Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre II/Chapitre 7

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Livre II

Chapitre VIII

ORIGINES DE CES CROYANCES
(Suite)

III. — Genèse de la notion de principe ou mana totémique

La proposition établie dans le chapitre précédent détermine les termes dans lesquels doit se poser le problème des origines du totémisme. Puisque le totémisme est dominé tout entier par la notion d’un principe quasi divin, immanent à certaines catégories d’hommes et de choses et pensé sous une forme animale ou végétale, expliquer cette religion, c’est essentiellement expliquer cette croyance ; c’est chercher comment les hommes ont pu être déterminés à construire cette idée et avec quels matériaux ils l’ont construite.

I

Manifestement, ce n’est pas avec les sensations que pouvaient éveiller dans les consciences les choses qui servaient de totems ; nous avons montré qu’elles sont souvent insignifiantes. Le lézard, la chenille, le rat, la fourmi, la grenouille, la dinde, la brême, le prunier, le kakatoès, etc., pour ne citer que des noms qui reviennent fréquemment sur les listes de totems australiens, ne sont pas de nature à produire sur l’homme de ces grandes et fortes impressions qui peuvent, sous quelque rapport, ressembler aux émotions religieuses et imprimer aux objets qui les suscitent un caractère sacré. Sans doute, il n’en est pas ainsi des astres, des grands phénomènes atmosphériques qui ont, au contraire, tout ce qu’il faut pour frapper vivement les imaginations ; mais il se trouve justement qu’ils ne servent que très exceptionnellement de totems ; il est même probable qu’ils n’ont été appelés à remplir cet office que tardivement[1]. Ce n’est donc pas la nature intrinsèque de la chose dont le clan portait le nom qui la désignait pour devenir l’objet d’un culte. D’ailleurs, si les sentiments qu’elle inspire étaient réellement la cause déterminante des rites et des croyances totémiques, c’est elle aussi qui serait l’être sacré par excellence ; ce sont les animaux ou les plantes employés comme totems qui joueraient le rôle éminent dans la vie religieuse. Or nous savons que le centre du culte est ailleurs. Ce sont les représentations figuratives de cette plante ou de cet animal, ce sont les emblèmes et les symboles totémiques de toute sorte qui possèdent le maximum de sainteté ; c’est donc en eux que se trouve la source de la religiosité dont les objets réels que ces emblèmes représentent ne reçoivent qu’un reflet.

Ainsi, le totem est avant tout un symbole, une expression matérielle de quelque autre chose[2]. Mais de quoi ? De l’analyse même à laquelle nous avons procédé, il ressort qu’il exprime et symbolise deux sortes de choses différentes. D’une part, il est la forme extérieure et sensible de ce que nous avons appelé le principe ou le dieu totémique. Mais d’un autre côté, il est aussi le symbole de cette société déterminée qu’on appelle le clan. C’en est le drapeau ; c’est le signe par lequel chaque clan se distingue des autres, la marque visible de sa personnalité, marque que porte tout ce qui fait partie du clan à un titre quelconque, hommes, bêtes et choses. Si donc il est, à la fois, le symbole du dieu et de la société, n’est-ce pas que le dieu et la société ne font qu’un ? Comment l’emblème du groupe aurait-il pu devenir la figure de cette quasi-divinité, si le groupe et la divinité étaient deux réalités distinctes ? Le dieu du clan, le principe totémique, ne peut donc être autre chose que le clan lui-même, mais hypostasié et représenté aux imaginations sous les espèces sensibles du végétal ou de l’animal qui sert de totem.

Mais comment cette apothéose a-t-elle été possible, et d’où vient qu’elle ait eu lieu de cette façon ?

II

D’une manière générale, il n’est pas douteux qu’une société a tout ce qu’il faut pour éveiller dans les esprits, par la seule action qu’elle exerce sur eux, la sensation du divin ; car elle est à ses membres ce qu’un dieu est à ses fidèles. Un dieu, en effet, c’est d’abord un être que l’homme se représente, par certains côtés, comme supérieur à soi-même et dont il croit dépendre. Qu’il s’agisse d’une personnalité consciente, comme Zeus ou Jahveh, ou bien de forces abstraites comme celles qui sont en jeu dans le totémisme, le fidèle, dans un cas comme dans l’autre, se croit tenu à de certaines manières d’agir qui lui sont imposées par la nature du principe sacré avec lequel il se sent en commerce. Or la société, elle aussi, entretient en nous la sensation d’une perpétuelle dépendance. Parce qu’elle a une nature qui lui est propre, différente de notre nature d’individu, elle poursuit des fins qui lui sont également spéciales : mais, comme elle ne peut les atteindre que par notre intermédiaire, elle réclame impérieusement notre concours. Elle exige que, oublieux de nos intérêts, nous nous fassions ses serviteurs et elle nous astreint à toute sorte de gênes, de privations et de sacrifices sans lesquels la vie sociale serait impossible. C’est ainsi qu’à chaque instant nous sommes obligés de nous soumettre à des règles de conduite et de pensée que nous n’avons ni faites ni voulues, et qui même sont parfois contraires à nos penchants et à nos instincts les plus fondamentaux.

Toutefois, si la société n’obtenait de nous ces concessions et ces sacrifices que par une contrainte matérielle, elle ne pourrait éveiller en nous que l’idée d’une force physique à laquelle il nous faut céder par nécessité, non d’une puissance morale comme celles que les religions adorent. Mais en réalité, l’empire qu’elle exerce sur les consciences tient beaucoup moins à la suprématie physique dont elle a le privilège qu’à l’autorité morale dont elle est investie. Si nous déférons à ses ordres, ce n’est pas simplement parce qu’elle est armée de manière à triompher de nos résistances ; c’est, avant tout, parce qu’elle est l’objet d’un véritable respect.

On dit d’un sujet, individuel ou collectif, qu’il inspire le respect quand la représentation qui l’exprime dans les consciences est douée d’une telle force que, automatiquement, elle suscite ou inhibe des actes, abstraction faite de toute considération relative aux effets utiles ou nuisibles des uns et des autres. Quand nous obéissons à une personne en raison de l’autorité morale que nous lui reconnaissons, nous suivons ses avis, non parce qu’ils nous semblent sages, mais parce qu’à l’idée que nous nous faisons de cette personne une énergie psychique d’un certain genre est immanente, qui fait plier notre volonté et l’incline dans le sens indiqué. Le respect est l’émotion que nous éprouvons quand nous sentons cette pression intérieure et toute spirituelle se produire en nous. Ce qui nous détermine alors, ce ne sont pas les avantages ou les inconvénients de l’attitude qui nous est prescrite ou recommandée ; c’est la façon dont nous nous représentons celui qui nous la recommande ou qui nous la prescrit. Voilà pourquoi le commandement affecte généralement des formes brèves, tranchantes, qui ne laissent pas de place à l’hésitation ; c’est que, dans la mesure où il est lui-même et agit par ses seules forces, il exclut toute idée de délibération et de calcul ; il tient son efficacité de l’intensité de l’état mental dans lequel il est donné. C’est cette intensité qui constitue ce qu’on appelle l’ascendant moral.

Or, les manières d’agir auxquelles la société est assez fortement attachée pour les imposer à ses membres se trouvent, par cela même, marquées du signe distinctif qui provoque le respect. Parce qu’elles sont élaborées en commun, la vivacité avec laquelle elles sont pensées par chaque esprit particulier retentit dans tous les autres et réciproquement. Les représentations qui les expriment en chacun de nous ont donc une intensité à laquelle des états de conscience purement privés ne sauraient atteindre : car elles sont fortes des innombrables représentations individuelles qui ont servi à former chacune d’elles. C’est la société qui parle par la bouche de ceux qui les affirment en notre présence : c’est elle que nous entendons en les entendant et la voix de tous a un accent que ne saurait avoir celle d’un seul[3]. La violence même avec laquelle la société réagit, par voie de blâme ou bien de répression matérielle, contre les tentatives de dissidence, en manifestant avec l’éclat l’ardeur de la conviction commune, contribue à en renforcer l’empire[4]. En un mot, quand une chose est l’objet d’un état de l’opinion, la représentation qu’en a chaque individu tient de ses origines, des conditions dans lesquelles elle a pris naissance, une puissance d’action que sentent ceux-là mêmes qui ne s’y soumettent pas. Elle tend à refouler les représentations qui la contredisent, elle les tient à distance ; elle commande, au contraire, des actes qui la réalisent, et cela, non par une coercition matérielle ou par la perspective d’une coercition de ce genre, mais par le simple rayonnement de l’énergie mentale qui est en elle. Elle a une efficacité qui lui vient uniquement de ses propriétés psychiques, et c’est précisément à ce signe que se reconnaît l’autorité morale. L’opinion, chose sociale au premier chef, est donc une source d’autorité et l’on peut même se demander si toute autorité n’est pas fille de l’opinion[5]. On objectera que la science est souvent l’antagoniste de l’opinion dont elle combat et rectifie les erreurs. Mais elle ne peut réussir dans cette tâche que si elle a une suffisante autorité et elle ne peut tenir cette autorité que de l’opinion elle-même. Qu’un peuple n’ait pas foi dans la science, et toutes les démonstrations scientifiques seront sans influence sur les esprits. Même aujourd’hui, qu’il arrive à la science de résister à un courant très fort de l’opinion publique, et elle risquera d’y laisser son crédit[6].

Puisque c’est par des voies mentales que la pression sociale s’exerce, elle ne pouvait manquer de donner à l’homme l’idée qu’il existe en dehors de lui une ou plusieurs puissances, morales en même temps qu’efficaces, dont il dépend. Ces puissances, il devait se les représenter, en partie, comme extérieures à lui, puisqu’elles lui parlent sur le ton du commandement et que même elles lui enjoignent parfois de faire violence à ses penchants les plus naturels. Sans doute, s’il pouvait voir immédiatement que ces influences qu’il subit émanent de la société, le système des interprétations mythologiques ne serait pas né. Mais l’action sociale suit des voies trop détourées et trop obscures, elle emploie des mécanismes psychiques trop complexes pour qu’il soit possible à l’observateur vulgaire d’apercevoir d’où elle vient. Tant que l’analyse scientifique n’est pas venue le lui apprendre, il sent bien qu’il est agi, mais non par qui il est agi. Il dut donc construire de toutes pièces la notion de ces puissances avec lesquelles il se sentait en rapports, et, par là, on peut entrevoir déjà comment il fut amené à se les représenter sous des formes qui leur sont étrangères et à les transfigurer par la pensée.


Mais un dieu, ce n’est pas seulement une autorité dont nous dépendons ; c’est aussi une force sur laquelle s’appuie notre force. L’homme qui a obéi à son dieu et qui, pour cette raison, croit l’avoir avec soi, aborde le monde avec confiance et avec le sentiment d’une énergie accrue. — De même, l’action sociale ne se borne pas à réclamer de nous des sacrifices, des privations et des efforts. Car la force collective ne nous est pas tout entière extérieure ; elle ne nous ment pas toute du dehors ; mais, puisque la société ne peut exister que dans les consciences individuelles et par elles[7], il faut bien qu’elle pénètre et s’organise en nous ; elle devient ainsi partie intégrante de notre être et, par cela même, elle l’élève et le grandit.

Il y a des circonstances ou cette action réconfortante et vivifiante de la société est particulièrement manifeste. Au sein d’une assemblée qu’échauffe une passion commune, nous devenons susceptibles de sentiments et d’actes dont nous sommes incapables quand nous sommes réduits à nos seules forces ; et quand l’assemblée est dissoute, quand, nous retrouvant seul avec nous-même, nous retombons à notre niveau ordinaire, nous pouvons mesurer alors toute la hauteur dont nous avions été soulevé au-dessus de nous-même. L’histoire abonde en exemples de ce genre. Il suffit de penser à la nuit du 4 août, où une assemblée fut tout à coup portée à un acte de sacrifice et d’abnégation auquel chacun de ses membres se refusait la veille et dont tous furent surpris le lendemain[8]. C’est pour cette raison que tous les partis, politiques, économiques, confessionnels, prennent soin de provoquer périodiquement des réunions où leurs adeptes puissent revivifier leur foi commune en la manifestant en commun. Pour raffermir des sentiments qui, abandonnés à eux-mêmes, s’étioleraient, il suffit de rapprocher et de mettre en relations plus étroites et plus actives ceux qui les éprouvent. Voilà aussi ce qui explique l’attitude si particulière de l’homme qui parle à une foule, si, du moins, il est parvenu à entrer en communion avec elle. Son langage a une sorte de grandiloquence qui serait ridicule dans les circonstances ordinaires ; ses gestes ont quelque chose de dominateur ; sa pensée même est impatiente de la mesure et se laisse facilement aller à toute sorte d’outrances. C’est qu’il sent en lui comme une pléthore anormale de forces qui le débordent et qui tendent à se répandre hors de lui ; il a même parfois l’impression qu’il est dominé par une puissance morale qui le dépasse et dont il n’est que l’interprète. C’est à ce trait que se reconnaît ce qu’on a souvent appelé le démon de l’inspiration oratoire. Or, ce surcroît exceptionnel de forces est bien réel : il lui vient du groupe même auquel il s’adresse. Les sentiments qu’il provoque par sa parole reviennent vers lui, mais grossis, amplifiés, et ils renforcent d’autant son sentiment propre. Les énergies passionnelles qu’il soulève retentissent en lui et relèvent son ton vital. Ce n’est plus un simple individu qui parle, c’est un groupe incarné et personnifié.

