Les Forces perdues — Étude de politique contemporaine

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LES FORCES PERDUES

ÉTUDE DE POLITIQUE CONTEMPORAINE

Entrons dans le village, dans le bourg, dans une de ces petites agglomérations où vivent les deux tiers des Français : considérons le cultivateur, le commerçant, celui qu’un travail régulier ou la possession d’un petit bien met au-dessus des privations de la misère. Il n’a pas brigué un mandat de conseiller municipal, mais il est estimé de tous. Vienne le moment de fixer le contingent foncier, il est porté par le Conseil municipal sur le tableau des répartiteurs, et il donnera quelques heures de son temps, une ou deux après-midi, à discuter avec ses voisins la valeur des biens. Le Conseil pourra encore le nommer membre du bureau de bienfaisance ; chaque année, à l’entrée de l’hiver, il dressera la liste des indigens à secourir et des habitans qui recevront le secours médical gratuit. Enfin, pour comble de faveur, il sera inscrit sur la liste de la commission scolaire, dont les attributions sont tellement faibles qu’en fait elle ne se réunit pas. Dans l’organisation actuelle, ces trois missions sont les seules qu’un citoyen éclairé puisse recevoir. Il y consacrera tout au plus quelques heures dans le cours de l’année.

Allons jusqu’au chef-lieu d’arrondissement, ou jusqu’au chef-lieu du département. Les intérêts généraux seront plus considérables ; les fonctions gratuites seront presque aussi rares. Au bureau de bienfaisance s’ajoutera le Conseil des hospices ; la Caisse d’épargne aura des administrateurs ; il existera peut-être une commission de la Bibliothèque ; on a essayé récemment de créer des comités départementaux d’habitations à bon marché ; mais, si nous y regardons de près, la vie de tous ces organismes est très faible : les services techniques, les bureaux de la mairie ou ceux de la Préfecture s’efforcent de concentrer toutes les affaires et voient, avec une défiance qu’ils ne cherchent pas à dissimuler, l’ingérence qui les trouble.

Essayerons-nous de faire la même enquête à Paris ? Elle serait aussi courte que vaine. J’ai consulté en différens quartiers les plus anciens habitans : si l’on excepte les cinq mois de Siège de Paris, ils ne se souviennent pas d’avoir jamais été mis en réquisition par la mairie pour un service public.

Parlerons-nous du Bureau de bienfaisance, qui occupe si peu de monde et tient si peu de place ? Mentionnerons-nous, pour être complet, une session de jury criminel, service très rare qui atteint les uns tous les quatre ou cinq ans, les autres presque jamais ?

Telle est, pour un Français qui n’exerce pas de fonctions électives, la part de service que requiert de lui la chose publique.

Le moment semble venu de nous demander si cette très faible participation aux affaires locales n’a pas, à plusieurs points de vue, des conséquences graves.

Nous y sommes tellement accoutumés que le péril lui-même nous échappe. En effet, ce n’est ni une nouveauté, ni le vice inhérent à un système politique dans le sens vulgaire qu’attachent à ce mot les partis. Tous les gouvernemens qui se sont succédé en France au XIXe siècle ont obéi aux mêmes préjugés. Sous tous les régimes, l’administration n’a poursuivi qu’un but : se passer des commissions où siègent des particuliers pour y substituer l’action des fonctionnaires, écarter. les regards indiscrets, maintenir sa prééminence à la bureaucratie, qui ne peut se tromper ; en faisant taire toute contradiction, elle a peu à peu réussi à faire le vide autour d’elle ; elle a créé ainsi un pouvoir qui a les apparences et non les réalités de la force, qui est très exclusif et par conséquent factice et fragile.

Il ne s’agit pas seulement de savoir si cette conduite est manifestement contraire au régime démocratique ; si un peuple libre qui est chargé de se gouverner ne doit pas être mêlé aux affaires ; s’il ne doit pas en recevoir quelque éducation pratique ; et s’il est bon de le priver de toute action, sauf à lui donner un jour, tous les quatre ans, un pouvoir sans limites. Il faut aussi rechercher ce que produisent l’isolement du fonctionnaire et la distance excessive entre lui et l’administré ; si cette séparation, également pernicieuse pour l’un et pour l’autre, n’a pas pour effet de paralyser l’exécution des meilleures lois. Nous verrons enfin, en jetant un coup d’œil sur des pays de langue et de race françaises, si les législations voisines aux prises avec un mouvement démocratique aussi puissant que le nôtre, n’ont pas été mieux inspirées en ayant eu l’art de se servir d’intelligences, de dévouemens, de collaborations actives qui demeurent en France des forces perdues.


I

Nous voudrions choisir quelques exemples qui fissent comprendre très clairement nos critiques et notre but.

Il y a des lois qui ne peuvent être appliquées sans le concours actif d’hommes dévoués prêtant leurs efforts à l’administration, d’autres, au contraire, que les agens de l’Etat peuvent et doivent exécuter seuls.

Telles sont les fonctions matérielles et techniques qui exigent des connaissances spéciales. Lorsqu’un ingénieur construit un pont ou une route, lorsqu’il pose une ligne télégraphique, lorsqu’il dirige la fabrication des allumettes ou du tabac, quand un fonctionnaire des postes organise le service des courriers, quand un receveur de l’Enregistrement applique aux mutations les principes du droit fiscal, les uns et les autres se livrent à un emploi de leur compétence qui est en soi parfaitement défini, qui agit sur les choses et non sur les hommes.

Tout autre est la mission du délégué de l’Etat, lorsqu’il a pour objet l’homme et son amélioration morale ou matérielle. Dans cet ordre d’efforts, le fonctionnaire ne dispose que d’une puissance fort limitée, et, s’il n’est pas secondé par la collaboration des particuliers, il n’aboutira qu’à un demi-succès qui ne sera pas éloigné d’un avortement. L’instituteur peut-il se passer du concours de la famille ? Sans elle, peut-il obtenir l’ordre dans le travail, l’assiduité aux classes, le respect dont il a besoin, la sanction de ses réprimandes ? Ce qui est indispensable dans ses rapports avec l’écolier, n’est-il pas nécessaire vis-à-vis de la commune ? Un conseil scolaire composé de quelques pères de famille ne donnerait-il pas son véritable appui au maître d’école trop souvent isolé et impuissant, et ne l’empêcherait-il pas d’aller chercher sa force auprès de politiciens qui le compromettent ?

Voyons une autre matière : il ne s’agit plus d’éducation, mais de relèvement : l’assistance publique met en présence les représentans du pouvoir et le malade, le vieillard et l’indigent : ici l’idéal n’est point un agent spécial, rétribué par l’Etat ou par la commune et ayant le monopole de la visite des pauvres. A de tels services, la ponctualité d’un fonctionnaire ne convient pas ; on l’a dit avec vérité : le cœur seul sait donner ; si l’administration et la comptabilité sont du ressort des bureaux, le contact avec ceux qui souffrent doit appartenir aux particuliers ; tout doit être combiné pour que la distribution des secours et leur remise à domicile soient confiées à de braves gens qui doublent le prix du don en l’apportant eux-mêmes ; il faut surtout que l’esprit qui préside à tous les degrés à ces services soit animé et comme imprégné de dévouement.

Il en est de même d’une réforme qui n’est indifférente à aucun moraliste : l’introduction et le développement du régime cellulaire. Pour qu’il porte ses fruits, il faut que le détenu reçoive des visites régulières ; ni le directeur, ni l’aumônier ne peuvent y suffire. Les partisans les plus résolus du système pénitentiaire reconnaissent que la cellule sans travail ou sans visite est un supplice que l’homme n’a pas le droit d’infliger à l’homme. Nous visitions, il y a quelques années, la prison de Louvain, le modèle le plus parfait du régime cellulaire. Nous y étions conduit par un professeur de droit à l’Université qui devait depuis occuper les plus hautes fonctions politiques. Il ne demanda à personne la permission d’entrer ; il avait dans sa poche une clef qui ouvrait toutes les portes : « Je suis de semaine, me dit-il. Je dois visiter plusieurs prisonniers chaque jour. La plupart de mes collègues de l’Université participent à ce service, ainsi que plusieurs notables de la ville. Notre tour revient à intervalles périodiques ; nous nous sentons si utiles que personne ne se plaint. Nous nous réunissons à certaines époques pour mettre en commun nos observations ; le service de la prison est très reconnaissant de notre concours et nous n’avons nulle difficulté avec lui. »

Il n’y a pas d’exagération à affirmer que ces visites régulières, accompagnées de ce contrôle périodique, sont la condition décisive du succès, l’essence même du régime pénitentiaire ; en quoi serait-il chimérique de penser qu’en France on trouverait dans chaque ville des hommes prêts à exercer le même ministère ? Quel est le professeur de droit pénal qui refuserait de présider un comité de visiteurs ? Une fois cette mission acceptée et exercée régulièrement, non seulement le prisonnier en éprouverait un soulagement, mais l’administration y trouverait un point d’appui. Cette collaboration redresserait les abus et ferait tomber plus d’un préjugé. Le régime pénitentiaire mieux compris trouverait de plus nombreux défenseurs et l’opinion publique, trop distraite en ce moment de ces graves questions, hâterait l’achèvement d’une réforme qui a eu pour partisans tous ceux qui l’ont étudiée.

