Les Forces japonaises en 1909

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LES FORCES JAPONAISES
EN 1909

Quelle est la puissance militaire actuelle du Japon ? L’augmentation considérable de son armée est-elle en rapport avec ses ressources ? Quelles sont ses tendances ? Est-il pour les peuples de l’Orient, le Soleil levant dont son drapeau est l’emblème, ou seulement le météore apparaissant soudain mais dont l’éclat s’évanouit aussitôt ? Les clans féodaux détruits, qui pendant tant de siècles ont constitué son état social, vont-ils reparaître sous la forme plus moderne de partis politiques se déchirant entre eux, tels que nous les montrent certaines nations européennes ? Le socialisme sera-t-il la conséquence du développement industriel ? Alors la cohésion de l’Empire et sa force d’expansion ne seraient bientôt plus qu’un souvenir.

Notre étude ne saurait prétendre résoudre ces questions. Elle se propose seulement d’exposer certains points de vue permettant de les examiner sous un jour spécial.

Il est universellement admis que la mentalité des peuples de l'Orient est différente de la nôtre ; cependant, nous conservons l'habitude de raisonner sur leurs actes avec notre logique helléno-latine. Les Orientaux ne la comprennent pas et, avec bonne foi, leurs conclusions y sont souvent diamétralement opposées. Nous restons enclins à des analogies qui ne peuvent pas exister. Parfois les conséquences sont graves. Ainsi, la Russie s’est trouvée surprise par l’attaque des torpilleurs japonais à Port- Arthur le 8 février 1904. Elle était convaincue que le prestige de sa puissance la mettait à l’abri d’une agression soudaine et lui permettait de gagner du temps. Or, l’attaque brusquée ne faisait aucun doute pour ceux qui étaient renseignés sur le Japon. En voici la preuve : le New-York Herald, édition de Paris, dans son numéro du 8 novembre 1903, dit ceci : « Sans aucun doute les Japonais font des préparatifs guerriers à Kynshu, et si les négociations entre leur ministère des Affaires étrangères et le baron de Rosen ne prennent pas une tournure favorable, ils peuvent, soudainement et sans avertissement, jeter une large force en Corée, la flotte actuellement à Masampho protégeant le débarquement. »

L’avertissement était formel, mais au nom de la logique une telle éventualité était considérée comme impossible, il n’en fut tenu aucun compte.

Pour comprendre les événemens qui se préparent, il est utile de se rendre compte des forces dont la mise en jeu a permis au Japon d’apparaître soudain, aux yeux de l’Europe étonnée, comme une puissance militaire de premier ordre.

L’espace qui nous sépare de la dernière guerre donne un recul déjà suffisant pour pouvoir affirmer que les succès ininterrompus des armées japonaises proviennent de leur exceptionnelle énergie et de leur souverain mépris de la mort.

En un temps très court, puisque, au point de vue de son organisation à l’européenne, elle n’existait pas avant 1868, cette armée, sans avoir de traditions tactiques, sans avoir été préparée au combat par un génie militaire tel que Turenne ou Napoléon, a mené victorieusement trois guerres en l’espace de dix ans, sans une défaillance, sans un échec. Les deux premières, il est vrai, ont été peu importantes, mais la troisième a vu les plus grandes batailles des temps modernes, tant par le nombre des combattans engagés des deux côtés, que par la durée et la ténacité de la lutte. L’éducation militaire des grands chefs avait-elle préparé les succès des Japonais ? Sous le rapport du caractère, oui certainement. Le nom d’homme de fer, donné à Wellington, leur revient également. Tous ont mis en pratique ce principe directeur du commandement des armées : la crainte des pertes est immorale. Mais, sous le rapport technique, il faut rappeler que le général Nogi, le vainqueur de Port-Arthur, actuellement gouverneur du collège des filles nobles de Tokyo, a reçu sa première instruction militaire avec l’arc et le sabre. Le mauvais mousquet en usage avant 1868 n’était pas une arme essentielle.

Les victoires de la dernière campagne doivent donc être attribuées à des causes anciennes et profondes. Comment les troupes japonaises étaient-elles animées d’un pareil esprit de sacrifice, d’une pareille intrépidité ? De telles vertus ne s’improvisent pas, elles sont une résultante : pour en apprécier la valeur, il faut examiner ce que sont par atavisme les Japonais de nos jours.

La piété filiale est la vertu par excellence de tous les peuples de l’Extrême-Orient. Elle n’a d’ailleurs aucun rapport avec le sentiment que nous décorons de ce nom. Dans notre civilisation, personne n’admet que les parens acceptent le sacrifice de leurs enfans. En Orient ce sacrifice est chose naturelle et due, il ne saurait être mis en question. C’est le principe essentiel de la philosophie de Confucius introduite au Japon avant l’ère chrétienne. Cette doctrine prescrit une soumission aveugle aux parens et au chef de l’Etat. Elle convenait parfaitement aux idées féodales du vieux Japon et elle a pénétré au plus profond du cœur de ses enfans. Le Boudhisme l’a respectée et elle a été gardée comme base de l’enseignement officiel jusqu’en 1868. À cette date, l’instruction publique fut organisée d’après le système européen ; mais si la philosophie de Confucius n’était plus officiellement enseignée, ses principes n’en étaient pas moins strictement observés dans les familles. De tout temps a existé une coutume générale. Un homme, arrivé à l’âge de soixante ans, devient Inkyo, ce qui veut dire, en retraite ; celui qui entre dans cet état, cède à ses héritiers la jouissance de ses biens, cesse tout travail et vit à sa guise de ce que ses enfans lui donnent. La vieillesse est si extraordinairement honorée qu’elle ne peut avoir aucune crainte d’abandon. Il serait barbare, dit le peuple, d’exiger un travail de qui a passé l’âge où il peut l’exécuter utilement.

Il n’y a pas de récits plus populaires que ceux des vingt-quatre modèles de piété filiale. L’enfant japonais, bercé avec ces légendes, en reste pénétré toute sa vie, d’autant mieux qu’il voit ses parens lui donner l’exemple. Ces légendes sont classiques. Quelques-unes sont touchantes, quelques-unes sont risibles, mais leur exagération même est faite pour frapper les enfans. Telle est l’histoire de Roraïshi, âgé de soixante-dix ans. Il s’habille avec des vêtemens d’enfant et s’ébat sur les nattes afin de donner à ses parens, âgés de quatre-vingt-dix ans, l’idée qu’ils ne sont pas aussi vieux qu’ils le pensent, puisque leur fils se livre à des jeux puérils.

Notre mentalité occidentale ne peut pas concevoir que des parens aient la cruauté de sacrifier eux-mêmes leurs enfans s’ils jugent que l’honneur ou le loyalisme l’exigent. Une telle action paraîtra naturelle à un Japonais ou à un Chinois. L’autorité absolue du chef de famille est un dogme. Personne ne songerait à le discuter.

On dit le Japonais irréligieux. Ce n’est pas exact. Dans chaque maison est l’autel de famille, où pur des planchettes sont inscrits les noms des parens disparus. A certains jours, des marques de respect sont données aux morts, et aussi des offrandes.

Le Shintoïsme, actuellement religion officielle de l’Empire, n’est en réalité que le culte des ancêtres. Le mot « Shinto » signifie la voie des Dieux. Il était jadis appliqué à une sorte de mythologie et d’adoration de la nature, qui se transmit par tradition, jusqu’à l’époque de l’introduction du Boudhisme vers 552 de notre ère. Les deux religions se sont bientôt pénétrées. Le Boudhisme, très tolérant, accepta facilement comme une de ses branches une religion qui n’a ni dogmes, ni livres sacrés, ni code moral et d’autre part, comme il admet un grand nombre de boudhas successifs, il décida que le premier Empereur japonais devait être l’un d’eux. La mythologie shintoïste est donc fondée sur l’origine divine de la famille impériale. Elle peut se résumer ainsi : — A l’origine, la terre sacrée du Japon est habitée par les Dieux. L’homme ayant paru, des alliances se forment entre lui et les Dieux qui ne tardent pas à se retirer dans les régions célestes. Le dieu Iranagi, créateur du Japon, a une fille, Ama-Terazu, déesse du Soleil. Cette déesse décide que la terre sera mise sous le sceptre d’un de ses enfans, et c’est ainsi qu’elle investit de l’autorité impériale son fils Simmu-Tenno, premier mikado, en l’an 660 avant Jésus-Christ. — Les historiens officiels tracent avec grand soin la généalogie impériale depuis cette date jusqu’à nos jours, où l’empereur Matzuhito, né le 3 novembre 1852 et monté sur le trône en 1867, se trouve être le 129e empereur du Japon.

De cette origine divine reconnue par tout son peuple, l’Empereur tire une puissance morale devant laquelle tout s’efface. Pour le Japonais, l’hommage dû aux Dieux se confond avec celui qui est dû aux ancêtres impériaux. Ce sentiment est de même essence que la piété filiale et conduit au culte de l’Empereur vivant, par conséquent à la souveraineté de ses décisions. Les milieux les plus cultivés, tels que les professeurs de l’Université impériale de Tokyo, aussi bien Européens que Japonais, ne se permettraient pas la moindre suggestion pouvant faire penser qu’ils doutent de cet article de foi. Comme l’enseignent les préceptes chinois, l’Empereur est le père et la mère de son peuple et tout l’Orient reconnaît que les parens ont droit de vie et de mort sur leurs enfans. Le loyalisme du Japon à son Empereur est ainsi la forme particularisée du culte des ancêtres, et le patriotisme se confond dans le même sentiment. Le sol sacré n’est-il pas fait de la cendre des morts ? Il n’a jamais subi d’invasion et ne saurait en subir. Lorsque, à la fin du XIIIe siècle, le Mongol Kublaï Khan somma les Japonais de se soumettre à son immense Empire, ils répondirent en coupant la tête des deux ambassadeurs et, se soulevant en masse, ils détruisirent la flotte envoyée pour envahir le pays. La vie des Japonais n’obéit qu’à une règle simple ; l’obéissance complète à l’Empereur, telle qu’elle est due à un père et en outre à un mandataire divin. Les révoltes qui à plusieurs reprises ont ensanglanté le Japon semblent démentir ce qui précède : un exemple montrera que cette contradiction n’est qu’apparente. Vers 1876 le commandant en chef des troupes impériales était le maréchal Saïgo-Takamori, devenu le personnage le plus important de l’État, en raison de son dévouement à l’Empereur. Il s’était attaché à réaliser son désir d’organiser l’armée d’après les méthodes européennes et, en 1874, grâce à ses efforts et à ceux des missions militaires françaises envoyées en 1868 et en 1872, les forces impériales comptaient 70 000 hommes de troupes instruites. En 1876, un mouvement anti-européen se produisit. Il amena la rébellion de Higo énergiquement réprimée ; mais, en 1877, le maréchal lui-même estima que le gouvernement choisi par l’Empereur faisait fausse route dans son engouement extrême pour les idées européennes, que lui, Saïgo, avait été un des premiers à accepter. Il craignit que les usages nationaux et les traditions du vieux Japon ne fussent compromis. Il se mit à la tête de 40 000 hommes dévoués et attaqua les troupes impériales qu’il avait lui-même organisées. Ce fut la terrible rébellion de Satzuma qui dura huit mois, et dans laquelle les pertes furent énormes des deux côtés. Dans une dernière bataille, après que 18 000 des siens furent tombés, le maréchal fut blessé à la cuisse et, pour ne pas tomber vivant aux mains de ses adversaires, il se fit trancher la tête par un de ses fidèles. Ce rebelle a maintenant sa statue dans le plus beau site de Tokyo, à Ueno Park. Elle a été érigée par ordre de l’Empereur, car personne ne s’est jamais révolté contre sa souveraineté. Des dissidens ont pu se tromper en prenant les armes contre son gouvernement, mais en se révoltant ils croyaient servir l’Empereur en sujets loyaux et fidèles. Une erreur ne doit pas empêcher de rendre justice à leur loyalisme et de l’honorer publiquement. Un autre fait a empêché l’Europe de se rendre compte de la portée de ce dévouement à l’Empereur. Pendant longtemps, elle a cru que le Japon avait deux souverains : l’un religieux, le « Mikado ; » l’autre politique, le « Taïcoun. » C’était là une erreur qui plusieurs fois eut des conséquences fâcheuses. Les diplomates s’adressaient au personnage qu’ils nommaient Taïcoun auquel ils donnaient le titre de « majesté » et passaient avec lui des conventions sans valeur puisqu’elles ne portaient pas le sceau impérial. Son nom véritable était « Shogun » qui signifie généralissime. Dans leurs rapports avec l’étranger, certains shoguns, sans doute pour augmenter leur prestige, prirent le titre de « Taïcoun, » c’est-à-dire « grand prince. » Aucun d’eux ne s’est jamais déclaré Empereur, et il n’y a jamais eu qu’un seul Empereur, quelquefois sans autorité, mais au nom de qui le pouvoir a toujours été exercé. Le shogun représentait le pouvoir exécutif ; discutable ; le mikado restait le souverain indiscutable parce que divin. La nation ne les a jamais confondus et son loyalisme s’est toujours fixé sur l’Empereur. Le système du shogunat s’est maintenu depuis 1190 jusqu’en 1867 et pendant cette période de sept cents ans il a exercé une action considérable sur le moral de la nation. Il convient donc d’entrer dans quelque détail sur son fonctionnement.