En dehors de ces états passagers ou intermittents, il en est de plus durables où cette influence roborative de la société se fait sentir avec plus de suite et souvent même avec plus d’éclat. Il y a des périodes historiques où, sous l’influence de quelque grand ébranlement collectif, les inter-actions sociales deviennent beaucoup plus fréquentes et plus actives. Les individus se recherchent, s’assemblent davantage. Il en résulte une effervescence générale, caractéristique des époques révolutionnaires ou créatrices. Or, cette suractivité a pour effet une stimulation générale des forces individuelles. On vit plus et autrement qu’en temps normal. Les changements ne sont pas seulement de nuances et de degrés ; l’homme devient autre. Les passions qui l’agitent sont d’une telle intensité qu’elles ne peuvent se satisfaire que par des actes violents, démesurés : actes d’héroïsme surhumain ou de barbarie sanguinaire. C’est là ce qui explique, par exemple, les croisades[9] et tant de scènes, ou sublimes ou sauvages, de la Révolution française[10]. Sous l’influence de l’exaltation générale, on voit le bourgeois le plus médiocre ou le plus inoffensif se transformer soit en héros soit en bourreau[11]. Et tous ces processus mentaux sont si bien de ceux qui sont à la racine de la religion que les individus eux-mêmes se sont souvent représenté, sous une forme expressément religieuse, la pression à laquelle ils cédaient ainsi. Les croisés croyaient sentir Dieu présent au milieu d’eux et leur enjoignant de partir à la conquête de la Terre Sainte ; Jeanne d’Arc croyait obéir à des voix célestes[12].

Mais ce n’est pas seulement dans ces circonstances exceptionnelles que cette action stimulante de la société se fait sentir ; il n’est, pour ainsi dire, pas un instant de notre vie où quelque afflux d’énergie ne nous vienne du dehors. L’homme qui fait son devoir trouve, dans les manifestations de toute sorte par lesquelles s’expriment la sympathie, l’estime, l’affection que ses semblables ont pour lui, une impression de réconfort, dont il ne se rend pas compte le plus souvent, mais qui le soutient. Le sentiment que la société a de lui rehausse le sentiment qu’il a de lui-même. Parce qu’il est en harmonie morale avec ses contemporains, il a plus de confiance, de courage, de hardiesse dans l’action, tout comme le fidèle qui croit sentir les regards de son dieu tournés bienveillamment vers lui. Il se produit ainsi comme une sustentation perpétuelle de notre être moral. Comme elle varie suivant une multitude de circonstances extérieures, suivant que nos rapports avec les groupes sociaux qui nous entourent sont plus ou moins actifs, suivant ce que sont ces groupes, nous ne pouvons pas ne pas sentir que ce tonus moral dépend d’une cause externe ; mais nous n’apercevons pas où est cette cause ni ce qu’elle est. Aussi la concevons-nous couramment sous la forme d’une puissance morale qui, tout en nous étant immanente, représente en nous autre chose que nous-même : c’est la conscience morale dont, d’ailleurs, le commun des hommes ne s’est jamais fait une représentation un peu distincte qu’à l’aide de symboles religieux.

Outre ces forces à l’état libre qui viennent sans cesse renouveler les nôtres, il y a celles qui sont fixées dans les techniques et traditions de toute sorte que nous utilisons. Nous parlons une langue que nous n’avons pas faite ; nous nous servons d’instruments que nous n’avons pas inventés ; nous invoquons des droits que nous n’avons pas institués ; un trésor de connaissances est transmis à chaque génération qu’elle n’a pas elle-même amassé, etc. C’est à la société que nous devons ces biens variés de la civilisation et si nous ne voyons généralement pas de quelle source nous les tenons, nous savons, du moins, qu’ils ne sont pas notre œuvre. Or ce sont eux qui font à l’homme sa physionomie personnelle entre tous les êtres ; car l’homme n’est un homme que parce qu’il est civilisé. Il ne pouvait donc échapper à ce sentiment qu’il existe en dehors de lui des causes agissantes d’où lui viennent les attributs caractéristiques de sa nature, et comme des puissances bienveillantes qui l’assistent, qui le protègent et qui lui assurent un sort privilégié. Et à ces puissances il devait nécessairement assigner une dignité qui fût en rapport avec la haute valeur des biens qu’il leur attribuait[13].

Ainsi, le milieu dans lequel nous vivons nous apparaît comme peuplé de forces à la fois impérieuses et secourables, augustes et bienfaisantes, avec lesquelles nous sommes en rapports. Puisqu’elles exercent sur nous une pression dont nous avons conscience, nous sommes nécessités à les localiser hors de nous, comme nous faisons pour les causes objectives de nos sensations. Mais d’un autre côté, les sentiments qu’elles nous inspirent diffèrent en nature de ceux que nous avons pour de simples choses sensibles. Tant que celles-ci sont réduites à leurs caractères empiriques tels qu’ils se manifestent dans l’expérience vulgaire, tant que l’imagination religieuse n’est pas venue les métamorphoser, nous n’avons pour elles rien qui ressemble à du respect et elles n’ont rien de ce qu’il faut pour nous élever au-dessus de nous-même. Les représentations qui les expriment nous apparaissent donc comme très différentes de celles qu’éveillent en nous les influences collectives. Les unes et les autres forment dans notre conscience deux cercles d’états mentaux, distincts et séparés, comme les deux forces de vie auxquelles elles correspondent. Par suite, nous avons l’impression que nous sommes en relations avec deux sortes de réalités, distinctes elles-mêmes, et qu’une ligne de démarcation nettement tranchée sépare l’une de l’autre : c’est, d’un côté, le monde des choses profanes, et de l’autre, celui des choses sacrées.

Au reste, tant dans le présent que dans l’histoire, nous voyons sans cesse la société créer de toutes pièces des choses sacrées. Qu’elle vienne à s’éprendre d’un homme, qu’elle croie découvrir en lui les principales aspirations qui la travaillent ainsi que les moyens d’y donner satisfaction, et cet homme sera mis hors de pair et comme divinisé. Il sera investi par l’opinion d’une majesté tout à fait analogue à celle qui protège les dieux. C’est ce qui est advenu de tant de souverains, en qui leur siècle avait foi : si l’on n’en faisait pas des dieux, on voyait du moins en eux des représentants directs de la divinité. Et ce qui montre bien que c’est la société toute seule qui est l’auteur de ces sortes d’apothéoses, c’est qu’il lui est arrivé souvent de consacrer ainsi des hommes qui, par leur mérite propre, n’y avaient aucun droit. D’ailleurs, la simple déférence qu’inspirent les hommes investis de hautes fonctions sociales n’est pas d’une autre nature que le respect religieux. Elle se traduit par les mêmes mouvements : on se tient à distance d’un haut personnage ; on ne l’aborde qu’avec précautions ; pour s’entretenir avec lui on emploie un autre langage et d’autres gestes que ceux qui servent avec le commun des mortels. Le sentiment que l’on éprouve dans ces circonstances est si proche parent du sentiment religieux que bien des peuples les ont confondus. Pour expliquer la considération dont jouissent les princes, les nobles, les chefs politiques, on leur a attribué un caractère sacré. En Mélanésie et en Polynésie, par exemple, on dit d’un homme influent qu’il a du mana et c’est à ce mana qu’on impute son influence[14]. Il est clair pourtant que sa situation lui vient uniquement de l’importance que l’opinion lui prête. C’est donc que le pouvoir moral que confère l’opinion et celui dont sont investis les êtres sacrés ont au fond une même origine et sont faits des mêmes éléments. C’est ce qui explique qu’un même mot puisse servir à désigner l’un et l’autre.

Tout aussi bien que des hommes, la société consacre des choses, notamment des idées. Qu’une croyance soit unanimement partagée par un peuple, et, pour les raisons que nous avons exposées plus haut, il est interdit d’y toucher, c’est-à-dire de la nier ou de la contester. Or l’interdit de la critique est un interdit comme les autres et prouve que l’on est en face de quelque chose de sacré. Même aujourd’hui, si grande que soit la liberté que nous nous accordons les uns aux autres, un homme qui nierait totalement le progrès, qui bafouerait l’idéal humain auquel les sociétés modernes sont attachées, ferait l’effet d’un sacrilège. Il y a, tout au moins, un principe que les peuples les plus épris de libre examen tendent à mettre au-dessus de la discussion et à regarder comme intangible, c’est-à-dire comme sacré : c’est le principe même du libre examen.

Cette aptitude de la société à s’ériger en dieu ou à créer des dieux ne fut nulle part plus visible que pendant les premières années de la Révolution. À ce moment, en effet, sous l’influence de l’enthousiasme général, des choses, purement laïques par nature, furent transformées par l’opinion publique en choses sacrées : c’est la Patrie, la Liberté, la Raison[15]. Une religion tendit d’elle-même à s’établir qui avait son dogme[16], ses symboles[17], ses autels[18] et ses fêtes[19]. C’est à ces aspirations spontanées que le culte de la Raison et de l’Être suprême essaya d’apporter une sorte de satisfaction officielle. Cette rénovation religieuse n’eut, il est vrai, qu’une durée éphémère. Mais c’est que l’enthousiasme patriotique qui, à l’origine, transportait les masses, alla lui-même en s’affaiblissant[20]. La cause disparaissant, l’effet ne pouvait se maintenir. Mais l’expérience, pour avoir été courte, garde tout son intérêt sociologique. Il reste que, dans un cas déterminé, on a vu la société et ses idées essentielles devenir, directement et sans transfiguration d’aucune sorte, l’objet d’un véritable culte.

Tous ces faits permettent déjà d’entrevoir comment le clan peut éveiller chez ses membres l’idée qu’il existe en dehors d’eux des forces qui les dominent et, en même temps, les soutiennent, c’est-à-dire en somme, des forces religieuses : c’est qu’il n’est pas de société dont le primitif soit plus directement et plus étroitement solidaire. Les liens qui l’attachent à la tribu sont plus lâches et plus faiblement ressentis. Bien qu’elle ne soit certainement pas pour lui une étrangère, c’est avec les gens de son clan qu’il a le plus de choses communes ; c’est l’action de ce groupe qu’il sent le plus immédiatement ; c’est donc elle aussi qui, de préférence à tout autre, devait s’exprimer en symboles religieux.

Mais cette première explication est trop générale, puisqu’elle s’applique indifféremment à toute espèce de société et, par suite, de religion. Cherchons donc à préciser quelle forme particulière cette action collective prend dans le clan, et comment elle y suscite la sensation du sacré. Aussi bien n’est-elle nulle part plus facilement observable ni plus apparente dans ses résultats.

III

La vie des sociétés australiennes passe alternativement par deux phases différentes[21]. Tantôt la population est dispersée par petits groupes qui vaquent, indépendamment les uns des autres, à leurs occupations ; chaque famille vit alors de son côté, chassant, pêchant, cherchant, en un mot, à se procurer la nourriture indispensable par tous les moyens dont elle dispose. Tantôt, au contraire, la population se concentre et se condense, pour un temps qui varie de plusieurs jours à plusieurs mois, sur des points déterminés. Cette concentration a eu lieu quand un clan ou une portion de tribu[22] est convoqué dans ses assises et que, à cette occasion, on célèbre une cérémonie religieuse ou qu’on tient ce qu’on appelle, dans le langage usuel de l’ethnographie, un corrobori[23].

