Les Forçats du mariage/27

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Librairie internationale (p. 243-261).

XXVII


Pendant le trajet de Sceaux à Paris, Étienne n’adressa pas la parole à Juliette, et ne répondit à ses questions que par monosyllabes.

Elle voulut s’approcher de lui avec câlinerie.

Il la repoussa.

Quand ils furent arrivés à leur hôtel, Étienne, au lieu de se retirer chez lui, entra dans l’appartement de Juliette sans lui en demander la permission.

Pendant que sa femme se déshabillait, il marchait à travers la chambre, agité, mais silencieux.

— Tu es bien maussade ce soir, dit-elle tout à coup. J’ai à t’apprendre une nouvelle qui va te rendre le plus heureux des hommes.

Il s’arrêta, et la regarda d’un air interrogateur et sévère.

Elle était pourtant adorablement provocante, enveloppée de son peignoir de soie blanche à nœuds de satin bleu. À demi attaché, ce peignoir découvrait un cou potelé et un coin d’épaule si blanc, si frais ! Ses beaux cheveux déliés, aux boucles rebelles, cachant à demi, d’un côté seulement, l’ovale pur du visage, ne découvraient que le bout d’une oreille rose où scintillait un diamant.

— Eh bien ! reprit-elle, tu ne me demandes pas ce que c’est ?

— Quoi ? fit-il sèchement.

Elle s’avança jusqu’à ses lèvres.

— Attends-toi à une grande, grrrande joie.

Elle approcha sa bouche de l’oreille d’Étienne et lui dit quelques mots à voix basse.

Au lieu de cette joie promise, Étienne éprouva une douleur aiguë, comme si on lui eût plongé dans le cœur un fer rouge.

Il poussa un cri de rage semblable à un rugissement, et se laissa tomber sur le divan.

Juliette restait devant lui stupéfaite.

— Mon Dieu ! qu’as-tu donc ? J’ai cru te faire plaisir. Depuis si longtemps tu le désirais. Étienne, réponds-moi, je t’en conjure.

Elle cherchait à lui prendre la main.

— Va-t’en, va-t’en. J’ai peur de moi.

En effet, il était livide, effrayant. Sa lèvre frémissait, sa prunelle était pâle, son visage, horriblement contracté.

— Tu es la plus vile, la plus misérable des femmes ! s’écria-t-il enfin.

Juliette voulut payer d’audace.

— Expliquez-vous, monsieur, dit-elle fièrement.

— Oui, reprit-il terrible, cette paternité que vous m’annoncez, que je souhaitais comme une joie suprême, cette paternité empoisonne à jamais ma vie. Une femme comme vous, on devrait la punir des galères.

— Est-ce que vous êtes fou ? riposta Juliette avec le même ton de hauteur.

— Mais cet enfant ne m’appartient pas, malheureuse !

Il cacha sa tête dans ses mains.

— Oui, je suis fou. Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ; car ma tête éclate.

Et cet homme, si maître de lui, sanglota.

— Avant de m’accabler ainsi, veuillez au moins me dire quelles preuves vous avez contre moi, afin que je puisse me défendre.

— Des preuves ! Elle ose me demander des preuves ! En me souvenant du passé, j’en ai vingt, j’en ai cent. J’étais aveugle, j’avais confiance, car je vous aimais. Ah ! comme vous avez dû rire avec votre amant de ma naïveté, de ma crédulité ! Et cette lettre que vous avez reçue hier matin, elle n’était pas de Mme de Brignon, elle était de Robert. Donnez-la-moi, il me la faut, je la veux.

— Vous ne l’aurez pas, repartit Juliette avec une obstination pleine de défi. J’entends que vous respectiez le secret de mes lettres. Voilà pourquoi je vous l’ai refusée hier.

— Vous l’avez détruite, vous aviez peur, n’est-ce pas ?

— Je l’ai dans ma poche, répliqua-t-elle avec une tranquillité ironique.

Ivre de colère, de jalousie, Étienne se leva soudain, s’avança vers sa femme, la saisit par les épaules et la terrassa.

Il chercha dans la poche de Juliette. La lettre n’y était pas. Elle avait seulement voulu le braver.

— Rien ! Je ne saurai rien, disait-il en se tordant les mains.

