurs, et Gand, la capitale de Flore, » disent nos voisins. En 1874, un seul établissement gantois préparait annuellement plus d’un million de plants, soit : 75 000 camélias et azalées 50 000 arbustes de pleine terre, 100 000 rosiers, 25 000 héliotropes, pélargoniums et autres plantes molles, 3 000 arbustes de la Nouvelle-Hollande, 20 000 plantes ordinaires de serre chaude, 50 000 gesnériacées, 30 000 fougères, 4 000 palmiers et cycadées d’importation ou de graines, 20 000 plantes vivaces, 20 000 conifères, 25 000 arbres fruitiers, 10 000 rhododendrons, magnolias, 600 000 jacinthes, tulipes, amaryllis, etc. Depuis 1874, que d’améliorations dans la culture, quelle augmentation du matériel !

En 1894, la société « Bruxelles-Attractions » instituait un concours pour l’ornementation florale des balcons, fenêtres, façades, galeries : le succès fut considérable, et les concours de balcons fleuris font la joie des citadins, montrent que, dans toutes les classes de la société, le goût des fleurs gagne de proche en proche. Cette idée charmante, dont nous commençons à faire notre profit, avait été réalisée déjà, sous une autre forme, en Angleterre ; dans une pensée de moralisation. un comité de dames a institué des concours pour la culture des plantes sur les fenêtres : graines et boutures étaient distribuées aux artisans et ouvriers qui en faisaient la demande. Ainsi les fleurs devenaient des professeurs de bonheur, de douceur et de tolérance, des apôtres de grâce et de vertu, des antidotes de théories communistes : avoir à soi quelques roses, quelques géraniums, serait-ce assez parfois pour se sentir propriétaire, pour comprendre la nécessité du tien et du mien ? Si la charité du pauvre consiste à ne pas haïr le riche, quels plus charmans intermédiaires pouvait-on choisir entre l’un et l’autre, des intermédiaires qui sont encore des symboles d’égalité, et font sentir le prix de la beauté ? Mais à leur tour, ces concours de balcons fleuris n’auraient-ils pas une origine très ancienne ? J’ai lu quelque part que les protestans français réfugiés à Londres après la révocation de l’Edit de Nantes mettaient, pour se reconnaître, des pots de fleurs sur leurs fenêtres.

Il faut donc que l’horticulture devienne de plus en plus une amitié de l’homme avec la nature ; et l’on ne saurait trop encourager le progrès du goût des fleurs dans le monde rural et ouvrier, parmi les enfans. La société botanique de la ville de Lierre s’occupe avec succès de la culture populaire des plantes. Par exemple, elle distribue aux meilleurs élèves des quatre écoles gratuites de la ville deux petites plantes de fuchsia, rempotées dans de la bonne terre substantielle. Afin d’éviter toute fraude, on passe par le trou du pot un fil de zinc portant une petite plaque du même métal avec un numéro : les deux bouts de fil sont enroulés à l’intérieur du pot, celui-ci rempli de terre. Chaque enfant remet deux centimes par plante, il l’achète ainsi de ses propres deniers, et elle lui devient plus précieuse. En novembre, l’inspection a lieu, et, la première fois, la société distribuait cent six bons, donnant droit chacun à une petite plante à la saison prochaine : les lauréats reçoivent un diplôme spécial, deux pots de fleurs. Pour stimuler leur zèle, on organise pendant les fêtes communales une petite exposition où sont réunies les plantes cultivées par les enfans, par les ouvriers ; puis, chaque année, c’est une fête des fleurs, au théâtre de la ville, avec morceaux de musique, tombola déplantes, de fleurs, conférence et projections lumineuses de paysages. Les enfans, d’ailleurs, aiment les fleurs, comme ils aiment les papillons. Lebrun-Pindare n’a-t-il pas dit :


Le papillon, chose frivole,
Près de la fleur coquette est assez bien placé :
Le papillon est une fleur qui vole,
La fleur un papillon fixé ?


A l’Exposition universelle d’horticulture de Dresde en 1896, une grande serre était entièrement occupée par les plantes que cultivent les enfans de la ville ; à Berlin, s’est constituée la société pour l’avancement de la culture des fleurs au moyen des écoles communales. Les sociétés horticoles de Louvain, Liège, Anvers instituent des concours floraux ouvriers : notre société régionale d’horticulture du Nord de la France à Lille les imite, offre aux ouvriers des boutures enracinées, avec des instructions très simples et clairement rédigées. D’autres idées sont dans l’air, et méritent qu’on les mette en pratique : la création de musées horticoles, l’introduction des fleurs dans les asiles de vieillards, les hôpitaux et les orphelinats.

Cette passion de la botanique en pays flamand date de loin, et nous en découvrons maint témoignage dans les miniatures de manuscrits, les tableaux des anciens peintres, les archives communales ; nombre d’administrations municipales firent graver des fleurs, des épis, des arbres, des navets, sur les sceaux officiels. Et l’on sait qu’au XVIIIe siècle, le prince de Ligne, qui eut le génie de la grâce, écrivit deux ouvrages sur les jardins : dans sa terre de Bel-Œil, il joignait l’exemple au précepte, ayant une âme champêtre à côté d’une âme mondaine, un vif sentiment et l’intelligence de la nature, un goût presque toujours excellent. A cette époque, l’influence de Jean-Jacques Rousseau et de Marie-Antoinette se manifestait avec éclat ; l’amour de la campagne devenait à la mode, chacun voulait avoir son petit Trianon ; la querelle des jardins anglais et des jardins français partageait le monde élégant, aussi ardente que la querelle des Gluckistes et des Piccinistes ; on portait aux nues les ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre, Delille, et jusqu’aux médiocres essais de Saint-Lambert, de Boucher. Le prince de Ligne se place entre les deux systèmes, dont il signale avec finesse les abus et les mérites, il veut lui aussi actualiser la nature et naturaliser l’art. Le Beau lui apparaît l’ordre mouvementé, l’ordre vivant, et il veut que les jardins réunissent l’ordre et le mouvement ; « l’ordre sans le mouvement semble froid et ennuyeux, le mouvement sans l’ordre nous inquiète et nous fatigue. » Conserver le caractère de chaque scène, provoquer l’émotion, obtenir l’unité dans la variété, réaliser cet idéal, que de l’harmonie générale d’un paysage résulte la relation des parties entre elles, voilà le grand secret de l’art des jardins. Soutenir avec Amiel que tout paysage est un état de l’âme, c’est ne montrer qu’une moitié de la vérité : tantôt en effet le paysage crée un état de l’âme, et tantôt l’âme crée le paysage. Tel paysage provoque directement la gaieté, la sérénité, la tristesse : autrement il serait indifférent pour nous de contempler un champ de choux, une guinguette de la banlieue de Paris, le chaos de Gavarnie, la rade de Constantinople ou la baie de Naples.