Jusqu’en l’an 500 de notre ère, l’histoire du Japon appartient surtout à la légende et les documens pour la fixer font défaut ; mais à partir de 532, époque où le boudhisme fut importé par ses missionnaires venant de Corée, la critique peut s’exercer sur un terrain ferme, grâce aux livres conservés. Avec le boudhisme, la civilisation chinoise s’introduisit et avec elle la coutume de l’abdication du Souverain, qui lui permettait de consacrer ses dernières années à la prière. Cet usage conduisit à l’effacement de l’autorité de l’Empereur pendant le moyen âge. Avant la fin du VIIIe siècle, le gouvernement avait été déjà modifié sur le modèle de celui de la Chine, avec un système régulier de ministres responsables vis-à-vis du souverain qui, fils du Ciel, conservait le pouvoir absolu. Pratiquement, cet absolutisme était plus nominal que réel. Le régime du Japon était exclusivement féodal. Il ne pouvait en être autrement, puisque la féodalité est la forme sociale des organisations primitives et résulte de l’anarchie des groupemens initiaux. Les seigneurs féodaux, nommés daïmyos, véritables chefs de clans, ne pouvaient assurer la sécurité de leurs possessions que par leur vigueur personnelle et celle de leurs hommes d’armes, les « Samuraïs ; » de même que nos barons du moyen âge, ils étaient constamment en guerre. Certaines familles prirent par les armes une influence prépondérante. C’est ainsi que la famille Fujiwara put diriger les affaires de l’État depuis 670 jusqu’en 1050. Ses membres tenaient les principaux emplois du gouvernement, et ses filles étaient données pour femmes aux empereurs.

Mais les daïmyos tenus à l’écart se soulevaient. Des luttes incessantes se produisaient. Elles eurent pour conséquence l’essor de deux grandes factions, les Taïra et les Minamoto qui s’arrachèrent les rênes du gouvernement pendant la seconde moitié du XIe siècle et la totalité du XIIe . Le Japon n’était plus qu’un vaste champ clos, et le véritable maître de l’Empire était le chef qui avec l’armée la plus puissante pouvait distribuer le pays conquis à ses fidèles. La destruction finale des Taïra en 1185, rendit Yoritomo, chef des Minamoto, maître du pouvoir. L’Empereur lui donna le titre de Shogun, que ses successeurs continuèrent à porter. Le shogunat fut successivement occupé par de puissantes familles, chez lesquelles cette charge était devenue héréditaire. Ainsi les Ashikaga restèrent au pouvoir de 1338 jusqu’à la fin du XVIe siècle. En 1592, le shogun Hideyoshi soumit les daïmyos récalcitrans et envahit la Corée. Il méditait la conquête de la Chine quand il mourut en 1598. Tokugawa-Iyéasu, puissant daïmyo, chassant de son palais le fils d’Hideyoshi, battit tous les daïmyos turbulens, et distribua une grande partie de leurs biens à ses alliés et à ses hommes d’armes[1]. Par des attributions judicieuses de différens fiefs de l’Empire aux deux grandes familles féodales des Satzuma et des Choshu, qu’il n’aurait pas pu réduire, il parvint à pacifier le pays. La cour impériale respectueusement traitée lui attribua la charge de shogun à titre héréditaire. Cette dynastie des Tokugawa durait encore, lorsqu’en 1853 se produisit l’intervention du commodore américain Perry, qui devait avoir des conséquences si importantes. La féodalité et le shogunat se sont maintenus pendant des siècles jusqu’en 1868 ; aussi l’âme japonaise s’est-elle imprégnée de la mentalité de ce régime. La population était alors partagée en quatre classes. La noblesse, — daïmyos et samuraïs, — les paysans, les artisans et les commerçans. Les daïmyos, seigneurs de leurs terres, vivaient, comme au moyen âge, dans leurs châteaux fortifiés et assuraient la protection de leurs vassaux moyennant certaines redevances. La guerre était pour eux une nécessité. Les enfants élevés dans un tel milieu se faisaient un idéal d’honneur, de gloire et d’ambition. Il en était de même de leurs hommes d’armes, les samuraïs. Ce nom désignait toute la classe militaire qui de droit faisait partie de la noblesse, car, dans la conception japonaise, tout noble doit être soldat et tout soldat est noble.

L’éducation des samuraïs, leurs occupations, leur code inflexible sur les questions d’honneur, toute leur atmosphère mentale, étaient dirigés vers un seul idéal, la guerre. L’obéissance passive et enthousiaste à leurs chefs féodaux, le loyalisme et la fidélité absolus jusqu’à la mort, étaient une religion dont aucun n’eût songé à s’affranchir. La parole d’un samuraï le liait pour la vie. Il y a là certains points de ressemblance avec notre ancienne chevalerie, sauf en ce qui concerne le rôle de la femme, qui au Japon était très effacé. Le duel était remplacé par la pratique du suicide nommée « harakiri. » L’insulté se suicidait, ce qui obligeait, son adversaire à en faire autant. Cette pratique existe encore. C’est une des manifestations de l’énergie japonaise, et, à ce titre, il est utile de l’examiner. Il y a deux sortes d’harakiri : l’obligatoire et le volontaire. Le premier est une faveur accordée par le gouvernement à toute la classe noble. Le condamné à mort est autorisé à se suicider au lieu d’être livré au bourreau. Des personnages officiels sont envoyés comme témoins, à l’endroit où le suicide doit avoir lieu, généralement un temple ; le condamné s’assoit sur ses talons, face à l’autel, lie les manches de son vêtement à ses genoux, — car un homme noble ne doit tomber qu’en avant, — s’enfonce dans le ventre à gauche une dague, le wakizashi, et la ramène lentement à droite. Un ami, placé d’avance à côté de lui et qui suit tous ses mouvemens, se lève vivement et lui tranche la tête d’un coup de sabre. Cette coutume est en ce moment abolie, provisoirement peut-être. Toutefois, l’harikiri volontaire existe toujours. Il se pratique pour différentes raisons : insulte considérée comme entraînant la perte de l’honneur, car la vie sans l’honneur est tenue pour impossible, et celui qui l’accepterait serait mis à l’écart et abandonné même par sa famille ; loyalisme pour un chef auquel on ne veut pas survivre. Souvent aussi il est accompli en manière de protestation contre une décision supérieure, lorsque tous les autres moyens pour la changer ont été épuisés. Un exemple fera mieux saisir cette conséquence d’une mentalité qui nous est inconnue. Un lieutenant Ohara-Takeyoshi, alarmé des empiète mens probables de la Russie en Corée, avait essayé de convaincre le gouvernement de la nécessité de s’y opposer. Tous ses efforts ayant été vains, il résolut de se suicider, espérant que sa mort produirait plus d’effet que ses paroles. Il envoya à l’agence de la Presse à Tokyo un document indiquant les motifs de sa résolution et se rendit aux tombes de ses ancêtres dans le temple de Saïtokuji à Tokyo, où il fit l’harakiri avec le cérémonial traditionnel. Sans doute ce suicide n’amena aucune action immédiale ; mais qui peut dire si l’émotion produite dans le public a été sans influence sur le mouvement belliqueux de 1904 ? Lorsqu’on 1895 le gouvernement japonais, cédant à la pression de la Russie, de l’Allemagne et de la France, rétrocéda à la Chine la presqu’île conquise du Liao-Tung et de Port-Arthur, plus de quarante officiers se suicidèrent pour protester contre ce qu’ils considéraient comme une faiblesse. Parfois des femmes de qualité se suicident pour ne pas survivre à leur mari, s’il est mort en héros. En 1895, lorsque la nouvelle de la mort du lieutenant Asada, tué à l’ennemi, parvint à sa jeune femme, celle-ci, après avoir revêtu sa plus belle parure, se prosterna devant le portrait de son mari et, selon la coutume consacrée pour les femmes, se tua d’un coup de poignard dans la gorge. Préalablement et comme il est d’usage, elle avait reçu le consentement de son père. Parmi les troupes, on cite aussi des cas de suicide collectif. Le 26 avril 1905, le vapeur japonais Kiusba-Maru, portant environ 1 200 hommes, fut capturé par un croiseur russe et sommé de se rendre. Un délai d’une heure était donné. Les Japonais n’avaient que leurs fusils. Ils décidèrent de mourir et ouvrirent le feu. On vit beaucoup d’officiers et d’hommes se suicider ; une torpille coupa en deux le navire, et ces braves périrent tous.