La situation était grave, décisive. Juliette le comprit : il fallait à tout jamais détruire les doutes de son mari ; le repos de sa vie entière dépendait de la présence d’esprit qu’elle saurait déployer. Sa résistance était donc calculée : elle voulait, en affectant une dignité blessée, le forcer à rétracter ses soupçons, à demander pardon de ses violences.

— Eh bien ! dit-elle, feignant de céder par grandeur d’âme, quoique vous m’ayez cruellement offensée, je vous pardonne ; car vous me semblez réellement fou et surtout malheureux. Je vous donnerai cette lettre. J’espère qu’elle vous fera rougir de vos insultes et de vos brutalités.

Elle l’alla prendre dans la robe qu’elle portait la veille.

Étienne la parcourut avidement.

Hélas ! il ne demandait qu’à croire, qu’à aimer encore.

En effet, cette lettre ne contenait pas un mot compromettant. Cette lettre, qui avait fait naître ses doutes, les fit évanouir. Une subite réaction s’opéra. Il se jeta aux genoux de sa femme, lui baisa les pieds avec respect, lui demanda pardon en pleurant.

Juliette voulut profiter de cette crise, et l’abuser entièrement. Pour apaiser les dernières vibrations de cette immense douleur, pour fermer cette blessure encore palpitante, elle eut des mots charmants, d’exquises tendresses.

Elle lui prenait la tête entre ses petites mains blanches, et l’appuyant contre sa poitrine,

— Écoute mon cœur, disait-elle d’un ton de reproche attendri, ne sens-tu pas qu’il est tout à toi, à toi seul, que ma vie entière t’appartient ? Tu me juges donc bien menteuse et bien fausse ? Crois-tu que si je te trompais, je pourrais te presser ainsi dans mes bras ? Te tromper ! toi qui es si bon et qui m’aimes tant ! Ce serait plus qu’un crime, ce serait une monstruosité. Et tu m’en as crue capable, moi, ta femme adorée ! Ah ! nos existences sont bien confondues, va ! Et rien jamais ne pourrait nous séparer. Tu m’en as voulu peut-être de t’avoir engagé à partir pour Rio-Janeiro ; mais tout aussitôt j’ai réfléchi que je ne pourrais vivre aussi longtemps loin de toi. C’est pourquoi tu m’as vue triste hier tout le jour ; c’est pourquoi aussi j’ai prié M. de Luz de sortir avec moi dans le parc. Comme il m’a souvent consolée dans mes chagrins de jeune fille, je voulais lui conter nos embarras, lui demander d’intervenir auprès de M. Rabourdet. Il le fera. Et c’est cette promenade qui peut-être t’a fait croire… Ah ! je ne puis penser à cela sans que mon cœur se gonfle d’indignation, sans que la honte m’étouffe. Mais je te pardonne, parce que tu as souffert plus que moi encore ; je te pardonne surtout pour l’amour de notre enfant. Étienne ! notre enfant ! pense donc ! Ah ! maintenant seulement je vois combien je t’aime. L’idée de la maternité, avec ses douleurs et ses tracas, m’effrayait ; maintenant, elle me comble de joie, elle me pénètre d’une ivresse profonde, divine. Un enfant, mon Étienne, qui te ressemblera, qui sera entre nous un lien de plus ! Et un instant, tu as pu m’accuser ! Demande-moi pardon encore. Non, je n’y veux plus penser. J’aurais peur de ne pouvoir te pardonner.

Faussée par ses relations coupables, Juliette s’était habituée peu à peu à mentir, à jouer ces petites comédies de sentiment dans lesquelles elle déployait un charme vraiment captivant. Toutefois, en cet instant, elle ne mentait pas entièrement : elle aimait presque Étienne. Pour la première fois, il l’avait subjuguée par l’énergie de son amour. Jusqu’alors, elle n’avait pas compris ce qu’il y avait de tendresse infinie dans son abnégation, de force dans sa douceur toujours égale. Elle l’avait cru un peu flegmatique ; mais elle s’était trompée : ce n’était pas un agneau, c’était un lion. Il l’avait domptée. Il savait donc aimer, ce doux Étienne, avec toutes les colères et toutes les jalousies de la passion. Elle l’aimait mieux depuis qu’il lui avait fait peur, depuis qu’il l’avait insultée et battue.