Ainsi, partout où le législateur a eu pour but l’amélioration morale de l’homme, le fonctionnaire peut commencer la besogne : il est impuissant à l’achever. Il lui faut des collaborateurs que ne donne pas la promulgation d’un texte et qu’anime un sentiment supérieur. C’est une des lois mystérieuses de notre nature que le progrès moral ne puisse être dû qu’à celui qui aime l’homme. Pour réussir, il ne s’agit pas de donner un effort, il faut se donner soi-même. Ce qui est chimérique, ce n’est pas de demander ces vertus aux particuliers, c’est de les attendre de tous les agens chargés d’un service public.


II

On a dit excellemment que, si chacun faisait son devoir, il n’y aurait pas de question sociale. L’initiative privée a devant elle un champ sans limite : c’est elle qui doit, en se réveillant, ramener la vie dans nos sociétés engourdies ; c’est elle qui doit apprendre aux hommes, avec l’association sous toutes ses formes, l’usage de la liberté, qui doit renouveler nos mœurs en substituant partout à l’inertie le travail, au découragement l’espérance. C’est elle seule qui peut et doit nous sauver dans ce siècle qui commence. Croire que la loi peut tout est la plus dangereuse des utopies. La loi ne fait pas les citoyens, elle s’en sert, et si l’on y regarde de près, elle ne peut vivre que par eux. Il y a longtemps que la sagesse antique s’est écriée : Quid Ieges sine ‘inoribus ?

Dans nos sociétés modernes, il y a deux sortes de lois : les unes obligatoires, les autres facultatives. L’inscription sur l’état civil oblige tous les citoyens, parce qu’il n’en est aucun qui ne naisse et qui ne meure ; le service militaire les atteint tous à l’âge de la majorité ; les lois fiscales ne laissent échapper aucun des contribuables : ce sont des lois coercitives auxquelles nul en France ne peut se soustraire.

On peut supposer, au contraire, et nous voyons autour de nous, nombre de Français qui ne font pas partie d’une mutualité, — qui ne versent pas à la Caisse des retraites de la vieillesse, — qui ne construisent pas ou ne louent pas une habitation à bon marché ; — ils achèveront leur existence sans recourir aux lois sur les sociétés de secours mutuels, sur les retraites et sur les habitations. Ces lois ne seront utiles, elles ne seront avantageuses à la société que dans la mesure où les individus sauront y recourir. Ce seront des bienfaits, si la foule des citoyens sait en user. Elles seront impuissantes et comme paralysées, si elles ne rencontrent pas les sympathies publiques ; or, pour exciter l’opinion, pour montrer le service qu’elles peuvent rendre, pour appeler les hommes à en profiter, il faut que des voix s’élèvent. Sans le dévouement individuel qui organise des campagnes et fait œuvre de propagande, ces lois seraient lettre morte.

La législation sur les sociétés de secours mutuels nous en offre un saisissant exemple. Née à une époque où l’Etat tenait toutes les sociétés pour un péril, la mutualité n’a cessé de grandir ; le législateur a suivi ce mouvement avec une attention défiante, multipliant dans les textes les précautions et les défenses. Tout dernièrement, en présence du mouvement croissant, une loi plus libérale s’est relâchée de quelques-unes des sévérités primitives et a autorisé la fédération des mutualités. Quelle sera l’utilité de cette loi, si des sociétés nouvelles ne se créent pas ? si les anciennes ne s’accroissent pas ? s’il ne se forme point entre les mutualités des associations qui prennent en mains leur défense et qui placent au-dessus de ces cellules primitives un corps puissant et vivant ?

A l’heure où des théoriciens de l’obligation réclament des lois qui transformeraient en impôt la libre contribution mutualiste, où les systèmes absolus venus d’outre-Rhin nous menacent, il est nécessaire de faire comprendre à tous, ouvriers ou patrons, cultivateurs ou petits propriétaires, habitans humbles ou aisés des villes, que leur inscription dans une mutualité est urgente. Pour celui qui travaille, l’avantage est évident, il y va de son intérêt direct ; déjà plus de 2 millions de travailleurs sont inscrits ; pour celui qui jouit de l’aisance ou de la fortune, l’obligation morale est d’une autre nature, mais bien plus absolue. On ne sait pas assez que la société de secours mutuels ne peut vivre sans membres honoraires : Il y a en France 250 000 membres honoraires. En défalquant les doubles emplois (et combien n’existe -t-il pas de membres honoraires inscrits en plusieurs sociétés ! ), il n’y a pas 200 000 personnes qui apportent leur obole à la mutualité, le rempart le plus efficace que nous puissions opposer aux assauts du socialisme[1].

Ces chiffres méritent d’être retenus ; ils marquent l’étiage de notre égoïsme.

Nous n’ignorons pas ce qu’est l’esprit de charité ni les sacrifices incomparables qu’il accomplit en France ; nous ne nous occupons ici que de l’œuvre sociale, et nous n’hésitons pas à dire que ceux qui, détenant la richesse, ne figurent pas sur les listes des sociétés de secours mutuels n’ont en aucun degré le sens de leur devoir. Un écrivain de talent et de cœur, M. Claudio Jannet, avait coutume de dire : « Il n’y a plus parmi nous de classes dirigeantes ; il n’y a que des classes responsables. » — Oui, responsables de ce qu’elles font et de ce qu’elles ne font pas ; responsables de leur corruption, d’autant plus contagieuse qu’elle vient de plus haut ; responsables des mauvais exemples qu’elles donnent à leurs fils, de leur indifférence pour la chose publique ou des railleries qui préparent le scepticisme ; responsables de leur inaction, de la place qu’elles laissent vide au sommet du corps social, donnant ainsi par leur faute au mouvement d’ascension qui est l’état normal des sociétés une accélération qui risque de rompre tout équilibre. Les anciennes classes dirigeantes auraient dû, comme elles Font fait en d’autres pays, se porter en avant, prendre en mains la propagande de la mutualité, multiplier les réunions, les discours, les écrits pour montrer ce qu’étaient les bienfaits de ces sociétés libres ; elles auraient accompli ce rôle d’éducation sociale qui crée des liens entre les classes et prévient la haine. Ce qu’elles n’ont pas su exécuter à temps pour conserver l’influence, sauront-elles le faire aujourd’hui sous le coup de la nécessité ? Sortiront-elles de leur torpeur en présence des menaces d’obligation, quand nous n’avons plus devant nous qu’un dernier répit ? Le développement de la mutualité devrait être le cri de ralliement de tous ceux qui combattent le jacobinisme et veulent sauver la liberté.