Entre le jardin français, solennel, compassé comme un menuet, et le caprice anglais qui va parfois jusqu’à l’anarchie, le prince de Ligne cherche un moyen terme, se montre éclectique, permet de s’accommoder aux temps, aux lieux ; ne serait-il pas un des apôtres du style mixte ou composite, assemblage harmonieux du style géométrique et du style paysager, empruntant à l’un sa régularité, à l’autre son pittoresque ? Il aurait pu invoquer cet argument de conciliation : Mason, dans son poème des jardins anglais, déclare que <( Bacon fut le prophète, Milton le héraut, Addison, Pope et Kent les champions du jardinage et du vrai goût. » En réalité, les jardins naturels ou paysagers ont pour précurseur Dufresny, compositeur et auteur comique ; Louis XIV, qui avait entendu parler de ses créations à Vincennes, Paris et Poissy, lui demanda des plans pour Versailles, mais ne les mit pas à exécution, à cause de la dépense qu’ils auraient entraînée. On oublia Dufresny, et l’Angleterre marcha à la tête du mouvement, sans éviter d’ailleurs les épi grammes des fanatiques du style Louis XIV : « . Rien de plus facile que de dessiner un parc anglais, souriaient-ils ; on n’a qu’à enivrer son jardinier et à suivre sa trace. »

« Il n’y a qu’un bon et qu’un mauvais goût, observe Ligne, il n’y a qu’une seule musique. J’ai été longtemps à trouver mauvais qu’on dît : c’est français, c’est italien. Je voulais seulement qu’on dît : c’est bon. Je pourrais en dire autant des jardins, mais je conçois qu’il y a une espèce de convention. La simplicité, la nature et le désordre appartiennent aux Anglais, de même que les lignes droites, les percés, les grands morceaux sont aux Français. Sans décider quelle est la meilleure musique et quels sont les plus beaux jardins, je crois qu’il faut se conformer aux situations, que Jupiter ne doit pas s’égayer longtemps sur une voyelle, et que Versailles ne doit pas être comme le Covent-Garden. »

Ligne nous montre de la manière la plus spirituelle combien il est indispensable de choisir un bon guide horticole. Pendant une conversation avec Frédéric II, celui-ci ayant cité Virgile : « Quel grand poète, s’écrie le prince, mais quel mauvais jardinier ! — A qui le dites-vous ? repart le roi. N’ai-je pas voulu semer, planter, cultiver, les Géorgiques à la main ! Mais, monsieur, me disait mon jardinier, vous êtes une bête, et votre livre aussi ! Quel climat que celui-ci ! Dieu ou le soleil me refuse tout. Mes pauvres orangers, mes oliviers, mes citronniers, tout cela meurt de faim. — Il n’y a donc, sire, que les lauriers qui poussent chez vous. Et puis, il y a trop de grenadiers : cela mange tout. » Le jardinier du roi de Prusse se montrait plus familier encore que celui de Bossuet, qui grondait son maître de son peu de goût pour les fleurs : « Si je plantais des Saint-Augustin et des Chrysostome, vous les viendriez voir ; mais, pour vos arbres, vous ne vous en souciez guère. »

La floriculture reconnaît l’empire de la mode, et, chose curieuse, les mêmes fleurs, presque toujours, en vertu de cette royauté mystérieuse, font, dans les cinq parties du monde, les délices des amateurs : plus de distances, plus de frontières ; à San Francisco comme à Paris, à Tokio comme à Berlin, à Sydney comme à Bruxelles, la même année, presque la même semaine, quelques inflorescences sont admirées par le public élégant. Les fleurs (je parle des fleurs de luxe) n’ont plus de patrie ; le chauffage, les forceries les acclimatent ; on dirait de ces belles ambassadrices qui partout promènent leurs grâces et leur esprit, de ces toilettes de rêve qui sortent des ateliers de nos couturiers célèbres pour se répandre dans l’univers entier. De même la charmante mode des salons-serres, qui date de soixante ans à peine, n’a pas tardé à s’accréditer partout. La mode ! Révolution qui s’accomplit chaque jour[2], sobriquet de la fortune, sourire du destin, vérité d’opinion, charme du costume, de la beauté, de la puissance ! C’est Protée, c’est l’imprévu, c’est un phare à feux changeans, ce qui plaît aujourd’hui, ce qui déplaira demain, le caprice magicien qui fait et défait les réputations : aussi inconstant que Ninon de Lenclos, aussi séduisant que Cléopâtre, sphinx éternel qui sans cesse livre son secret et sans cesse le reprend, un dieu qui ne compte guère d’athées parmi les femmes, fleur de l’imagination, enfant du goût et parfois du faux goût. La mode donne la popularité, elle la retire, elle la confirme, elle a ses mystères, sa logique, sa philosophie. C’est parfois une foule qui fait la mode, c’est aussi une seule personne, général, homme d’État, couturier, duchesse ou actrice. Disraeli, jeune alors, avait rencontré au bal une délicieuse jeune fille portant en guise de diadème une fraîche couronne de primevères : comme il admirait cette simple parure, quelqu’un insinua que peut-être ces fleurs étaient artificielles. Et de parier, et de consulter la jeune fille, qui donna raison à Disraeli en lui offrant deux fleurs détachées de la couronne or pâle : depuis on vit toujours une primevère à la boutonnière de l’homme d’Etat, et c’est sur cette légende que se fonda la Ligue conservatrice de la Primevère. Tous les ans, à l’anniversaire de la mort de Disraeli, les adhérens de la Ligue, au nombre de 700 000, se parent d’un bouquet de primevères ; guirlandes et couronnes ornent les fenêtres du club, s’entassent autour de la statue érigée dans le square du Parlement, jonchent le tombeau à Hughendon, encadrent les portraits ; et, dans toute l’Angleterre, villes et villages manifestent le même culte enthousiaste.

Que de fleurs la mode n’a-t-elle pas accréditées ! Que de fleurs n’a-t-elle pas laissées tomber dans l’oubli du monde élégant ! Telles les auricules, les giroflées, le grenadier, le myrte, la tulipe surnommée jadis : le chef-d’œuvre de Dieu. Que de fleurs plébéiennes mériteraient de faire partie de l’aristocratie florale ! Que de dédains injustes pour tant de charmantes personnes qui n’ont souvent d’autre tort que de se prodiguer ! Au fond, les horticulteurs doivent reconnaître que la mode est assez bonne princesse, que ses évolutions dans leur domaine ne sont point foudroyantes, qu’ils peuvent donc s’y préparer, se mettre en mesure avec les nouvelles inconnues qui prennent des allures envahissantes. Comme les vrais hommes d’Etat, ils doivent, eux aussi, prévoir ; les bateaux à vapeur, les chemins de fer, le téléphone ont mis en quelque sorte les peuples porte à porte, rendu les affaires plus considérables, la concurrence plus intense ; entre l’industrie d’aujourd’hui et celle d’autrefois il y a presque autant de différence qu’entre la stratégie d’Alexandre et celle de Napoléon : c’est le propre du génie, du simple. talent même, de trouver l’arme, le procédé, la tactique, qui conviennent à chaque époque, à chaque circonstance. À ceux qui se plaignent, je voudrais rappeler une légende que j’ai entendu conter par un ami de Franche-Comté, et qui, avec quelques changemens, peut servir de leçon aux éternels mécontens de tout poil, de toute profession.

Or donc un paysan gémissait sur la longueur et la largeur du champ qu’il avait à labourer. Satan, qui ne se pique pas toujours de logique, était ce jour-là en veine de bienveillance ; il sort du sillon et dit à Jacques Bonhomme : « J’ai parié, hier, que je verrais un être satisfait de son sort ; donne-moi ta charrue, ton aiguillon, je vais besogner pour ton compte. » Et en effet le diable besogna si bien qu’en un tour de main le vaste champ était labouré profond, que les pierres, le chiendent avaient disparu comme par enchantement. « — Est-ce bien ainsi ? — Voire, fit le paysan en se grattant la tête, mais la semence est bien chère cette année. » — Et Satan de fouetter l’air de sa queue, et les grains de blé de tomber serrés comme gouttes de pluie. — « Et maintenant ? — Peuh ! fit le laboureur ; qui me garantira des gelées, de la sécheresse, de l’orage, de l’excès d’humidité, de toutes les maladies de la terre ? — Tiens, prends cette boîte ; elle contient la pluie et le beau temps, gouverne-les à ton gré. » Et le paysan les gouverna à merveille, et son blé était admirable, mais les blés voisins avaient profité du bienfait, les épis dans tout le canton étaient lourds, hauts et drus ; et Satan, faisant sa tournée, aperçut son obligé qui regardait avec envie les champs des autres. — « Tu n’as donc pas tout ce qu’il te faut ? interroge-t-il. — Hélas ! la campagne crève de blé, je vendrai le mien à vil prix : cette magnifique récolte m’aura ruiné. » Tandis qu’il pérorait, Satan cueillit un épi, l’égrena, et, ayant soufflé sur les balles, il dit au laboureur que tous les grains de tous les épis du champ étaient comme ceux-ci, de l’or pur. — Jacques Bonhomme les prit, les soupesa longuement, puis, avec le geste et l’accent du désespoir, il soupira : « Mon Dieu, va-t-il falloir dépenser gros pour faire contrôler et poinçonner tout cela ! » Le diable reconnut alors qu’il avait perdu son pari et qu’il fallait renoncer à satisfaire un cultivateur.