Ces deux phases contrastent l’une avec l’autre de la manière la plus tranchée. Dans la première, l’activité économique est prépondérante, et elle est généralement d’une très médiocre intensité. La collecte des graines ou des herbes nécessaires à l’alimentation, la chasse ou la pêche ne sont pas des occupations qui peuvent éveiller de bien vives passions[24]. L’état de dispersion ou se trouve alors la société achève de rendre la vie uniforme, languissante et terne[25]. Mais qu’un corrobbori ait lieu et tout change. Parce que les facultés émotives et passionnelles du primitif ne sont qu’imparfaitement soumises au contrôle de sa raison et de sa volonté, il perd aisément la maîtrise de soi. Un événement de quelque importance le met tout de suite hors de lui. Reçoit-il une heureuse nouvelle ? Ce sont des transports d’enthousiasme. Dans le cas contraire, on le voit courir çà et là comme un fou, se livrer à toutes sortes de mouvements désordonnés, crier, hurler, ramasser de la poussière, la jeter dans toutes les directions, se mordre, brandir ses armes d’un air furieux, etc.[26]. Or, le seul fait de l’agglomération agit comme un excitant exceptionnellement puissant. Une fois les individus assemblés il se dégage de leur rapprochement une sorte d’électricité qui les transporte vite à un degré extraordinaire d’exaltation. Chaque sentiment exprimé vient retentir, sans résistance, dans toutes ces consciences largement ouvertes aux impressions extérieures : chacune d’elles fait écho aux autres et réciproquement. L’impulsion initiale va ainsi s’amplifiant à mesure qu’elle se répercute, comme une avalanche grossit à mesure qu’elle avance. Et comme des passions aussi vives et aussi affranchies de tout contrôle ne peuvent pas ne pas se répandre au dehors, ce ne sont, de toutes parts, que gestes violents, que cris, véritables hurlements, bruits assourdissants de toute sorte qui contribuent encore à intensifier l’état qu’ils manifestent. Sans doute, parce qu’un sentiment collectif ne peut s’exprimer collectivement qu’à condition d’observer un certain ordre qui permette le concert et les mouvements d’ensemble, ces gestes et ces cris tendent d’eux-mêmes à se rythmer et à se régulariser ; de là, les chants et les danses. Mais, en prenant une forme plus régulière, ils ne perdent rien de leur violence naturelle ; le tumulte réglé reste du tumulte. La voix humaine ne suffit même pas à la tâche ; on en renforce l’action au moyen de procédés artificiels : on frappe les boomerangs les uns contre les autres ; on fait tourner les bull-roarers. Il est probable que ces instruments, dont l’emploi est si général dans les cérémonies religieuses d’Australie, ont, avant tout, servi à traduire d’une manière plus adéquate l’agitation ressentie. Mais en même temps qu’ils la traduisent, ils la renforcent. L’effervescence devient souvent telle qu’elle entraîne à des actes inouïs. Les passions déchaînées sont d’une telle impétuosité qu’elles ne se laissent contenir par rien. On est tellement en dehors des conditions ordinaires de la vie et on en a si bien conscience qu’on éprouve comme le besoin de se mettre en dehors et au-dessus de la morale ordinaire. Les sexes s’accouplent contrairement aux règles qui président au commerce sexuel. Les hommes échangent leurs femmes. Parfois même, des unions incestueuses qui, en temps normal, sont jugées abominables et sont sévèrement condamnées, se contractent ostensiblement et impunémentV. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 96-97, North. Tr., p. 137 ; Brough Smyth, II, p. 319. — Cette promiscuité rituelle s’observe notamment dans les cérémonies d’initiation (Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 267, 381 ; Howitt, Nat. Tr., p. 657), dans les cérémonies totémiques (Spencer et Gillen, North. Tr., p. 214, 237 et 298). Dans ces dernières, les règles exogamiques ordinaires sont violées. Toutefois, chez les Arunta, les unions entre père et fille, fils et mère, frères et sœurs (il s’agit dans tous ces cas de parenté par le sang) restent interdites (Nat. Tr., p. 96~97).. Si l’on ajoute à cela que ces cérémonies ont généralement lieu la nuit, au milieu de ténèbres que perce, çà et là, la lumière des feux, on se représentera aisément quel effet doivent produire de semblables scènes sur l’esprit de tous ceux qui y participent. Elles déterminent une si violente surexcitation de toute la vie physique et mentale qu’elle ne peut être supportée très longtemps : l’acteur qui tient le principal rôle finit par tomber épuisé sur le sol[27].

Voici au surplus, pour illustrer et préciser ce tableau forcément schématique, le récit de quelques scènes que nous empruntons à Spencer et Gillen.

Une des solennités religieuses les plus importantes chez les Warramunga est celle qui concerne le serpent Wollunqua. C’est une série de cérémonies qui se développent sur plusieurs jours. Au quatrième, à lieu celle que nous allons décrire.

Suivant le cérémonial usité chez les Warramunga, des représentants des deux phratries y prennent part, les uns en qualité d’officiants, les autres comme préparateurs et assistants. Seuls, des gens de la phratrie Uluuru ont qualité pour célébrer le rite ; mais ce sont des membres de la phratrie Kingilli qui doivent décorer les acteurs, préparer l’emplacement, les instruments, et jouer le rôle de l’assemblée. À ce titre, ils sont chargés de confectionner par avance, avec du sable mouillé, une sorte de monticule sur lequel est exécuté, au moyen du duvet rouge, un dessin qui figure le serpent Wollunqua. La cérémonie proprement dite, à laquelle assistèrent Spencer et Gillen, ne commença qu’une fois la nuit arrivée. Vers dix ou onze heures du soir, Uluuru et Kingilli arrivèrent sur le terrain ; ils s’assirent sur le tertre et ils se mirent à chanter. Ils étaient tous dans un état d’évidente surexcitation (every one was evidently very excited). Un peu plus tard dans la soirée, les Uluuru amenèrent leurs femmes et les livrèrent aux Kingilli[28], qui eurent commerce avec elles. On introduisit alors des jeunes gens récemment initiés auxquels toute la cérémonie fut expliquée en détail et, jusqu’à trois heures du matin, les chants se poursuivirent sans interruption. Alors eut lieu une scène d’une frénésie vraiment sauvage (a scène of the wildest excitement). Tandis que les feux, allumés de tous les côtés, faisaient ressortir violemment la blancheur des gommiers sur le fond des ténèbres environnantes, les Uluuru s’agenouillèrent les uns derrière les autres à côté du tumulus, puis ils en firent le tour en se soulevant de terre, d’un mouvement d’ensemble, les deux mains appuyées sur les cuisses, pour s’agenouiller à nouveau un peu plus loin, et ainsi de suite. En même temps, ils penchaient leurs corps tantôt à droite, tantôt à gauche, poussant tous à la fois, à chacun de ces mouvements, un cri retentissant, véritable hurlement, Yrrsh ! Yrrsh ! Yrrsh ! Cependant, les Kingilli, dans un grand état d’exaltation, faisaient résonner leurs boomerangs et leur chef était encore plus agité que ses compagnons. Une fois que la procession des Uluuru eut fait deux fois le tour du tumulus, ils quittèrent la position agenouillée, s’assirent et se remirent à chanter ; par moments, le chant tombait, puis reprenait brusquement. Quand le jour commença à poindre, tous sautèrent sur leurs pieds ; les feux qui s’étaient éteints furent rallumés, les Uluuru, pressés par les Kingilli, attaquèrent furieusement le cumulus avec des boomerangs, des lances, des bâtons, en quelques minutes il fut mis en pièces. Les feux moururent et ce fut un profond silence[29].

Une scène plus violente encore est celle à laquelle les mêmes observateurs assistèrent pendant les cérémonies du feu, chez les Warrarnunga.

Déjà, depuis la tombée de la nuit, toutes sortes de processions, de danses, de chants avaient eu lieu à la lumière des flambeaux ; aussi l’effervescence générale allait-elle croissant. À un moment donné, douze assistants prirent chacun en main une sorte de grande torche enflammée et l’un d’eux, tenant la sienne comme une baïonnette, chargea un groupe d’indigènes. Les coups étaient parés au moyen de bâtons et de lances. Une mêlée générale s’engagea. Les hommes sautaient, se cabraient, poussaient des hurlements sauvages ; les torches brillaient, crépitaient en frappant les têtes et les corps, lançaient des étincelles dans toutes les directions. « La fumée, les torches toutes flamboyantes, cette pluie d’étincelles, cette masse d’hommes dansant et hurlant, tout cela, disent Spencer et Gillen, formait une scène d’une sauvagerie dont il est impossible de donner une idée avec des mots[30]. »

On conçoit sans peine que, parvenu à cet état d’exaltation, l’homme ne se connaisse plus. Se sentant dominé, entraîné par une sorte de pouvoir extérieur qui le fait penser et agir autrement qu’en temps normal, il a naturellement l’impression de n’être plus lui-même. Il lui semble être devenu un être nouveau : les décorations dont il s’affuble, les sortes de masques dont il se recouvre le visage figurent matériellement cette transformation intérieure, plus encore qu’ils ne contribuent à la déterminer. Et comme, au même moment, tous ses compagnons se sentent transfigurés de la même manière et traduisent leur sentiment par leurs cris, leurs gestes, leur attitude, tout se passe comme s’il était réellement transporté dans un monde spécial, entièrement différent de celui où il vit d’ordinaire, dans un milieu tout peuplé de forces exceptionnellement intenses, qui l’envahissent et le métamorphosent. Comment des expériences comme celles-là, surtout quand elles se répètent chaque jour pendant des semaines, ne lui laisseraient-elles pas la conviction qu’il existe effectivement deux mondes hétérogènes et incomparables entre eux ? L’un est celui où il traîne languissamment sa vie quotidienne ; au contraire, il ne peut pénétrer dans l’autre sans entrer aussitôt en rapports avec des puissances extraordinaires qui le galvanisent jusqu’à la frénésie. Le premier est le monde profane, le second, celui des choses sacrées.

C’est donc dans ces milieux sociaux effervescents et de cette effervescence même que paraît être née l’idée religieuse. Et ce qui tend à confirmer que telle en est bien l’origine, c’est que, en Australie, l’activité proprement religieuse est presque tout entière concentrée dans les moments où se tiennent ces assemblées. Certes, il n’est pas de peuple où les grandes solennités du culte ne soient plus ou moins périodiques ; mais, dans les sociétés plus avancées, il n’est, pour ainsi dire, pas de jour ou l’on n’adresse aux dieux quelque prestation rituelle. En Australie, au contraire, en dehors des fêtes du clan et de la tribu, le temps est presque tout entier rempli par des fonctions laïques et profanes. Sans doute, il y a des prohibitions qui doivent être et qui sont observées même pendant ces périodes d’activité temporelle ; il n’est jamais permis de tuer ou de manger librement de l’animal totémique, là du moins ou l’interdiction a conservé sa rigueur première : mais on ne célèbre alors presque aucun rite positif, aucune cérémonie de quelque importance. Celles-ci n’ont lieu qu’au sein des groupes assemblés. La vie pieuse de l’Australien passe donc par des phases successives de complète atonie et, au contraire, d’hyper-excitation, et la vie sociale oscille suivant le même rythme. C’est ce qui met en évidence le lien qui les unit l’une à l’autre tandis que, chez les peuples dits civilisés, la continuité relative de l’une et de l’autre masque en partie leurs relations. On peut même se demander si la violence de ce contraste n’était pas nécessaire pour faire jaillir la sensation du sacré sous sa forme première. En se ramassant presque tout entière dans des moments déterminés du temps, la vie collective pouvait atteindre, en effet, son maximum d’intensité et d’efficacité et, par suite, donner à l’homme un sentiment plus vif de la double existence qu’il mène et de la double nature à laquelle il participe.


Mais l’explication est encore incomplète. Nous avons bien montré comment le clan, par la manière dont il agit sur ses membres, éveille chez eux l’idée de forces extérieures qui le dominent et l’exaltent ; mais il nous reste à rechercher comment il se fait que ces forces ont été pensées sous les espèces du totem, c’est-à-dire sous la figure d’un animal ou d’une plante.