Il y a des lois dont le succès dépend uniquement de l’emploi des dévouemens inoccupés. La législation sur les habitations à bon marché a sept ans de date ; elle remonte au 30 novembre 1894. Elle a été inspirée par une pensée très généreuse. M. Jules Simon, qui avait préconisé depuis de longues années l’amélioration des logemens ouvriers, avait tout résumé en une formule : « le logement hideux est le pourvoyeur du cabaret. » Etudes, enquêtes, brochures s’étaient multipliées et on avait pu ajouter que le taudis où s’entassent de trop nombreuses familles était le pourvoyeur de la prostitution, de la prison et de l’hôpital. L’hygiène et la morale étaient d’accord pour appeler à grands cris une réforme. L’Exposition de 1889 avait déterminé un mouvement : des habitations types s’élevaient à Lyon et à Paris. Les ouvriers s’essayaient à construire, et commençaient à former entre eux des sociétés de construction. Une association de propagande s’était constituée à Paris[2]. Partout où le logement salubre se substituait aux horreurs de la chambre unique, la famille, la veille dispersée, se rassemblait autour d’un foyer attrayant. Mais les dépenses étaient considérables, les impôts très lourds. N’était-il pas possible d’obtenir quelques dégrèvemens spéciaux qui équivaudraient à une sorte de prime ? Ne pourrait-on pas surtout protéger la famille contre un partage en nature qui anéantissait, au lendemain de la mort du père de famille, la possession du petit bien qu’il avait péniblement acquis ? Une proposition de loi, présentée par M. Siegfried et un grand nombre de députés, fut déposée, examinée et votée en un an par les deux Chambres. Les dégrèvemens étaient faibles, mais la protection contre les conséquences du partage faisait son entrée dans nos lois, corrigeant une des dispositions les plus fâcheuses du Code civil et permettant à ceux qui veulent voir de loin d’espérer que l’exception de la loi de 1894 deviendrait au XXe siècle le droit commun. La loi organisait, enfin, pour faire connaître la législation nouvelle, pour aider à la propagande, constituer des sociétés, créer en un mot un mouvement d’opinion, une série de comités locaux qui se formeraient, au fur et à mesure des besoins, dans les villes ou les régions les plus encombrées et qui seraient rattachés à un conseil supérieur des habitations siégeant à Paris.

Toute cette organisation officielle et légale était le comble de l’art, et cependant elle a produit de très faibles résultats. Quels sont donc les motifs de l’insuccès ? On nous pardonnera d’y insister, parce que les causes de cet échec rentrent très exactement dans l’objet de notre étude.

La mission de faire réussir la loi était confiée, nous l’avons fait remarquer, à des comités locaux ; on avait agi sagement en ne décrétant pas une organisation simultanée dans tous les chefs-lieux de départemens ; on laissait au temps, aux circonstances, le soin de provoquer une création successive qui répondrait aux besoins. C’était déjà une hardiesse, puisqu’on rompait ainsi avec les règles de symétrie habituelles à notre législation. On aurait dû commencer, en une dizaine de villes, tout au plus, par une enquête approfondie sur l’état de l’habitation ; de cette enquête, sincèrement poursuivie, seraient sortis deux résultats : d’une part, des renseignemens précieux sur les maux de l’entassement humain et sur les points qui appelaient an effort ; d’autre part, il se serait formé, au cours de l’enquête, un noyau d’hommes actifs dont le dévouement aurait permis de tout espérer. Mais cette méthode demandait beaucoup de travail, des efforts sérieux, plus de labeur que de bruit ; elle ne fut suivie que dans trois ou quatre centres. On préféra réunir avec quelque bruit un comité d’habitations à bon marché, composé de membres nommés par l’administration.

En certaines villes, grâce à l’esprit modéré du préfet, les choix furent bons ; mais nous devons le reconnaître, ce fut l’exception. Les préfectures, comme tous les pouvoirs de ce monde, sont assiégées d’intrigans, d’ambitieux, dont la seule pensée est d’accroître, en faisant figure dans une commission, une notoriété qui facilitera une candidature. Les agités bourdonnent autour des bureaux, tandis que les véritables compétences s’écartent Pour aller les chercher, les découvrir, les faire sortir de leur retraite et les décider à accepter une tâche officielle, il faut au représentant de l’Etat une persévérance peu commune, n’hésitons pas à le dire, un véritable courage. Refuser à un ambitieux la nomination qu’il sollicite, c’est risquer d’en faire un ennemi. Aller chercher un homme modeste qui se cache, c’est un effort qui rapportera au préfet plus de critiques que de popularité. Les agités ont une clientèle et des journaux ; l’homme modeste a pour lui la sympathie des gens qui ne font pas de bruit et qui se contentent de donner leur estime, sorte de monnaie qui n’a pas cours sur le marché électoral.

Dans une grande ville (qu’on nous dispensera de nommer), l’amélioration des logemens avait éveillé des sympathies individuelles ; depuis quelques années, un jeune professeur de la Faculté de droit, un ancien bâtonnier de l’ordre des avocats, des médecins, s’étaient attachés à cette étude ; ils avaient demandé à la Société de propagande de Paris des renseignemens et des brochures.

Le président du Comité des habitations à bon marché avait appelé un conférencier pour exposer en public l’ensemble des efforts accomplis et susciter la formation d’une société ; pour faire honneur à son hôte, avant la réunion publique du soir, il convoqua le Comité local ; mais personne ne vint, il se trouva seul. « Cela arrive assez souvent, — dit-il. — Le Comité est composé de représentans d’arrondissemens ruraux qui ne portent pas grand intérêt à ce qui se fait dans la ville. Cela vous étonne. Vous me dites que le « surpeuplement » n’existe que dans la ville ; mais il fallait bien, pour l’équilibre, que, dans cette commission départementale, chaque fraction du département fût représentée. Vous me citez des noms d’habitans du chef-lieu qui se sont occupés de la question, qui s’y intéressent. Ah ! certes, ils auraient tenu leur place dans le Comité ; mais il y a eu une difficulté. Vous savez ce que sont les relations entre les hommes, et les divisions de la politique. Assurément, aucun des quatre n’est royaliste ou bonapartiste ; ce sont des républicains, connus pour tels ; mais ils sont de la nuance libérale ; aussi ne sont-ils pas dans les eaux de la Préfecture. Vous comprenez qu’il était très difficile d’obtenir leur nomination. »

Qu’on s’étonne, en face de ce langage, de l’échec de la loi ! Ce qui est certain, c’est que la plupart des Comités locaux, au lieu d’être des foyers d’action, des groupes d’hommes animés de la foi qui seule fait réussir les réformes, ont montré, dès leur première réunion, autant d’hésitation que « l’incompétence.

A qui est dû ce lamentable avortement ? A cet esprit d’exclusivisme qui fait pénétrer la politique dans toutes nos œuvres pour en éliminer les véritables forces sociales. On s’est longtemps plaint au XIXe siècle de l’émigration à l’intérieur, quand tel ou tel parti, au lendemain d’une révolution, se mettait à bouder et répondait aux avances par une abstention systématique. Il ne s’agit plus aujourd’hui d’émigration, mais d’un ostracisme à l’intérieur qui frappe d’exil les hommes qui seraient prêts à se dévouer. La politique sage consiste à rattacher autour de soi, à rallier (il faut bien prononcer le mot) tout ce qui peut apporter un appui à la chose publique. Qu’un homme de parti, dans le sens violent du terme, soit écarté d’une œuvre à laquelle il refuserait de s’associer, qu’on ne l’appelle pas à la Préfecture dont il refuserait d’ailleurs de franchir le seuil, rien de plus juste ; mais qu’un bâtonnier de l’ordre des avocats, qu’un professeur de faculté, tous deux républicains, soient écartés d’une collaboration légale ; qu’on reconnaisse leur compétence, mais qu’on ose les bannir, parce qu’ils ne font pas partie de la coterie préfectorale : voilà qui fait comprendre, comment doivent inévitablement avorter toutes les œuvres d’Etat, dans un pays où on se prive volontairement des concours qui apporteraient aux institutions le mouvement et la vie.


III

La supériorité de l’association libre sur les désignations officielles n’a jamais éclaté plus visiblement qu’à l’occasion des Syndicats agricoles. La loi de 1884, destinée à mettre entre les mains des ouvriers une arme d’émancipation, venait d’être votée. Les législateurs n’avaient pensé qu’aux ouvriers de l’industrie, lorsque les agriculteurs s’emparèrent des textes, les étudièrent, préparèrent des statuts modèles, commencèrent une active propagande et parvinrent à mettre en mouvement [celle de toutes les classes de la nation qu’il semblait le plus difficile de remuer. En quinze ans, 2 200 syndicats, des unions de toutes sortes, en vue de la reconstitution du vignoble, de l’achat des engrais, de la vente des produits, prouvèrent ce que peut en notre pays l’association.