Le savant Albert le Grand donne des détails significatifs sur l’horticulture de son temps : sa description du jardin ou verger confirme en tout point les dires des trouvères. Des plantes potagères, médicinales et aromatiques, des arbres fruitiers, quelques fleurs, la rose et le lis, la violette, l’ancolie, voilà tout. Un siècle plus tard, le Ménagier de Paris y joint la giroflée ; au XVe siècle seulement, l’œillet fait son apparition.

Le Lai de l’Oiselet parle d’un jardin entouré de canaux, orné d’une jolie fontaine, avec verger, roses, plantes aromatiques, arbres régulièrement taillés. L’auteur du Roman de la Rose décrit aussi un jardin, « les buissons bien sentans, les violettes, parvanches nouvelles, girofle, réglisse, anis, cannelle, lauriers, hault pins, oliviers, cyprès, ormes, chênes, fruits variés, oiseaux et gibier. » Il faut cependant noter que les fleurs, au moyen âge, jouent un grand rôle dans la coiffure des femmes, que la corporation des bouquetières-chapelières. fondée au XIIe siècle, abolie au XVIIIe, a une importance assez considérable. D’après quelques coutumes de l’ancien droit, un chapel de roses était la seule dot que la jeune fille pût réclamer à ses parens.

La difficulté des voyages, les guerres continuelles, l’absence de la vie de société, la pauvreté du peuple, tout concourait à empêcher qu’on n’embellît les propriétés. Les croisades auraient pu faciliter l’introduction des plantes étrangères de luxe : on ne songeait qu’à l’utile. Parfois, dans les riches abbayes, à côté du potager, se trouvait le jardin des simples, réunis dans une intention pratique plutôt que scientifique. Ajoutons-y le petit nombre des plantes indigènes. L’Europe florale doit beaucoup à la science, beaucoup aussi à l’Asie, l’Amérique et l’Océanie : par exemple, l’Angleterre compte à peine 1 500 espèces indigènes, tandis qu’on y rencontre plus de 32 000 exotiques ; le réséda lui-même arrive d’Egypte.

Mais voici venir la découverte du Nouveau-Monde, et ce XVIe siècle qui ouvre la période de l’histoire documentaire des introductions. Description minutieuse des espèces indigènes, catalogues raisonnes des acquisitions nouvelles, fondation de jardins botaniques, tout est travail, effort et zèle extrême à cette époque ; la vogue des inflorescences américaines et asiatiques ne tarde pas à se déclarer. C’est alors qu’on apporta en Europe les tulipes, les jacinthes, les narcisses, les couronnes impériales, et tant d’autres fleurs qui bientôt détrônèrent les végétaux autochtones : la première tulipe fleurit en Allemagne, au mois d’avril 1559, à Augsbourg. Aux XVIe, XVIIe siècles, la tulipe arrive à des prix exorbitans, figure avec honneur sur les toiles des vieux peintres hollandais. Puis, c’est le Canada qui envoie les prémices de sa flore, la vigne vierge, le faux acacia, les asters, etc., devenus les commensaux habituels des jardins européens. Vers le milieu du XVIIe siècle, se présentent les premières plantes du Cap ; Amsterdam, Leyde possèdent les plus nombreuses, les plus belles variétés de géraniums, éricacées, chrysanthèmes[3], lobéliacées, pélargoniums, aloès, euphorbes, 6 000 espèces végétales forment, dès 1668, les collections du jardin botanique de Leyde. Mais ces belles Africaines réclamaient, pour vivre, un abri ; on commença donc de construire des serres d’après les principes rationnels. Lorsque le style paysager eut enfin triomphé, nombre d’essences exotiques firent leur entrée dans nos parcs : érable blanc, rouge ou jaspé, peuplier argentea, balsamifera, canadensis, genévrier de Virginie, pavia aux grappes rouges, le weigelia aux superbes guirlandes roses, et le précoce forsythia dont les gracieuses clochettes semblent sonner les charmes du printemps,

La Nouvelle-Hollande devint aussi fournisseur de l’Europe méridionale, avec les cactées, l’eucalyptus, etc. Grâce au perfectionnement des moyens de transport, aux nouveaux systèmes de chauffage des serres, nous jouissons à domicile de la végétation des tropiques : palmiers, aroïdées, mélastomacées, fougères arborescentes, bananiers, bégonias, orchidées, poussent aussi bien dans nos palais vitrés que dans leurs pays d’origine.

Il faut signaler encore, parmi les principaux auxiliaires du progrès horticole, l’hybridation, le forçage des fleurs. L’hybridation, la fécondation artificielle est une science toute moderne, du moins dans ses applications à la floriculture, car, depuis des siècles, les Arabes l’utilisent pour la culture des dattiers ; ils introduisent l’inflorescence mâle dans les spathes des fleurs femelles, à l’époque de la floraison, imitant à leur tour les abeilles, bourdons et autres hyménoptères qui, tout en butinant dans les calices des fleurs, transportent de l’une à l’autre le pollen attaché aux poils dont leur corps est couvert. La rose sauvage, la rose des Alpes, la rose de Provins, la rose à cent feuilles, voilà, ou peu s’en faut, tout ce que connurent les anciens et les hommes du moyen âge, car il est établi maintenant que ceux-ci ont cultivé la rose : on la trouve dans le jardin de la femme de Childebert ; Charlemagne la recommandait pour ses métairies ; Hildegarde énumère ses propriétés ; Albert le Grand et Barthélémy la décrivent avec soin. Au XVIIIe siècle, apparaissent le rosier du Bengale, (1771), le rosier-thé. Et les croisemens commencent, et maintenant la nomenclature des hybrides remplirait presque un volume, car il existe, assure-t-on, plus de 6 000 sortes de roses, et chaque nouvelle espèce se répand assez vite, grâce au bouturage et à l’écussonnage. De prétendre que telle ou telle découverte, autour de laquelle on mène grand bruit, soit vraiment une découverte, que tous ces Christophes Colombs et ces Américs Vespuces ne nous servent pas quelquefois du vieux-neuf, cette assertion serait sans doute téméraire : je jurerais, mais je ne parierais pas, comme disait un homme politique.

Ce qui est certain, ce qu’il faut admirer ici, c’est la vogue durable de la rose, sa popularité ; elle plaît aux riches et aux pauvres, il n’y a pas de révolution possible contre elle, sa suprématie ne fléchit pas un instant, elle demeure le personnage sympathique de la floriculture. On dirait qu’elle fut créée par un décret nominatif de l’Eternel, tandis que les autres fleurs n’ont eu qu’un décret collectif. Faut-il l’attribuer à sa beauté, à son élégance, à son parfum, à cette protéité charmante qui lui permet tant d’incarnations et satisfait en nous le double besoin de changer et de durer ? Ou bien encore aux nombreuses légendes qui circulent à son sujet ? Qui sait ? Les. légendes concourent à la gloire des grands hommes, parfois même elles en sont le meilleur fondement : pourquoi ne protégeraient-elles pas la réputation d’une fleur ? En voici une, peu connue, je crois, qui contient aussi un apologue bon à méditer.