Lorsque, au milieu d’avril commencent les pèlerinages, le voyageur qui se rend au temple de Shi-ju-sichi-Shu à Tokyo, assiste à un touchant spectacle. Ce temple est consacré à 47 Ronins, — nom donné aux samuraïs qui ont perdu leur maître ; — c’est là qu’ils sont inhumés. A l’entrée, se vendent, pour quelques centimes, des paquets de minces baguettes d’encens. Des Japonaises, tenant par la main leurs petits garçons de six à huit ans, les mènent dans le charmant enclos planté d’arbres, où les 47 pierres tumulaires sont dressées. Devant chacune d’elles est un petit bloc de pierre formant autel. A gauche, un tube pour mettre des fleurs ; au centre, une excavation contenant de l’eau et formant bénitier ; à droite, la pierre disposée pour recevoir l’encens. Les mères apprennent à leurs enfans à déposer une baguette d’encens allumée sur chaque autel, et celles qui disposent de quelque monnaie les conduisent ensuite voir les reliques des héros, déposées dans une sorte de musée situé à droite du temple. Tous connaissent l’histoire de ces 47 Ronins qui se sont suicidés après avoir vengé leur maître forcé à l’harakiri pour avoir frappé un grand personnage qui l’avait humilié. Ces hommages religieux rendus à la fidélité sont faits pour impressionner l’enfant et le préparent à sacrifier sa vie, lorsque l’honneur ou le loyalisme seront en jeu. Jusqu’en 1871, le samuraï vivait dans le château de son daïmyo et recevait pour lui et sa famille une solde consistant annuellement en un certain nombre de sacs de riz. Lors de la suppression de la féodalité, il existait environ 300 daïmyos avec 450 000 samuraïs. L’administration impériale a remplacé toutes les redevances par une somme globale payée en bons sur le Trésor. Les samuraïs eurent d’abord la faculté d’opter, mais en 1876, un décret rendit l’option obligatoire. Depuis cette époque, un assez grand nombre d’entre eux, ne sachant pas comment gagner leur vie et n’étant préparés à aucun métier, sont tombés dans des situations précaires. Mais, en général, leurs anciens seigneurs, qui constituent maintenant la classe dirigeante de la nation et occupent un grand nombre d’emplois dans le gouvernement, ne les ont pas abandonnés ; d’ailleurs, l’armée leur est restée largement ouverte, et ils ont contribué à former des cadres incomparables au point de vue du stoïcisme et de l’intrépidité.

Dans la graduation de la considération attribuée aux différentes classes sociales, le cultivateur vient immédiatement après le noble. Le daïmyo entouré de ses samouraïs vivait au milieu de ses vassaux. Forcé de les protéger et de les défendre, leurs intérêts étaient communs. Dans la guerre, il devait souvent faire appel à leur dévouement. Il recrutait les samuraïs qu’il perdait parmi les cultivateurs qui montraient le plus de courage. Le nombre de ceux-ci était forcément limité par la nécessité imposée aux daïmyos d’entretenir leurs hommes d’armes. Les cultivateurs vivaient donc dans un milieu de soldats. Les meilleurs d’entre eux devenaient nobles, et pendant des siècles leur idéal, leur mentalité, formés par les récits et les exemples de chaque jour, ont tendu vers les vertus que comporte la guerre : l’orgueil du clan ou de la patrie, le loyalisme, l’esprit de sacrifice. On comprend dès lors que le peuple japonais se soit trouvé prêt à l’action, lorsque, le 8 février 1904, la guerre russo-japonaise fut déclarée.

Après les cultivateurs, venaient les classes des artisans et des commerçans. Les artisans habitant les villes étaient organisés en corporations, avaient leurs écoles et recevaient une instruction générale plus étendue que dans les campagnes. L’éducation patriotique se donnait dans les écoles ; elle se continuait par l’action d’un personnel particulier au Japon, celui des conteurs d’histoires. Il en est de plusieurs sortes et de plusieurs degrés, depuis l’artiste lettré qui va dans les maisons particulières faire des conférences, jusqu’à celui qui, assis au coin de la rue, a pour auditeurs les voisins et les passans. Le thème de ces histoires est presque toujours un sujet guerrier : récit des anciens combats du moyen âge, histoire des 47 Ronins, luttes des familles Taïra et Minamoto, enfin les dernières guerres contre la Chine et la Russie, les exploits de la flotte, ou de tel régiment... Il existe en outre dans les villes des salles spéciales nommées « Yose, » où le soir se font des lectures et des récitations généralement patriotiques. Les commerçans tenus à l’écart ne les fréquentaient guère ; d’ailleurs, dans cette organisation féodale, le commerce (Hait peu développé. Des lois somptuaires, des restrictions, des monopoles, la prédominance de l’esprit aristocratique et militaire, gênaient son progrès. Le commerçant japonais, placé au bas de l’échelle sociale, était un être sans caractère et, comme les hommes se conduisent d’après l’estime dans laquelle on les tient, on peut constater le résultat de la dépression morale de cette classe par la difficulté qu’éprouvent actuellement les commerçans européens dans leurs transactions. Le gouvernement fait de grands efforts pour changer ces erremens. Il réprime la malhonnêteté partout où elle se manifeste. C’est ainsi qu’au mois d’avril douze députés faisant partie de la majorité gouvernementale ont été incarcérés et sont poursuivis devant la cour criminelle pour malversations et actes de corruption découverts dans la faillite de. la Compagnie de raffinage des sucres du Jai)on. Une transformation des mœurs commerciales demande du temps. Quoiqu’une amélioration se constate dès maintenant, la masse des commerçans n’a pas encore compris que la loyauté dans l’exécution des contrats, et la rapidité d’exécution une fois les accords conclus, sont l’unique source des bénéfices sérieux. Il convient de dire, pour l’excuse du commerce japonais, que, dans le passé, les Européens avaient donné de détestables exemples. Leur première intervention s’était manifestée par des actes sans scrupule, et il est certain que, sous l’engouement apparent pour notre civilisation, se cache un fond de méfiance avec lequel on doit compter. L’histoire succincte des premières relations du Japon avec l’Europe justifie ce sentiment[2].

Le Japon avait été découvert par les navigateurs portugais en 1542. Des missionnaires catholiques furent aussitôt envoyés et, en avril 1549, la mission de saint François Xavier, venant de Goa dans l’Inde, prenait pied à Kagoshima. En 26 mois, le nombre des convertis dépassait 1 000. Trente ans plus tard, en 1582, le rapport annuel envoyé à Rome par les jésuites accusait un chiffre de 150 000 chrétiens, nombre important si l’on considère le petit nombre de missionnaires : 75 jésuites, dont 30 indigènes. La manière dont s’opéraient les conversions était méthodique. Les missionnaires s’adressaient aux seigneurs féodaux avides de trafiquer avec les Portugais. Le commerce coopérait ainsi à l’œuvre de conversion. Ils obtenaient des daimyos qu’aucun culte, autre que le catholique, ne fût toléré dans leurs fiefs. Au Japon central, où le commerce étranger ne pénétrait pas, il y eut des conversions dues aux convictions religieuses, mais la manière de procéder était la même. Le daïmyo Nobunaga, et après lui Hideyoshi, traitèrent d’abord le christianisme et le commerce avec une grande faveur ; brusquement, en 1597, le christianisme fut proscrit et tout trafic prohibé. Voici ce qui avait amené cette soudaine volte-face. Un médecin boudhiste de la Cour, nommé Toqum, avait adressé au shogun Hideyoshi un rapport où il était dit que le prétexte de sauver les âmes dissimulait l’intention de conquérir le Japon, Peu après, en faisant la guerre au daïmyo de Satzuma, Hideyoshi s’aperçut que beaucoup de seigneurs avec leurs vassaux étant devenus chrétiens vivaient très unis et paraissaient dévoués aux missionnaires. Il pensa que la propagation de cette nouvelle religion pouvait porter atteinte à la sécurité de l’Empire. Néanmoins, en raison des avantages qu’il trouvait dans le trafic avec les Portugais, il ferma momentanément les yeux sur la présence dans ses Etats de 130 ou 140 jésuites.

Un fait grave se produisit alors. Une bulle du Pape promulguée en 1583 avait attribué aux Jésuites les missions au Japon et, dans le Concordat intervenu entre l’Espagne et le Portugal, le commerce était confié à celui-ci. En 1593, les intrigues d’un trafiquant japonais qui voulait s’introduire dans le commerce des Philippines, possessions espagnoles, provoquèrent l’envoi à Manille de quatre moines franciscains, non comme missionnaires, mais comme ambassadeurs. Ils ne furent reçus que sur leur promesse de ne faire aucun acte de prosélytisme. Cet engagement fut violé, et le shogun Hideyoshi allait expulser ces soi-disant ambassadeurs, lorsque son attention fut frappée par un incident resté célèbre. Un galion espagnol, le San-Felice, s’était mis à la côte et sa cargaison de 600 mille couronnes en argent avait été confisquée. En l’absence du capitaine, le pilote essaya d’intimider les autorités japonaises. Déployant devant elles une carte du monde, il montra la vaste étendue des possessions espagnoles, et comme on lui demandait par quels moyens un seul souverain était arrivé à se rendre maître d’autant de pays, il répondit : « Nos rois commencent par envoyer, dans les contrées qu’ils veulent conquérir, des prêtres qui engagent le peuple à embrasser notre religion, et quand ils ont fait de grands progrès, des troupes sont envoyées pour combiner leur action avec les nouveaux chrétiens. Alors il ne reste que peu de chose à faire pour terminer. »

Rapporté à Hideyoshi, ce propos eut un résultat immédiat. Les quatre Franciscains espagnols, dix-sept de leurs convertis Japonais et trois Jésuites furent crucifiés à Nagasaki le 5 février 1597. La persécution commença aussitôt. Elle eut parfois quelque répit, grâce aux guerres civiles dans lesquelles certains chefs cherchaient à nouer des relations avec l’étranger. Mais le gouvernement triompha, le christianisme fut condamné et le Japon entièrement fermé aux Européens jusqu’au traité de Kanagawa en 1834, c’est-à-dire pendant 257 ans. Dans la pensée japonaise, chrétiens et étrangers se confondaient. Ils étaient considérés comme les ennemis de l’Empire.

Le Japon féodal vivait donc systématiquement isolé de l’Europe et uniquement en relation avec le vieil Empire chinois dont il avait tiré sa civilisation première, lorsque, au mois de juillet 1853, la flotte américaine du commodore Perry jeta l’ancre près d’Uraga, petit port à l’entrée de la baie de Tokyo. Se débarrassant de tous les obstacles placés sur sa route, Perry remit aux représentans du shogun la lettre du président Fillimore, demandant l’ouverture de relations internationales. De là il se rendit aux îles Luchu et en Chine, puis revint le printemps suivant chercher la réponse. C’était le traité de Kanagawa signé le 31 mars 1854. Il ouvrait au commerce américain les ports de Shimoda et d’Hakodaté et assurait un bon traitement aux naufragés. D’autres traités furent ensuite passés avec différentes nations de la chrétienté. Bientôt les ports de Yokohama et d’Hakodaté furent ouverts. En 1860 et en 1861, le shogun envoya des ambassadeurs aux Etats-Unis et en Europe. La cour de Tokyo, quoique peu informée de la civilisation occidentale, en savait assez pour se rendre compte qu’elle était hors d’état de résister. Il fallait donc céder momentanément, et le peuple prêt à se soulever sut ceci : « La terre des Dieux ne sera pas polluée par l’étranger. Plus tard, les ports seront fermés à nouveau et les barbares expulsés. » La situation difficile pour la cour impériale se compliquait de l’action indépendante de certains daïmyos. Le prince de Choshu, agissant, croit-on, d’après les indications secrètes de l’entourage de l’Empereur, fît canonner les vaisseaux appartenant à la France, à la Hollande et aux Etats-Unis. La conséquence fut le bombardement de Shimonoséki, principal port de mer de la principauté de Choshu. Par solidarité, les Anglais s’y joignirent, et une indemnité de 15 millions fut exigée. Le shogun Yémochi tenta de punir le prince de Choshu pour l’humiliation dont il avait été cause, mais il fut battu et mourut. Son fils, Hitotsu-bashi, surnommé « Keïki, » lui succéda. Il est le dernier des shoguns, car il vit encore. Lorsque le gouvernement impérial, soutenu par les princes de Choshu et Satzuma, décida l’abolition du shogunat, Keïki se soumit. Il occupe maintenant un siège à la Chambre haute. Ses partisans espéraient qu’il ferait « harakiri, » ce qui eût été une fin du shogunat digne de tant de siècles de grandeur. Il a préféré vivre. Mais ses partisans prirent les armes. Ils furent battus à Fushimi près de Kyoto, le 17 janvier 1868, àUeno, le 4 juillet, dans Aïzu, le 6 novembre, et enfin à Hakodaté, le 27 juin 1869, où quelques-uns d’entre eux avaient essayé d’établir un gouvernement indépendant. Dès lors, tous les pouvoirs étaient aux mains de l’Empereur.