— Sais-tu que tu m’as fait mal tout à l’heure ? lui dit-elle, en lui montrant son poignet meurtri.

Étienne le couvrit de pleurs et de baisers. Honteux, humilié de sa rudesse, il n’osait lever les yeux sur elle.

— Cependant je te remercie, reprit-elle, de m’avoir fait sentir la véhémence de ton amour. Je suis fière de porter tes marques. Elles disparaîtront trop vite. Qu’est-ce d’ailleurs que ce bobo, en comparaison de ce que tu as enduré, toi, pauvre cher cœur ? C’est moi qui ai été maladroite, entêtée ; j’aurais dû prévenir, deviner tes soupçons, t’épargner ces douleurs atroces. C’est moi qui veux me mettre à tes pieds.

Elle l’obligea à s’asseoir, et s’inclina devant lui.

Elle pleurait aussi, et ses larmes chaudes mouillaient les mains d’Étienne.

En la voyant, cette femme si fière, si hautaine, dans une attitude humiliée, implorante, Étienne fut entraîné, attendri. Il oublia tout soupçon, et, dans un transport d’amour, de remords, par un reste de jalousie peut-être, il la releva et l’embrassa avec emportement.

Tandis que Juliette achevait sa toilette de nuit, Étienne la regardait, plongé dans une sorte de somnolence extatique. Il contemplait la courbe harmonieuse des épaules et le mouvement plein de grâce avec lequel, les deux bras élevés, elle tordait ses cheveux sur sa nuque.

La glace lui renvoyait son charmant visage.

Tous deux se taisaient.

Juliette, qui tournait le dos à son mari, ne se croyait point observée.

À quoi songeait-elle ?

Étienne, lui, ne songeait à rien. Encore brisé de la douleur passée, accablé maintenant par le bonheur d’avoir recouvré le calme, un calme qu’il n’espérait plus, il laissait errer sa pensée où la portaient ses regards, et ses regards ne se détachaient point de Juliette.

Tout à coup il la vit sourire. Sa pensée se fixa. Pourquoi souriait-elle ? Pourquoi son regard, tout à l’heure attendri, était-il devenu sec et moqueur ?

Avec cette netteté de perception qui, en certains moments d’excitation cérébrale, est comme une seconde vue, il devina en elle la satisfaction d’avoir bien joué son rôle, de l’avoir bien dupé.

Et cet odieux sourire restait sur les lèvres de Juliette, comme pour le narguer.

Tous ses doutes lui revinrent à la fois.

Il bondit, le bras étendu, prêt à frapper.

Mais comment expliquer cette nouvelle et subite colère ? Il se trouva insensé, ridicule, et s’arrêta.

Il sortit rapidement sans regarder sa femme, sans lui dire une parole.

Une fois dans sa chambre, hors du charme fascinateur que Juliette exerçait sur lui, il reprit un à un, et analysa les souvenirs du passé et les incidents de la soirée. La lettre de Robert, si insignifiante en apparence, il en saisit le vrai sens : c’était un rendez-vous ajourné. Puis cette promenade dans le parc, cette porte fermée à l’intérieur, quand Lucette restait au dehors ! Enfin, comment expliquer ce mensonge de Lucette, si Robert et Juliette n’eussent été là ?

Alors sa fureur se ranima plus violente ; car Juliette lui apparaissait sous un jour plus odieux. Tant d’hypocrisie et d’astuce chez cette femme qu’il avait toujours crue sincère !

Au souvenir de ces comédies de tendresse, de ces scènes de larmes, au souvenir surtout de cet enfant qui porterait son nom, et qui ne serait pas à lui, il se sentait enveloppé comme d’un manteau de feu, en même temps qu’il grelottait la fièvre.

Vingt fois il alla jusqu’à la porte de Juliette pour lui dire qu’elle mentait, qu’il n’était pas dupe, qu’il la méprisait et la haïssait. Mais il redoutait sa propre fureur. Peut-être aussi craignait-il de faiblir encore.

Il ouvrit la croisée pour rafraîchir son front brûlant ; mais le calme et l’air de la nuit ne purent apaiser la tourmente qui bouillonnait en lui.