Il a dû se rencontrer, en face de ce mouvement, des fonctionnaires qui se sont lamentés et se sont dit qu’un législateur plus prévoyant aurait dû charger le Préfet de composer ces syndicats de compétences locales qu’il aurait su découvrir et désigner par arrêté. Laisser la liberté faire son œuvre, n’était-ce pas un scandale ? Le vieil esprit de la constitution de l’an VIII qui vit et respire encore sous l’amas des dossiers dans le fond des bureaux de Préfecture n’était-il pas prêt à se réveiller pour déclarer que de tels désordres risquent de créer un État dans ]’E]tat ? Mot formidable dont on s’est servi, pendant trois quarts de siècle, pour épouvanter les foules. Rendons hommage à notre temps, à ce progrès des mœurs que tant de gens se plaisent à nier. L’association n’effraye plus ; tout ce qui est intelligent en France est décidé à user de la liberté, et, si la plus injustifiable des haines antireligieuses a prétendu dresser encore contre le droit commun un dernier rempart, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que cette exception, aussi blessante pour la justice que pour le bon sens, est le dernier effort d’une réaction qui tente en vain de lutter contre les idées modernes et contre le progrès régulier de notre législation depuis un siècle.

Le droit d’association, — il faut que les partisans des restrictions s’y résignent, — est l’air respirable d’une démocratie. Avec lui, c’est la force et la vie qui entrent dans le corps social.

La loi nouvelle, — même dans la partie qui établit la liberté, — n’est pas entièrement dégagée de préjugés ; néanmoins, c’est un premier et très grand pas.

Les différens besoins qu’éprouvent les hommes, besoins moraux et matériels, y trouveront leur satisfaction. Depuis la création d’un parti et son organisation, qui était défendue par le Code pénal, ce qui réduisait toute opinion politique à des menées occultes, jusqu’à une œuvre de bienfaisance, qui ne pouvait sans prête-nom posséder ses souscriptions, toute action collective était frappée d’interdit. Un tel régime tuait les initiatives et abaissait les caractères ; il empêchait d’agir ou humiliait toute action en la faisant esclave du mensonge ; il était une perpétuelle excitation au mépris de la loi, habituait à s’en passer et transformait sa violation en coutume. Il est permis maintenant de s’affranchir de ces entraves malsaines, l’heure est venue d’appeler à agir tous ceux qui sont capables d’un effort viril.

Les bonnes volontés dispersées vont pouvoir se grouper ; elles se donneront des tâches et tireront du sommeil des engourdis qui deviendront des collaborateurs. Dans une société véritablement vivante, où l’homme peut multiplier les forces en s’associant, il n’y a plus ni place, ni prétexte pour la lâcheté. Il est probable que nous assisterons, d’ici au premier quart du siècle, à un réveil considérable de l’initiative privée, mise enfin en possession d’un instrument qui, à toute époque et dans toutes les nations, a été la condition unique de sa fécondité.

D’innombrables sociétés qui ont leur siège à Paris n’ont jamais osé se fractionner en groupes divers correspondant les uns avec les autres ; elles auraient pris le caractère d’associations et seraient tombées sous le coup des lois. Et cependant, de quelle utilité pouvait être pour leurs membres, pour leurs travaux, cet échange de vues, cette émulation de la pensée ! Et quelle faiblesse pour une société d’être enfermée dans son siège social, de ne pouvoir en sortir, de n’avoir le droit ni de correspondre, ni de se transporter d’un lieu à un autre, ni, en un mot, de rayonner sur toute l’étendue du territoire ! En un temps où le mot de décentralisation est si souvent prononcé, peut-on imaginer un régime plus funeste à la province, puisque Paris absorbait dans son sein tout le mouvement des réunions savantes ? Nos grandes sociétés d’études doivent entrer dans une voie nouvelle : elles auraient tout intérêt à créer des groupes dans les départemens, à correspondre avec eux, à tenir leurs assises annuelles dans une des grandes villes de France ; elles n’auraient pas à changer leur titre ; elles ne modifieraient que leur allure ; nos sociétés un peu endormies, un peu routinières, recevraient grâce à cette nouvelle orientation, une secousse ; leur champ d’action serait élargi et, par suite, leur horizon se trouverait étendu.

Quel est celui d’entre nous qui, vivant en province, n’a été frappé des ressources d’esprit, du travail persévérant, des réserves d’intelligence qui s’y amassaient sans bruit ? Autour des Facultés, des Barreaux, il y a des hommes qui ont toutes les qualités, qui lisent et réfléchissent plus que dans le tourbillon de Paris ; que leur manque-t-il ? L’occasion et l’action. Leurs réunions sont peu nombreuses et sans écho. Leurs travaux risquent de se perdre inconnus ; découragés d’avance, ils pensent plutôt qu’ils n’écrivent, et leurs efforts se limitent aux devoirs de leur profession. Il faut que nos grandes réunions d’études, qui ne sont pas des Sociétés parisiennes, mais des Associations françaises, en prennent le caractère et en accomplissent la fonction. En allant susciter dans les départemens des collaborateurs qui ne venaient pas à elles, en les faisant entrer dans leur sphère d’attraction, ces associations accompliront leur véritable mission : elles aussi auront contribué à retrouver, au profit de la France, des forces perdues.


IV

Nous sommes trop souvent témoins des luttes entre les défenseurs de l’initiative privée et les partisans de l’intervention législative pour que nous ne nous arrêtions pas quelque temps devant l’exemple que, depuis plus d’une dizaine d’années, nous donnent les Belges. Ils ont su se servir des deux méthodes avec tant de mesure ; ils les ont employées si à propos, créant entre elles une concurrence féconde, sans que la rivalité s’y mêlât ; ils ont suscité les dévouemens individuels et ont appliqué leurs efforts à tant de matières avec une si courageuse originalité, qu’il n’est pas permis de négliger leur expérience.

Une des institutions qui porte au plus haut degré ce caractère est la Caisse générale et Épargne et de Retraite de Belgique. Tandis que la Caisse d’épargne telle que nous la pratiquons est une sorte dévaste tirelire close, une banque fermée où vont s’amasser et comme s’enfouir tout ce que contenaient jadis les fameux bas de laine, l’institution belge est vivante et répand tout autour d’elle le mouvement. Ce n’est point une caisse d’Etat. Bien que son Conseil et son directeur général soient nommés par le roi, elle jouit d’une grande autonomie. Les économistes comparent l’argent et les capitaux aux voitures qui sous une remise ne rapportent rien à leur maître et qui n’ont de valeur que dans la mesure où elles roulent. Les Belges apprécient l’épargne ; ils sont fiers de leurs 1 757 000 livrets et des 678 millions déposés ; mais ils ne poussent pas cette admiration jusqu’au fétichisme ; ils se rendent compte que le déposant a montré plus de prudence que d’initiative, qu’une épargne aussi facile, aussi dénuée d’imagination, n’est pas ce qui augmentera la fortune nationale et ils ont chargé la Caisse générale de se servir de ces capitaux que leurs possesseurs n’ont pas su employer et de les mettre en mouvement pour alimenter l’activité industrielle et commerciale de la nation[3].

Au cours d’un voyage en Lombardie, M. Léon Say était revenu émerveillé du parti que les Caisses d’épargne italiennes avaient tiré du libre emploi, des institutions de crédit qu’elles avaient suscitées, des entreprises de toutes sortes qu’elles avaient subventionnées ; il avait décrit avec enthousiasme le résultat d’une administration qui avait répandu la richesse. Là aussi, il avait noté cette réflexion qu’il fallait rendre au mouvement de l’industrie ce qui était venu d’elle ; qu’il serait dangereux de laisser se figer l’épargne issue du salaire des petits et des humbles ; qu’elle devait être transformée en sources nouvelles d’activité et de richesse, qui profiteraient très directement aux cliens de la Caisse. Les Lombards, comme les Belges, n’hésitent pas à penser que des milliards immobiles constituent des forces perdues.