Les causes d’un aussi brusque changement ne paraissent pas avoir été suffisamment élucidées. L’Europe a voulu y voir une sorte de révolution de palais, remplaçant le shogunat par un conseil des grandes familles princières. En raison de la débilité du gouvernement, ces familles n’auraient pas hésité à le détruire pour saisir à leur profit le pouvoir. Ce sont là des pensées d’un ordre peu élevé. Elles exposent à se tromper du tout au tout sur l’orientation du gouvernement japonais.

Le canon de Shimonoséki avait causé une émotion profonde. La noblesse comme le peuple comprit qu’en conservant sa constitution féodale, le Japon devait fatalement devenir la proie de l’étranger. La féodalité a pour conséquence la guerre et, généralement, le chef battu cherche (un appui extérieur. N’est-ce pas ainsi que se sont faites la plupart des conquêtes ? Les Japonais voulaient être libres. Ils étaient témoins de ce que les intellectuels, avec leur dédain des institutions militaires, avaient fait de la Chine : la vieille vache à lait attaquée par six ou sept jeunes tigres, disent leurs journaux. Ils avaient constaté que l’action dite civilisatrice de l’Europe s’était manifestée par des coups de canon forçant le gouvernement chinois à laisser empoisonner son peuple par l’opium. Ils avaient vu les temples violés, les palais pillés, les villes incendiées, l’argent de rançon extorqué le couteau sur la gorge et le démembrement. La noblesse décida qu’elle abandonnerait ses privilèges pour prendre une forme de gouvernement qui assurerait la cohésion du pays en le groupant autour de l’Empereur, et, pour sauver la patrie, la féodalité se suicida.

Alors tout ce qui était bon et sain dans la nation suivit avec enthousiasme la voie indiquée par les classes dirigeantes. Tous les Japonais s’unirent au moyen du plus puissant des organes : une armée de service obligatoire ayant pour idéal l’indépendance et la grandeur de la patrie ; Daï Nihon banzaï ! Vive le Grand Japon ; et cet idéal, la nation l’a personnifié dans une incarnation : l’Empereur !

Dès lors se dégage la pensée dominante du Japon, que certaines personnes traitent d’engouement pour les idées européennes. « Nous ne pourrons, y dit-on, résister à l’étranger qu’en employant ses armes. » Aussitôt un travail colossal commença. Ce qualificatif n’est pas exagéré si l’on considère qu’il y a quarante et un ans le Japon désarmé n’avait guère que des jonques de combat en bois, et qu’aujourd’hui il construit, par ses propres moyens sans le secours d’aucun étranger, ce qui doit être considéré comme la synthèse de toutes les connaissances scientifiques : des cuirassés de 20 000 tonnes plus puissans que les dreadnoughts anglais.

Il serait trop long d’énumérer les réformes qui suivirent la suppression de la féodalité, il suffit d’en rechercher l’esprit. Une armée puissante était nécessaire. Des missions étrangères furent appelées : françaises d’abord, en 1868 et en 1872, puis allemandes, entre autres, en 1887, celle du colonel von Mohl qui organisa l’Etat-major sur le modèle du grand état-major allemand. En même temps, des officiers de toutes les armes étaient envoyés en grand nombre dans les différentes écoles militaires européennes, dans les écoles d’ingénieurs et les universités d’Angleterre et d’Amérique. Les sciences médicales étaient étudiées en Allemagne. Mais pour acheter le matériel, construire les arsenaux et la flotte, créer les Universités et les Ecoles, il fallait aussi de l’argent. Le Japon comprit qu’avec un système gouvernemental ressemblant assez à celui de la Chine, l’Europe manquerait de confiance et ne souscrirait pas volontiers ses emprunts. Alors, en 1889, une constitution fut accordée : Chambre haute formée par les grands personnages de l’ancienne noblesse et les capacités désignées par l’Empereur ; Chambre basse composée de 376 députés nommés par un vote censitaire qui exclut 97 p. 100 de la population ; ministres au choix de l’Empereur et responsables seulement vis-à-vis de lui, etc., et c’est ainsi que le décor d’un gouvernement constitutionnel ayant une vague ressemblance avec celui de la Prusse fut présenté au marché financier de l’Europe. En 1889, pour accentuer ces apparences libérales, une certaine action sur les affaires locales fut même accordée au peuple. Le contrôle des dépenses budgétaires est supposé dépendre de ce régime soi-disant parlementaire : il n’en est rien. Les lois, comme le budget, sont présentés aux Chambres par le gouvernement qui ne dépend que de l’Empereur. La Chambre des seigneurs, vu son origine, vote comme le veut le gouvernement ; quant à la Chambre des députés elle ne siège que trois mois par an et, si elle exprime un avis défavorable, elle est dissoute. En réalité, le gouvernement est exercé par le Conseil des ministres qui reçoit des instructions formulées au nom de l’Empereur. Il existe bien un conseil privé, mais il n’a pas l’influence que son nom indique. Le vrai Conseil est formé par les « Genro. » Ce sont les quatre ou cinq personnages les plus importans de l’Etat. L’Empereur les consulte avant de prendre ses décisions. Pour se rendre compte de leur action, il suffira de dire que le prince Ito, commissaire impérial en Corée, et le maréchal prince Yamagata en font partie. Ces noms montrent de quel prestige s’accompagnent les actes gouvernementaux. En sera-t-il de même quand ces grandes figures auront disparu ? Cette question est un des points noirs de l’avenir, car ceux qui les remplaceront ne jouiront pas de la gloire d’avoir fait du Japon une grande puissance, et ils auront à compter avec des partis aspirant au pouvoir. D’après ceux-ci, le système actuel n’est qu’une féodalité réduite. Elle doit nécessairement faire place, dans un prochain avenir, à un gouvernement véritablement constitutionnel. Ce point de vue, logique en Europe, peut ne pas être exact au Japon.

Il faut cependant reconnaître que l’intellectualisme s’est développé en raison de l’effort énorme que la partie cultivée de la nation a dû faire pour s’assimiler la science européenne. Les étudians durent d’abord apprendre l’anglais pour pouvoir suivre les cours que les professeurs étrangers faisaient dans cette langue. Les difficultés s’augmentaient de ce fait que le japonais et l’anglais diffèrent totalement dans la manière de rendre la pensée. Même certains mots n’existent pas : les mots « art » et « nature » par exemple. Les deux langues ne peuvent pas se juxtaposer, de sorte qu’une phrase très claire pour un Anglais est souvent incompréhensible pour l’élève. Il y avait là de quoi rebuter, ou tout au moins retarder, des intelligences moins tenaces. Cependant, tous les obstacles furent surmontés, et cela grâce à la passion de s’instruire particulière à la race, ainsi qu’à la volonté orgueilleuse de pouvoir se passer bientôt de l’étranger, u C’est une perte de temps d’aller en Allemagne pour étudier la philosophie, disait dernièrement un savant japonais revenu depuis peu de Berlin ; le sujet est beaucoup mieux enseigné à Tokyo et avec une conception plus pratique. » Les universités se vantent d’avoir fait en vingt ou trente ans ce qui a nécessitée l’Europe plusieurs siècles pour l’accomplir. Quelques-unes vont même plus loin et prétendent distancer l’Europe. Le Japonais manque, dit-on, d’imagination ; on le croit capable de copier, d’imiter, mais non d’inventer. Pour asseoir ce jugement, il sera bon d’attendre. En tous cas, s’il n’a pas étonné le monde par la profondeur de ses discussions philosophiques, il a inventé deux fusils, l’« Arisaka » et le nouveau modèle appelé le fusil de la trentième année, parce qu’il a été fixé dans la trentième année du règne de l’Empereur. Son canon de campagne a reçu également d’heureuses modifications, et la construction des nouveaux cuirassés, le Kawachi et le Settsu, chacun de 20 800 tonnes, qui seront en service vers la fin de 1911, réserve probablement des surprises.

La force actuelle du Japon est due dans une large mesure à l’action que le gouvernement exerce au moyen de l’instruction publique. Il est intéressant de constater avec quelle minutie il développe l’esprit militaire chez les enfans. Dans les écoles privées ou publiques, l’instruction gymnastique et militaire est donnée d’après des programmes officiels, rendus obligatoires dès 1886. Ils ont produit d’excellens résultats sous le rapport du développement physique aussi bien que moral. A la fin de leurs études scolaires, les jeunes gens n’ont plus à apprendre que la pratique du tir et le combat. Les filles mêmes sont forcées de suivre un cours de gymnastique. Or il existe 27 000 écoles primaires avec 110 000 maîtres d’école et 5 millions 135 000 élèves, auxquels il faut ajouter 258 écoles secondaires, 4 700 professeurs et 95 000 écoliers. Ces chiffres montrent la puissance de cette organisation guerrière, où les femmes elles-mêmes ont un rôle d’infirmières. Un orgueil patriotique d’une exaltation extrême en est l’âme. La nation est loin d’être orientée vers l’admiration de ce qui se fait à l’étrangler. Adopter le système métrique serait une tache sur l’écusson, a déclaré le Parlement. Le rescrit impérial de 1890 fixe la doctrine. Ce rescrit est lu chaque année solennellement dans chaque université de l’Empire, lors de la distribution annuelle des diplômes. Il est écouté debout par toute l’assistance dans un recueillement respectueux, et promulgue un point important : où qu’il vive, quelles que soient ses occupations, le Japonais reste soumis aux lois de son pays. C’est ainsi que les 76 900 Japonais habitant en territoire américain aux îles Hawaï ont constamment les yeux fixés sur Tokyo. Certaines autorités prétendent même que 15 000 d’entre eux sont organisés militairement.

Le travail constant de l’Instruction publique, en vue de développer le patriotisme, n’existe pas au même degré dans les six Universités de Tokyo fréquentées par 3 400 étudians, ni dans celles de Kyoto dont les trois Facultés sont suivies par 640 élèves ; mais il y est remplacé par un esprit anti-européen qui, depuis une quinzaine d’années, se développe de plus en plus. À mesure que les méthodes de l’Ouest furent mieux connues, elles perdirent leur prestige. La haute direction de l’enseignement ne cherche pas à modifier dans le sens européen la forme de la pensée japonaise. Celle-ci, très éprise de la science dans ses applications pratiques, tient en médiocre estime nos conceptions purement philosophiques, jugées bonnes seulement à servir de passe-temps aux esprits désœuvrés. Le Japonais ne comprend pas nos controverses passionnées sur des sujets éthiques, psychologiques ou religieux. Le charme que nous trouvons dans la fiction ou le roman lui échappe. Il n’est sensible qu’aux conséquences pratiques de la recherche. Malgré l’extrême courtoisie, les formes parfaites qui se rencontrent même dans les plus basses classes et qui ont le charme d’être exemptes de servilité ou d’obséquiosité, l’étranger a conscience de son isolement moral, conséquence d’un orgueil patriotique irréductible. Il se sent en présence d’une pensée dominante : l’étranger, c’est l’adversaire. Évidemment il est des adversaires avec lesquels on peut s’entendre, mais en général, il a le sentiment que l’accord de tous sera toujours prêt à se faire contre lui.