C’est parce que cet animal ou cette plante a donné son nom au clan et lui sert d’emblème. C’est, en effet, une loi connue que les sentiments éveillés en nous par une chose se communiquent spontanément au symbole qui la représente. Le noir est pour nous le signe du deuil ; aussi nous suggère-t-il des impressions et des idées tristes. Ce transfert de sentiments vient simplement de ce que l’idée de la chose et l’idée de son symbole sont étroitement unies dans nos esprits : il en résulte que les émotions provoquées par l’une s’étendent contagieusement à l’autre. Mais cette contagion, qui se produit, dans tous les cas, à quelque degré, est beaucoup plus complète et plus marquée toutes les fois que le symbole est quelque chose de simple, de défini, d’aisément représentable, tandis que la chose est, par ses dimensions, par le nombre de ses parties et la complexité de leur organisation, difficile à embrasser par la pensée. Car nous ne saurions voir dans une entité abstraite, que nous ne nous représentons que laborieusement et d’une vue confuse, le lieu d’origine des sentiments forts que nous éprouvons. Nous ne pouvons nous les expliquer à nous-même qu’en les rapportant à un objet concret dont nous sentions vivement la réalité. Si donc la chose même ne remplit pas cette condition, elle ne peut pas servir de point d’attache aux impressions ressenties, bien que ce soit elle qui les ait soulevées. C’est le signe alors qui prend sa place ; c’est sur lui qu’on reporte les émotions qu’elle suscite. C’est lui qui est aimé, craint, respecté ; c’est à lui qu’on est reconnaissant ; c’est à lui qu’on se sacrifie. Le soldat qui meurt pour son drapeau, meurt pour sa patrie ; mais en fait, dans sa conscience, c’est l’idée du drapeau qui est au premier plan. Il arrive même qu’elle détermine directement l’action. Qu’un étendard isolé reste ou non aux mains de l’ennemi, la patrie ne sera pas perdue pour cela, et pourtant le soldat se fait tuer pour le reprendre. On perd de vue que le drapeau n’est qu’un signe, qu’il n’a pas de valeur par lui-même, mais ne fait que rappeler la réalité qu’il représente ; on le traite comme s’il était lui-même cette réalité.

Or le totem est le drapeau du clan. Il est donc naturel que les impressions que le clan éveille dans les consciences individuelles — impressions de dépendance et de vitalité accrue — se rattachent beaucoup plus à l’idée du totem qu’à celle du clan : car le clan est une réalité trop complexe pour que des intelligences aussi rudimentaires puissent se le représenter nettement dans son unité concrète. D’ailleurs, le primitif ne voit même pas que ces impressions lui viennent de la collectivité. Il ne sait pas que le rapprochement d’un certain nombre d’hommes associés dans une même vie a pour effet de dégager des énergies nouvelles qui transforment chacun d’eux. Tout ce qu’il sent, c’est qu’il est soulevé au-dessus de lui-même et qu’il vit une vie différente de celle qu’il mène d’ordinaire. Cependant, il faut bien que ces sensations soient rapportées par lui à quelque objet extérieur comme à leur cause. Or, que voit-il autour de lui ? De toutes parts, ce qui s’offre à ses sens, ce qui frappe son attention, ce sont les multiples images du totem. C’est le waninga, le nurtunja, qui sont autant de symboles de l’être sacré. Ce sont les bull-roarers, les churinga sur lesquels sont généralement gravées des combinaisons de lignes qui ont la même signification. Ce sont les décorations qui recouvrent les différentes parties de son corps et qui sont autant de marques totémiques. Comment cette image, partout répétée et sous toutes les formes, ne prendrait-elle pas dans les esprits un relief exceptionnel ? Ainsi placée au centre de la scène, elle en devient représentative. C’est sur elle que se fixent les sentiments éprouvés, car elle est le seul objet concret auquel ils puissent se rattacher. Elle continue à les rappeler et à les évoquer, alors même que l’assemblée est dissoute ; car elle lui survit, gravée sur les instruments du culte, sur les parois des rochers, sur les boucliers, etc. Par elle, les émotions ressenties sont perpétuellement entretenues et ravivées. Tout se passe donc comme si elle les inspirait directement. Il est d’autant plus naturel de les lui attribuer que, comme elles sont communes au groupe, elles ne peuvent être rapportées qu’à une chose qui lui soit également commune. Or l’emblème totémique est seul à satisfaire à cette condition. Par définition, il est commun à tous. Pendant la cérémonie, il est le point de mire de tous les regards. Tandis que les générations changent, il reste identique à lui-même ; il est l’élément permanent de la vie sociale. C’est donc de lui que paraissent émaner les forces mystérieuses avec lesquelles les hommes se sentent en rapports, et on s’explique ainsi qu’ils aient été amenés à se représenter ces forces sous les traits de l’être, animé ou inanimé, dont le clan porte le nom.

Ceci posé, nous sommes en état de comprendre tout ce qu’il y a d’essentiel dans les croyances totémiques.

Puisque la force religieuse n’est autre chose que la force collective et anonyme du clan, et puisque celle-ci n’est représentable aux esprits que sous la forme du totem, l’emblème totémique est comme le corps visible du dieu. C’est donc de lui que paraissent émaner les actions, ou bienfaisantes ou redoutées, que le culte a pour objet de provoquer ou de prévenir ; par suite, c’est tout spécialement à lui que s’adressent les rites. Ainsi s’explique que, dans la série des choses sacrées, il occupe le premier rang.

Mais le clan, comme toute espèce de société, ne peut vivre que dans et par les consciences individuelles qui le composent. Si donc, en tant qu’elle est conçue comme incorporée à l’emblème totémique, la force religieuse apparaît comme extérieure aux individus et comme douée, par rapport à eux, d’une sorte de transcendance, d’un autre côté, comme le clan dont elle est le symbole, elle ne peut se réaliser qu’en eux et par eux ; en ce sens, elle leur est donc immanente et ils se la représentent nécessairement comme telle. Ils la sentent présente et agissante en eux, puisque c’est elle qui les élève à une vie supérieure. Voilà comment l’homme a cru qu’il y avait en lui un principe comparable à celui qui réside dans le totem ; comment, par suite, il s’est attribué un caractère sacré, mais moins marqué que celui de l’emblème. C’est que l’emblème est la source éminente de la vie religieuse ; l’homme n’y participe qu’indirectement et il en a conscience ; il se rend compte que la force qui le transporte dans le cercle des choses sacrées ne lui est pas inhérente, mais lui vient du dehors.

Pour une autre raison, les animaux ou les végétaux de l’espèce totémique devaient avoir le même caractère, et même à un plus haut degré. Car si le principe totémique n’est rien autre chose que le clan, c’est le clan pensé sous une forme matérielle que l’emblème figure ; or cette forme est aussi celle de ces êtres concrets dont le clan porte le nom. En raison de cette ressemblance, ils ne pouvaient pas ne pas éveiller des sentiments analogues à ceux que suscite l’emblème lui-même. Puisque ce dernier est l’objet d’un respect religieux, ils devaient inspirer un respect du même genre et apparaître comme sacrés. Sous des formes extérieures aussi parfaitement identiques, il était impossible que le fidèle ne mît pas des forces de même nature. Voilà comment il est interdit de tuer, de manger l’animal totémique, comment sa chair passe pour avoir des vertus positives que les rites utilisent : c’est qu’il ressemble l’emblème du clan, c’est-à-dire à sa propre image. Et comme il y ressemble naturellement plus que l’homme, il se trouve aussi d’un rang au-dessus dans la hiérarchie des choses sacrées. Sans doute, il y a entre ces deux êtres une étroite parenté puisqu’ils communient dans la même essence : tous deux incarnent quelque chose du principe totémique. Seulement, parce que ce principe lui-même est conçu sous une forme animale, l’animal paraît l’incarner plus éminemment que l’homme. C’est pourquoi, si l’homme le considère et le traite comme un frère, c’est, du moins, comme un frère aîné[31].

Mais si le principe totémique a son siège d’élection dans une espèce animale ou végétale déterminée, il ne pouvait y rester localisé. Le caractère sacré est, au plus haut degré, contagieux[32] ; il s’étendit donc de l’être totémique à tout ce qui y tient de près ou de loin. Les sentiments religieux qu’inspirait l’animal se communiquèrent aux substances dont il se nourrit et qui servent à faire ou à refaire sa chair et son sang, aux choses qui lui ressemblent, aux êtres divers avec lesquels il est constamment en rapports. C’est ainsi que peu à peu, aux totems se rattachèrent les sous-totems et que se constituèrent ces systèmes cosmogoniques que traduisent les classifications primitives. Finalement, le monde entier se trouva partagé entre les principes totémiques de la même tribu.

On s’explique maintenant d’où vient l’ambiguïté que présentent les forces religieuses quand elles apparaissent dans l’histoire ; comment elles sont physiques en même temps qu’humaines, morales en même temps que matérielles. Ce sont des puissances morales, puisqu’elles sont construites tout entières avec les impressions que cet être moral qu’est la collectivité éveille chez ces autres êtres moraux que sont les individus ; elles traduisent, non la manière dont les choses physiques affectent nos sens, mais la façon dont la conscience collective agit sur les consciences individuelles. Leur autorité n’est qu’une forme de l’ascendant moral que la société exerce sur ses membres. Mais d’un autre côté, parce qu’elles sont conçues sous des formes matérielles, elles ne peuvent pas n’être pas regardées comme étroitement parentes des choses matérielles[33]. Elles dominent donc les deux mondes. Elles résident dans les hommes ; mais elles sont, en même temps, les principes vitaux des choses. Elles vivifient les consciences et les disciplinent ; mais ce sont elles aussi qui font que les plantes poussent et que les animaux se reproduisent. C’est grâce à cette double nature que la religion a pu être comme la matrice où se sont élaborés tous les principaux germes de la civilisation humaine. Parce qu’elle s’est trouvée envelopper en elle la réalité tout entière, l’univers physique aussi bien que l’univers moral, les forces qui meuvent les corps comme celles qui mènent les esprits ont été conçues sous forme religieuse. Voilà comment les techniques et les pratiques les plus diverses, et celles qui assurent le fonctionnement de la vie morale (droit, morale, beaux-arts) et celles qui servent à la vie matérielle (sciences de la nature, techniques, industrielles), sont, directement ou indirectement, dérivées de la religion[34].

IV

On a souvent attribué les premières conceptions religieuses à un sentiment de faiblesse et de dépendance, de crainte et d’angoisse qui aurait saisi l’homme quand il entra en rapports avec le monde. Victime d’une sorte de cauchemar dont il aurait été lui-même l’artisan, il se serait cru entouré de puissances hostiles et redoutables que les rites auraient eu pour objet d’apaiser. Nous venons de montrer que les premières religions ont une tout autre origine. La fameuse formule Primus in orbe deos fecit timor n’est nullement justifiée par les faits. Le primitif n’a pas vu dans ses dieux des étrangers, des ennemis, des êtres foncièrement et nécessairement malfaisants dont il était obligé de se concilier à tout prix les faveurs, tout au contraire, ce sont plutôt pour lui des amis, des parents, des protecteurs naturels. Ne sont-ce pas là les noms qu’il donne aux êtres de l’espèce totémique ? La puissance à laquelle s’adresse le culte, il ne se la représente pas planant très haut au-dessus de lui et l’écrasant de sa supériorité : elle est, au contraire, tout près de lui et elle lui confère des pouvoirs utiles qu’il ne tient pas de sa nature. Jamais, peut-être, la divinité n’a été plus proche de l’homme qu’à ce moment de l’histoire puisqu’elle est présente dans les choses qui peuplent son milieu immédiat et qu’elle lui est, en partie, immanente à lui-même. Ce qui est à la racine du totémisme, ce sont, en définitive, des sentiments de joyeuse confiance plus que de terreur et de compression. Si l’on fait abstraction des rites funéraires — côté sombre de toute religion — le culte totémique se célèbre au milieu de chants, de danses, de représentations dramatiques. Les expiations cruelles y sont, nous le verrons, relativement rares ; même les mutilations obligatoires et douloureuses de l’initiation n’ont pas ce caractère. Les dieux jaloux et terribles n’apparaissent que plus tard dans l’évolution religieuse. C’est que les sociétés primitives ne sont pas des sortes de Leviathan qui accablent l’homme de l’énormité de leur pouvoir et le soumettent à une dure discipline[35] ; il se donne à elles spontanément et sans résistance. Comme l’âme sociale n’est faite alors que d’un petit nombre d’idées et de sentiments, elle s’incarne aisément tout entière dans chaque conscience individuelle. L’individu la porte toute en soi ; elle fait partie de lui-même, et par suite, quand il cède aux impulsions qu’elle lui imprime, il ne croit pas céder à une contrainte, mais aller là où l’appelle sa nature[36].