Un jour, comme le régime parlementaire régnait au ciel. Dieu assembla la Chambre, et son premier ministre déposa sur le bureau le projet de la Rose, parfumée et délicate, telle que nous la possédons aujourd’hui. Une grande émotion se produisit aussitôt dans la majorité, et des amendemens nombreux se dressèrent contre le projet. Un député s’élance à la tribune et conclut à la suppression radicale des épines ; un autre lui succède et ne veut pas entendre parler des feuilles ; un troisième déclare tout à fait exagéré le nombre des pétales, et sollicite une réduction ; un quatrième se plaint du parfum, etc. Ce que voyant. Dieu prit un grand parti, il prononça la dissolution de la Chambre et décréta la création. Sans cette décision héroïque, observait Raymond Brucker, nous marcherions peut-être à quatre pattes, et nous n’aurions ni les fleurs, ni les oiseaux, ni la verdure pour nous consoler du reste.

Que la première rose nous vienne d’un coup d’Etat ou du régime parlementaire, l’homme a singulièrement amélioré l’œuvre du créateur.

Le forçage des fleurs est une des innombrables applications de cette loi universelle qui met l’homme aux prises avec la nature ; il proteste contre l’hiver, il brouille les Parisiens avec les saisons, il leur fournit des roses pendant toute l’année. Les forceries sont les établissemens, jardins, serres de tout ordre, froides ou chauffées au thermo-siphon, où se réalise ce miracle de grâce et de beauté : elles deviennent de véritables manufactures de fleurs ; en même temps on a institué des conservatoires qui permettent de retarder la floraison, afin de pouvoir en tout temps satisfaire le goût du jour. Les plantes à forcer peuvent être bulbeuses[4], vivaces ou ligneuses ; il convient de les choisir parmi celles qui naturellement ont une floraison précoce, de leur donner une bonne culture préparatoire. Quand on a fait choix des genres et des espèces à forcer, il faut préparer les touffes ou les jeunes plants, les faire pousser soit en pot, soit en pleine terre, pendant l’été qui précédera la saison du forçage, leur donner le plus de soleil possible, ne pas les laisser manquer d’eau, afin que tout aoûte et mûrisse bien : sans cette précaution, les boutons ne pourraient se former. Par pincement, taille ou tâteurage, on obtient de jolis petits pieds bien dressés : empoter à la fin d’août ou pendant le mois de septembre ; mettre ces pots dehors, plongés dans une couche de feuilles, et les y laisser jusqu’au moment du rappel à la vie, jusqu’au quinze novembre environ. Ce rappel à la vie, début du forçage, doit s’opérer graduellement : huit à dix degrés pour commencer, douze après huit jours, quinze ensuite, pour arriver progressivement à vingt et même plus, à l’instant de la floraison. Diminuer la chaleur lorsque le temps est sombre, la porter jusqu’à 25, 30 degrés après un mois ; ne jamais laisser souffrir les plantes de la soif, les doucher avant que le soleil ne pénètre dans la serre, et tenir celle-ci dans une atmosphère continuelle d’humidité. Dès que les premiers boutons commencent à s’ouvrir, habituer graduellement les plantes à une température moins chaude que celle où elles ont été forcées. Ces règles générales admettent, bien entendu, force modifications de détail, selon le climat, et la fleur qu’on cultive[5].

A Paris même, il y a des forceries ; elles se multiplient dans la banlieue parisienne, dans les départemens du Nord. Aussi la question du chauffage des serres est-elle à l’ordre du jour, et revient-elle sans cesse dans les congrès. En France, on se sert presque partout du thermo-siphon, ou chauffage par circulation d’eau chaude, tandis que la vapeur a peu d’adeptes. Le problème à résoudre pour celle-ci est le règlement de la chaleur : la vapeur d’eau est toujours à cent degrés. Au contraire, on peut amener l’eau à toutes les températures de à 100 degrés : le thermo-siphon a pour lui sa grande simplicité, la facilité de la conduite, la continuité et la régularité du chauffage. Quelques savans préconisent l’électro-culture ; mais il faudrait des épreuves répétées, concluantes, économiques, pour que celle-ci entrât dans le domaine de la pratique.

Avec certaines espèces, le forçage n’a pas besoin d’une si coûteuse installation : ainsi les muguets se laissent fort bien forcer en chambre. Placez les pots dans des soucoupes garnies continuellement d’eau et dans un appartement bien chaud, couvrez-les de mousse bien fraîche ou de sable. Au-dessus de chaque pot, ayez un autre pot renversé d’égale grandeur dont vous fermez l’ouverture à la partie supérieure ; après quelques jours, lorsque les bourgeons ont fait leur apparition, enlevez le pot supérieur, et pendant quelque temps encore remplacez-le par un chapeau en papier ; tout d’abord les feuilles, par suite de la privation de lumière, ont un aspect jaunâtre, mais cette teinte disparaîtra bientôt pour faire place à un vert frais et tendre.

Ce qui semble encore une utopie, ce qui demeure la pierre philosophale des disciples de saint Fiacre, la quadrature du cercle végétal, le carré de I’hypoténuse horticole, c’est la rose bleue : c’était autrefois la tulipe noire. Que de vains essais, que de légendes autour de cette fleur qui recule sans cesse dans le mirage de l’idéal ! Mais Dame Nature estime sans doute que l’azur du ciel, le myosotis, la sauge, la centaurée, le bluet des champs doivent nous suffire, et que déjà nous lui avons arraché assez de secrets. De guerre lasse, certains industriels ont tenté des imitations artificielles : tranchons le mot, la falsification a fait des siennes, et, un beau jour par exemple, on vendait à Paris des œillets verts 2 francs la pièce. La police, flairant quelque imposture, les saisit, les envoya au laboratoire de la ville de Paris, où M. Girard reconnut qu’on avait baigné dans une matière colorante les tiges des fleurs fraîchement coupées ; la matière colorante grimpe, par capillarité, dans la tige, où elle se trouve réduite, puis se réoxyde au contact de l’air en pénétrant dans les pétales ; l’industrie s’empara du procédé, et aujourd’hui on colore certaines fleurs, narcisses, lilas blancs, immortelles. On ne connaît guère ici que trois couleurs : le vert, le violet et le rose. Un bleu verdâtre peut aussi être obtenu par l’emploi du tétraméthylparadiamidophenylorthoxiphénylméthane : cette substance a pour vocable un des mots les plus longs de la langue française. Qu’adviendra-t-il de ce maquillage horticole ? On peut croire que la teinture des fleurs vivantes donnera lieu à de curieuses études de laboratoire, mais qu’elle exercera peu d’influence de fait. À quoi bon ces contrefaçons, alors que nous enrichissons presque à l’infini la gamme des tons dans chacune des fleurs de nos végétaux d’ornement ? Trois mille orchidées, trois mille chrysanthèmes, et ni la nature, ni l’homme n’ont dit leur dernier mot. Je ne cite ici que les orchidées et les chrysanthèmes, parce qu’avec les roses, elles fournissent les inflorescences les plus riches, mais beaucoup de fleurs comptent des espèces fort nombreuses.