Un immense effort s’est donc accompli pour constituer une armée et une marine assurant en toutes circonstances une complète liberté d’action politique. Ce but est près d’être atteint. Enumérer les progrès considérables des forces japonaises depuis la dernière guerre entraînerait trop loin et serait trop technique. Il suffit de les résumer par quelques chiffres. La division est organisée comme l’est notre corps d’armée avec ses armes spéciales. En 1904, au début de la guerre, l’armée comptait 13 divisions dont une de la Garde, Ce fut un étonnement de constater que des cadres paraissant aussi faibles aient pu encadrer effectivement les 750 000 hommes qui, de 1904 à 1905, furent mobilisés. On avait perdu de vue que d’excellentes troupes n’ont pas besoin d’une ossature d’encadrement, mais seulement d’organes de direction. Pendant la guerre, la division comptait initialement 11 400 fusils, 430 sabres, 36 canons, 830 sapeurs du génie et 5 500 non-combattans, soit environ 20 000 hommes qui furent renforcés par une brigade de deux régimens de la 2e réserve (Kobi) formés à deux bataillons. Après la bataille de Lyao-Yang, les divisions de 13 à 16 furent formées, ainsi que les brigades de Kobi correspondantes. A la bataille de Moukden, les régimens de 3 bataillons étaient à 5 000 hommes et les régimens de Kobi à 3 000, ce qui permit d’amener près de 430 000 combattans sur le front.

Les augmentations récentes ressortent des chiffres ci-après :

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Bataillons. Escadrons Batteries campagne et montagne. Bataillons d’artillerie lourde. Bataillons du génie. Troupes de communication.
En 1904 168 59 114 19 14 1 chem. de fer,

1 télégraphe.

En 1909 244 89 161 28 19 3 chem. de fer,

1 télégraphe,
1 aérostier.

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Officiers de l’active. Officiers de réserve. Officiers de la territoriale.
En 1904, environ. 8 000 ? ?
En 1909, — 10 088 5 034 3 060


Les sous-officiers rengagés se recrutent avec la plus grande facilité. L’effectif réglementaire est toujours maintenu au complet dans chaque corps. Le chiffre des officiers sortant annuellement des écoles militaires donne une indication nette de l’augmentation de l’armée :

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1904. 549
1905. 1 238
1906. 1 068
1907. 1 054

En 1905 et 1906, il fallait remplacer les pertes de la guerre ; en 1907, il est pourvu aux augmentations.

Le commandement supérieur est dirigé par le grand état-major général, en ce moment sous les ordres du général Oku avec le général baron Fukushima comme sous-chef. Cet état-major jouit dans l’armée du plus grand prestige. Ses officiers sont considérés comme les missi dominici du commandement suprême. Si l’un d’eux est envoyé à un état-major de division ou de brigade, — les brigades ont des états-majors constitués en tout temps, — il prend la direction de l’opération en vue de laquelle il a été provisoirement détaché.

L’unité de doctrine et de direction est assurée par la réunion annuelle pendant huit jours, au ministère de la Guerre, de tous les chefs de corps de toutes les armes et de tous les chefs de service. Il leur est fait une série de conférences. En outre, tous les généraux commandant les divisions sont réunis à Tokyo plusieurs fois par an, et en particulier toutes les fois qu’il est jugé nécessaire de leur donner des instructions en vue de certaines éventualités. C’est ainsi qu’une de ces réunions ayant eu lieu à la fin de février, il s’en est tenu une autre le 7 avril. Le 8, les généraux ont été reçus par l’Empereur, et les conférences ont suivi. Des officiers généraux et supérieurs de la marine y assistent ; les Japonais tiennent, avec raison, à une liaison étroite de tous les organismes combattans et dans les grandes manœuvres divisionnaires annuelles, comme aux grandes manœuvres impériales, on voit des officiers de vaisseau et des amiraux dans les états-majors. Presque toutes les divisions ont des champs de manœuvre étendus, analogues à nos camps de Châlons ou de Mailly, et pourvus de baraquemens. Ils servent également aux tirs de l’artillerie. Les grandes manœuvres impériales, où deux divisions sont opposées l’une à l’autre, se terminent par une cérémonie dont la portée morale est évidente. L’Empereur, qui dans les circonstances ordinaires est presque invisible, vit alors au milieu de ses troupes. Le dernier jour, il donne un déjeuner auquel sont invités sans exception tous les officiers des deux divisions. Une grande tente est dressée sous laquelle se trouve une table semi-elliptique d’où parlent d’autres tables formant rayons. L’Empereur seul est assis au centre. Le déjeuner est pris debout et ne dure que quelques instans. Les personnages les plus importans sont admis à prendre une tasse de saki devant l’Empereur. Ils viennent le saluer à tour de rôle en se plaçant devant lui et dans un cérémonial réglé. Aux dernières grandes manœuvres impériales, les officiers étrangers ont été pour la première fois admis à cet honneur. C’est là une sorte de communion ayant pour but de rendre tangible l’idée que tout officier appartient à l’Empereur, de même que jadis le samuraï appartenait à son daïmyo.

Parallèlement au développement de l’armée, s’est accompli celui de la marine. Actuellement, le Japon dispose de 12 cuirassés d’escadre de 12 400 tonnes comme le Fuji, ou de 16 400 tonnes comme le Kashima, en service depuis 1903 ; puis de 12 croiseurs cuirassés dont deux, le Tsukuba et l’Ikoma, de 13 800 tonnes, en service depuis 1906. En outre, 53 torpilleurs, pouvant faire 29 nœuds et très armés, sont à la mer. On doit ajouter 5 cuirassés d’escadre en réfection ou en achèvement, dont le Kawashi et le Settsu, de 20 800 tonnes et 2 croiseurs cuirassés de 14600 tonnes : ces vaisseaux seront en service en 1911 ou 1912, ainsi que deux grands contre-torpilleurs. Lorsqu’en Europe on connaissait à peine le type anglais Dreadnought, le Japon avait déjà lancé deux cuirassés plus puissans, le Satzuma et l’Aki, de 19 400 tonnes, entièrement dessinés et construits dans ses chantiers. Le Dreadnought n’a que 18 000 tonnes et pas d’artillerie moyenne. En outre, des projets sont établis pour 2 cuirassés d’escadre, 5 croiseurs cuirassés et un contre-torpilleur de 1 000 tonnes pouvant donner 34 ou 35 nœuds. En résumé, quand les 16 cuirassés américains sont venus à Kobé, les Japonais disposaient de 12 cuirassés d’escadre et de 12 croiseurs cuirassés, soit 24 navires de combat, soutenus par 53 torpilleurs. En 1912, ils auront 15 cuirassés d’escadre et 15 croiseurs cuirassés.

Dans un communiqué envoyé à la presse le 25 février 1909, le contre-amiral Sperry, commandant la flotte américaine qui venait de terminer son périple, a déclaré que la flotte japonaise n’avait aucune force offensive et était incapable d’une action sérieuse dans le Pacifique en dehors de ses côtes. D’après lui, elle ne dispose que de cinq ou six vieux navires de combat et n’en construit pas de nouveaux. Le Japon, dit-il, est en train de rapiécer ses vieux bateaux. Los Américains aiment à s’entendre dire ce qu’ils désirent. L’énumération qui précède montre qu’il en est tout autrement. Néanmoins, dans l’appréciation de l’amiral Sperry se trouve un point exact. Le Japon réfectionne les bateaux russes qu’il a capturés. Ils sont au nombre de sept, savoir : cinq cuirassés d’escadre, dont l’Aki, ancien Empereur-Nicolas Ier et deux croiseurs cuirassés, l’Okinoshima, ancien Général-Apraxine et le Minoshima, ancien Amiral-Séniavino.

Les navires à vapeur de la flotte marchande doivent aussi entrer en considération, car, tous les ans, lorsque s’établit le plan de mobilisation, le rôle de chacun des principaux vapeurs marchands est déterminé. La marine a seulement la priorité du choix. Croiseurs auxiliaires, transports de munitions, ateliers, charbonniers, etc. Cette flotte comprend en ce moment environ 1 600 navires à vapeur d’un tonnage de 1 115 000 tonnes, dont 21 ont plus de 6 000 tonnes et peuvent faire de 16 à 18 nœuds. D’ailleurs, une liste, publiée en japonais et en anglais à la fin d’avril par le ministère des Communications, donne la situation exacte. Le Japon dispose des élémens de transport dont son armée pourrait avoir besoin.

Le calcul montre que, depuis la guerre, la force de l’armée s’est accrue de 94 p. 100. D’ici peu, la division sera formée à trois brigades. Le service de deux ans de l’infanterie (trois ans pour les autres armes) augmente rapidement le nombre des hommes instruits et, dès maintenant, il faut compter sur les chiffres suivans :

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Population, y compris Formose (Taïvan) 52 800 000 âmes.
Accroissement annuel de la population 800 000 —
Conscription annuelle 520 000 hommes.
Armée active (Guénéki et Yobi) 742 800 —
1re réserve de recrutement (Hoju) 382 000 —
2e réserve (Kobi) 780 000 —
Soldats de la landsturm exercés 115 000 —
Soldats ayant une instruction sommaire 846 000 —
Total 2 865 000 hommes.


Il y a lieu de croire que l’armement et les approvisionnemens nécessaires sont en grande partie constitués.

Les enseignemens de la dernière guerre sont l’objet de sérieuses études. Elles portent principalement sur les points suivans : insuffisance de l’artillerie de campagne et de l’artillerie lourde ; inefficacité du fusil actuel aux grandes distances en raison de son trop faible calibre ; insuffisance numérique des troupes techniques et de la cavalerie ; rendement trop faible des arsenaux, des poudreries et des ateliers de fabrication. Un plan général d’amélioration est actuellement mis en œuvre. Les économies sur le budget de la Guerre, bruyamment annoncées par les journaux, se réduisent à quelque diminution sur l’équipement, ou encore à des crédits reportés sur les exercices futurs. Dès maintenant, certains progrès peuvent être constatés. C’est ainsi que tous les régimens d’infanterie sont pourvus de six mitrailleuses transportées par des animaux de bât. Les procédés de combat ont été profondément modifiés au cours même de la campagne. Ils sont dès maintenant fixés. Un nouveau règlement d’infanterie va paraître. Les Japonais ont commencé les opérations en appliquant les principes généraux de l’armée allemande. Les pertes énormes qui en ont été la conséquence les ont amenés à une conception plus exacte des nécessités du combat. L’individualité et la souplesse du soldat japonais, son initiative, en font d’ailleurs un excellent élément de la tactique moderne.