Or cette manière d’entendre la genèse de la pensée religieuse échappe aux objections que soulèvent les théories classiques les plus accréditées.

Nous avons vu comment naturistes et animistes prétendaient construire la notion d’êtres sacrés avec les sensations provoquées en nous par divers phénomènes d’ordre physique ou biologique, et nous avons montré ce que cette entreprise avait d’impossible et même de contradictoire. Rien ne vient de rien. Les impressions qu’éveille en nous le monde physique ne sauraient, par définition, rien contenir qui dépasse ce monde. Avec du sensible, on ne peut faire que du sensible ; avec de l’étendu, on ne peut faire de l’inétendu. Aussi, pour pouvoir expliquer comment la notion du sacré a pu se former dans ces conditions, la plupart de ces théoriciens étaient-ils obligés d’admettre que l’homme a superposé à la réalité, telle qu’elle est donnée à l’observation, un monde irréel, construit tout entier soit avec les images fantasmatiques qui agitent son esprit pendant le rêve, soit avec les aberrations, souvent monstrueuses, que l’imagination mythologique aurait enfantées sous l’influence prestigieuse, mais trompeuse, du langage. Mais alors il devenait incompréhensible que l’humanité se fût, pendant des siècles, obstinée dans des erreurs dont l’expérience eût dû très vite lui donner le sentiment.

De notre point de vue, ces difficultés disparaissent. La religion cesse d’être je ne sais quelle inexplicable hallucination pour prendre pied dans la réalité. Nous pouvons dire en effet, que le fidèle ne s’abuse pas quand il croit à l’existence d’une puissance morale dont il dépend et dont il tient le meilleur de lui-même : cette puissance existe, c’est la société. Quand l’Australien est transporté au-dessus de lui-même, quand il sent affluer en lui une vie dont l’intensité le surprend, il n’est pas dupe d’une illusion ; cette exaltation est réelle et elle est réellement le produit de forces extérieures et supérieures à l’individu. Sans doute, il se trompe quand il croit que ce rehaussement de vitalité est l’œuvre d’un pouvoir à forme d’animal ou de plante. Mais l’erreur porte uniquement sur la lettre du symbole au moyen duquel cet être est représenté aux esprits, sur l’aspect de son existence. Derrière ces figures et ces métaphores, ou plus grossières ou plus raffinées, il y a une réalité concrète et vivante. La religion prend ainsi un sens et une raison que le rationaliste le plus intransigeant ne peut pas méconnaître. Son objet principal n’est pas de donner à l’homme une représentation de l’univers physique ; car si c’était là sa tâche essentielle, on ne comprendrait pas comment elle a pu se maintenir puisque, sous ce rapport, elle n’est guère qu’un tissu d’erreurs. Mais elle est avant tout, un système de notions au moyen desquelles les individus se représentent la société dont ils sont membres, et les rapports, obscurs mais intimes, qu’ils soutiennent avec elle. Tel est son rôle primordial ; et, pour être métaphorique et symbolique, cette représentation n’est pourtant pas infidèle. Elle traduit, au contraire, tout ce qu’il y a d’essentiel dans les relations qu’il s’agit d’exprimer : car il est vrai d’une vérité éternelle qu’il existe en dehors de nous quelque chose de plus grand que nous, et avec quoi nous communiquons.

C’est pourquoi on peut être assuré par avance que les pratiques du culte, quelles qu’elles puissent être, sont autre chose que des mouvements sans portée et des gestes sans efficacité. Par cela seul qu’elles ont pour fonction apparente de resserrer les liens qui attachent le fidèle à son dieu, du même coup elles resserrent réellement les liens qui unissent l’individu à la société dont il est membre, puisque le dieu n’est que l’expression figurée de la société. On conçoit même que la vérité fondamentale que contenait ainsi la religion ait pu suffire à compenser les erreurs secondaires qu’elle impliquait presque nécessairement, et que, par suite, les fidèles aient été empêchés de s’en détacher, malgré les mécomptes qui devaient résulter de ces erreurs. Sans doute, il a dû arriver le plus souvent que les recettes qu’elle recommandait à l’homme d’employer pour agir sur les choses se sont trouvées inefficaces. Mais ces échecs ne pouvaient avoir d’influence profonde parce qu’ils n’atteignaient pas la religion dans ses principes[37].

On objectera cependant que, même dans cette hypothèse, la religion reste le produit d’un certain délire. Quel autre nom, en effet, peut-on donner à l’éclat dans lequel se trouvent les hommes quand, par suite d’une effervescence collective, ils se croient transportés dans un monde entièrement différent de celui qu’ils ont sous les yeux ?

Il est bien vrai que la vie religieuse ne peut pas atteindre un certain degré d’intensité sans impliquer une exaltation psychique qui n’est pas sans rapport avec le délire. C’est pour cette raison que les prophètes, les fondateurs de religions, les grands saints, en un mot les hommes dont la conscience religieuse est exceptionnellement sensible, présentent très souvent des signes d’une nervosité excessive et même proprement pathologique : ces tares physiologiques les prédestinaient aux grands rôles religieux. L’emploi rituel des liqueurs intoxicantes s’explique de la même manière[38]. Ce n’est certainement pas que la foi ardente soit nécessairement un fruit de l’ivresse et des troubles mentaux qui l’accompagnent ; mais, comme l’expérience eut vite averti les peuples des analogies qu’il y avait entre la mentalité du délirant et celle du voyant, on chercha à frayer les voies à la seconde en suscitant artificiellement la première. Mais si, pour cette raison, on peut dire que la religion ne va pas sans un certain délire, il faut ajouter que ce délire, s’il a les causes que nous lui avons attribuées, est bien fondé. Les images dont il est fait ne sont pas de pures illusions comme celles que naturistes et animistes mettent à la base de la religion ; elles correspondent à quelque chose dans le réel. Sans doute, il est dans la nature des forces morales qu’elles expriment de ne pouvoir affecter avec quelque énergie l’esprit humain sans le mettre hors de lui-même, sans le plonger dans un état que l’on peut qualifier d’extatique, pourvu que le mot soit pris dans son sens étymologique (ἒϰστασιϛ) : mais il ne s’ensuit nullement qu’elles soient imaginaires. Tout au contraire, l’agitation mentale qu’elles suscitent atteste leur réalité. C’est simplement une nouvelle preuve qu’une vie sociale très intense fait toujours à l’organisme, comme à la conscience de l’individu, une sorte de violence qui en trouble le fonctionnement normal. Aussi ne peut-elle durer qu’un temps très limité[39].

Au reste, si l’on appelle délire tout état dans lequel l’esprit ajoute aux données immédiates de l’intuition sensible et projette ses sentiments et ses impressions dans les choses, il n’y a peut-être pas de représentation collective qui, en un sens, ne soit délirante ; les croyances religieuses ne sont qu’un cas particulier d’une loi très générale. Le milieu social tout entier nous apparaît comme peuplé de forces qui, en réalité, n’existent que dans notre esprit. On sait ce que le drapeau est pour le soldat ; en soi, ce n’est qu’un chiffon de toile. Le sang humain n’est qu’un liquide organique ; cependant, aujourd’hui encore, nous ne pouvons le voir couler sans éprouver une violente émotion que ses propriétés physico-chimiques ne sauraient expliquer. L’homme n’est rien autre chose, au point de vue physique, qu’un système de cellules, au point de vue mental, qu’un système de représentations : sous l’un ou l’autre rapport, il ne diffère qu’en degrés de l’animal. Et pourtant, la société le conçoit et nous oblige à le concevoir comme investi d’un caractère sui generis qui l’isole, qui tient à distance les empiétements téméraires, qui, en un mot, impose le respect. Cette dignité qui le met hors de pair nous apparaît comme un de ses attributs distinctifs, bien qu’il soit impossible de rien trouver dans la nature empirique de l’homme qui la fonde. Un timbre-poste oblitéré peut valoir une fortune ; il est évident que cette valeur n’est aucunement impliquée dans ses propriétés naturelles. Sans doute, en un sens, notre représentation du monde extérieur n’est, elle aussi, qu’un tissu d’hallucinations ; car les odeurs, les saveurs, les couleurs que nous mettons dans les corps n’y sont pas, ou, du moins, n’y sont pas telles que nous les percevons. Cependant, nos sensations olfactives, gustatives, visuelles ne laissent pas de correspondre à certains états objectifs des choses représentées ; elles expriment à leur façon les propriétés ou de particules matérielles ou de mouvements de l’éther qui ont bien leur origine dans les corps que nous percevons comme odorants, sapides ou colorés. Mais les représentations collectives attribuent très souvent aux choses auxquelles elles se rapportent des propriétés qui n’y existent sous aucune forme ni à aucun degré. De l’objet le plus vulgaire, elles peuvent faire un être sacré et très puissant.

Et cependant, bien que purement idéaux, les pouvoirs qui lui sont ainsi conférés agissent comme s’ils étaient réels ; ils déterminent la conduite de l’homme avec la même nécessité que des forces physiques. L’Arunta qui s’est correctement frotté avec son churinga se sent plus fort ; il est plus fort. S’il a mangé de la chair d’un animal qui, tout en étant parfaitement sain, lui est pourtant interdit, il se sentira malade et pourra en mourir. Le soldat qui tombe en défendant son drapeau ne croit certes pas s’être sacrifié à un morceau d’étoffe. C’est que la pensée sociale, à cause de l’autorité impérative qui est en elle, a une efficacité que ne saurait avoir la pensée individuelle ; par l’action qu’elle exerce sur nos esprits, elle peut nous faire voir les choses sous le jour qui lui convient ; elle ajoute au réel où elle en retranche, selon les circonstances. Il y a ainsi une région de la nature où la formule de l’idéalisme s’applique presque à la lettre : c’est le règne social. L’idée y fait, beaucoup plus qu’ailleurs, la réalité. Sans doute, même dans ce cas, l’idéaliste n’est pas vrai sans tempérament. Nous ne pouvons jamais échapper à la dualité de notre nature et nous affranchir complètement des nécessités physiques : pour nous exprimer à nous-même nos propres idées, nous avons besoin, comme nous le montrerons tout à l’heure, de les fixer sur des choses matérielles qui les symbolisent. Mais ici, la part de la matière est réduite au minimum. L’objet qui sert de support à l’idée est bien peu de chose, comparé à la superstructure idéale sous laquelle il disparaît et, de plus, il n’est pour rien dans cette superstructure. Voilà en quoi consiste le pseudo-délire que l’on rencontre à la base de tant de représentations collectives : ce n’est qu’une forme de cet idéalisme essentiel[40]. Ce n’est donc pas un délire proprement dit ; car les idées qui s’objectivent ainsi sont fondées, non pas sans doute dans la nature des choses matérielles sur lesquelles elles se greffent, mais dans la nature de la société.

On peut maintenant comprendre comment le principe totémique et, plus généralement, comment toute force religieuse est extérieure aux choses dans lesquelles elle réside[41]. C’est que la notion n’en est nullement construite avec les impressions que cette chose produit directement sur nos sens et sur notre esprit. La force religieuse n’est que le sentiment que la collectivité inspire à ses membres, mais projeté hors des consciences qui l’éprouvent, et objectivité. Pour s’objectiver, il se fixe sur un objet qui devient ainsi sacré ; mais tout objet peut jouer ce rôle. En principe, il n’y en a pas qui y soient prédestinés par leur nature, à l’exclusion des autres ; il n’y en a pas davantage qui y soient nécessairement réfractaires[42]. Tout dépend des circonstances qui font que le sentiment générateur des idées religieuses se pose ici ou là, sur tel point plutôt sur un tel autre. Le caractère sacré que revêt une chose n’est donc pas impliqué dans les propriétés intrinsèques de celle-ci : il y est surajouté. Le monde du religieux n’est pas un aspect particulier de la nature empirique ; il y est superposé.