L’École nationale d’horticulture de Versailles mérite une mention spéciale. Elle est une véritable école d’horticulture, elle est établie au Potager du Roi, organisé de 1679 à 1683 par La Quintinie[6], jardinier de Louis XIV, et occupe une surface de 10 hectares environ. Elle a été instituée en 1873 par l’Assemblée nationale, sur la proposition de Pierre Joigneaux, député de la Côte-d’Or, et du congrès de la Société des Agriculteurs de France. L’idée n’était pas nouvelle, car deux fois déjà on avait tenté de fonder en France une École d’horticulture : sous Louis XV, un agronome distingué, Moreau, offrait de créer sur son domaine de la Rochette, près de Melun, d’une étendue de 200 hectares, une pépinière nationale en même temps qu’un établissement d’enseignement horticole. Le contrôleur général Laverdy accepta, et le Roi signa en 1767 un arrêt : la pépinière devait être cultivée par 50 enfans trouvés, âgés de 12 à 15 ans ; ils y restaient jusqu’à 25 ans et devenaient alors maitres-pépiniers, chargés de l’entretien des pépinières provinciales. Necker, en 1780, fut assez mal inspiré pour supprimer l’établissement sous prétexte d’économie : il y avait à la Rochette 111 829 arbres fruitiers, 25 360 arbres d’alignement, 64 215 arbres étrangers, 66 694 arbres divers, 25 420 arbres à fleurs, et 7 131 600 plants d’arbres forestiers et autres. La seconde tentative se produisit en 1827. Le secrétaire perpétuel de la Société royale d’horticulture, le chevalier Soulange-Bodin, eut l’idée de joindre à son établissement de Fromont (Seine-et-Oise) un institut où des jeunes gens recevraient des leçons théoriques et pratiques. Charles X l’agréa : l’Institut royal d’horticulture fut inauguré le 14 mai 1829, et tomba avec la Restauration.

En inaugurant, le 15 décembre 1895, dans la cour d’honneur de l’Ecole, un monument à la mémoire de Pierre Joigneaux, M. Viger, ministre de l’Agriculture, rendait un juste hommage à la mémoire de M. Hardy, premier directeur de l’Institut, et mettait en relief les services rendus, ceux qu’on a le droit d’attendre :

« Cette institution a fait ses preuves en permettant de donner à nos grands horticulteurs des collaborateurs capables et éclairés, en formant toute une pléiade de jardiniers instruits qui, soit dans le professorat, soit dans nos grands services municipaux, soit dans l’industrie horticole, font actuellement honneur à son enseignement... Non seulement le jardin (de l’École) attire de tous les points du globe des amateurs éclairés qui viennent y admirer de belles cultures, mais encore ses nombreux élèves vont à l’étranger diriger des jardins publics, professer l’horticulture, répandre, en un mot, sous la forme du progrès horticole, un peu de ce goût dans la plus charmante des cultures, qui fait partie du patrimoine artistique de notre France... »

Je doute toutefois que les lauréats de l’École d’horticulture égalent avant longtemps ce jardinier de Meissonier, au sujet duquel on m’a raconté le trait suivant.

Meissonier avait un jardinier, doué d’une mémoire merveilleuse, qui connaissait le nom de toutes les graines et de toutes les plantes. Impossible de le prendre en défaut ; son maître avait cependant parié avec Emile Augier qu’il y parviendrait. Un jour, il le fait appeler, et montrant un papier bleu qui contenait des œufs de hareng séché : « Connaissez-vous ces graines ? interroge-t-il. Après mûr examen, le jardinier prononce : Oui, ce sont des graines de pulpus fluximus, plante rare des tropiques. — Combien faut-il de temps pour que la plante sorte de terre ? — Environ quinze jours. » Rendez-vous est pris avec Emile Augier. Quinze jours après, au moment où les deux amis achevaient de dîner, le jardinier se fait annoncer : « Monsieur Meissonier, les plantes sont sorties de terre ; vous plairait-il de venir les voir ? — Ah ! pour le coup, c’est trop fort ! » s’exclame le peintre. On descend au jardin ; le jardinier soulève une cloche de verre ; de la couche de terreau émergeait... une triple rangée de museaux de harengs saurs.

Quoi qu’il en soit, l’enseignement donné à Versailles paraît bien entendu et bien dirigé. Former des jardiniers capables et instruits, des chefs de culture pour les écoles pratiques d’agriculture et les écoles normales, des professeurs d’horticulture et des architectes paysagistes, des agens sérieux pour les divers services publics ou privés, des horticulteurs, des pépiniéristes, des maraîchers, etc., voilà le but. Arboriculture fruitière de plein air ou de primeur ; arboriculture d’ornement et multiplication des végétaux ; culture potagère de plein air ou de primeur ; floriculture de plein air et de serre ; botanique ; pépinières ; architecture des jardins et des serres ; physique et météorologie ; chimie, minéralogie et géologie ; zoologie et entomologie horticoles ; arithmétique ; lever de plans, nivellement, géométrie ; dessin linéaire de plantes et d’instrumens de jardinage ; langue française, langue anglaise ; comptabilité ; voilà les matières de l’enseignement : il dure trois ans ; les élèves sont Français, âgés de 16 ans au moins, de 26 au plus, externes, soumis à des examens d’entrée et de sortie : il y a des boursiers de l’État, des départemens, des villes et des sociétés agricoles ; l’École admet exceptionnellement les étrangers, aux mêmes conditions que les nationaux, si ceux-ci ne remplissent pas l’effectif réglementaire. On considère les élèves comme des garçons jardiniers chargés d’exécuter tous les travaux, les plus délicats et les plus minutieux, comme les plus pénibles. Au XVIIIe siècle, les directrices du couvent aristocratique de l’Abbaye au Bois avaient divisé tous les services de la maison en un certain nombre d’obédiences où chaque élève demeurait à tour de rôle pendant quelque temps. Nous retrouvons ici le même principe : la culture des primeurs, l’arboriculture fruitière de plein air et de serre, la floriculture de plein air, la floriculture de serre, la culture potagère de plein air, le travail des ateliers, constituent des services distincts dans lesquels les élèves, partagés en autant de sections, passent successivement une quinzaine : de la sorte ils s’attachent davantage au travail, apportent une attention plus soutenue à leur besogne. De nombreuses excursions complètent leur enseignement pratique : en 1897, ils ont exécuté un fort intéressant voyage à travers la Belgique. De 1874 à 1898, l’école a reçu 1 032 jeunes gens : 988 français, 44 étrangers ; en 1898 il a été reçu 63 élèves, en 1899, 60 élèves : chaque promotion ne devrait pas dépasser 40 élèves, mais dans ces dernières années on en a reçu beaucoup plus A défaut du diplôme, on accorde un certificat d’études à un certain nombre de jeunes gens qui, n’ayant pas brillé dans leurs examens, ont cependant justifié de connaissances suffisantes pour devenir de bons praticiens. Beaucoup d’anciens élèves de Versailles, disséminés dans le monde entier, occupent des fonctions honorables, ou administrent d’importans établissemens. Les produits du potager, vendus aux halles ou aux particuliers au profit du Trésor, s’élevaient en 1896 à 37 846 fr. 45. L’Ecole figure au budget pour une somme de 90 000 francs ; 30 000 francs sont consacrés au traitement du personnel ; 60 000 francs au matériel et aux bourses d’élèves.

Voici l’envers de la médaille : des personnes fort sérieuses m’ont affirmé que l’Ecole formait aussi de nombreux déclassés, plus de théoriciens que de praticiens, et que, munis de leurs diplômes, les élèves voulaient être chefs de service et méprisaient les emplois modestes. Ces jeunes gens sont externes, et l’externat, la liberté absolue en dehors des heures de travail, auraient plus d’une fois présenté de graves inconvéniens.

Après l’école de Versailles, il faudrait rappeler d’autres institutions qui, à des degrés divers, concourent au progrès horticole : Institut agronomique, Écoles pratiques d’agriculture, Fermes-Ecoles, stations agronomiques, chaires d’agriculture, institutions libres, orphelinats, asiles, refuges, écoles, colonies agricoles et horticoles, l’Ecole des pupilles de Villepreux, l’École municipale et départementale d’arboriculture de la Ville de Paris, les orphelinats horticoles de Beaune, de Chambéry, de Louveciennes, d’Elancourt, l’asile de Saint-Philippe à Fleury-Meudon fondé par la duchesse de Galliera, l’Ecole Je jardiniers d’Igny, celle de Ferrières, l’asile Fénelon à Vaujours, l’asile départementale de Saint-Cyr, les sociétés générales et locales d’horticulture, les conférences et cours publics, les jardins botaniques, les revues et journaux horticoles. Un certain nombre d’horticulteurs et d’amateurs, les Vilmorin-Andrieux, Edouard André, Charles Baltet, le duc de Massa, etc., rendent ici de signalés services : les jardiniers de la duchesse de Luynes à Dampierre remuent chaque année plus de 600 000 pots de fleurs.