Les Japonais reconnaissent avoir perdu dans la dernière guerre 78 000 tués. Ce nombre correspond à une perte effective, — blessés graves et malades hors d’état de reprendre jamais du service, — d’environ 240 000 hommes, soit presque le tiers de l’effectif total mis en campagne. C’est un chiffre qui n’a jamais été atteint par aucune armée européenne et qui montre la merveilleuse énergie des troupes. Il semble que, depuis la guerre, cette énergie tende encore à s’accroître. Le prestige de la victoire, la conviction d’une supériorité marquée sur les troupes européennes, y contribuent certainement. Mais il faut reconnaître que la guerre de Chine de 1900 a porté la plus sérieuse atteinte au prestige des troupes de l’Occident, lorsque les puissances virent leurs diplomates cernés dans les légations de Péking et sur le point d’être massacrés, elles envoyèrent des forces à leur secours. Les premiers arrivés furent les Japonais. Le résultat final de leur intervention fut tout à fait imprévu : le contact étroit avec les troupes étrangères diminua dans une large mesure le respect des Japonais pour les soldats européens. Les minutieuses précautions de ceux-ci pour éviter les pertes, même au prix d’une grande dépense de temps, la diminution de leur vitesse de marche sous le feu, les étonna d’abord, puis leur donna la certitude que, sous le rapport de la bravoure et de l’énergie, les Européens étaient loin de les valoir. Dès lors, en 1904, les positions russes devaient être attaquées avec la vigueur que l’on sait, La dernière guerre n’est pas faite pour diminuer la confiance de la nation en elle-même et dans ses chefs. C’est une épopée dont le peuple constate la vérité par la vue des trophées conquis, actuellement dispersés dans tout le pays et placés à l’entrée des temples. Les récits héroïques se répètent et servent d’exemples. On cite les noms de soldats qui, tombés blessés aux mains des Russes et revenus après la guerre dans leurs villages, se sont vus traités en proscrits et se sont suicidés. Pendant la bataille de Moukden, un régiment séparé de l’armée s’est retranché dans l’enceinte des tombes impériales de l’Ouest. Sans artillerie, cerné par les Russes et sommé en vain de se rendre, il a été couvert de mitraille pendent deux jours. Lorsque ses débris furent dégagés, il ne restait pas un homme sur six. De tels faits ne sont pas qualifiés héroïques, mais considérés comme le simple accomplissement du devoir. Cet état d’âme, dont l’origine réside, comme il a été dit, dans le culte des ancêtres, est encore grandi parle sentiment que possède maintenant tout soldat qu’en entrant dans l’armée il entre dans la classe noble. Par cela même qu’il porte les armes, il devient samuraï ; dès lors il en prend la mentalité.

Le soldat est traité par ses officiers avec une grande bienveillance et avec les égards que se doivent entre eux les gens de même classe. Les officiers s’occupent sans cesse de leurs soldats. Généralement ils sont dans les casernes dès le matin et les quittent rarement avant une heure avancée de l’après-midi. On peut dire que l’officier japonais consacre toute sa vie à ses hommes et à l’étude. Dans les casernes, des salles d’honneur rendent l’étude facile. En outre, les officiers de tous grades prennent ensemble le repas de midi. Il ne dure que quelques instans, se composant uniquement de riz, de quelques condimens, quelquefois d’un peu de poisson et de thé sans sucre. La sobriété des officiers de tout grade n’a d’égale que celle de leurs hommes.

Le soldat est instruit d’après les préceptes du « Bushido. » Ce code de morale guerrière n’a jamais été écrit, et, néanmoins, il est connu de tous. Ses principes exercent une telle influence sur l’esprit de la nation qu’il est intéressant d’examiner comment les Japonais les comprennent.

M. Inazo-Nitobé, docteur en philosophie et professeur au collège d’agriculture de Sapporo, a publié en l’an 2561 (1901), à Tokyo, un livre intitulé : Bushido, l’âme du Japon. Il explique que « Bushido, » dont la traduction littérale est « la Voie des chevaliers, » est un système d’éthique qui se résume par le « Noblesse oblige » européen. Il est, dit-il, écrit dans les replis du cœur japonais, et il résulte de la culture morale enseignée par tant de siècles de pratiques guerrières. Sentiment de calme fataliste, soumission tranquille à l’inévitable, attitude stoïque vis-à-vis d’un danger ou d’une calamité, dédain de la vie. Rien ne révèle mieux les ressorts cachés dans le cœur d’un homme que l’événement qui le place entre le choix de la vie ou de la mort ; par conséquent, rien ne fait mieux connaître le caractère d’une nation qu’une guerre entre deux peuples. Le guerrier observe le Bushido dans toutes les circonstances, aussi bien dans ses foyers que sur le champ de bataille. Il doit tenir sa parole, mépriser la lâcheté et affronter bravement l’humiliation qui, pour lui, va entraîner la mort. Personne n’a créé le Bushido, et personne ne peut dire à quelle époque il est né. Il a grandi spontanément et naturellement parmi le peuple. Il est la manifestation de la création divine de l’homme. Le Bushido est aussi puissant de nos jours qu’il l’a jamais été. Anciennement, il ne s’appliquait qu’à la noblesse et à ses vassaux. Les artisans et les commerçans n’avaient pas à le connaître : le mépris de leurs professions en était d’ailleurs la conséquence. Mais, actuellement, le service obligatoire appelle toutes les classes sous les armes. Le plus modeste coolie est obligé de servir de la même manière que le gentilhomme de la plus haute noblesse, et le gouvernement impérial a dû pourvoir la nation d’un système ‘d’éducation dans lequel toutes les classes de citoyens pourraient être instruites à remplir leur devoir, militaire comme civil. L’esprit du Bushido anime le système d’éthique adopté. Il pénètre tellement dans le cœur du peuple qu’on le retrouve dans les impressions que les sanglantes batailles de Mandchourie ont laissées aux anciens soldats. « Les âmes de nos pères, disent-ils, guidaient nos bras et battaient dans nos cœurs. Nous les sentions flotter autour de nous. Elles nous accompagnaient, recueillaient ceux de nous qui tombaient et montraient aux vivans le chemin du devoir. »

Dans l’expression de cette foi se trouve l’origine de ce mépris de la mort si caractéristique du soldat japonais. Il sait qu’en étant tué, il deviendra pour sa famille l’ancêtre glorieux et respecté. Sa mémoire sera l’objet d’un culte, et son souvenir exercera une action bienfaisante sur les siens. On comprend dès lors ce désir de la mort, qui se manifestait souvent quand il était fait appel à des volontaires. Après le combat, les corps sont incinérés, ceux des officiers à part, et une cérémonie religieuse a lieu. Le gouvernement fait ensuite parvenir aux familles une ampoule contenant de la cendre de leurs morts. Le temple de Shokonsha, situé sur une des plus grandes places de Tokyo, est consacré à la mémoire des soldats morts sur le champ de bataille. Chaque année, une grande cérémonie religieuse rappelle à tous la mémoire des héros. L’Empereur, l’Impératrice, les principaux personnages de l’Etat, assistent en grande pompe à cette solennité. Le retour se fait par une large avenue, bordée de chaque côté par quatre rangées de cerisiers sauvages. Au milieu d’avril, ils forment un dais ininterrompu de fleurs, et les Japonais se rappellent alors les vers de leur poète favori, Motoori : « Si quelqu’un vous demande : Connaissez-vous l’âme japonaise ? montrez-lui la fleur du cerisier sauvage étincelante au soleil. Cette fleur est la première éclose du printemps, comme le guerrier est le premier parmi les hommes. »

La préparation morale de l’armée est donc aussi intensive que sa préparation matérielle, et l’on peut admettre que celle-ci est à peu près terminée. Loin de faire état de sa puissance, le gouvernement s’efforce de la dissimuler. Il fait remarquer les imperfections révélées par la dernière campagne et le recueillement auquel il est tenu pour y remédier. Mais il se souvient du passé. Lorsque, après sa première guerre avec la Chine, il s’est vu forcé de se soumettre à l’action de l’Europe, son humiliation a été grande. Il en a souffert plus qu’on ne veut en convenir, et il est résolu à ne pas la subir à nouveau. Il est en Corée et en Manchourie, il y restera. A l’heure actuelle, il ne songe pas à autre chose. Toutefois, il se rend compte des efforts qui seront faits pour l’en chasser et il se prépare à s’y opposer. Pour le moment il se borne à réclamer l’exécution des clauses du traité de Portsmouth. La Chine mal conseillée, car elle est hors d’état de résister, cherche à éluder leur application. Si un conflit vient à éclater, elle trouvera le Japon prêt à y faire face. Il est inutile d’examiner aujourd’hui s’il reprend l’ancien rêve de 1598, la domination de la Chine, mais il est utile de voir comment un conflit pourrait naître de la situation actuelle[3].

Lors de la discussion du traité de Portsmouth qui a mis fin à la dernière guerre, le Japon avait demandé la cession du chemin de fer Mandchourien jusqu’à Harbin. Au moment où l’armistice fut stipulé entre les délégués du maréchal Oyama et le général Liniéwitch, le quartier général de celui-ci était à Kunchu-ling, à 64 verstes au Sud de Kuang-cheng-tzu, point stratégique important. La station de Shang-tu-fu, à 500 verstes de Port-Arthur, était la limite de la zone occupée effectivement par les Japonais. Leur diplomatie a obtenu par le traité de Portsmouth la cession du chemin de fer jusqu’à la station de Kuang-cheng-tzu, gagnant ainsi 160 verstes de chemin de fer sur le terrain occupé effectivement par les Russes. Cette cession a été fort reprochée à M. Witte, plénipotentiaire russe, négociateur du traité avec le baron Komura. Il semble bien que personne n’en a envisagé l’importance pour l’avenir de la Mandchourie. Elle signifie qu’aussitôt que les Japonais auront fini de reconstruire le chemin de fer jusqu’à Kuang-cheng-tzu, la clef des vastes plaines à blé du haut Sungari sera entre leurs mains. En effet à Kung-chu-ling qui est à 60 verstes au Sud de Kuang-cheng-tzu, on passe du bassin du Liao dans celui du Sungari, et de cette station à Kirin, qui commande le passage du Sungari, il y a seulement 112 verstes qui seront bientôt parcourues par un chemin de fer. Le Japon peut pénétrer aussi dans cette importante province de Kirin, par le Nord-Est de la Corée qu’il occupe. Il est donc ainsi en situation de menacer de deux côtés Harbin, point stratégiquement vital aussi longtemps que la Russie dépendra du chemin de fer transmandchourien pour ses communications avec Vladivostock et la province maritime.

L’occupation de Kirin par les Japonais compromet Harbin et le chemin de fer transmandchourien : de même, l’occupation de Nicolaïevsk, par des forces venant de Saghalien, ferait tomber toute la région du bas Amour. Or, les Russes voudraient maintenant garder la station de Kuang-cheng-tzu et poussent le gouvernement chinois à construire de sa propre initiative le chemin de fer de cette station à Kirin. Ceci serait contraire au traité de Péking de janvier 1905. Il est fort douteux que les Japonais le permettent. Le quartier général des troupes d’occupation de la Mandchourie est à Tiéhling. Les Japonais ont la faculté de conserver indéfiniment au cœur de la Mandchourie une forte division de campagne, puisque le traité de Portsmouth leur accorde quinze soldats par kilomètre de voie ferrée et, d’autre part, ils peuvent garder en réserve à Port-Arthur autant d’hommes qu’il leur plaît. Le pont sur le Yalu et l’unification du chemin de fer Moukden-Antung avec la ligne Wiju-Séoul vont donner une autre ligne de communication, et tout ceci agit à l’encontre du développement éventuel de la Chine.