Cette conception du religieux permet enfin d’expliquer un important principe que nous trouvons à la base d’une multitude de mythes et de rites et qui peut s’énoncer ainsi : quand un être sacré se subdivise, il reste tout entier égal à lui-même dans chacune de ses parties. En d’autres termes, au regard de la pensée religieuse, la partie vaut le tout ; elle a les mêmes pouvoirs, la même efficacité. Un débris de relique a les mêmes vertus que la relique intégrale. La moindre goutte de sang contient le même principe actif que le sang tout entier. L’âme, comme nous le verrons, peut se fragmenter presque en autant de parties qu’il y a d’organes ou de tissus dans l’organisme ; chacune de ces âmes partielles équivaut à l’âme totale. Cette conception serait inexplicable si le caractère sacré tenait aux propriétés constitutives de la chose qui lui sert de substrat ; car alors il devrait varier comme cette chose, croître et décroître avec elle. Mais si les vertus qu’elle est censée posséder ne lui sont pas intrinsèques, si elles lui viennent de certains sentiments qu’elle rappelle et qu’elle symbolise bien qu’ils aient leur origine en dehors d’elle, comme, pour remplir ce rôle évocateur, elle n’a pas besoin d’avoir des dimensions déterminées, elle aura la même valeur, qu’elle soit entière ou non. Comme la partie rappelle le tout, elle évoque aussi les sentiments que le tout rappelle. Un simple fragment du drapeau représente la patrie comme le drapeau lui-même : aussi est-il sacré au même titre et au même degré[43].

V

Mais si cette théorie du totémisme nous a permis d’expliquer les croyances les plus caractéristiques de cette religion, elle repose elle-même sur un fait qui n’est pas encore expliqué. Étant donné la notion du totem, emblème du clan, tout le reste suit ; mais il reste à rechercher comment cette notion s’est constituée. La question est double et peut se subdiviser ainsi : 1° qu’est-ce qui a déterminé le clan à se choisir un emblème ? 2° pourquoi ces emblèmes ont-ils été empruntés au monde animal et végétal, mais plus particulièrement au premier ?

Qu’un emblème soit, pour toute espèce de groupe, un utile centre de ralliement, c’est ce qu’il est inutile de démontrer. En exprimant l’unité sociale sous une forme matérielle, il la rend plus sensible à tous et, pour cette raison déjà, l’emploi des symboles emblématiques dut vite se généraliser une fois que l’idée en fut née. Mais de plus, cette idée dut jaillir spontanément des conditions de la vie commune ; car l’emblème n’est pas seulement un procédé commode qui rend plus clair le sentiment que la société a d’elle-même : il sert à faire ce sentiment ; il en est lui-même un élément constitutif.

En effet, par elles-mêmes, les consciences individuelles sont fermées les unes aux autres ; elles ne peuvent communiquer qu’au moyen de signes ou viennent se traduire leurs états intérieurs. Pour que le commerce qui s’établit entre elles puisse aboutir à une communion, c’est-à-dire à une fusion de tous les sentiments particuliers en un sentiment commun, il faut donc que les signes qui les manifestent viennent eux-mêmes se fondre en une seule et unique résultante. C’est l’apparition de cette résultante qui avertit les individus qu’ils sont à l’unisson et qui leur fait prendre conscience de leur unité morale. C’est en poussant un même cri, en prononçant une même parole, en exécutant un même geste concernant un même objet qu’ils se mettent et se sentent d’accord. Sans doute, les représentations individuelles, elles aussi, déterminent dans l’organisme des contrecoups qui ne sont pas sans importance ; elles peuvent cependant être conçues, abstraction faite de ces répercussions physiques qui les accompagnent ou qui les suivent, mais qui ne les constituent pas. Il en va tout autrement des représentations collectives. Elles supposent que des consciences agissent et réagissent les unes sur les autres ; elles résultent de ces actions et de ces réactions qui, elles-mêmes, ne sont possibles que grâce à des intermédiaires matériels. Ceux-ci ne se bornent donc pas à révéler l’état mental auquel ils sont associés ; ils contribuent à le faire. Les esprits particuliers ne peuvent se rencontrer et communier qu’à condition de sortir d’eux-mêmes ; mais ils ne peuvent s’extérioriser que sous la forme de mouvements. C’est l’homogénéité de ces mouvements qui donne au groupe le sentiment de soi et qui, par conséquent, le fait être. Une fois cette homogénéité établie, une fois que ces mouvements ont pris une forme et une stéréotypée, ils servent à symboliser les représentations correspondantes. Mais ils ne les symbolisent que parce qu’ils ont concouru à les former.

D’ailleurs, sans symboles, les sentiments sociaux ne pourraient avoir qu’une existence précaire. Très forts tant que les hommes sont assemblés et s’influencent réciproquement, ils ne subsistent, quand l’assemblée a pris fin, que sous la forme de souvenirs qui, s’ils sont abandonnés à eux-mêmes, vont de plus en plus en pâlissant ; car, comme le groupe, à ce moment, n’est plus présent et agissant, les tempéraments individuels reprennent facilement le dessus. Les passions violentes qui ont pu se déchaîner au sein d’une foule tombent et s’éteignent une fois qu’elle s’est dissoute, et les individus se demandent avec stupeur comment ils ont pu se laisser emporter à ce point hors de leur caractère. Mais si les mouvements par lesquels ces sentiments se sont exprimés viennent s’inscrire sur des choses qui durent, ils deviennent eux-mêmes durables. Ces choses les rappellent sans cesse aux esprits et les tiennent perpétuellement en éveil ; c’est comme si la cause initiale qui les a suscités continuait à agir. Ainsi l’emblématisme, nécessaire pour permettre à la société de prendre conscience de soi, n’est pas moins indispensable pour assurer la continuité de cette conscience.

Il faut donc se garder de voir dans ces symboles de simples artifices, des sortes d’étiquettes qui viendraient se surajouter à des représentations toutes faites pour les rendre plus maniables : ils en sont partie intégrante. Même le fait que des sentiments collectifs se trouvent ainsi rattachés à des choses qui leur sont étrangères n’est pas purement conventionnel : il ne fait que figurer sous une forme sensible un caractère réel des faits sociaux, à savoir leur transcendance par rapport aux consciences individuelles. On sait, en effet, que les phénomènes sociaux prennent naissance, non dans l’individu, mais dans le groupe. Quelque part que nous prenions à leur genèse, chacun de nous les reçoit du dehors[44]. Quand donc nous nous les représentons comme émanant d’un objet matériel, nous ne nous méprenons pas complètement sur leur nature. Sans doute, ils ne viennent pas de la chose déterminée à laquelle nous les rapportons ; mais il reste vrai qu’ils ont leur origine hors de nous. Si la force morale qui soutient le fidèle ne provient pas de l’idole qu’il adore, de l’emblème qu’il vénère, elle ne laisse pas cependant de lui être extérieure et il en a le sentiment. L’objectivité du symbole ne fait que traduire cette extériorité.

Ainsi, la vie sociale, sous tous ses aspects et à tous les moments de son histoire, n’est possible que grâce à un vaste symbolisme. Les emblèmes matériels, les représentations figurées, dont nous avons plus spécialement à nous occuper dans la présente étude, en sont une forme particulière ; mais il en est bien d’autres. Les sentiments collectifs peuvent également s’incarner dans des personnes ou dans des formules : il y a des formules qui sont des drapeaux ; il n’y a des personnages, réels ou mythiques, qui sont des symboles. Mais il y a une sorte d’emblème qui dut apparaître très vite en dehors de tout calcul et de toute réflexion : c’est celui-là même que nous avons vu jouer dans le totémisme un rôle considérable ; c’est le tatouage. Des faits connus démontrent, en effet, qu’il se produit avec une sorte d’automatisme dans des conditions données. Quand des hommes de culture inférieure sont associés dans une vie commune, ils sont souvent amenés, comme par une tendance instinctive, à se peindre ou à se graver sur le corps des images qui rappellent cette communauté d’existence. D’après un texte de Procope, les premiers chrétiens se faisaient imprimer sur la peau le nom du Christ ou le signe de la croix[45]. Pendant longtemps, les groupes de pèlerins qui se rendaient en Palestine se faisaient également tatouer, sur les bras ou sur les poignets, des dessins qui représentaient la croix ou le monogramme du Christ[46]. On signale le même usage dans les pèlerinages qui se font à de certains lieux saints d’Italie[47]. Un curieux cas de tatouage spontané est rapporté par Lombrose : vingt jeunes gens d’un collège italien, sur le point de se séparer, se firent décorer de tatouages qui, sous des formes diverses, rappelaient les années qu’ils venaient de passer ensemble[48]. La même pratique a été souvent observée chez les soldats d’une même caserne, chez les marins d’un même bateau, chez les prisonniers enfermés dans une même maison de détention[49]. On comprend, en effet, que, là surtout où la technique est encore rudimentaire, le tatouage soit le moyen le plus direct et le plus expressif par lequel puisse s’affirmer la communion des consciences. La meilleure manière de s’attester à soi-même et d’attester à autrui qu’on fait partie d’un même groupe, c’est de s’imprimer sur le corps une même marque distinctive. Et ce qui prouve que telle est bien la raison d’être de l’image totémique, c’est que, comme nous l’avons montré, elle ne cherche pas à reproduire l’aspect de la chose qu’elle est censée représenter. Elle est faite de lignes et de points auxquels est attribuée une signification toute conventionnelle[50]. Elle n’a pas pour but de figurer et de rappeler un objet déterminé, mais de témoigner qu’un certain nombre d’individus participent d’une même vie morale.

Le clan est, d’ailleurs, une société qui peut, moins que toute autre, se passer d’emblème et de symbole, car il n’en est guère qui manque autant de consistance. Le clan ne peut pas se définir par son chef ; car, si toute autorité centrale n’en est pas absente, elle y est, du moins, incertaine et instable[51]. Il ne peut davantage se définir par le territoire qu’il occupe ; car la population, étant nomade[52], n’est pas étroitement attachée à une localité déterminée. De plus, en vertu de la loi d’exogamie, le mari et la femme sont obligatoirement de totems différents ; là donc où le totem se transmet en ligne maternelle — et ce système de filiation est encore aujourd’hui le plus général[53] — les enfants sont d’un autre clan que leur père, tout en vivant auprès de ce dernier. Pour toutes ces raisons, on trouve à l’intérieur d’une même famille et, plus encore, à l’intérieur d’une même localité, des représentants de toute sorte de clans différents. L’unité du groupe n’est donc sensible que grâce au nom collectif que portent tous ses membres et l’emblème, également collectif, qui reproduit la chose désignée par ce nom. Un clan est essentiellement une réunion d’individus qui portent un même nom et qui se rallient autour d’un même signe. Enlevez le nom et le signe qui le matérialise, et le clan n’est même plus représentable. Puisqu’il n’était possible qu’à cette condition, on s’explique et l’institution de l’emblème et la place prise par cet emblème dans la vie du groupe.


Il reste à chercher pourquoi ces noms et ces emblèmes furent empruntés, d’une manière presque exclusive, au règne animal et au règne végétal, mais surtout au premier.

Il nous paraît vraisemblable que l’emblème a joué un rôle plus important que le nom. En tout cas, le signe écrit tient encore aujourd’hui dans la vie du clan une place plus centrale que le signe parlé. Or, la matière de l’image emblématique ne pouvait être demandée qu’à une chose susceptible d’être figurée par un dessin. D’un autre côté, il fallait que ces choses fussent de celles avec lesquelles les hommes du clan étaient le plus immédiatement et le plus habituellement en rapports. Les animaux remplissaient au plus haut degré cette condition. Pour ces peuplades de chasseurs et de pêcheurs, l’animal constituait, en effet, l’élément essentiel du milieu économique. Sous ce rapport, les plantes ne venaient qu’ensuite ; car elles ne peuvent tenir qu’une place secondaire dans l’alimentation tant qu’elles ne sont pas cultivées. D’ailleurs, l’animal est plus étroitement associé à la vie de l’homme que la plante, ne serait-ce qu’à cause de la parenté de nature qui unit entre eux ces deux êtres. Au contraire, le Soleil, la Lune, les astres étaient trop loin et faisaient l’effet de ressortir à un autre monde[54]. De plus, tant que les constellations n’étaient pas distinguées et classées, la voûte étoilée n’offrait pas une suffisante diversité de choses assez nettement différenciées pour pouvoir servir à désigner tous les clans et tous les sous-clans d’une tribu ; au contraire, la variété de la flore et surtout de la faune était presque inépuisable. Pour ces raisons, les corps célestes, en dépit de leur éclat, de la vive impression qu’ils font sur les sens, étaient impropres au rôle de totems pour lequel, au contraire, animaux et végétaux étaient tout désignés.