Alors il s’étendit sur son lit sans toutefois espérer dormir ; et pourtant quel bienfait eût été pour lui un moment d’oubli !

Il prit un journal, essaya de lire. Son regard tomba sur le mot : Tribunaux. Par une de ces coïncidences qui semblent des préméditations du hasard, il s’agissait d’un mari trompé, qui dans un accès de jalousie poignardait sa femme, et que les jurés acquittaient à l’unanimité.

— Ah ! sans doute, pensa-t-il, cet homme est excusable et il était juste de l’absoudre ; car dans ce cas, c’est la loi elle-même qui pousse à l’assassinat. S’il m’était permis de me séparer si complètement de cette femme qu’elle ne fût plus rien dans ma vie ; si m’étant trompé aussi grossièrement, je pouvais revenir sur le passé, retrouver avec une autre le bonheur d’une sainte affection et les joies de la famille que je cherchais dans le mariage, je n’aurais pas ces colères et ces désespoirs qui me rendent fou ; je chasserais cette femme de mon foyer et de mon cœur, et tout serait dit.

Désormais, au contraire, si j’ai le courage de vivre, mon existence devra s’écouler dans une amère solitude, dans de stériles regrets ; ou bien, si je cherche une famille en dehors des lois, en dehors du monde, il faudra la cacher, il faudra qu’elle rougisse et souffre à cause de moi. Et cette famille nouvelle ne pourra s’appeler de mon nom ; tandis qu’une femme indigne le déshonorera, tandis que l’enfant né du vice, et qui portera en lui peut-être les germes du désordre, sera, devant la loi et devant la société, mon enfant, l’héritier de mes biens et de mon nom !

Voilà la justice humaine ! et c’est pour pallier tant d’inconséquences qu’elle est obligée parfois de tolérer l’assassinat. Serais-je donc bien criminel de profiter de cette tolérance, en tuant une femme impudique, qui me trompe dans mon amour et dans ma paternité ?

Telles étaient les pensées qui se pressaient, non pas en ordre, mais en tumulte, dans son cerveau. Ainsi, il cherchait à légitimer cette folie du crime qui, de plus en plus, s’emparait non-seulement de son esprit, mais de ses nerfs, de tout son être altéré de sang.

Il lutta pourtant. Puis le délire l’emporta. Tout à coup il se releva, saisit une arme dans sa panoplie. C’était une petite lame effilée, acérée, grande comme la main, une arme que les sauvages du Mexique portent dans leur ceinture.

Au moment d’ouvrir la porte, il hésita. Ses genoux s’entrechoquaient. Une sueur froide inondait son visage livide. Il s’adossa au mur. Il emplit d’air sa poitrine, car l’émotion l’étouffait.

Entrer ainsi brusquement ! il l’éveillerait. Ce seraient des cris, une lutte horrible. Ne valait-il pas mieux la frapper dans son sommeil ?

Mais la frapper, la surprendre en traître ! Eh quoi ! ne l’avait-elle pas trahi, elle ?

Soudain il vit comme dans une hallucination, tant les personnages, les formes, les gestes étaient vivants, il vit Juliette enlacer Robert, l’enivrer des mêmes mots tendres qui venaient de l’enivrer lui-même. Et ce secret important qu’hier au soir elle voulait confier à son amant, ce secret, c’était sans doute aussi sa paternité. Elle le lui avait également murmuré à l’oreille en lui présentant ses lèvres, en l’effleurant de son haleine.

Il ouvrit la porte avec autant de précaution qu’un criminel, et grâce au tapis qui amortit ses pas, il se glissa jusqu’au lit de Juliette.

Une lampe de nuit, suspendue au plafond, éclairait l’appartement d’une lumière pâle. Juliette dormait d’un paisible sommeil.

Il faisait chaud. Elle avait repoussé ses couvertures. Sa longue robe de nuit, en fine batiste, recouvrait comme un chaste voile son beau corps aux formes élégantes et harmonieuses. Elle reposait, ainsi qu’un enfant, son bras nu passé sous la tête, et son visage frais et tranquille avait une telle expression d’innocence, qu’on eût dit un bel ange endormi.