L’emploi des fonds confiés aux Caisses d’épargne a soulevé les objections les plus vives ; la question mérite qu’on s’y arrête. « Les dépôts sont sacrés, ont dit les partisans du régime actuel ; en user est un abus de confiance ; le placement en rentes sur l’État n’est qu’un dépôt provisoire, qui permet à tout instant la réalisation et la restitution au déposant. La moindre difficulté de réalisation, un retard dans le remboursement, c’est la faillite de la Caisse. En temps ordinaire, c’est un péril ; en une crise, c’est la ruine inévitable. Des administrateurs ayant le souci de leur responsabilité ne peuvent en aucune mesure consentir à un emploi. »

Il ne s’agit pas, répondent les Belges, de risquer en des opérations aléatoires les versemens des déposans. Il n’y a pas de crédit plus assuré que celui de la Banque de France, et cependant, ses billets, qu’elle doit rembourser à vue, ne sont pas tous gagés par des espèces en caisse ou des titres de rente ; elle fait toute une série d’opérations dont la prudence est reconnue. La Caisse belge agit aussi sagement. Elle a le droit de placer en obligations de sociétés garanties par l’Etat, en obligations provinciales et communales, en obligations de sociétés diverses, en prêts hypothécaires, en prêts agricoles et avances aux sociétés coopératives de crédit agricole, en avances pour habitations ouvrières : elle peut faire des placemens provisoires sur nantissement, en escompte sur la Belgique ou sur l’étranger. Si ces placemens sont faits avec l’esprit de discernement habituel aux banques de premier ordre, il n’y a aucun péril[4]. Pour ceux qui n’ont confiance qu’en l’Etat, il est d’ailleurs à propos de faire ressortir que la moitié des dépôts est placée en valeurs d’Etat ou garanties par lui (49,59 pour 100) ; si l’on observe que les placemens provisoires (escomptes et autres), laissant aux capitaux une disponibilité certaine, s’élèvent à 29 pour 100, on voit que la Caisse a sous la main les quatre cinquièmes du montant des dépôts (exactement 78,76 pour 100). C’en est assez pour parer aux crises et répondre aux paniques.

Néanmoins, nous l’admettons, une sécurité équivalente aux quatre cinquièmes n’est pas une sécurité absolue. Que vaut donc l’emploi du dernier cinquième ? Au premier rang, ce sont des obligations de sociétés (14,74 pour 100). On peut en dire ce que nous avons dit de l’escompte ; si les Sociétés sont bien choisies, ce sont des placemens absolument garantis. Nous arrivons donc à un total de 93 50 pour 100 de la fortune de la Caisse belge qui défie toute critique, qui constitue les placemens les plus sûrs des banques de premier ordre.

L’argument des adversaires du libre emploi se trouve dès lors limité à un champ bien étroit. Il ne s’agit plus d’un acte de témérité mettant en péril le remboursement à vue des déposans, il ne peut plus être question ni d’opérations risquées obligeant à suspendre les paiemens, ni des perspectives terribles qui plaçaient la faillite au terme d’une administration conduite, non par la prudence, mais par l’imagination.

Il ne reste à vraiment parler que 6,50 pour 100 que la Caisse belge emploie en risques privés. En présence d’une proportion aussi réduite, les partisans du régime d’Etat s’écrient que le principe seul les alarme et qu’une fois entrées dans cette voie, les Caisses se laisseraient entraîner ; quant aux chiffres actuels, ils déclarent qu’il n’y a pas à s’y arrêter ; ils se contentent de sourire de leur insignifiance.

En fait, c’est plus de 5 millions et demi prêtés à l’agriculture et 37 millions aux habitations ouvrières. Si on transforme ces chiffres belges en les multipliant par le nombre de notre population, ce serait en France 36 millions de prêts agricoles et 240 millions d’avances pour l’amélioration des logemens. Personne ne jugera ces chiffres insignifians, et nous tiendrions pour singulièrement fécond un tel encouragement donné parmi nous à l’initiative privée.

Entrons un peu plus avant dans le mécanisme de la loi. C’est là seulement que nous pourrons voir les traits qui impriment aux institutions belges un caractère spécial.

D’une manière générale, la Caisse belge ne consent point de prêt direct aux particuliers : entre eux et elle, il y a toujours une Société intermédiaire. Pour la Caisse, c’est une garantie de premier ordre ; à l’emprunteur qui vient la trouver, elle répond : le crédit, c’est la confiance ; je ne sais pas qui vous êtes ; adressez-vous à la société locale qui vous connaît, dont la recommandation sera une caution. S’il s’agit d’un prêt à un cultivateur, il ne sera accordé que sur l’intervention des comptoirs agricoles[5] ; s’il s’agit d’un emprunt sollicité par une des 234 sociétés coopératives de crédit agricole qui se sont fondées depuis 1894, il faut qu’elles soient affiliées à une des 6 caisses centrales existant en Belgique[6]. Les sociétés coopératives sont à double titre les cliens de la Caisse générale ; elles y déposent leurs fonds sur livrets d’épargne ou en compte courant ; ce service leur est ouvert de plein droit, et presque toutes les caisses rurales y recourent ; mais, si elles veulent emprunter, elles doivent se rattacher plus étroitement au patronage d’une des grandes caisses coopératives. Cette organisation n’est pas seulement une sécurité pour l’établissement qui ouvre le crédit, c’est en même temps un lien entre les sociétés, les plus expérimentées soutenant et conseillant les plus jeunes et formant ainsi un réseau dont toutes les mailles se croisent et se tiennent.

Tout ce qui vit, en ce monde, l’homme comme l’enfant, les sociétés comme les individus, ont besoin d’une éducation. Les œuvres sociales les plus fécondes ne naissent pas d’elles-mêmes comme par une génération spontanée : elles se développent peu à peu, grandissent d’autant plus vite qu’elles imitent un modèle, suivent un exemple, s’appuient sur une expérience déjà faite. Telle est la conception très pratique et très nette qui a donné naissance, en 1889, aux comités de patronage.

L’enquête sur le travail, ouverte en 1886[7], avait mis en lumière tous les aspects de la question sociale : les Belges avaient vu de près les maux dont ils souffraient. Ils résolurent de susciter, à tous les degrés, sur tous les points du territoire, un ensemble d’efforts ; ils voulurent enseigner à l’initiative individuelle ce dont elle était capable. De ce mouvement sortit la loi qui encourageait les habitations ouvrières. Les comités de patronage ne furent pas chargés seulement « de favoriser la construction et la location d’habitations ouvrières salubres et leur vente aux ouvriers ; » leur mission fut bien autrement étendue : ils devaient « étudier tout ce qui concerne la salubrité des maisons habitées par les classes laborieuses et l’hygiène des localités où elles sont plus spécialement établies. » À cette enquête qui pouvait être si féconde, le législateur avait ajouté le devoir « d’encourager le développement de l’épargne et de l’assurance, ainsi que des institutions de crédit, de secours mutuels et de retraite[8]. »

Cette énumération qui avait la hardiesse d’embrasser toutes les solutions sociales n’était pas un de ces appâts électoraux que les partis aiment à inscrire sur une feuille de bulletin de lois et qui, le lendemain, voltige au vent de l’oubli.

Depuis dix ans, l’épargne, a presque triplé : le nombre des livrets est passé de 657000, en 1889, à 1 757 000, en 1900, des Sociétés de crédit se sont constituées. 15 000 habitations ouvrières sont déjà sorties de terre sans que le mouvement se ralentisse, la mutualité s’est considérablement développée, et, en présence de l’obligation allemande, en face des hésitations infructueuses de notre Parlement, elle offre au difficile problème des retraites la seule solution vraiment libérale.

Arrêtons-nous un instant, et examinons le mécanisme de ces comités de patronage. Il est bon de les voir sur place et d’observer de près la singulière variété de leurs attributions ; il est utile surtout de s’entretenir avec leurs membres, de mesurer la suite de leurs efforts et d’observer le sérieux avec lequel ils s’acquittent de leurs multiples fonctions ; mais, si on veut, sans se déplacer, examiner leurs travaux, rien de plus facile : leurs comptes rendus sont publics ; ils font partie de leur propagande. Voilà dix ans que, chaque année, ils les distribuent partout. Prenons un exemple : le « Comité ouest de l’agglomération bruxelloise » est composé de dix-huit membres, parmi lesquels cinq forment le bureau ; il a tenu onze séances, auxquelles les membres du bureau, plus assidus que leurs collègues, n’ont pas manqué. Travaux d’assainissement, expropriations et démolitions, recherches et description de logemens insalubres, ainsi que le service des eaux, sont l’objet d’un premier chapitre, puis vient un compte rendu des efforts accomplis dans l’année par les sociétés de construction avec la publication de leur bilan : les projets de construction sont étudiés et des avis motivés adressés aux constructeurs ; les » plans d’expropriation communiqués par les communes donnent lieu à des critiques ; l’hygiène des habitations et de la voirie provoque des projets de règlemens suggérés à l’autorité municipale. Des concours d’ordre, de propreté et d’épargne sont institués, et, à la suite de rapports très curieux, les prix sont décernés. Les institutions de prévoyance forment la seconde partie des travaux du Comité : le développement de l’épargne dans la classe ouvrière est le but principal : l’effort dans l’école, sous la triple forme de l’épargne, de la mutualité, et du livret de retraite, tient le premier rang. « Le livret des nouveau-nés, » remis au nom de la Caisse générale aux parens, apparaît pour la première fois en 1898. Puis viennent les tentatives faites pour développer l’assurance sur la vie et les Sociétés de secours mutuels, les bureaux de bienfaisance votant un subside pour affilier les secourus.

