Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre III/Chapitre 3

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Livre III

Chapitre III

LE CULTE POSITIF
(Suite)

II. — Les rites mimétiques et le principe de causalité

Mais les procédés dont il vient d’être question ne sont pas les seuls qui soient employés pour assurer la fécondité de l’espèce totémique. Il en est d’autres qui servent au même but, soit qu’ils accompagnent les précédents soit qu’ils les remplacent.

I

Dans les cérémonies mêmes que nous avons décrites, à côté des oblations, sanglantes ou autres, des rites différents sont souvent célébrés qui sont destinés à compléter les premiers et à en consolider les effets. Ils consistent en mouvements et en cris qui ont pour objet d’imiter, dans ses différentes attitudes ou sous ses différents aspects, l’animal dont on souhaite la reproduction ; pour cette raison, nous les appelons mimétiques.

Ainsi l’Intichiuma de la Chenille witchetty, chez les Arunta, ne comprend pas seulement les rites qui sont accomplis sur les rochers sacrés et dont nous avons précédemment parlé. Lorsqu’ils sont terminés, on se met en route pour retourner au camp ; mais quand on n’en est plus éloigné que d’un mille environ, on fait halte et tout le monde se décore rituellement ; après quoi, la marche est reprise. Les décorations dont on s’est ainsi paré annoncent qu’une importante cérémonie va avoir lieu. Et, en effet, pendant que la troupe était absente, un des vieillards qui ont été laissés à la garde du camp, a construit un abri de branchages, long et étroit, appelé Umbana, et qui représente la chrysalide d’où émerge l’insecte. Tous ceux qui ont pris part aux cérémonies antérieures s’assemblent près de l’endroit où cette construction a été élevée ; puis ils s’avancent lentement, s’arrêtant de temps en temps, jusqu’à ce qu’ils parviennent à l’Umbama, ou ils pénètrent. Aussitôt, tous les gens qui ne sont pas de la phratrie à laquelle ressortit le totem de la Chenille witchetty, et qui assistent, mais de loin, à la scène, se couchent par terre, et face contre le sol ; ils doivent rester dans cette position, sans remuer, jusqu’à ce qu’il leur soit permis de se relever. Pendant ce temps, un chant s’élève de l’intérieur de l’Umbana, qui raconte les différentes phases par lesquelles passe l’animal au cours de son développement et les mythes dont sont l’objet les rochers sacrés. Quand ce chant s’arrête, l’Alatunja, tout en restant accroupi, se glisse hors de l’Umbana et s’avance lentement sur le terrain qui s’étend par devant : il est suivi de tous ses compagnons qui reproduisent ses gestes dont l’objet est évidemment de figurer l’insecte quand il sort de sa chrysalide. D’ailleurs, un chant qui se fait entendre au même moment et qui est comme un commentaire oral du rite, consiste précisément en une description des mouvements que fait l’animal à ce stade de son développement[1]..

Un autre Intichiuma[2], célébré à propos d’une autre sorte de chenille, la chenille unchalka[3], a plus nettement encore ce caractère. Les acteurs du rite se décorent de dessins qui représentent le buisson unchalka sur lequel cette chenille vit au début de son existence ; puis ils couvrent un bouclier de cercles concentriques de duvet qui figurent une autre sorte de buisson sur lequel l’insecte, une fois adulte, dépose ses œufs. Quand ces préparatifs sont terminés, tous s’assoient par terre de manière à former un demi-cercle qui fait face à l’officiant principal. Celui-ci, alternativement, courbe son corps en deux en l’inclinant vers le sol et se soulève sur les genoux ; en même temps, il agite ses bras étendus, ce qui est une manière de représenter les ailes de l’insecte. De temps en temps, il se penche par-dessus le bouclier, imitant la façon dont le papillon voltige au-dessus des arbres où il pose ses œufs. Cette cérémonie achevée, une autre recommence à un endroit différent où l’on se rend en silence. Cette fois on emploie deux boucliers. Sur l’un, sont représentées, par des lignes en zig-zag, les traces de la chenille ; sur l’autre, des cercles concentriques, de dimensions inégales, figurent, les uns les œufs de l’insecte, les autres, les semences du buisson d’Éremophile sur lequel il se nourrit. Comme dans la première cérémonie, tout le monde s’assoit en silence tandis que l’officiant s’agite, imitant les mouvements de l’animal quand il quitte sa chrysalide et qu’il s’efforce de prendre son vol.