Cette femme au front si candide, au sommeil si calme, pouvait-elle être une aussi perverse créature, un pareil monstre de fausseté ?

À cette vue, un reste d’amour ôta à Étienne la force de frapper.

Son bras déjà levé retomba. Un peu de sang-froid lui revint.

Après tout, quelles preuves, quelle certitude avait-il ?

Il eut peur de sa folie. Il eut peur que Juliette ne s’éveillât, ne le vît armé auprès d’elle.

Il sortit précipitamment, et regagna sa chambre.

Maintenant il se disait avec terreur :

— Quel crime j’allais commettre ! Moi ! assassin !

Il tremblait de tous ses membres.

Comment cette heure de vertige avait-elle pu changer ainsi sa nature douce et tendre ? Tuer Juliette, cette femme que, il y a deux jours, il adorait comme un fétiche ! Fût-elle coupable — et maintenant qu’il ne la voyait plus, qu’il ne subissait plus le charme de sa beauté, ses doutes reparaissaient et se fortifiaient — fût-elle coupable, avait-il le droit de la tuer parce qu’elle ne l’aimait pas ? Après tout, cette jalousie brutale était-elle autre chose qu’un sentiment exalté de personnalité ?

Elle le trompait, c’était, certain. Mais pourquoi s’érigeait-il en juge et en bourreau ? Était-il donc assez esclave des préjugés pour croire que cette femme fût à ce point son bien, sa propriété, qu’il eût le droit de la tuer ? S’il était malheureux, pourquoi ne la quittait-il pas, lui, ne partait-il pas ?

— Ah ! oui, se dit-il, partir ! C’est cela : sans la revoir ; car si je la revoyais, je ne pourrais plus partir ; et si j’acquérais des preuves certaines, ma folie me reviendrait, je le sens bien ; peut-être ne saurais-je plus la dominer. Mieux vaut donc partir tout de suite.

Le poignard était posé sur la table à portée de sa main.

— Voici le départ le plus prompt, le plus sûr, pensa-t-il.

Il prit le poignard, en appuya la pointe sur sa poitrine.

— Une minute de souffrance, tout au plus. Au moins ce serait le repos à jamais. D’ailleurs, son cœur n’était-il pas mort ? Voudrait-il aimer encore pour s’exposer à de nouvelles tortures ? Non, il n’aimerait plus. Mais puisque l’amour était toute sa vie, quel bonheur pouvait-il attendre désormais de l’existence ?

Toutefois, il fit ce raisonnement que doivent faire tous ceux qui sont décidés au suicide :

— Attendons encore : il sera toujours assez tôt dès que le fardeau deviendra trop lourd.

Mais vivre en face de cette femme que son cœur repoussait avec aversion, avec horreur, ce n’était pas possible. Il s’arrêterait donc au premier parti, et quitterait la maison avant le réveil de Juliette. Il irait à Nantes d’abord, et de là s’embarquerait pour Rio-Janeiro.

Il réunit divers papiers, quelques effets indispensables, et les jeta dans un porte-manteau.

Mais, au moment où il achevait ses préparatifs, Juliette entra, inquiète du mouvement qu’elle entendait dans la chambre d’Étienne. Elle aperçut cette malle pleine, encore ouverte. Elle devina son projet, entrevit en un instant les conséquences de ce départ : l’abandon, la honte d’un scandale ; et, prise d’un soudain effroi, elle s’élança au cou de son mari.

Étienne la repoussa.

Elle se roula à ses pieds, embrassant ses genoux.

Ce désespoir n’était pas feint. Elle voyait son avenir perdu, brisé. Or, elle tenait à la considération, aux prérogatives du mariage, bien qu’elle n’en remplît pas les devoirs.

Mais Étienne crut à une nouvelle comédie, et se dégagea froidement.

— Laissez-moi, dit-il avec plus de mépris que de colère ; je n’ai plus pour vous que du dégoût. Il me semble que vos baisers me souillent. Vous êtes plus vile que les filles du ruisseau. Elles ont du moins l’excuse de la misère, du malheur. Mais vous, à qui je n’ai jamais su refuser un caprice ; vous que j’ai tant aimée, si fidèlement qu’aucune femme n’a jamais attiré mes regards ! Vous m’avez ruiné. Ce n’est rien encore. Vous m’avez tué le cœur : il ne renaîtra jamais. C’est pourquoi je pars, c’est pourquoi je ne veux plus vous revoir. Rentrez donc chez vous. Je comptais vous écrire de Nantes. J’eusse été plus calme, moins dur. Sortez. En vous voyant, je ne suis plus maître de moi. Mon cerveau est en feu, et des flammes dansent devant mes yeux.