Vers l’an 1800, le marché aux fleurs se tenait, comme par le passé, les mercredis et les samedis de chaque semaine, sur l’emplacement du quai de la Mégisserie, aujourd’hui fort rehaussé, élargi et embelli par des plantations d’arbres. Le quai de la Mégisserie s’appelait aussi quai de la Ferraille ou de la Ferronnerie, parce que les marchands y vendaient leurs ferrailles, pêle-mêle avec les fleuristes ; primitivement il se nommait la Vallée de Misère, ou encore la Pouillerie, parce que l’on y avait établi le marché à la volaille. Le marché de la Mégisserie, particulièrement destiné aux fleurs en pot et en caisse, aux arbres fruitiers et aux arbrisseaux d’agrément, se tenait donc au milieu des vieilles ferrailles, des vieilles armes et des raccommodeurs de boucles ; le quai étant très passager, les charrettes, observe Pujoulx dans son Paris à la fin du XVIIIe siècle, « écrasent les pieds des passans, s’ils ne se jettent, au moindre embarras, au milieu des pots et ne renversent les caisses des fleuristes. Quel assemblage ! De vieilles pelles avec des roseaux fleuris, des sabres rouilles à côté d’un pot de narcisses, des piques pêle-mêle avec des giroflées et des violettes ! … » À la place des Innocents, se tenait le matin un petit marché de bouquets, et sur le Pont-Neuf, dans les demi-lunes qui s’élèvent au-dessus de chaque pile, étaient installées vingt boutiques de fleuristes, louées chacune 600 livres par an, en 1785. Cela suffisait aux besoins de la consommation parisienne : aujourd’hui ils ont peut-être centuplé. On ne saurait indiquer des chiffres tout à fait précis, pour déterminer l’importance du commerce des fleurs, mais les personnes compétentes estiment que le mouvement des affaires dépasse quatre-vingts millions de francs pour Paris et le département des Alpes-Maritimes. Lors de la mort du président Carnot, en juillet 1894, les commandes pour Paris seulement dépassèrent, assure-t-on, un million et demi de francs : la province et l’étranger en avaient fourni presque autant. Le grand marché des fleurs n’était plus aux halles, les fleuristes se rendaient plusieurs fois par jour chez les horticulteurs de la banlieue de Paris ; ils achetaient sur pied, sans marchander, une plate-bande de rosiers, de marguerites, de pensées, une serre d’orchidées fleuries, un parterre de soucis. A propos de ces derniers, quelqu’un rappela ces gracieux vers :


Veuve de son amant, quand jadis Cythérée
Mêla ses pleurs au sang de son cher Adonis,
Du sang naquit, dit-on, l’Anémone pourprée.
Des pleurs naquirent les soucis.


Le tsar avait chargé son ambassadeur, le baron de Mohrenheim, de commander une couronne de 8 000 francs chez une fleuriste de la rue Royale : celle-ci n’ayant pu se charger de la commande, M. de Mohrenheim s’adressa à une fleuriste du boulevard de la Madeleine qui fournit une couronne de 5 000 francs. Comme pour les funérailles de Victor Hugo, de Thiers, de Gambetta, le nombre de ces couronnes atteignait un chiffre énorme ; quantité d’entre elles mesuraient plusieurs mètres de circonférence.

On distingue deux sortes de fleurs : le Nice, le Midi, que la Compagnie P.-L.—M. débarque tous les jours, le Paris ou chauffé que les jardiniers de la banlieue apportent soigneusement emballé dans leurs voitures ; le très beau Midi va aux grands fleuristes, le Midi ordinaire se retrouve sur les petites voitures, où nous le payons en général moins cher qu’à Cannes et à Nice. Les quarante commissionnaires en fleurs facilitent, l’accès du marché parisien aux horticulteurs de Provence, opèrent la sélection entre leurs produits ; les forts de la halle déchargent les voitures, perçoivent le prix de l’emplacement, veillent sur les fleurs jusqu’à l’heure de la vente.

Le Paris, le chauffé se vend beaucoup plus cher que le Nice, ce dont on ne saurait s’étonner, puisqu’il vient des serres, des forceries, produit par un soleil artificiel beaucoup plus coûteux que celui de la Provence. Qu’un fleuriste fasse payer trois, quatre francs une rose en plein hiver, lui-même l’a souvent payée un franc cinquante, deux francs : on lui en a envoyé cinq ou six douzaines, une douzaine se trouvent perdues, flétries avant la mise en vente, il faut bien se rattraper. De même pour ces corbeilles qui figurent sur les tables élégantes ; vous les payez cent francs peut-être, mais elles contiennent deux ou trois douzaines d’orchidées qui coûtent fort cher au vendeur. Et puis cette corbeille est une œuvre d’art, un tableau : les fleuristes le savent si bien qu’une de leurs employées, surnommée la coloriste, est chargée de faire parler aux fleurs leur langage le plus provocant, de les mettre en beauté par l’étalage, par la montre. Une coloriste habile est fort prisée, car c’est elle qui tous les matins fait valoir et multiplie les trésors de grâce et d’harmonie que renferment les fleurs : elle attire le passant, l’envoûte, fait de lui un client, bien qu’il en ait. Et les accessoires des bouquets, vases, corbeilles, paniers, supports, rubans, exigent aussi un goût très affiné. Le commerce de fleurs a des gens de génie, des talens personnels, des talens à la grosse ou à la douzaine, des esprits subalternes et caudataires : Paris garde ici la suprématie.

L’industrie des parfums joue un rôle éminent dans la floriculture, à tel point que le chiffre d’affaires auxquelles il donne lieu, égale, dépasse peut-être celui des fleurs vivantes et coupées : la fleur cueillie est un cadavre. Mais tandis que les fleurs poussent un peu partout, la Provence a fait le monde entier son tributaire pour les parfums, malgré les droits assez élevés que ceux-ci doivent payer sur la plupart des marchés européens : là seulement la fleur possède les vertus spéciales qui produisent les essences supérieures. Le géranium vient en Algérie, mais il ne vaut pas le géranium des Alpes-Maritimes, et se vend meilleur marché. L’arrondissement de Grasse est le centre des usines qui distillent les fleurs et feuillages peu nombreux d’où se tirent les parfums : oranger et bigaradier, tubéreuse, jonquilles, cassie, violette, réséda, géranium, rose, jasmin, myrte, sauge, thym, lavande, verveine, citronnelle, basilic, menthe et mélisse. La France est le plus grand marché du monde : en 1823, le chiffre des affaires de toute la fabrication parisienne ne dépasse pas cinq millions : en 1846 il atteint quatorze millions, vingt-six millions en 1866, quarante-cinq millions en 1878 ; en 1889 la production de la parfumerie française peut s’évaluer à soixante-quinze millions dont l’exportation absorbe la moitié. Telles maisons arrivent à un chiffre d’affaires de cinq, huit, dix millions : d’aucunes travaillent spécialement pour les épiciers, fabriquent de la parfumerie à bon marché, car l’usage s’en répand de plus en plus, et je n’oublierai jamais ce cri d’un pessimiste déclarant que tout était perdu, parce que, dans certains villages riches, les jeunes paysannes faisaient faire leurs photographies, avaient des fausses dents, des bottines, et se parfumaient avec du vinaigre de toilette. L’usage des parfums correspond à l’augmentation du bien-être, de l’aisance et de la propreté.