Spencer et Gillen signalent encore, chez les Arunta, quelques faits analogues quoique de moindre importance : par exemple, dans l’Intichiuma de l’Émou, les acteurs, à un moment donné, cherchent à reproduire par leur attitude l’air et l’aspect de cet oiseau[4] ; dans un Intichiuma de l’eau, les gens du totem font entendre le cri caractéristique du pluvier, cri qui est naturellement associé dans les esprits avec la saison des pluies[5]. Mais en somme, les cas de rites mimétiques qu’ont notés ces deux explorateurs sont assez peu nombreux. Seulement, il est certain que leur silence relatif sur ce point vient ou de ce qu’ils n’ont pas observé suffisamment d’Intichiuma ou de ce qu’ils ont négligé ce côté des cérémonies. Schulze, au contraire, avait été frappé du caractère essentiellement mimétique des rites arunta. « Les corroborai sacrés, dit-il, sont, pour la plupart, des cérémonies représentatives d’animaux » ; il les appelle des animal tjurunga[6] et son témoignage est aujourd’hui confirmé par les documents qu’a réunis Strehlow. Chez ce dernier auteur, les exemples sont tellement nombreux qu’il est impossible de les citer tous : il n’y a guère de cérémonies ou quelque geste imitatif ne nous soit signalé. Suivant la nature des totems dont on célèbre la fête, on saute à la manière des kangourous, on imite les mouvements qu’ils font en mangeant, le vol des fourmis ailées, le bruit caractéristique que fait la chauve-souris, le cri du dindon sauvage, celui de l’aigle, le sifflement du serpent, le coassement de la grenouille, etc.[7]. Quand le totem est une plante, on fait le geste d’en cueillir[8], ou d’en manger[9], etc.

Chez les Warramunga, l’Intichiuma affecte, en général, une forme très particulière que nous décrirons dans le prochain chapitre et qui diffère de celles que nous avons, jusqu’à présent, étudiées. Il existe pourtant chez ce peuple un cas typique d’Intichiuma purement mimétique ; c’est celui du kakatoès blanc. La cérémonie que décrivent Spencer et Gillen commença à dix heures du soir. Pendant toute la durée de la nuit, le chef du clan imita le cri de l’oiseau avec une monotonie désespérante. Il ne s’arrêtait que quand il était à bout de forces et il était alors remplacé par son fils ; puis il recommençait aussitôt qu’il se sentait un peu reposé. Ces exercices épuisants se continuèrent jusqu’au matin sans interruption[10].

Les êtres vivants ne sont pas les seuls que l’on cherche à imiter. Dans un grand nombre de tribus, l’Intichiuma de la pluie consiste essentiellement en rites imitatifs. Un des plus simples est celui qui est célébré chez les Urabunna. Le chef du clan est assis par terre, tout décoré de duvet blanc et tenant dans ses mains une lance. Il s’agite de toutes les manières, sans doute pour détacher de son corps le duvet qui y est fixé et qui, répandu dans l’air, représente les nuages. Il imite ainsi les hommes-nuages de l’Alcheringa qui, d’après la légende, avaient l’habitude de monter au ciel pour y former des nuages d’où la pluie retombait ensuite. En un mot, tout le rite a pour objet de figurer la formation et l’ascension des nuages, porteurs de pluie[11].