Une observation de Strehlow permet même de préciser la manière dont furent vraisemblablement choisis ces emblèmes. Strehlow dit avoir remarqué que les centres totémiques sont le plus souvent situés à proximité d’une montagne, d’une source, d’une gorge ou les animaux qui servent de totem au groupe se rencontrent en abondance, et il cite de ce fait un certain nombre d’exemples[55]. Or ces centres totémiques sont certainement les lieux consacrés où le clan tenait ses assises. Il semble donc bien que chaque groupe ait pris pour insigne l’animal ou le végétal qui était le plus répandu dans le voisinage de l’endroit où il avait l’habitude de s’assembler[56].

VI

Cette théorie du totémisme va nous donner la clef d’un trait curieux de la mentalité humaine qui, s’il était plus marqué jadis qu’aujourd’hui, n’a pourtant pas disparu et qui, en tout cas, a joué un rôle considérable dans l’histoire de la pensée. Ce sera une nouvelle occasion de constater que l’évolution logique est étroitement solidaire de l’évolution religieuse et dépend, comme cette dernière, de conditions sociales[57].

S’il est une vérité qui nous apparaît aujourd’hui comme de toute évidence, c’est que des êtres qui diffèrent, non seulement par leur apparence extérieure, mais par leurs propriétés les plus essentielles, comme les minéraux, les plantes, les animaux, les hommes ne sauraient être considérés comme équivalents et comme directement substituables les uns aux autres. Un long usage, que la culture scientifique a encore plus fortement enraciné dans nos esprits, nous a appris à établir entre les divers règnes de la nature des barrières dont le transformisme lui-même ne nie pas l’existence ; car s’il admet que la vie a pu naître de la matière non vivante et l’homme de l’animal, il ne méconnaît pas que les vivants, une fois formés, sont autre chose que des minéraux, l’homme autre chose qu’un animal. À l’intérieur de chaque règne, les mêmes barrières séparent les différentes classes : nous ne concevons pas comment un minéral pourrait avoir les caractères distinctifs d’un autre minéral, ou une espèce animale ceux d’une autre espèce. Mais ces distinctions, qui nous semblent si naturelles, n’ont rien de primitif. À l’origine, tous les règnes sont confondus les uns dans les autres. Les rochers ont un sexe ; ils ont le pouvoir d’engendrer ; le Soleil, la Lune, les étoiles sont des hommes ou des femmes, qui éprouvent et qui expriment des sentiments humains, tandis que les hommes, au contraire, sont conçus comme des animaux ou des plantes. Cet état d’indistinction se retrouve à la base de toutes les mythologies. De là, le caractère ambigu des êtres que les mythes mettent en scène ; on ne peut les classer dans aucun genre défini, car ils participent à la fois des genres les plus opposés. Aussi admet-on sans peine qu’ils peuvent se transmuter les uns dans les autres ; et c’est par des transmutations de ce genre que les hommes, pendant longtemps, ont cru pouvoir expliquer la genèse des choses.

Que l’instinct anthropomorphique dont les animistes ont doté le primitif ne puisse rendre compte de cette mentalité, c’est ce que démontre la nature des confusions qui la caractérisent. Elles viennent, en effet, non de ce que l’homme a démesurément étendu le règne humain au point d’y faire rentrer tous les autres, mais de ce qu’il a mêlé les règnes les plus disparates. Il n’a pas plus conçu le monde à son image qu’il ne s’est conçu à l’image du monde : il a procédé de l’une et de l’autre manières à la fois. Dans l’idée qu’il se faisait des choses, il a fait, sans doute, entrer des éléments humains ; mais, dans l’idée qu’il se faisait de lui-même, il a fait entrer des éléments qui lui venaient des choses.

Cependant, il n’y avait rien dans l’expérience qui pût lui suggérer de ces rapprochements ou de ces mélanges. Au regard de l’observation sensible, tout est divers et discontinu. Nulle part, dans la réalité, nous ne voyons les êtres mêler leur nature et se métamorphoser les uns dans les autres. Il faut donc qu’une cause exceptionnellement puissante soit intervenue qui ait transfiguré le réel de manière à la faire apparaître sous un aspect qui n’est pas le sien.

C’est la religion qui a été l’agent de cette transfiguration ; ce sont les croyances religieuses qui ont substitué au monde tel que le perçoivent les sens, un monde différent. C’est ce que montre le cas du totémisme. Ce qu’il y a de fondamental dans cette religion, c’est que les gens du clan et les êtres divers dont l’emblème totémique reproduit la forme passent pour être faits de la même essence. Or, une fois que cette croyance était admise, le pont était jeté entre les différents règnes. L’homme était représenté comme une sorte d’animal ou de plante : les plantes et les animaux comme des parents de l’homme, ou plutôt, tous ces êtres, si différents pour les sens, étaient conçus comme participant d’une même nature. Ainsi, cette remarquable aptitude à confondre ce qui nous semble si manifestement distinct vient de ce que les premières forces dont l’intelligence humaine a peuplé l’univers ont été élaborées par la religion. Parce qu’elles étaient faites d’éléments empruntés aux différents règnes, on en fit le principe commun des choses les plus hétérogènes, qui se trouvèrent ainsi dotées d’une seule et même essence.

Mais nous savons, d’autre part, que ces conceptions religieuses sont le produit de causes sociales déterminées. Parce que le clan ne peut exister sans un nom et sans un emblème, parce que cet emblème est partout présent aux regards des individus, c’est sur lui et sur les objets dont il est l’image que se reportent les sentiments que la société éveille chez ses membres. Les hommes furent ainsi nécessités à se représenter la force collective dont ils sentaient l’action, sous les espèces de la chose qui servait de drapeau au groupe. Dans la notion de cette force se trouvaient donc confondus les règnes les plus différents : en un sens, elle était essentiellement humaine puisqu’elle était faite d’idées et de sentiments humains ; mais en même temps, elle ne pouvait pas ne pas apparaître comme étroitement apparentée à l’être animé ou inanimé qui lui prêtait ses formes extérieures. La cause dont nous saisissons ici l’action n’est pas, d’ailleurs, particulière au seul totémisme ; il n’est pas de société où elle n’agisse. D’une manière générale, un sentiment collectif ne peut prendre conscience de soi qu’en se fixant sur un objet matériel[58] ; mais et par cela même, il participe de la nature de cet objet et réciproquement. Ce sont donc des nécessités sociales qui ont fait fusionner ensemble des notions qui, au premier abord, paraissaient distinctes, et la vie sociale a facilité cette fusion par la grande effervescence mentale qu’elle détermine[59]. C’est une preuve nouvelle que l’entendement logique est fonction de la société, puisqu’il prend les formes et les attitudes que celle-ci lui imprime.

Cette logique, il est vrai, nous déconcerte. Il faut pourtant se garder de la déprécier : si grossière qu’elle puisse nous paraître, elle constituait, pour l’évolution intellectuelle de l’humanité, un apport de la plus haute importance. C’est par elle, en effet, qu’a été possible une première explication du monde. Sans doute, les habitudes mentales qu’elle implique empêchaient l’homme de voir la réalité telle que la lui montrent les sens ; mais telle qu’ils la lui montrent, elle a le grave inconvénient d’être réfractaire à toute explication. Car expliquer, c’est rattacher les choses les unes aux autres, c’est rétablir entre elles des relations qui nous les fassent apparaître comme fonction les unes des autres, comme vibrant sympathiquement suivant une loi intérieure, fondée dans leur nature. Or ces relations et ces liens internes, la sensation, qui ne voit rien que du dehors, ne saurait nous les faire découvrir ; l’esprit seul peut en créer la notion. Quand j’apprends que A précède régulièrement B, ma connaissance s’est enrichie d’un nouveau savoir ; mon intelligence n’est aucunement satisfaite par une constatation qui ne porte pas en elle sa raison. Je ne commence à comprendre que s’il m’est possible de concevoir B par un biais qui me le fasse apparaître comme n’étant pas étranger à A, comme uni à A par quelque rapport de parenté. Le grand service que les religions ont rendu à la pensée est d’avoir construit une première représentation de ce que pouvaient être ces rapports de parenté entre les choses. Dans les conditions où elle était tentée, l’entreprise ne pouvait évidemment aboutir qu’à des résultats précaires. Mais d’abord, en produit-elle jamais qui soient définitifs et n’est-il pas nécessaire de la reprendre sans cesse ? Et puis, ce qui importait, c’était moins de la réussir que de l’oser. L’essentiel était de ne pas laisser l’esprit asservi aux apparences sensibles, mais, au contraire, de lui apprendre à les dominer et à rapprocher ce que les sens séparent ; car du moment où l’homme eut le sentiment qu’il existe des connexions internes entre les choses, la science et la philosophie devenaient possibles. La religion leur a frayé la voie. Mais si elle a pu jouer ce rôle, c’est parce qu’elle est chose sociale. Pour faire la loi aux impressions des sens et leur substituer une manière nouvelle de se représenter le réel, il fallait qu’une pensée d’un genre nouveau se constituât : c’est la pensée collective. Si seule, elle pouvait avoir cette efficacité, c’est que, pour créer tout un monde d’idéaux à travers lequel le monde des réalités senties apparût transfiguré, il fallait une surexcitation des forces intellectuelles qui n’est possible que dans et par la société.

Il s’en faut donc que cette mentalité soit sans rapports avec la nôtre. Notre logique est née de cette logique. Les explications de la science contemporaine sont plus assurées d’être objectives, parce qu’elles sont plus méthodiques, parce qu’elles reposent sur des observations plus sévèrement contrôlées, mais elles ne diffèrent pas en nature de celles qui satisfont la pensée primitive. Aujourd’hui comme autrefois, expliquer, c’est montrer comment une chose participe d’une ou de plusieurs autres. On a dit que les participations dont les mythologies postulent l’existence violent le principe de contradiction et que, par là, elles s’opposent à celles qu’impliquent les explications scientifiques[60]. Poser qu’un homme est un kangourou, que le Soleil est un oiseau, n’est-ce pas identifier le même et l’autre ? Mais nous ne pensons pas d’une autre manière quand nous disons de la chaleur qu’elle est un mouvement, de la lumière qu’elle est une vibration de l’éther, etc. Toutes les fois que nous unissons par un lien interne des termes hétérogènes, nous identifions forcément des contraires. Sans doute, les termes que nous unissons ainsi ne sont pas ceux que rapproche l’Australien ; nous les choisissons d’après d’autres critères et pour d’autres raisons ; mais la démarche même par laquelle l’esprit les met en rapports ne diffère pas essentiellement.

Il est vrai que, si la pensée primitive avait pour la contradiction l’espèce d’indifférence générale et systématique qu’on lui a prêtée[61], elle contrasterait, sur ce point, et d’une manière accusée, avec la pensée moderne, toujours soucieuse de rester d’accord avec elle-même. Mais nous ne croyons pas qu’il soit possible de caractériser la mentalité des sociétés inférieures par une sorte de penchant unilatéral et exclusif pour l’indistinction. Si le primitif confond des choses que nous distinguons, inversement, il en distingue d’autres que nous rapprochons et il conçoit même ces distinctions sous la forme d’oppositions violentes et tranchées. Entre deux êtres qui sont classés dans deux phratries différentes, il n’y a pas seulement séparation, mais antagonisme[62]. Pour cette raison, le même Australien qui confond le Soleil et le kakatoès blanc, oppose ce dernier au kakatoès noir comme à son contraire. L’un et l’autre lui paraissent ressortir à deux genres séparés entre lesquels il n’y a rien de commun. Une opposition encore plus marquée est celle qui existe entre choses sacrées et choses profanes. Elle se repoussent et se contredisent avec une telle force que l’esprit se refuse à les penser en même temps. Elles se chassent mutuellement de la conscience.

Ainsi, entre la logique de la pensée religieuse et la logique de la pensée scientifique il n’y a pas un abîme. L’une et l’autre sont faites des mêmes éléments essentiels, mais inégalement et différemment développés. Ce qui paraît surtout caractériser la première, c’est un goût naturel aussi bien pour les confusions intempérantes que pour les contrastes heurtés. Elle est volontiers excessive dans les deux sens. Quand elle rapproche, elle confond ; quand elle distingue, elle oppose. Elle ne connaît pas la mesure et les nuances, elle recherche les extrêmes ; elle emploie, par suite, les mécanismes logiques avec une sorte de gaucherie, mais elle n’en ignore aucun.