Ce ton calme d’Étienne effraya plus Juliette que sa colère. Il était décidé à partir ; elle le voyait bien. Elle perdrait cet homme excellent, qu’au fond peut-être elle préférait à Robert, en ce moment surtout où cette crise jetait un peu de glace sur son ardeur romanesque.

Il fallait le retenir à tout prix.

Apercevant le poignard posé sur la table, elle le prit avec résolution et le présenta à Étienne.

— Eh bien ! dit-elle d’un ton navré, si mes larmes, mes supplications ne peuvent t’attendrir, suis ta pensée première, tue-moi ! Je le mérite, puisque je n’ai pas su te convaincre de mon affection. Tu m’as aimée, dis-tu ; tu m’as bien aimée, c’est vrai. Peut-être même m’as-tu trop gâtée. Accorde-moi donc cette dernière prière ; car la vie sans toi me serait odieuse. Je t’en conjure, perce-moi le cœur d’un seul coup. J’aime mieux la mort que tes reproches injustes, que la vue de ta colère.

En achevant ces paroles, les sanglots l’étouffaient.

— Elle paraît sincère, se disait Étienne à haute voix, et cependant je sens qu’elle ment ; et dès qu’elle ne sera plus là, j’en serai certain.

Il allait céder, la croire encore, lorsque Juliette, devinant son hésitation, alla au-devant de ses bras prêts à s’ouvrir.

— Mon Robert ! s’écria-t-elle dans son trouble.

À ce mot qui était toute une révélation, Étienne bondit comme un lion furieux.

— Ah ! enfin, j’ai une preuve, je la tiens de ta bouche. Tu t’es perdue : c’est un juste châtiment. Misérable ! misérable ! et j’allais m’attendrir une seconde fois !

Il tremblait. Sa voix s’échappait péniblement, rauque, étouffée de son gosier.

Juliette restait debout fière et triste.

— Ce nom que depuis hier vous me jetez sans cesse à la face, répliqua-t-elle, est-il surprenant qu’il soit sorti de ma bouche ? Vous êtes bien injuste, bien cruel.

— Mon Robert ! mon Robert ! répétait Étienne avec un ricanement amer. Ahl c’est ainsi que vous lui parlez ! c’est avec lui que vous apprenez ces tendres paroles, ces mots caressants que vous m’avez débités !

Juliette prit un parti héroïque :

— Écoute, Étienne, il est un moyen de faire tomber tous tes doutes : emmène-moi, partons ensemble, ne revenons jamais. Voyons, si je quitte Paris sans regrets, pour toujours, me croiras-tu enfin ?

Étienne ne répondit pas. Il réfléchissait. Juliette continuait de supplier.

— Et nous partirions demain pour Rio-Janeiro ! dit-il enfin.

— Oui, demain. Avec toi, j’irais au bout du monde. Mais tu me rendras ton amour et ta confiance.

Il hésitait encore, craignant une nouvelle fourberie. Cependant il était faible comme tous les amoureux. Il répondit :

— Eh bien ! soit ! nous partirons demain.

Toutefois il restait encore soupçonneux.

Elle étendit les bras, voulut faire un pas vers lui ; mais ses nerfs avaient été si rudement secoués, que la force lui manqua.

Elle tomba à terre, inanimée.

Il la crut morte. En la voyant ainsi pâle et glacée, il sentit combien il l’aimait encore.

Il la porta sur son lit, la réchauffa de son haleine, Il cherchait à ramener la vie par la chaleur de ses baisers.

Quand Juliette reprit ses sens, elle le vit à ses pieds.

— Pardonne-moi, suppliait-il, j’ai été féroce.

Juliette voulut qu’il s’étendit à côté d’elle.

Maintenant heureux et apaisés, ils s’endormirent d’un calme sommeil.