Chez les Kaitish, la cérémonie est beaucoup plus compliquée. Déjà, nous avons parlé d’un des moyens employés : l’officiant verse de l’eau sur les pierres sacrées et sur lui-même. Mais l’action de cette sorte d’oblation est renforcée par d’autres rites. L’arc-en-ciel est considéré comme étroitement en rapports avec la pluie : on dit qu’il en est le fils et qu’il est toujours pressé de paraître pour la faire cesser. Pour qu’elle puisse tomber, il faut donc qu’il ne se montre pas ; on croit obtenir ce résultat en procédant de la manière suivante. Sur un bouclier, on exécute un dessin qui représente l’arc-en-ciel. On emporte ce bouclier au camp en ayant soin de le tenir dissimulé à tous les regards. On est convaincu qu’en rendant invisible cette image de l’arc-en-ciel, on empêche l’arc-en-ciel lui-même de se manifester. Entre temps, le chef du clan, ayant à ses côtés un pitchi plein d’eau, jette dans toutes les directions des flocons de duvet blanc qui représentent les nuages. Des imitations répétées du cri de pluvier viennent compléter la cérémonie qui paraît avoir une gravité toute particulière ; car, pendant qu’elle dure, ceux qui y participent, comme acteurs ou comme assistants, ne peuvent avoir aucun rapport avec leurs femmes ; ils ne peuvent même pas leur parler[12].

Chez les Dieri, les procédés de figuration sont différents. La pluie est représentée non par de l’eau, mais par du sang que des hommes font couler de leurs veines sur l’assistance[13]. En même temps, ils lancent des poignées de duvet blanc qui symbolise les nuages. Antérieurement, une hutte a été construite. On y dépose deux larges pierres qui figurent des amoncellements de nuages, présage de la pluie. Après les y avoir laissées quelque temps, on les transporte à une certaine distance de là et on les place aussi haut que possible sur l’arbre le plus élevé qu’on peut trouver ; c’est une manière de déterminer les nuages à monter au ciel. Du gypse, réduit en poudre, est jeté dans un trou d’eau ; ce que voyant, l’esprit de la pluie fait apparaître aussitôt les nuages. Enfin, tous, jeunes et vieux, se réunissent autour de la hutte, et, tête baissée, se précipitent sur elle ; ils passent violemment au travers, recommencent le mouvement plusieurs fois, jusqu’à ce que, de toute la construction, il ne reste plus debout que les poutres qui la supportent. Alors, on s’en prend à ces dernières, on les ébranle, on les arrache jusqu’à ce que tout s’écroule définitivement. L’opération qui consiste à percer la hutte de part en part est destinée à représenter les nuages qui s’en trouvent, et l’écroulement de la construction, la chute de la pluie[14].

Dans les tribus du Nord-Ouest qu’a étudiées Clément[15] et qui occupent le territoire compris entre la rivière Fortescue et la rivière Fitzroy, des cérémonies sont célébrées qui ont exactement le même objet que l’Intichiuma des Arunta, et qui semblent être, pour la plupart, essentiellement mimétiques.

On appelle tarlow, chez ces peuples, des tas de pierres évidemment sacrées, puisque, comme nous allons le voir, elles sont l’objet de rites importants. Chaque animal, chaque plante, c’est-à-dire, en somme, chaque totem ou sous-totem[16], est représenté par un tarlow dont un clan déterminé[17] à la garde. On voit aisément l’analogie qu’il y a entre ces tarlow et les pierres sacrées des Arunta.

Quand les kangourous, par exemple, deviennent rares, le chef du clan auquel appartient le tarlow des kangourous, s’y rend avec un certain nombre de ses compagnons. Là, on exécute différents rites dont les principaux consistent à sauter, autour du tarlow, comme sautent les kangourous, à boire comme ils boivent, en un mot, à imiter leurs mouvements les plus caractéristiques. Les armes qui servent à la chasse de l’animal jouent un rôle important dans ces rites. On les brandit, on les lance contre les pierres, etc. Quand il s’agit des émous, on va au tarlow de l’émou ; on marche, on court comme font ces oiseaux. L’habileté dont font preuve les indigènes dans ces imitations est, paraît-il, tout à fait remarquable.

D’autres tarlow sont consacrés à des plantes, à des graines d’herbe par exemple. Dans ce cas, ce qu’on imite, ce sont les opérations qui servent à vanner ces graines ou à les moudre. Et comme, dans la vie ordinaire, ce sont les femmes qui sont normalement chargées de ces soins, ce sont elles aussi qui s’acquittent du rite au milieu des chants et des danses.