Tout ce mouvement est alimenté par un budget de 4 000 fr. provenant pour 1 000 francs de l’Etat, 1 000 francs de la province, et d’un prélèvement sur les sociétés locales. Les fonctions du Comité sont gratuites, sauf celles du secrétaire et des membres ouvriers, qui reçoivent un jeton de 10 francs par séance.

Tel est le moteur qui a donné depuis dix ans une très sensible impulsion à la Belgique. Nous dépasserions le cadre de cette étude, si nous essayions de décrire le mécanisme des 138 sociétés d’habitations ouvrières dont la création a été son œuvre ; si nous montrions par quelles ingénieuses combinaisons les 102 Sociétés de crédit, qui ne construisent pas, mais qui font des avances hypothécaires aux constructeurs, ont pu multiplier, dans une proportion énorme et sans perte, leur très faible capital.

Cette influence de la Caisse générale mise en action par des sociétés intermédiaires a paru si féconde que, tout récemment, le législateur n’a pas hésité à y recourir de nouveau. Le 10 mai 1900, était votée une loi sur les retraites, qui mérite toute notre attention. Le versement de l’intéressé, titulaire d’un livret à la Caisse des retraites, est volontaire ; jusqu’à 15 francs de versement annuel, l’État lui ajoute 60 centimes par franc. Malgré cette énorme subvention, comme on redoutait 1 indifférence des ouvriers et que les partisans de l’obligation germanique, nombreux à la Chambre des Représentans, avaient déclaré que cette expérience de la liberté, si elle échouait, serait la dernière, le législateur se décida à appeler toutes les forces à son aide. Les mutualités avaient déjà contribué à répandre l’idée de la retraite. La loi les investit d’une charge officielle : amener des adhérens à la Caisse des retraites, s’assurer que le nouvel affilié ne paye pas un chiffre d’impôts le mettant au-dessus du besoin, faire le service des versemens, et recevoir en retour une subvention de deux francs par livret. Ainsi toutes les sociétés de secours mutuels de Belgique devenaient les agens intéressés de la Caisse des retraites. C’est bien le caractère que nous avons déjà signalé : entre l’Etat et l’individu apparaissait une fois de plus un intermédiaire chargé d’une mission déterminée : l’éducation du citoyen, qui apprend peu à peu l’étendue de ses devoirs, l’objet de son initiative et l’usage de la liberté.

Aussi, depuis un an, le mouvement a-t-il atteint et dépassé les espérances les plus optimistes[9]. De toutes parts, les concours se sont rencontrés pour faire produire à la combinaison nouvelle tous ses effets. Le clergé a fait connaître la loi, l’a expliquée, a été jusqu’à la faire afficher dans les églises. L’élan a été général : hommes politiques, jeunes gens, femmes (ce qui était sans précédens) ont multiplié les conférences. Il s’est fait, en cette occasion solennelle, une levée d’hommes de bonne volonté ; c’est à coup sûr à l’honneur de la Belgique ; mais il n’est pas défendu de penser que, si le législateur français avait plus de confiance et de hardiesse, s’il savait adresser de semblables appels, le même dévouement éclaterait dans des pays de même race.

Avant de quitter la Belgique, on nous permettra de citer un dernier trait. Le vagabondage est dans nos sociétés européennes une plaie. Nos voisins ont résolu de la guérir. Ils ont créé des colonies agricoles pénitentiaires et ont donné à leurs juges de paix (aussi savans que bien recrutés et bien payés) le pouvoir d’envoyer tous les vagabonds dans ces colonies pour sept ans. Malgré l’effroi de tous ceux qui couraient les routes et qui ont aussitôt tenté de gagner les pays voisins, les colonies pénitentiaires se sont subitement remplies. C’est alors qu’apparait la pensée supérieure de cette belle loi due à M. Le Jeune, alors ministre de la Justice : auprès de chaque colonie, est constitué un comité composé des gens les plus estimables et les plus dévoués de la contrée. Ils se réunissent, suivant les besoins, une ou deux fois par semaine, tantôt quelques délégués, tantôt le comité tout entier : ils interrogent les détenus, écoutent toutes les réclamations, vérifient toutes les plaintes. Ils partent de ce principe que les vagabonds sont de trois sortes : les sans-travail, victimes de chômage, ou de toute autre cause accidentelle ; les incapables par suite d’infirmités ou de maladie ; les paresseux incorrigibles. Aux premiers, ils cherchent du travail, essayant par des correspondances ou des démarches de parvenir à les reclasser dans la vie ; aux seconds, si la maladie se prolonge, ils ouvrent les portes d’un hôpital ou d’un hospice. Ils n’ont pas un pouvoir de décision ; mais leur rapport tendant à la sortie est envoyé au ministre de la Justice, qui, sur-le-champ, signe un ordre de libération. Dans la colonie agricole, il ne reste qu’un résidu d’hommes méritant leur châtiment et indignes de pitié.

Les directeurs des colonies, comme les bureaux du ministère, sont unanimes à déclarer que, sans ces comités dont le dévouement gratuit ne se lasse pas, la loi qui a délivré la Belgique du vagabondage, aurait échoué[10].


V

Il est temps de conclure et de tirer de tous ces faits les principes qui les relient.

Ni nos lois sociales, ni nos lois d’assistance n’ont su donner au citoyen sa part d’action. Celles qui la lui ont faite n’ont pas été exécutées par les agens de l’administration jalouse de leurs droits.

Mais l’homme lui-même a-t-il su user de sa propre initiative ? N’a-t-il pas cherché dans les lacunes de la loi une excuse à sa propre lâcheté ? A-t-il compris qu’une société ne vaut, qu’elle n’est douée d’activité et de vie, que dans la mesure où les membres qui la composent ont le sentiment de leurs devoirs sociaux ? Il ne s’agit pas d’un sentiment vague, d’une volonté abstraite ; il faut que ce devoir soit l’inspirateur très direct des actions ; que chacun ait sa charge et soit prêt à l’accomplir ; que nul n’ignore son poste. Celui qui demeure volontairement étranger à toute tâche, qui, en présence des maux publics, des souffrances privées, de la misère, détourne la tête pour ne point voir et se contente de gémir, celui-là est un mauvais citoyen.

Donnons-nous à ce devoir la place qu’il comporte ? En parlons-nous suffisamment à nos concitoyens, surtout à la jeunesse ? L’éducation tout entière est-elle dirigée vers ce but ? Y voyons-nous l’achèvement et comme le couronnement de son œuvre ?

Répétons-nous à l’écolier le plus brillant, au jeune homme sorti de nos Universités avec tous les succès, qu’il est incapable de devenir un citoyen, s’il n’en remplit pas les obligations ? Lui disons-nous que ses efforts peuvent prendre des formes très diverses ? Enfance ou vieillesse, instruction ou assistance, charité libre ou œuvre sociale, ce sont autant d’objets qui conviennent aux diversités de l’intelligence et du cœur, qu’il faut offrir aux préférences individuelles, et qu’il serait absurde de leur imposer ; mais le jeune homme doit faire son choix ; de très bonne heure, il faut qu’il ait la satisfaction de se sentir un membre actif d’une société, et qu’il apporte dans le milieu où il entre un peu de ce renouveau qui déborde en lui.

Nos pères ont baptisé l’instruction littéraire d’un des plus beaux mots de notre langue : ils ont dit du rhétoricien qu’il faisait ses « humanités. »

N’est-ce pas le nom qu’on devrait donner à l’ensemble de devoirs que contracte envers ses semblables celui qui entre dans la vie ?