On peut définir la parfumerie : l’art de préparer tous les produits odoriférans, d’une couleur agréable, qui doivent satisfaire l’hygiène et la coquetterie. Deux classes de produits, deux catégories d’industriels : les matières premières comprenant les essences, les infusions de fleurs dans des corps d’origine animale, végétale ou minérale, les eaux distillées, etc. Ces matières, tirées des trois règnes de la nature, servent à la fabrication des produits composés ou conditionnés : extraits d’odeurs, eaux de toilette, savons, pommades et huiles parfumées, dentifrices, poudres parfumées, sachets, pâtes molles ou dures odoriférantes, crèmes, émulsions, fards, teintures, etc. Une seule plante peut fournir plusieurs principes odorans : les petits fruits et les feuilles de l’oranger donnent l’essence de petit-grain, les fleurs le néroli, et l’écorce des fruits le portugal. L’odeur des plantes est chose variable ; certaines plantes n’embaument que la nuit, d’autres ont besoin de la lumière pour répandre leur senteur ; le cacalia septentrionalis cesse d’embaumer si seulement l’ombre de la main s’interpose ; le cereus grandiflorus laisse échapper des bouffées parfumées de demi-heure en demi-heure, Henri Heine n’a donc ni tort ni raison de prétendre que les parfums sont les sentimens des fleurs ; et « de même que les émotions du cœur humain sont plus profondes dans la nuit, quand il se croit seul et sans témoins, les fleurs semblent aussi, avec la raison de la pudeur, attendre le voile de l’obscurité pour s’abandonner toutes à leurs sentimens odoriférans, et les exhaler dans l’espace. » Certains parfums ont de rares propriétés antiseptiques : ainsi l’essence de cannelle de Ceylan dont la puissance antiseptique est comparable à celle du sublimé à l’égard du bacille de la fièvre typhoïde.

Il faut bien se garder de confondre l’odeur des plantes avec leurs émanations : en effet les fleurs, tant qu’elles ne sont pas flétries, respirent, et, comme l’homme, exhalent un gaz dangereux, l’acide carbonique : telle est parfois leur activité vitale qu’on ne peut séjourner sans danger dans une chambre où se trouvent des bouquets.

D’après Pline, les parfums prirent naissance en Orient, dans cette terre d’élection qui porte la cannelle, le bois de santal, le camphre, la muscade, l’arbre à encens. Aux dieux seuls, aux cérémonies du culte ils sont d’abord réservés, deviennent des symboles de purification, car beaucoup de pratiques religieuses de l’antiquité ont une origine hygiénique. Dans les corps de leurs morts, les Egyptiens introduisent force poudres aromatiques, baumes, essences pures ; en dépit des législateurs, l’usage des parfums s’étendit aux simples mortels : les femmes sans doute opèrent cette révolution dans les mœurs, protestent contre des chartes caduques ; le féminisme remporta en cette affaire une de ses premières victoires. Et vainement les philosophes moroses se voilent la face, se lamentent : « L’homme libre et l’esclave, quand ils sont parfumés, se ressemblent, » gémit Socrate. Les boutiques de parfumeurs deviennent à Athènes le lieu de réunion habituel ; on parfume tout : les meubles, les mets, les personnes, on asperge d’eau de rose les visiteurs ; on parfume la salle du festin, et certains raffinés y lâchent des colombes aux ailes tout humides de parfums. Chaque partie du corps a son parfum : la menthe pour les bras, la marjolaine pour les cheveux et les sourcils, l’essence de lierre terrestre pour les genoux et le cou, l’huile de palmier pour les joues et la poitrine. Cyzique était réputée pour ses iris, Naples, Capoue, pour les roses, Rhodes pour ses crocus, Thamies pour le nard et Chypre pour la vigne. Devenus les maîtres du monde, les Romains empruntèrent à la Grèce ses mœurs et ses goûts, rivalisèrent d’extravagances ; au spectacle le vélum qui couvrait le théâtre laisse suinter des eaux de senteur, on se teint les sourcils et la barbe, on parfume les aigles romaines avant la bataille. Le christianisme au contraire proscrivit les parfums, et tomba d’un excès dans un autre : mais les croisades firent connaître certains aromates, et inspirèrent le goût de les employer ; le sultan Saladin qui, en 1187, fit purifier à l’eau de rose les murs de la mosquée d’Omar, redevenue mahométane, était à la mode. La découverte du Nouveau-Monde apporta d’autres baumes. Sous les Valois le goût des parfums devient une débauche : Henri III et ses mignons ne se couchaient guère sans un masque et des gants préparés. Même orgie en Angleterre, où les gants et sachets parfumés rapportés d’Italie par le comte d’Oxford firent fureur. Un arrêt du Parlement statua que « toute femme qui aura par le moyen de faux cheveux, crépons d’Espagne, fard, fausses hanches, buses d’acier, paniers, souliers à talon ou autre artifice, entraîné au mariage un sujet de sa Majesté, sera punie des peines édictées contre la sorcellerie. » La reine Marie-Antoinette mit à la mode la violette ; au plus fort de la Révolution, on vend la pommade à la guillotine ; les muscadins ont pour odeur préférée le musc, l’impératrice Joséphine donne crédit à la vanille, aux parfums exotiques. Et, avec plus ou moins de discrétion, l’usage des parfums n’a pas discontinué : il semble l’apanage des civilisations raffinées. Dis-moi comment tu te parfumes, je te dirai qui tu es, ce que tu penses, ce que tu aimes.

Comme la musique, comme les sons, les parfums agissent sur le cerveau ; d’aucuns affirment leur influence morale, et l’on a même construit une gamme des odeurs. La rose aurait pour demi-ton le géranium, et voilà un moyen de composer de fins bouquets dans le genre de ceux-ci :


Accord de Sol Basse Sol Pergulaire
Sol Pois de senteur
Violette
Fa Tubéreuse
Sol Fleur d’oranger
Si Aurone
Dessus.
Accord de Do Basse. Do Santal
Do Géranium
Mi Acacia
Sol Fleur d’oranger
Do Camphre
Dessus.

« Il existe, observe M. Roux, des odeurs fortes et des odeurs vives, comme il existe des sons graves et des sons aigus. Les sons graves sont produits par des émanations lentes. Précisément les odeurs graves, comme le patchouly, sont d’une volatilisation beaucoup moins rapide que les autres, l’essence de citron par exemple. Les sons ne s’accordent pas toujours entre eux... de même les odeurs s’accordent entre elles ou ne s’accordent pas. Certains parfums s’excluent l’un l’autre, et, quand on vient à les mélanger, l’odeur qui en résulte est parfaitement désagréable... De même que dans la gamme : do, mi et sol forment un accord parfait, — en mélangeant, le citron, l’orange et la verveine, — ou bien le patchouly, le santal et le vétyver, — ou bien encore l’amande, l’héliotrope, la vanille et la clématite, nous aurons composé des accords agréables, ces accords s’appelleront des bouquets. Ces bouquets, plus ou moins riches, pourront, comme les accords musicaux, être majeurs ou mineurs, gais ou tristes. Le clavier des odeurs remplacera le clavier des sons... » Comme les couleurs et les sons, les parfums produisent des sensations artistiques : à chaque état d’âme correspond un parfum. Un homme fort intelligent, fabricant de matières premières, M. E. Baube, m’adressait cette réflexion qui résume nettement l’opinion de tous les parfumeurs : « La parfumerie est un art, l’odorat se montre susceptible d’une éducation artistique au même titre que l’œil ou l’oreille, les parfums divers peuvent très exactement se comparer aux notes et aux couleurs, et un bon parfumeur compose un bouquet comme un musicien une sonate, un peintre son tableau. » Et ceci fait mieux comprendre le mot de Mlle Bertin, célèbre couturière sous Louis XVI, à cette grande dame qui protestait contre le prix d’une toilette : « Ne paie-t-on à Boucher et à Latour que leurs toiles et leurs couleurs ? »