II

Tous ces rites ressortissant au même type. Le principe sur lequel ils reposent est un de ceux qui sont à la base de ce qu’on appelle communément, et improprement[18], la magie sympathique.

Ces principes se ramènent ordinairement à deux[19].

Le premier peut s’énoncer ainsi : ce qui atteint un objet atteint aussi tout ce qui soutient avec cet objet un rapport de proximité ou de solidarité quelconque. Ainsi, ce qui affecte la partie affecte le tout ; toute action exercée sur un individu se transmet à ses voisins, à ses parents, à tous ceux dont il est solidaire à quelque titre que ce soit. Tous ces cas sont de simples applications de la loi de contagion que nous avons précédemment étudiée. Un état, une qualité bonne ou mauvaise se communiquent contagieusement d’un sujet à un sujet différent qui soutient quelque rapport avec le premier.

Le second principe se résume d’ordinaire dans la formule : le semblable produit le semblable. La figuration d’un être ou d’un état produit cet être ou cet état. C’est cette maxime que mettent en œuvre les rites qui viennent d’être décrits, et c’est à leur occasion que l’on peut le mieux saisir ce qu’elle a de caractéristique. L’exemple classique de l’envoûtement, que l’on présente généralement comme l’application typique de ce même précepte, est beaucoup moins significatif. Dans l’envoûtement, en effet, il y a, en grande partie, un simple phénomène de transfert. L’idée de l’image est associée dans les esprits à celle du modèle ; par suite, les effets de l’action exercée sur la statuette se communiquent contagieusement à la personne dont elle reproduit les traits. L’image joue, par rapport à l’original, le rôle de la partie par rapport au tout : c’est un agent de transmission. Aussi croit-on pouvoir obtenir le même résultat en brûlant les cheveux de la personne qu’on veut atteindre : la seule différence qu’il y ait entre ces deux sortes d’opérations, c’est que, dans l’une, la communication se fait par la voie de la similarité, dans l’autre, par le moyen de la contiguïté. Il en est autrement des rites qui nous occupent. Ils ne supposent pas seulement le déplacement d’un état ou d’une qualité donnés qui passent d’un objet dans un autre, mais la création de quelque chose d’entièrement nouveau. Le seul fait de représenter l’animal donne naissance à cet animal et le crée ; en imitant le bruit du vent ou de l’eau qui tombe, on détermine les nuages à se former et à se résoudre en pluie, etc. Sans doute, la ressemblance joue un rôle dans les deux cas, mais très différent. Dans l’envoûtement, elle ne fait qu’imprimer une direction déterminée à l’action exercée ; elle oriente dans un certain sens une efficacité qui ne vient pas d’elle. Dans les rites dont il vient d’être question, elle est agissante par elle-même et directement efficace. Aussi, contrairement aux définitions usuelles, ce qui différencie vraiment les deux principes de la magie dite sympathique et les pratiques correspondantes, ce n’est pas que la contiguïté agit dans les unes et la ressemblance dans les autres ; mais c’est que, dans les premières, il y a simple communication contagieuse, dans les secondes, production et création[20].

Expliquer les rites mimétiques, c’est donc expliquer le second de ces principes et réciproquement.

Nous ne nous arrêterons pas longtemps à discuter l’explication qu’en a proposée l’école anthropologique, Tylor et Frazer notamment. Tout comme pour rendre compte de la contagiosité du caractère sacré, ils invoquent les propriétés de l’association des idées. « La magie homéopathique, dit Frazer qui préfère cette expression à celle de magie mimétique, repose sur l’association des idées par similarité, comme la magie contagieuse (contagions magic) sur l’associatîon des idées par contiguïté. La magie homéopathique commet la méprise de prendre pour identiques des choses qui se ressemblent[21]. » Mais c’est méconnaître le caractère spécifique des pratiques qui sont en cause. Par un côté, la formule de Frazer pourrait s’appliquer, avec quelque convenance, au cas de l’envoûtement[22] ; là, en effet, deux choses distinctes sont assimilées l’une à l’autre en raison de leur ressemblance partielle : c’est l’image et le modèle qu’elle représente plus ou moins schématiquement. Mais, dans les rites mimétiques que nous venons d’observer, l’image seule est donnée ; quant au modèle, il n’est pas, puisque la nouvelle génération de l’espèce totémique n’est encore qu’une espérance et même une espérance incertaine. Il ne saurait donc être question d’assimilation, erronée ou non : il y a création proprement dite et on ne voit pas comment l’association des idées pourrait faire croire à cette création. Comment le seul fait de figurer les mouvements d’un animal pourrait-il donner la certitude que cet animal va renaître en abondance ?