C’est l’attrait et la grâce intime du jeune homme que ce besoin d’agir et de créer ; c’est sa force ; qui sait ? ce sera peut-être son génie. Gardons-nous de l’étouffer sous des conseils de prudence. Nous avons entendu des maîtres dire à des jeunes gens de 22 et de 24 ans : Ne vous laissez pas aller à l’étude qui vous plaît. Plus tard, vous choisirez. Contentez-vous d’études générales. Tout autre, selon nous, doit être, à l’entrée dans la vie, le conseil de l’expérience : Faites une œuvre, leur dirions-nous. Ne voltigez pas trop longtemps sur les sommets : faites choix d’un sujet, d’une idée, d’un temps ; cantonnez-vous dans l’objet de vos préférences ; allez au fond des choses ; et n’hésitez pas à écrire. Volez de vos propres ailes. Voyagez dans le monde des idées ; amassez, au cours du chemin, tout ce que peut vous donner l’expérience ; une étude personnelle vaut mieux pour le développement de l’esprit que les plus minutieux cahiers de notes[11].

De même pour l’action. Que les jeunes gens ne laissent pas passer l’heure d’agir : au moment où ils jouissent passionnément de leur liberté nouvelle, où l’horizon se découvre infini devant eux, où il semble que la carrière soit sans limite, qu’ils apprennent à faire deux parts de leur vie : leur profession, ce qui doit être le devoir de leur existence vis-à-vis de leur famille et d’eux-mêmes ; — leur souci des autres sous quelque nom qu’on les désigne, qu’ils s’appellent la société, le pauvre, l’intérêt public ou le prochain.

Qu’ils fassent ce choix de bonne heure, car l’ennemi de toute vie sociale, l’égoïsme est là, guettant leur volonté et s’apprêtant, s’ils ne prennent pas franchement leur parti, à la subjuguer ; il ne faut pas l’oublier, c’est entre 18 et 24 ans que l’homme fait sa destinée. S’il a perdu ces six années, s’il s’est laissé vivre, s’il n’a pas dirigé sa vie, fait l’éducation de sa volonté, s’il ne s’est pas pénétré des obligations que lui impose le devoir public, il ne peut que très malaisément échapper plus tard au tourbillon qui l’emporte : il ira grossir l’armée des indifférens ; il pourra donner l’exemple de toutes les vertus privées ; il ne sera, pour la société ébranlée, ni un moteur, ni un appui.

Qu’est-ce que la science de la vie ? C’est de connaître l’ordre des devoirs. L’éducation de l’homme est achevée, lorsqu’il est pénétré dans son âme d’un triple devoir : devoir envers lui-même, parce que sans la vertu, sans les principes supérieurs à notre nature qui l’inspirent et le règlent, il ne possède pas de force ; — envers la famille ; qui est l’objet direct de ses efforts, — envers la société, qui n’est pas une abstraction, qui ne peut vivre en dehors de lui et sans lui, à laquelle il doit apporter sa collaboration en lui communiquant ainsi une parcelle de vie.

S’il se soustrait à un de ces trois devoirs, il est inutile ou malfaisant. S’il les accomplit, il devient pleinement homme et citoyen.

De la famille et de l’individu se soucient assez peu les partisans fanatiques de l’Etat. Puissance indépendante, tirant sa force d’elle-même, chargée de faire le bonheur des foules, l’État, suivant eux, exerce un pouvoir propre : jadis au nom du droit divin, de nos jours, par une délégation souveraine du nombre, il agit, marche, brise les résistances. La centralisation, qui a été l’aspiration de la France depuis huit cents ans, et qui, au XVIIe siècle, a été, il faut bien le reconnaître, la cause de son influence dans le monde, a poussé à l’excès son principe ; toute-puissante pour lever les conscrits et armer une nation, instrument militaire de premier ordre entre les mains d’un conquérant, elle établit, dans la paix et dans l’ordre civil, une discipline de détail qui habitue le citoyen à se désintéresser de tout ; elle introduit, sous prétexte de gouvernement, un régime de tutelle qui s’étend sur tout le territoire et prévient toute spontanéité Elle est arrivée, peu à peu, au cours du XIXe siècle, sous les régimes les plus différens, avec une série de constitutions monarchiques ou républicaines, à donner un caractère très particulier et très fâcheux à deux groupes d’hommes : les fonctionnaires et les administrés ; le délégué de l’Etat ayant le monopole de la puissance publique, seul investi du droit d’élever la voix, de parler au nom de la loi, de l’interpréter et de l’appliquer, et l’administré ne procédant à son égard que par voie de prière, attendant de lui l’effet du bon plaisir. Tandis que, chez les nations vraiment fortes, toute mesure est réclamée de l’Etat, comme un droit et par les procédés mêmes du droit, il s’est introduit parmi nous une sorte d’humilité administrative qui a fait de nous un peuple de solliciteurs. Quand notre propriété est atteinte par un particulier, nous revendiquons assez fièrement notre droit devant les tribunaux civils. Quand l’Etat, le département ou la commune nous lèsent, nous courons en quémandeurs implorer la faveur du sénateur ou du député influent. Nous sommes tout étonnés d’apprendre que devant le Conseil d’Etat sont accueillis chaque année contre les ministres et les préfets des centaines de recours pour excès de pouvoir.

Cette disposition des esprits ouvre la voie très large à l’omnipotence de l’Etat. Le corps des fonctionnaires a tout intérêt à l’entretenir. La paresse des citoyens s’en accommode ; la corruption des agens électoraux y trouve son compte et l’exploite ; les élus du peuple en tirent leurs mandats ; la candidature officielle en sort comme un fruit naturel ; si nul ne réagit, le mal ira en s’aggravant, faisant pénétrer dans les veines du pays une sorte d’engourdissement : vienne le despotisme, tout est prêt pour le subir.

Il y a un jacobinisme qui est synonyme de violences exercées et de sang répandu ; contre celui-là, il se produirait une explosion du sentiment public ; il ferait horreur et on en ferait justice. Il existe un jacobinisme d’une autre sorte, moins cruel et cent fois plus dangereux : ses violences sont lentes et légales ; il n’envoie pas ses victimes à l’échafaud ; il n’use pas, comme le Directoire, de la guillotine sèche, et n’expédie pas ses adversaires dans les déserts de Sinnamary. Il procède par infiltration, il ralentit la circulation du sang, il assujettit les membres et les endort. C’est le résultat d’une organisation trop perfectionnée qui dispense le citoyen de penser et d’agir.

Chez les peuples les plus dissemblables, il y a des maladies de même ordre parvenues à des points de développement très divers. Les coteries fermées de quelques villes de province font penser aux castes des Indes. Les prétentions de nos fonctionnaires et le respect superstitieux dont ils sont entourés nous rappellent les abus du mandarinat. Le Chinois est très étranger au gouvernement. Il jouit d’une satisfaction passive qui n’a aucun rapport avec le bonheur et dont ne se seraient pas contentés nos paysans d’ancien régime. Celle inertie convient aux cerveaux lassés ; c’est à la fatigue des peuples que s’adapte le collectivisme, la forme la plus compliquée et la plus parfaite du fonctionnarisme.

L’égalité dans la servitude et la tyrannie collectiviste, voilà le terme extrême. Telle est la conséquence des abdications successives du citoyen, qu’elles aient été volontaires ou forcées.

C’est pourquoi il n’y a pas une abdication qui ne soit funeste, pas une abstention qui ne soit coupable.

Quoique les contemporains soient toujours portés à s’exagérer les maux dont ils souffrent, il n’est pas excessif de penser que nous assistons à une évolution décisive. Mis en possession du pouvoir par le suffrage, le peuple a manié une arme terrible avant d’avoir appris à s’en servir. Sa puissance est très supérieure à son éducation. Selon les conseillers qu’il écoutera, il fera, sans en avoir conscience, les coups de tête les plus contraires.

Ce qui a de tout temps perdu les démocraties et ce qui les a transformées en démagogies, c’est l’absence d’une classe intermédiaire rattachée au peuple par ses origines, mêlée à lui par ses intérêts, vivant de sa vie et sentant battre son cœur à l’unisson.

En France, nous avons cette classe ; c’est elle qui a fait notre histoire, sous le nom de tiers-état. Elle n’a rien d’une caste, puisqu’elle se recrute incessamment dans le peuple ; leurs intérêts sont communs ; si quelques enrichis, séduits par la vanité, ont été corrompus par la fortune, la grande masse de la bourgeoisie travaille et maintient le renom de l’industrie française. Entre elle et le peuple des prolétaires, vivent et prospèrent nos 5 millions de propriétaires habitant la maison qu’ils possèdent, nos 10 millions de possesseurs de livrets d’épargne.