D’autres causes de conflits possibles sont l’objet de discussions diplomatiques qui ne paraissent pas devoir se terminer à bref délai. On peut citer la question du chemin de fer de Fakumen : c’est la plus grave. On a parlé de la soumettre au tribunal de La Haye. La Chine prétend construire un chemin de fer parallèle au chemin de fer mandchourien. Les journaux officieux japonais écrivent : « La Chine n’a aucun intérêt à heurter les justes susceptibilités du gouvernement japonais pour favoriser des capitalistes étrangers. L’Angleterre estime que cette question du chemin de fer parallèle doit être laissée à l’appréciation des gouvernemens japonais et chinois, sans tenir compte des réclamations des étrangers. C’est là une opinion impartiale et juste. Le tribunal de La Haye n’a rien à voir dans nos affaires. Il est inconcevable qu’une puissance tierce prétende s’occuper de ces questions. » Le Japon ne paraît donc pas disposé à accepter des conseils. D’autres questions sont aussi en litige ; le refus du Japon de permettre à la Chine d’étendre le chemin de fer Nord Chinois jusqu’à Moukden ; la question des houillères ; l’extension d’une ligne jusqu’à New-Chuang ; la question de Chien-Tao. Quelles que puissent être les solutions, il faut admettre que le Japon ne permettra pas à l’étranger de se mêler de ses affaires. On vient de voir comment a été accueillie la proposition de soumettre la question de Fakumen au tribunal de La Haye. En fait, d’après le texte même des traités, le Japon est en Corée et en Mandchourie, et il entend y rester. Dès maintenant, ses nationaux y affluent, 5 000 à Lyao-Lyang , 10 000 à Dalny (Taïren), 8 000 à Antung, 12 000 à New-Chuang. Ils y sont parce que le gouvernement les y a poussés, et ils n’y seront pas abandonnés. Le Japon n’ignore pas qu’une certaine politique étrangère voudrait faire de la Chine un Etat tampon. Il n’y consentira certainement pas. En résistant aux revendications japonaises fondées sur le texte même des traités, la Chine s’expose gravement. Le Japon ne menace personne, mais il se prépare, décidé à ne pas se laisser arrêter dans l’accomplissement de ses projets.

Serait-ce donc en Extrême-Orient l’apparition d’une nouvelle doctrine de Monroe ? Le Japon est-il dès maintenant assez fort pour jouer le rôle que les Etats-Unis s’attribuent en Amérique ? De l’avis général, le Japon est hors d’état d’agir, parce qu’il manque d’argent : en examinant la question de près, on s’aperçoit que c’est là une erreur. Quand le traité de Portsmouth a été signé, le bruit a couru que les Japonais étaient à bout de forces, et M. Witte a été taxé de faiblesse. Le général Liniewitch recevait des renforts. Il était fortement retranché. On affirmait que, dans un conseil tenu à Tokyo, en août 1905, le général baron Kodama aurait dit : « Il faut avoir 200 000 hommes de plus avec les renforts nécessaires, ou faire la paix dans les meilleures conditions possibles. » Admettons cette version : les Japonais pouvaient envoyer ces 200 000 hommes. Ils existaient dans les dépôts et avaient une instruction suffisante pour être mis en ligne. Ni les munitions, ni les vivres ne manquaient. Les points d’appui étaient organisés. Les obusiers de 11 pouces (28 centimètres) du siège de Port-Arthur avaient même été amenés. Les préparatifs pour une bataille dont l’envergure aurait dépassé celle de Moukden étaient poussés avec une telle abondance de moyens que, quinze mois après la signature de la paix, l’évacuation de ce matériel énorme n’était pas terminée. Pour des raisons trop longues à faire connaître, les Russes ne pouvaient guère espérer un succès. Une nouvelle défaite, avec des conséquences plus désastreuses encore que celle de Moukden, aurait eu un tel retentissement, que la révolution intérieure aurait pu prendre un développement des plus dangereux. On oubliait, en outre, qu’à Moukden, les Russes, de leur propre aveu, avaient perdu 156 500 hommes, savoir 26 500 tués, 90 000 blessés et 40 000 prisonnier.-. Les Japonais se sont arrêtés parce que leurs hommes d’État ont jugé nécessaire de consolider les avantages acquis avant de développer leur programme politique. Ils ne voulaient pas se faire de la Russie une ennemie irréconciliable, ni inquiéter l’Europe. D’autre part, ils redoutaient le triomphe de la révolution russe qui les aurait laissés sans gouvernement avec qui traiter. Une situation anarchique les eût obligés en outre à maintenir le pied de guerre en Mandchourie. L’argent ne manquait pas davantage, en voici la preuve[4]. Les emprunts pour la guerre souscrits à l’étranger se sont montés à 626 millions de yen, soit 1 milliard 615 millions de francs. Sur cette somme, il restait disponibles à Londres en 1905 au moins 300 millions de yen, soit 770 millions de francs en or. Cette somme y était encore à la fin de 1907, et il est probable qu’elle y est toujours disponible. Comme ceci est à l’encontre de l’opinion admise, quelques explications sur la situation financière du Japon sont nécessaires.

En 1868, lorsque la féodalité s’abolit elle-même, les finances de l’Etat étaient dans un désordre complet. Le Japon, qui jadis avait eu beaucoup d’or, s’en était vu dépossédé en grande partie par échange contre l’argent. Ce trafic avait procuré aux Européens des bénéfices énormes. Les daïmyos, manquant de métal, avaient émis du papier-monnaie. Il fallut que le nouveau gouvernement prît ce papier et le remplaçât par des valeurs à son nom. Ce fut une opération des plus délicates vu la difficulté de se procurer l’or nécessaire pour répondre de la valeur des bons émis. En 1870, le gouvernement envoya aux Etats-Unis le marquis Ito pour étudier le système financier. Le résultat fut la loi de 1872 sur les finances et l’organisation de quatre banques nationales. Cette loi dut être modifiée en 1876. Les difficultés financières s’augmentaient de ce fait qu’il fallait faire face à la dépense de 180 millions de yen (450 millions de francs) pour compenser l’abrogation des droits seigneuriaux et des pensions des samuraïs. La situation ne fit qu’empirer jusqu’au moment de l’écrasement de la rébellion de Satzuma en 1877. Alors le gouvernement prit résolument en main la direction de toutes les finances de la nation, exerçant son action sur les banques privées et ne permettant même pas au capital étranger de s’introduire dans une affaire dont il n’aurait pas le contrôle. La Banque nationale du Japon fut créée sur le modèle de la Banque nationale belge. Ses 150 000 actions furent souscrites par un nombre limité de personnes parmi lesquelles la Maison Impériale s’inscrivit pour 70 000, qui, aujourd’hui, sur le marché de Londres, valent 173 millions. Sous la brillante administration du ministre des Finances, comte Matzukata, la réserve métallique s’augmenta rapidement, et le gouvernement entreprit d’imposer l’étalon d’or. Le pays n’était pas seulement bi-métalliste, l’argent était la seule monnaie connue du peuple. C’était là un redoutable problème, que plusieurs nations européennes n’osent pas aborder et dont l’heureuse solution a valu au Japon un crédit considérable dans ses marchés avec l’étranger. L’étalon d’or fut adopté en 1896. Pour l’exécution, il fallait créer une forte réserve d’or : elle fut constituée au moyen de l’indemnité payée par la Chine à la suite de la guerre de 1894-95. Parmi les résultats de cette guerre figure la somme globale de 950 millions de francs payables en or à Londres. Dès lors, il fut arrêté que le gouvernement aurait l’autorité suprême dans les questions financières intérieures comme dans les questions internationales. La ligne de conduite, dorénavant suivie, se dégage des principes exposés par le célèbre philosophe anglais Herbert Spencer, dans une lettre adressée à un homme d’Etat japonais pour être communiquée au marquis Ito. Herbert Spencer mourut le 3 décembre 1903. La lettre, envoyée au baron Kanéko Kantaro, fut publiée par le Times de janvier 1904. Ce document concerne la politique que doit suivre l’Empire pour sauvegarder son indépendance. Il se résume ainsi : autant que possible, tenez les Américains et les Européens à longueur de bras. En présence de races plus puissantes, vous devez multiplier les précautions pour que l’étranger prenne pied chez vous aussi peu que possible. Ne laissez pas une nation prendre pied chez vous ; des collisions en résulteraient qui pourraient être dangereuses. N’accordez pas de privilèges aux étrangers. Surtout, qu’aucun étranger ne puisse posséder sur votre sol, pas même de location à bail , seulement des permissions de résider comme tenanciers annuels. Interdisez aux étrangers d’exploiter des mines, même celles qui sont possédées par le gouvernement ; ce seraient des sources de conflit exploitées contre vous, car en Angleterre comme ailleurs, chez tous les peuples civilisés, on a l’habitude de croire ce que les agens ou les marchands à l’étranger racontent. En troisième lieu, gardez le commerce côtier entre vos mains. Pour ce qui est du mariage entre Japonais et étrangers, il doit être strictement défendu. Ce n’est pas une question de philosophie, mais de biologie. Il est prouvé, aussi bien pour les hommes que pour les animaux, que quand des variétés mélangées divergent au delà d’un léger degré, le résultat est inévitablement mauvais.

Plus loin, Spencer se prononce contre l’immigration chinoise en Amérique. Si elle s’étendait, une immense désorganisation sociale en résulterait. La lettre se termine ainsi : « Peut-être, dans une autre génération, le Japon pourra-t-il se relâcher de son conservatisme. Mais pour l’époque actuelle, ce conservatisme seul est son salut. »

Ces conseils du philosophe anglais ont été écoutés. On peut affirmer qu’ils sont suivis de très près, et on les trouve à la base de l’organisation financière actuelle.

Lorsque la guerre avec la Russie fut résolue, le gouvernement décida que l’on demanderait au pays tout ce qu’il pourrait donner jusqu’à la limite de ses forces, le surplus seulement devant être emprunté à l’étranger. C’est ce qui fut fait. Par patriotisme le Japon se saigna. Les femmes vendirent leurs bijoux. Mais la crise passée, les charges ne furent pas diminuées, parce que les armemens continuèrent d’être poussés avec une activité inlassable. Les impôts, qui avant la guerre se montaient à 625 millions de yen, produisent maintenant 650 millions dont le tiers est attribué à la guerre et à la marine.

Le Livre Brun, publié en anglais à Tokyo (rapport annuel sur la situation économique et financière du Japon pour l’année 1908) donne les renseignemens suivans : l’exercice 1906-1907 a présenté un excédent de recettes de 290 millions. Celui de 1907-1908 un excédent de 168 millions et seulement de 36 322 francs en 1908-1909. Le prochain budget sera équilibré ; mais en 1910, le gouvernement, s’il ne se relâche pas de sa politique d’exclusion des capitaux étrangers, devra trouver d’autres ressources ou se servir de sa réserve d’or de Paris et de Londres. En tout cas, le Japon a encore plusieurs années devant lui avant d’être obligé à une modification de son système fiscal. Dans l’exercice 1898-1899, les dépenses étaient de 220 millions de yen. En 1908-1909, elles sont de 620 millions, soit 400 millions de yen de plus. La dette par tête d’habitant est passée de 2 yen 10 sen à 5 yen 80 sen.

En vingt ans le prix de la vie a augmenté dans le rapport de 3 à 7. Le prix de la main-d’œuvre s’est accru dans la même proportion. Néanmoins les impôts rentrent régulièrement ; on voit partout s’élever d’immenses constructions et personne n’a l’impression d’habiter un pays dans la gêne. Par rapport aux ressources très limitées, la situation financière est particulièrement prospère. En résumé, le budget est en équilibre ; les bons qui en 1904 valaient 60 yen sont maintenant cotés 90. Le Japon disposait en 1908, tant à Paris qu’à Londres, de 300 millions de yen, reliquat des emprunts de la guerre, et en outre d’une somme de 50 millions de yen dus par la Russie pour l’entretien des prisonniers : soit plus de 1 milliard de francs en or. Cette somme doit toujours exister, car on ne trouve aucune trace de son emploi.