  1. Voir plus haut, p. 145.
  2. Pikler, dans l’opuscule cité plus haut, avait déjà exprimé, d’une manière un peu dialectique, le sentiment que c’est là ce qui constitue essentiellement le totem.
  3. V. notre Division du travail social, p. 64 et suiv.
  4. Ibid., p. 76.
  5. C’est du moins le cas de toute autorité morale reconnue comme telle par une collectivité.
  6. Nous espérons que cette analyse et celles qui suivront mettront un terme à une interprétation inexacte de notre pensée d’où il est résulté plus d’un malentendu. Parce que nous avons fait de la contrainte le signe extérieur auquel les faits sociaux peuvent le plus aisément se reconnaître et se distinguer des faits de psychologie individuelle, on a cru que, pour nous, la contrainte physique était tout l’essentiel de la vie sociale. En réalité, nous n’y avons jamais vu que l’expression matérielle et apparente d’un fait intérieur et profond qui, lui, est tout idéal ; c’est l’autorité morale. Le problème sociologique — si l’on peut dire qu’il y a un problème sociologique — consiste à chercher, à travers les différentes formes de contrainte extérieure, les différentes sortes d’autorité morale qui y correspondent, et à découvrir les causes qui ont déterminé ces dernières. En particulier, la question que nous traitons dans le présent ouvrage a pour principal objet de trouver sous quelle forme cette espèce particulière d’autorité morale qui est inhérente à tout ce qui est religieux a pris naissance et de quoi elle est formée. On verra d’ailleurs plus loin que, si nous faisons de la pression sociale un des caractères distinctifs des phénomènes sociologiques, nous n’entendons pas dire que ce soit le seul. Nous montrerons un autre aspect de la vie collective, presque opposé au précédent, mais non moins réel (v. p. 303).
  7. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que la conscience collective n’ait pas de caractères spécifiques (v. sur ce point Représentations individuelles et représentations collectives, in Revue de Métaphysique et de Morale, 1898, p. 273 et suiv.).
  8. C’est ce que prouvent la longueur et le caractère passionné des débats où l’on donna une forme juridique aux résolutions de principe prises dans un moment d’enthousiasme collectif. Dans le clergé comme dans la noblesse, plus d’un appelait cette nuit célèbre la nuit des dupes, ou, avec Rivarol, la Saint-Barthélémy des propriétés (v. Stoll., Suggestion and Hypnotismus in der Voelkerpsychologie, 2e Aufl., p. 618).
  9. V. Stoll., op. cit., p. 353 et suiv.
  10. Ibid., p. 619, 635.
  11. Ibid., p. 622 et suiv.
  12. Les sentiments de peur, de tristesse peuvent se développer également et s’intensifier sous les mêmes influences. Ils correspondent, comme nous le verrons, à tout un aspect de la vie religieuse (v. liv. II, chap. V).
  13. Tel est l’autre aspect de la société qui, en même temps qu’impérative, nous apparaît, comme bonne et bienveillante. Elle nous domine et elle nous assiste. Si nous avons défini le fait social par le premier de ces caractères plutôt que par le second, c’est qu’il est plus facilement observable parce qu’il se traduit par des signes extérieurs et visibles ; mais il s’en faut que nous ayons jamais songé à nier la réalité du second (v. Règles de la méthode sociologique, préface de la seconde édition, p. xx, n. 1).
  14. Codrington, The Melanesians, p. 50, 103, 120. D’ailleurs, on considère généralement que, dans les langues polynésiennes, le mot mana a primitivement le sens d’autorité (v. Tregear, Maori Comparative Dictionary, s. v.).
  15. V. Albert Mathiez, Les origines des cultes révolutionnaires (1789-1792).
  16. Ibid., p. 24.
  17. Ibid., p. 29, 32.
  18. Ibid., p. 30.
  19. Ibid., p. 46.
  20. V. Mathiez, La Théophilanthrophie et le culte décadaire, p. 36.
  21. V. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 33.
  22. Il est même des cérémonies, notamment celles qui ont lieu à propos de l’initiation, où des membres de tribus étrangères sont convoqués. Tout un système de messages et de messagers est organisé en vue de ces convocations sans lesquelles il n’y a pas de grandes solennités (v. Howitt, Notes on Australian Message-Sticks and Messengers, in J.A.I., 1889 ; Nat, Tr., p. 83, 678-691 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr.
  23. Le corrobbori se distingue de la cérémonie proprement religieuse en ce qu’il est accessible aux femmes et aux non-initiés. Mais, si ces deux sortes de manifestations collectives doivent être distinguées, elles ne laissent pas d’être étroitement parentes. Nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir plus loin sur cette parenté et de l’expliquer.
  24. Sauf dans le cas de grandes chasses à battue.
  25. « The peaceful monotony of this part of his life », disent Spencer et Gillen (North. Tr., p. 33).
  26. Howitt, Nat. Tr., p. 683. Il s’agit, en l’espèce, des démonstrations qui ont lieu quand une ambassade, dépêchée vers un groupe d’étrangers, rentre au camp avec la nouvelle d’un résultat favorable. Cf. Brough Smyth, I, p. 138 ; Schulze, loc. cit., p. 222.
  27. Howitt, Nat. Tr., p. 535, 545. Le fait est d’une extrême généralité.
  28. Ces femmes étaient elles-mêmes des Kingilli et, par conséquent, ces unions violaient la règle d’exogamie.
  29. North. Tr., p. 237.
  30. North. Tr., p. 391. On trouvera d’autres exemples d’effervescence collective au cours de cérémonies religieuses dans Nat. Tr., p. 244-246, 365-366, 374, 509-510 (cette dernière a lieu à propos d’un rite funéraire). Cf. North. Tr., p. 213, 351.
  31. On voit que cette fraternité est une conséquence logique du totémisme, loin d’en être le principe. Les hommes ne se sont pas cru des devoirs envers les animaux de l’espèce totémique, parce qu’ils s’en croyaient parents ; mais ils imaginèrent cette parenté pour s’expliquer à eux-mêmes la nature des croyances et des rites dont ces animaux étaient l’objet. L’animal a été considéré comme un congénère de l’homme parce qu’il était un être sacré comme l’homme ; mais il n’a pas été traité comme un être sacré parce qu’on voyait en lui un congénère.
  32. V. plus bas, liv. III, chap. Ier, § III.
  33. À la base de cette conception, il y a, d’ailleurs, un sentiment bien fondé et qui persiste. La science moderne, elle aussi, tend de plus en plus à admettre que la dualité de l’homme et de la nature n’exclut pas leur unité ; que les forces physiques et les forces morales, tout en étant distinctes, sont étroitement parentes. De cette unité et de cette parenté, nous nous faisons, sans doute, une autre idée que le primitif ; mais, sous des symboles différents, le fait affirmé est le même de part et d’autre.
  34. Nous disons de cette dérivation qu’elle est parfois indirecte, à cause des techniques industrielles qui, dans le plus grand nombre de cas, semblent bien n’être dérivées de la religion que par l’intermédiaire de la mage (voir Hubert et Mauss, Théorie générale de la magie, Année sociol., VII, p. 144 et suiv.) ; car les forces magiques ne sont, croyons-nous, qu’une forme particulière des forces religieuses. Nous aurons plusieurs fois à revenir sur ce point.
  35. Une fois, du moins, qu’il est adulte et pleinement initié ; car les rites de l’initiation, qui introduisent le jeune homme à la vie sociale, constituent, par eux-mêmes, une sévère discipline.
  36. V. sur cette nature particulière des sociétés primitives, notre Division du travail social, 3e éd., p. 123, 149, 173 et suiv.
  37. Nous nous bornons provisoirement à cette indication générale ; nous reviendrons sur l’idée et nous en ferons plus explicitement la preuve quand nous traiterons des rites (liv. III).
  38. V. sur ce point Achelis, Die Ekstase (Berlin), 1902, notamment le chap. Ier.
  39. Cf. Mauss, Essai sur les variations saisonnières des sociétés askimos, in Année sociol., IX, p. 127.
  40. On voit tout ce qu’il y a d’erroné dans les théories qui, comme le matérialisme géographique de Ratzel. (v. notamment sa Politische Geographie) entendent dériver toute la vie sociale de son substrat matériel (soit économique, soit territorial). Elles commettent une erreur tout à fait comparable à celle qu’a commise Maudsley en psychologie individuelle. Comme ce dernier réduisait la vie psychique de l’individu à n’être qu’un épiphénomène de sa base physiologique, elles veulent réduire toute la vie psychique de la collectivité à sa base physique. C’est oublier que les idées sont des réalités, des forces, et que les représentations collectives sont des forces plus agissantes encore et plus efficaces que les représentations individuelles. V. sur ce point notre article Représentations individuelles et représentations collectives, in Revue de Métaphysique et de Morale, mai 1898.
  41. V. plus haut, p. 269, 277.
  42. Même les excreta ont un caractère religieux. V. Preuss, Der Ursprung der Religion und Kunst, en particulier le chapitre II intitulé « Der Zauber der Defäkation » (Globus, LXXXVI, p. 325 et suiv.).
  43. Le principe est passé de la religion dans la magie : c’est le totum ex parte des alchimistes.
  44. V. sur ce point Les règles de la méthode sociologique, p. 5 et suiv.
  45. Procope de Gaza, Commentarii in Isaiam, 496.
  46. V. Thébenot, Voyage au Levant, Paris, 1689, p. 638. Le fait fut encore observé en 1862 : cf. Berchon, Histoire médicale du tatouage, 1869, Archives de médecine navale, XI, p. 377, n.
  47. Lacassagne, Les tatouages, p. 10.
  48. Lombroso, L’homme criminel, I, p. 292.
  49. Lombroso, ibid., I, p. 268, 285, 291-292 ; Lacassagne, op. cit., p. 97.
  50. V. plus haut, p. 178.
  51. V. sur autorité des chefs et , Nat. Tr., p. 10 ; North. Tr., p. 25 ; Howitt, Nat. Tr., p. 295 et suiv.
  52. Du moins en Australie. En Amérique, la population est le plus généralement sédentaire : mais le clan américain représente une forme d’organisation relativement avancée.
  53. Il suffit, pour s’en assurer, de regarder la carte dressée par Thomas dans Kinshio and Marriage in Australia, p. 40. Pour apprécier cette carte comme il convient, il faut tenir compte de ce fait que l’auteur a étendu, nous ne savons pourquoi, le système de la filiation totémique en ligne paternelle jusqu’à la côte occidentale de l’Australie, bien que nous n’ayons pour ainsi dire pas de renseignements sur les tribus de cette région, qui, d’ailleurs, est en grande partie, désertique.
  54. Les astres sont souvent considérés, même par les Australiens, comme le pays des âmes ou des personnages mythiques, ainsi que nous l’établirons dans le chapitre suivant : c’est dire qu’ils passent pour constituer un monde très différent de celui des vivants.
  55. Op. cit., I, p. 4. Cf. dans le même sens Schulze, loc. cit., p. 243.
  56. Bien entendu, comme nous avons eu déjà l’occasion de le montrer (v. supra, p. 221), ce choix ne se fit pas sans une entente plus ou moins concertée entre les différents groupes puisque chacun d’eux dut adopter un emblème diffèrent de celui des voisins.
  57. L’état mental qui est étudié dans ce paragraphe est identique à celui que M. Lévy-Bruhl appelle loi de participation (Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, p. 76 et suiv.). Les pages qui suivent étaient écrites quand parut cet ouvrage ; nous les publions sous leur forme première sans y rien changer ; nous nous bornons à ajouter quelques explications où nous marquons comment nous nous séparons de M. Lévy-Bruhl dans l’appréciation des faits.
  58. V. plus haut, p. 307.
  59. Une autre cause a contribué, pour une large part, à cette fusion ; c’est l’extrême contagiosité des forces religieuses. Elles envahissent tout objet à leur portée, quel qu’il soit. C’est ainsi qu’une même force religieuse peut animer les choses les plus différentes qui, par cela même, se trouvent étroitement rapprochées et classées dans un même genre. Nous reviendrons plus loin sur cette contagiosité en même temps que nous montrerons qu’elle tient aux origines sociales de la notion de sacré (v. liv. II, chap. Ier, in fine).
  60. Lévy-Bruhl, op. cit., p. 77 et suiv.
  61. Ibid., p. 79.
  62. V. plus haut, p. 207.