Mais il faut que ce peuple de bourgeois intelligens, qui travaillent, épargnent, acquièrent, ne se borne pas aux vertus privées ; ce sont de braves gens, de bons pères de famille, des travailleurs avisés et prudens. Il faut qu’ils s’intéressent à la chose publique. Et, pour cela, il faut que les institutions et les lois leur offrent le moyen de s’y intéresser. S’ils sont prêts à exercer le devoir social dans toute son étendue, si, dans chaque village, dans chaque bourg, dans chaque quartier d’une ville, se rencontrent un certain nombre d’habitans disposés à se dévouer à l’intérêt général, il n’y a pas à s’alarmer des destinées du pays. L’inquiétude n’est légitime que si les hommes se détournent de ces tâches volontaires, s’ils se reposent de toutes les œuvres publiques sur les fonctionnaires rétribués, s’ils leur abandonnent une à une toutes les fonctions de dévouement, tous les actes d’initiative et de propagande, s’ils prennent l’habitude de se détacher de tout, d’abdiquer tout devoir. Si, ne se souciant pas d’être des « citoyens actifs, » dans le sens de nos vieilles constitutions, ils se contentent de laisser agir autour d’eux les délégués de l’Etat, ils ne devront s’en prendre qu’à leur propre lâcheté, quand ils s’apercevront trop tard qu’ils n’ont plus de place dans une société qu’ils n’ont pas su servir.

C’est ce que souhaitent, ce que favorisent, ce que guettent en quelque sorte les démagogues. Toutes les lois qu’ils projettent sont tournées vers ce but. Créer des caisses publiques, les faire administrer par des fonctionnaires, les alimenter par des retenues obligatoires, étouffer l’épargne, paralyser l’initiative privée et, avant de l’interdire, la décourager, substituer partout à l’individu le mécanisme, à la libre volonté l’action inévitable d’un chiffre ou d’une date, faire entrer les règlemens dans le domicile du citoyen, l’assujettir, lui, sa femme et ses enfans, à une série d’obligations légales, transformer l’homme en une pièce d’une grande machine, se saisir de l’enfant pour le soumettre à l’instruction intégrale : voilà les avant-coureurs du régime d’uniformité qui ferait de la société une vaste caserne et qui supprime de nos lois et de nos mœurs jusqu’au mot de liberté.

Pour qui observe à fond l’état actuel des Français, il apparaît aux deux extrémités de l’échelle sociale un fatal malentendu.

Les classes supérieures, qui autrefois avaient le privilège de gouverner, semblent avoir perdu tout ressort d’action le jour où elles ont senti le gouvernement leur échapper. Chaque révolution, 1830, 1848, 1852, a été le signal de retraites collectives qui ont privé la France d’une partie de son sang. Pendant que ce phénomène se produisait au sommet de la société, la foule, dont chacune de ces dates marquait l’ascension et pour mieux dire l’avènement, regardait au-dessus d’elle et, en voyant ces éloignemens successifs, les attribuait à l’ambition déçue, aux jouissances de la richesse et, ce qui est plus grave, au dédain de ses souffrances. Dans les rangs pressés d’une société qui vit de travail, je ne sais s’il existe un plus grand danger que le mépris qui monte d’en bas vers l’inactivité d’en haut.

L’exagération est flagrante. Assurément, il est, parmi ceux qui possèdent, des égoïstes : quelle est l’agglomération humaine qui n’en compte pas ? mais, en regardant de près, que de gens honnêtes, bien intentionnés, que d’hommes de bonne volonté, qui, étant tous exclus de la participation aux affaires de la nation, effrayés des passions d’une démocratie qui les repousse, s’abstiennent, s’écartent et demeurent au détriment de notre pays des forces perdues ! Il est des noms, je le sais, qui font exception, des hommes qui méritent le respect ; il en est qui passent leur vie à provoquer autour d’eux des initiatives ; mais que de collaborateurs inconnus pourraient susciter nos lois si elles étaient libérales ! Quelles réserves d’activité, d’intelligence, de dévouement ! Que d’esprits naturellement généreux qui, au lieu d’user de leur propre liberté, s’aigrissent dans l’inaction !

Ce n’est pas l’agitation des politiciens, ce n’est pas la lutte des partis, ce ne sont surtout pas les divisions de sectes et de races, ni le lamentable cortège des haines religieuses qui préparent la prospérité d’une nation ; ce sont les souffrances allégées, les misères secourues, les associations fécondes ; ce sont en un mot les services rendus, qui, en appliquant dans sa plus large mesure la loi chrétienne de l’amour envers nos semblables, — qu’elle se nomme charité, fraternité ou solidarité, — formeront des hommes, multiplieront les contacts, corrigeront l’envie qui est le mal des démocraties, et seront seuls capables de resserrer les liens qui font les sociétés fortes et libres.


GEORGES PICOT.

  1. Quelques chiffres peuvent donner la mesure d’une progression qui dépasse toutes les prévisions. De 1898, le nombre des sociétés est passé de 11 825 à 14 500 en mars 1901 ; le chiffre des membres s’est élevé aux mêmes dates de 1 909 000 à 2 500 000, (Rapport au Ministre de l’Intérieur. 1901.)
  2. La Société française des Habitations à bon marché, fondée en 1890, publie des plans, des modèles, des statuts-types ; elle a provoqué la création d’un grand nombre de sociétés de construction.
  3. Il ne faut pas perdre de vue que le solde des fonds déposés en France, tant à la Caisse d’Épargne ordinaire qu’à la Caisse Nationale, s’élevait, au 31 décembre 1899, à quatre milliards trois cent trente-six millions de francs.
  4. Voici, en 1900, le bilan de l’emploi des 682 millions déposés à la Caisse : ¬¬¬
    Somme en millions de francs. P. 100.
    Placemens définitifs Fonds d’État 187 253 27,50
    « Obligations de Sociétés garanties par l’État 52 714 7,75
    « Obligations de provinces et de communes 97 665 14,34 49,59
    « — de Sociétés 100 336 14,71 14,71
    « Prêts hypothécaires 1 873 0,28
    « Prêts agricoles et aux Sociétés coopératives de Crédit agricole 5 467 0,80
    « Avances pour habitations ouvrières 37 000 5,42 6,50
    Placemens provisoires Prêts sur nantissement 47 125 6,92
    « Escompte sur la Belgique 60 628 8,91
    « — sur l’étranger 90 113 13,21
    « Avances pour habitations ouvrières.... 684 0,10 29,17
    100,00 100,00
  5. Les comptoirs agricoles sont en petit nombre et ont assez médiocrement réussi. La faveur publique s’est portée avec raison sur les sociétés coopératives locales de crédit à responsabilité solidaire et illimitée, du type Raiffeisen.
  6. Les quatre principales sont la Caisse centrale de Crédit agricole, à Louvain, les « Sociétés coopératives centrales de Crédit agricole » du Luxembourg, à Arlon, du Hainaut, à Enghein, et de Liège.
  7. Le 15 avril 1886, était commencée en Belgique une enquête générale, qui a été le point de départ de toutes les réformes accomplies depuis quinze ans.
  8. Voir la loi du 9 août 1889 et le règlement du 7 juillet 1891.
  9. Les mutualités servant d’intermédiaires, qui étaient, le 1er janvier 1900, au nombre de 940, ont atteint, le 31 octobre 1901, le chiffre de 3 400 (la Belgique compte 2 600 communes). Les livrets de retraites se sont élevés à 400 000.
  10. Nous pourrions trouver des exemples de même ordre en Suisse ; nous en emprunterions de semblables en Angleterre et aux États-Unis et, ce qui surprendrait plus d’un lecteur, l’Allemagne contemporaine nous offrirait un grand nombre de lois qui font un appel direct à la collaboration des citoyens ; mais nous avons voulu ici restreindre nos observations à un pays voisin dont la constitution, les mœurs et surtout la législation d’origine ont le plus de rapports avec nos coutumes.
  11. Veut-on un fait très précis : En dehors des devoirs de classe et des compositions d’examens, un jeune homme qui suit les études de droit n’a pas une occasion de développer ses idées personnelles en une étude écrite, c’est-à dire de faire œuvre originale et individuelle, avant la rédaction de sa thèse de doctorat. A partir de 18 ans, après le baccalauréat, les études supérieures des Facultés devraient toutes avoir pour but de provoquer la fécondité de l’esprit. En retardant l’éclosion, on tue en germe toute originalité.