Le Japon pourrait donc commencer immédiatement une guerre sans avoir recours à un emprunt préalable.

Le gouvernement compte sur le développement industriel et commercial pour se procurer ultérieurement les ressources que ses prévisions politiques nécessitent. Il s’est attribué le rôle de directeur dans toutes les affaires à l’intérieur et d’intermédiaire dans toutes les affaires avec l’étranger. Certes, il y a eu et il y a encore au Japon des catastrophes financières causées par une spéculation peu honnête et par une éducation commerciale incomplète. Le gouvernement s’occupe de mettre de l’ordre dans l’ensemble, et le progrès est déjà sensible. En comparant deux années consécutives, 1905 et 1906, on trouve que les exportations ont augmenté de 102 millions de yen et que les importations ont diminué de 70 millions de yen. Le yen vaut en ce moment 2 fr. 58. Dans le compte rendu officiel de 1908, on constate que le mouvement commercial a été de 2 milliards 375 millions de francs, soit 197 millions de plus que l’année précédente. Les exportations ont été de 1 milliard 100 millions, avec 2 pour 100 d’augmentation. Toutefois, les importations, qui jusqu’alors avaient été inférieures aux exportations, les ont dépassées l’année dernière. L’achat de matériel de guerre doit en être la cause.

Le gouvernement agit au moyen de subventions, qui, en 1907, se sont montées à près de 86 millions, dont 19 pour les compagnies de navigation. Il compte les continuer et peut-être même les augmenter, jusqu’à ce qu’il soit parvenu à créer l’outillage et à développer l’habileté ouvrière au point de faire une concurrence rémunératrice aux produits de l’étranger. Il donne en ce moment un grand développement à la fonderie d’acier de Wakamatzu. En 1907, elle disposait de 29 500 chevaux-vapeur. A la fin de 1908, une subvention de 3 millions de yen lui est donnée. Cette fonderie d’acier ne tardera pas à livrer à la Chine les rails dont elle a besoin. Le grand marché actuellement visé est celui de la Chine : le Japon est décidé à y supplanter la race blanche. Son but est de l’exclure de toute participation à l’exploitation des richesses de l’Asie. Si des experts ou des professeurs sont nécessaires, il se prépare à les fournir ; de même les bateaux, les machines ; et il estime que l’Asie ne devra pouvoir s’adresser à l’étranger que s’il se trouve lui-même dans l’impossibilité de fournir. Ceci ne sera fait que peu à peu, car le Japon a encore besoin du bon vouloir européen et il saura le ménager. Le principe de la porte ouverte sera solennellement reconnu ; mais son application sera plus difficile à obtenir. La Corée et la Mandchourie en donnent en ce moment l’exemple. L’égalité pour tous est reconnue, mais pratiquement, grâce à d’habiles et légales mesures, le commerce étranger est de plus en plus remplacé par le japonais.

L’essor du mouvement commercial et industriel du Japon est donc incontestable. On peut s’en rendre compte en regardant ce qui se passe à Shang-haï. Le fleuve Yang-tzé est la grande artère commerciale de la Chine. Il y a peu de temps encore, il n’était guère parcouru que par les Anglais. Depuis quelques années, les Allemands y sont venus, mais n’ont pas réussi. Maintenant, ce sont les Japonais qui, subventionnés, supplantent le commerce étranger. N’ont-ils pas le prestige de la victoire ? Avant 1907, il y avait déjà 3 compagnies de navigation. Au mois d’avril, ces compagnies, fusionnées sous le nom de Nisshin-Kisen-Kaisha, ont pris des services réguliers sur les lignes suivantes : Shang-haï-Hangkovv, Hangkow-lchang, Shang-haï-Soochow , Shanghaï-Hangkow, Chinkiang-Tsingkiangpu, Hangkow-Hsiangt’an, Hangkow-Ch’angte, lac P’oyang. Il y a quelques mois, à un banquet donné à Shang-haï, le président de la grande compagnie de navigation japonaise Nippon-Yusen-Kaisha disait : « On peut entrevoir l’avenir prochain où les navires européens ne passeront plus le canal de Suez pour commercer avec l’Extrême-Orient. » N’est-ce là qu’un rêve ? Les mers de Chine sont parcourues par des divisions de croiseurs cuirassés, qui font aussi bonne figure que les plus beaux spécimens anglais ou américains. Ceux qui sont venus dernièrement à Saigon ont produit dans notre Indo-Chine une impression sur laquelle il est inutile d’insister, « Nous montrerons notre pavillon de guerre, disent les Japonais, et notre commerce le suivra. »

L’activité japonaise est dirigée énergiquement vers la Chine Les deux nations se détestent, dit-on. Cette animosité n’existe-t-elle pas souvent entre voisins ? La Chine intellectuelle traite le Japon en barbare, tandis que le Japon guerrier n’a que du mépris pour un peuple dont le dicton favori :


Qui dans le combat se sauve,
Veut vivre pour se battre demain,


fait la joie des lettrés. Mais ces deux peuples ont la même civilisation, la même mentalité ; ils seront toujours près de s’entendre lorsqu’il s’agira de s’opposer aux gens de race blanche.

« Personne plus que nous ne désire le développement industriel du Japon, disent les Américains. Le socialisme en est la conséquence, et dès lors cette centralisation menaçante ne sera plus à craindre. Le rêve d’hégémonie de l’Orient deviendra irréalisable. Le progrès qui s’impose à toutes les races débarrassera le monde de cette barbarie guerrière. »

Jusqu’à présent, on ne peut guère prévoir une évolution dans ce sens. Le système de gouvernement organisé par l’ancienne féodalité est sage, ferme et très paternel. Le pouvoir est actuelment aux mains des Sat-chô, mot fait de la première syllabe des noms des grands clans seigneuriaux Satzuma et Choshu. Les « genro, » dont il a été parlé, en font partie. Au-dessous d’eux, il n’y a rien. La Constitution sert d’écran à une bureaucratie instruite, dévouée, disciplinée, qui étudie les questions dans le sens ordonné, propose les solutions et exécute. Au-dessous se trouve la classe des petits fonctionnaires. Elle s’étend jusqu’aux 30 000 hommes de police, qui forment un seul corps et assurent l’ordre dans tout le Japon. Viennent ensuite les millions d’habitans dont la seule volonté est d’exécuter les ordres sans en chercher les raisons. Le milieu ouvrier des ateliers, des usines, des arsenaux ne discute pas davantage le principe d’autorité. Naturellement le progrès industriel a donné lieu à des grèves, quelques-unes fort graves. Elles n’ont pas eu de caractère politique. Le gouvernement fait respecter la liberté du travail, les désordres sont énergiquement réprimés. Les meneurs connus comme agitateurs, ou qui voudraient placer la question de grève sur un terrain politique, seraient immédiatement saisis, et prompte justice serait faite. Il n’en est pas moins vrai qu’un certain relâchement des anciens liens de la famille se faisait déjà remarquer avant la guerre et semble se continuer. Les classes élevées et moyennes sont certainement atteintes par le scepticisme et, parmi le peuple des districts industriels et même dans les villes de province, l’ancien ordre éthique a été évidemment affecté. L’instruction dans les écoles tend à détruire les légendes. Cependant, le culte des ancêtres ne continue pas moins à être respecté par tradition, et aussi en raison d’un certain appui donné par les théories scientifiques d’hérédité et d’atavisme. Parmi les lettrés de Tokyo, on ne saurait entendre une parole d’irrespect contre le culte des ancêtres.

Quoique partiellement composé d’hommes éminens arrivés par leur seul mérite, le gouvernement du Japon est aristocratique et autocratique. Il est probable que les futurs « genro » lui donneront une politique encore plus militaire. Le Japon est actuellement la nation la plus disciplinée du monde, aux mains des hommes les plus éminens et les plus patriotes, et l’on ne doit pas perdre de vue que les courans d’idées qui règlent les mouvemens des masses européennes ne lui sont pas applicables.

« Le Japon doit son pouvoir offensif à la longue discipline de son passé, dit M. Putnam-Weale, dans son livre The coming struggle. Un peuple gouverné par l’altruisme comme le sont la plupart des peuples de race blanche, perd ses capacités pour l’agression, aussi bien pour la lutte guerrière que pour la lutte économique. Si ce peuple se heurte à une nation aveuglément disciplinée, que ce soit dans une guerre ou dans une lutte commerciale, son infériorité est évidente. » Un avenir prochain justifiera peut-être cette opinion.

Dernièrement le Times écrivait : « Les Japonais ne vont-ils pas hériter de la corruption avec la richesse ? Si nous entendons par corruption la crainte de la lutte qui déprime les peuples riches, rien n’est moins sûr. Le Japon actuel n’aurait jamais pu s’élever s’il ne s’était donné un idéal pour guider sa marche. L’idéal impérialiste était le seul à sa portée comme expression tangible de sa piété filiale. Quoiqu’il arrive, pendant de longues années encore, cet idéal restera sacré. D’autre part, les besoins de la population sont si restreints, de tels changemens dans ses habitudes sont nécessaires, que la richesse ne pourrait pas modifier son genre de vie avant plusieurs générations. La désorganisation du système gouvernemental n’est pas non plus probable. Il est loin d’être prouvé que la masse soit meilleure juge de ses intérêts qu’un souverain éclairé par les plus hautes capacités de la nation. Nous pouvons donc concevoir que l’évolution du Japon s’opérera d’une manière continue, sans crise sociale, par l’action prévoyante du gouvernement. Les trois ou quatre mille intellectuels de l’Empire n’exercent leur influence que dans un sens anti-européen, et s’ils essayaient de devenir un parti révolutionnaire, la nation, blessée dans ses sentimens les plus chers, se soulèverait contre eux. Certes, la presse discute les actes et la politique du gouvernement avec une grande indépendance, mais elle respecte absolument le principe impérial. Ses cautionnemens répondent du moindre écart. En outre, une censure vigilante est exercée sur toutes les publications. N’est-il pas téméraire de croire qu’un Japon nouveau vient de naître qui va travailler au déclin de la cohésion de l’Empire ? »

En résumé, le vrai vainqueur de Tsoushima, de Port-Arthur et de Moukden, c’est le vieux Japon. Son triomphe lui a donné une énergie nouvelle, il a confiance et croit à sa destinée de régénérer les peuples de l’Orient. Quand de telles ambitions s’emparent d’un peuple guerrier de 52 millions d’habitans, des changemens dans la géographie politique du monde en sont la conséquence probable.

Quoi qu’on en dise, le vieux Japon n’est pas mort. Qu’importe le changement de costume, qu’importe l’usage des procédés les plus scientifiques, si la mentalité ne se modifie pas ? Son âme, imprégnée de loyalisme, reste la même, et l’histoire de sa dernière guerre ne sera pas l’épitaphe héroïque que certaines nations voudraient graver sur sa tombe.

NÉGRIER

  1. Things Japanese, by Basil Hall Chamberlain. London, 1905.
  2. Things Japanese, by Basil Hall Chamberlain. London, 1905.
  3. The Coming struggle, by B. L. Putnam Weale. London, 1909.
  4. The Coming struggle, by B. L. Putnam Weale. London, 1909.