Les odeurs ! On sait la définition naïve de la grisette qui rangeait les fleurs en deux catégories : celles qui sentent bon, celles qui sentent mauvais. Encore fallait-il ajouter : selon moi, car l’odorat a sa religion, ses hérésies, ses lieux communs, ses exceptions, ses doctrines générales et particulières, il y a des odeurs de suffrage universel qui plaisent à la grande majorité, et des odeurs de suffrage restreint, qui plaisent à la minorité ; telle odeur, réputée fort suave, procure un évanouissement, des nausées à certaines personnes. On peut encore diviser les fleurs d’après les saisons et les mois, les vertus médicinales, la mode, la politique, l’origine indigène ou exotique, la couleur, les familles. Voici une classification moins fantaisiste des fleurs d’ornementation : 1° Plantes annuelles et plantes bisannuelles, 2° Plantes vivaces, 3° Plantes bulbeuses, 4° Plantes de serre, 5° Arbres et arbustes, 6° Fleurs spéciales du midi, 7° Fleurs et graminées à sécher pour bouquets d’hiver, 8° Feuillages et verdures, 9° Végétaux aquatiques.

Balzac, notre grand Balzac, était fanatique d’horticulture ; ses Jardies, à Ville-d’Avray, lui semblaient une terre promise des fleurs et des fruits : jadis un raisin célèbre y produisait le vin des rois, le roi des vins ; l’imagination du romancier, galopant dans l’empire de la chimère, lui montrait un Eden, des cultures fabuleuses, exotiques, rémunératrices. Par exemple il plantait 100 000 pieds d’ananas, et les vendait 5 francs au lieu d’un louis ; qui de 500 000 francs déduit 100 000 francs pour frais de culture, de châssis, de charbon, restent 400 000 francs nets, rente splendide, « sans la moindre copie, » observait Balzac. Le plus beau est qu’il emmena Théophile Gautier à la recherche d’une boutique sur le boulevard Montmartre, pour la vente des ananas de son paradis horticole imaginaire. La boutique, peinte en noir, réchampie de filets d’or, devait porter sur son enseigne en lettres énormes : « Ananas des Jardies. » Quant à ceux-ci, il les voyait, respirait le parfum tropical des serres, les décrivait, passait d’un rêve à un autre, et jouait cent fois la scène de Perrette avec son pot au lait. Si on lui eût parlé d’une maraîchère de la banlieue parisienne, riche de quatre millions, portant aux oreilles d’énormes diamans, ayant des breaks attelés de chevaux de prix, conduits par des domestiques en livrée, ce qui ne l’empêchait pas de venir s’asseoir tous les jours, à quatre heures du matin, sur ses paniers, comme font ses camarades moins fortunées ; j’imagine qu’il n’eût pas été autrement étonné, et qu’il eût vu dans cette histoire plus ou moins véridique la démonstration péremptoire de ses calculs fantastiques. Mais il manque souvent un grain de pratique aux plus belles conceptions, comme il manque un grain d’idéal aux projets les mieux enduits de raison positive.


VICTOR DU BLED

  1. Rapport de M. Maurice de Vilmorin sur l’Horticulture aux États-Unis. — Charles Baltet : l’Horticulture dans les cinq parties du monde ; l’Horticulture française, ses progrès et ses conquêtes depuis 1789 : dans ce grand travail, l’auteur donne la liste des principaux ouvrages pour chaque pays. — Edouard André : l’Art des Jardins, in-4o, Masson, 1879. — Hugues Le Roux : les Fleurs à Paris. — A. Mangin : Histoire des Jardins. 1887. — Philippe L. de Vilmorin : les Fleurs à Paris, culture et commerce, 1892. — Nanot et Deloncle : l’École d’Horticulture de Versailles, 1897. — Revue Horticole, Revue d’horticulture belge et étrangère, Journal de la Société nationale d’horticulture de France. — Prince de Ligne : Coup d’œil sur les jardins, Coup d’œil sur Bel-Œil. — Robert Sulzberger : les Orchidées. — Sir John Lubbock : la Vie des plantes. — Marquis de Cherville : la Vie à la Campagne. — Maumené : l’Art floral à travers les siècles. — Jean Lahor : Une société à créer pour la protection des Paysages français, 1901. — Viviand-Morel : l’Art d’obtenir des variétés nouvelles en horticulture. — Rapports au Congrès d’horticulture de l’Exposition internationale de 1900. — H. Rimmel : le Livre des Parfums. — E. Roux : les Parfums, etc.
  2. Voyez, dans mon volume : La société française au XVIIe siècle, 1901 (in-16, Perrin), le chapitre intitulé : Modes et Coutumes.
  3. On a célébré en 1889 le centenaire de l’arrivée en Europe du chrysanthème. « En pots, en touffes arrachées, en fleurs coupées, ce sont elles, observe M. Philippe de Vilmorin, qui tiennent toutes les places pendant la saison d’automne, et nul ne songerait à s’en plaindre, tant elles sont jolies, variées et décoratives. Depuis les petites fleurs en pompon jusqu’aux larges têtes aux fleurons contournés, dites japonaises, elles ont toutes les formes régulières, symétriques, échevelées, en cocarde ou en aigrette, elles se prêtent à tous les emplois et présentent toutes les nuances les plus fraîches et les plus originales. Elles sont naines ou élancées, grêles ou touffues ; le savoir-faire de nos cultivateurs fait varier les fleurs de la grosseur d’un bouton d’or à celle d’une pivoine, la taille des plantes de trente centimètres à deux mètres. On les groupe en massifs, en gerbes, en corbeilles ; on les emploie en fleurs isolées, et elles se prêtent à tous les usages, avec le mérite de se conserver longtemps… »
  4. Le bulbe est le renflement tuberculeux que présente la tige de certaines plantes au-dessus du collet.
  5. On a écrit des volumes sur les orchidées, comme sur les chrysanthèmes et les roses : il y a des sociétés orchidophiles, des journaux orchidophiles. Un trait commun à toutes les espèces d’orchidées, c’est qu’elles se montrent rebelles aux tentatives de forçage ; impossible d’avancer l’époque de leur floraison. En revanche chaque saison a ses orchidées ; en hiver : Cattleya Perrivaliana, Cypripedium insigne, Cœlogyne cristata, Dendrobium nobile, Lœlia albida, Odontoglossum crispum, Phalœnopsis gvandiflora, Vanda cœrulescens, etc. Au printemps : Cattleya Mendeli, Cymbidium Lovvianum, Dendrobium moschatum, Odontoglossum vexillarium, Oncidium crispum. En été : Cattleya Leddigesii maxima, Cypripedium Veitchii, Dendrobium Dearei, Oncidium bicolor, Epidendrum falcatum... En automne : Angrœcum Sesquipedale, Cypripedium niveum, Lœlia autumnalis, Cymbidium Veichii, Phalœnopsis Lovvi... — Tous les matins, M. Joseph Chamberlain reçoit de Birmingham deux orchidées destinées à orner sa boutonnière
  6. Louis XIV anoblit son jardinier ; ses armes étaient d’argent au chevron d’azur accompagné de deux étoiles de même, et, en pointe, d’un arbre de sinople, terrassé de même. Quant à Le Nôtre, créateur des jardins de Versailles, le Roi, qui lui avait déjà octroyé des lettres de noblesse et le cordon de Saint-Michel, voulait, au moment de sa retraite, lui donner encore des armoiries. « Des armoiries, remercia Le Nôtre, j’ai déjà les miennes : trois limaçons couronnés d’une feuille de chou. »