Les propriétés générales de la nature humaine ne sauraient expliquer des pratiques aussi spéciales. Au lieu donc de considérer le principe sur lequel elles reposent sous sa forme générale et abstraite, replaçons-le dans le milieu moral dont il fait partie et où nous venons de l’observer, rattachons-le à l’ensemble d’idées et de sentiments dont procèdent les rites où il est appliqué, et nous pourrons mieux apercevoir les causes dont il résulte.

Les hommes qui se réunissent à l’occasion de ces rites croient réellement être des animaux ou des plantes de l’espèce dont ils portent le nom. Ils se sentent une nature ou végétale ou animale, et c’est elle qui constitue, à leurs yeux, ce qu’il y a de plus essentiel et de plus excellent en eux. Une fois assemblés, leur premier mouvement doit donc être de s’affirmer les uns aux autres cette qualité qu’ils s’attribuent et par laquelle ils se définissent. Le totem est leur signe de ralliement : pour cette raison, comme nous l’avons vu, ils le dessinent sur leur corps ; mais il est non moins naturel qu’ils cherchent à lui ressembler par leurs gestes, leurs cris, leur attitude. Puisqu’ils sont des émous ou des kangourous, ils se comporteront donc comme des animaux du même nom. Par ce moyen, ils se témoignent mutuellement qu’ils sont membres de la même communauté morale et ils prennent conscience de la parenté qui les unit. Cette parenté, le rite ne se borne pas à l’exprimer ; il la fait ou la refait. Car elle n’est qu’autant qu’elle est crue et toutes ces démonstrations collectives ont pour effet d’entretenir les croyances sur lesquelles elle repose. Ainsi, ces sauts, ces cris, ces mouvements de toute sorte, bizarres et grotesques en apparence, ont, en réalité, une signification humaine et profonde. L’Australien cherche à ressembler à son totem comme le fidèle des religions plus avancées chercher à ressembler à son Dieu. C’est, pour l’un comme pour l’autre, un moyen de communier avec l’être sacré, c’est-à-dire avec l’idéal collectif que ce dernier symbolise. C’est une première forme de l’ομοίωσιϛ τῷθεῷ.

Toutefois, comme cette première raison tient à ce qu’il y a de plus spécial dans les croyances totémiques, si elle était seule, le principe d’après lequel le semblable produit le semblable n’aurait pas dû survivre au totémisme. Or il n’est peut-être pas de religion ou l’on ne trouve des rites qui en dérivent. Il faut donc qu’une autre raison soit venue se joindre à la précédente.

Et, en effet, les cérémonies où nous l’avons vu appliqué n’ont pas seulement l’objet très général que nous venons de rappeler, si essentiel qu’il soit ; mais elles visent, en outre, un but plus prochain et plus conscient qui est d’assurer la reproduction de l’espèce totémique. L’idée de cette reproduction nécessaire hante donc l’esprit des fidèles : c’est sur elle que se concentrent les forces de leur attention et de leur volonté. Or, une même préoccupation ne peut pas obséder à ce point tout un groupe d’hommes sans s’extérioriser sous une forme matérielle. Puisque tous pensent à l’animal ou au végétal des destinées duquel le clan est solidaire, il est inévitable que cette pensée commune vienne se manifester extérieurement par des gestes, et les plus désignés pour ce rôle sont ceux qui représentent cet animal ou cette plante par un de ses aspects les plus caractéristiques ; car, il n’est pas de mouvements qui tiennent d’aussi près à l’idée qui remplit alors les consciences, puisqu’ils en sont la traduction immédiate et presque automatique. On s’efforce donc d’imiter l’animal ; on crie comme lui ; on saute comme lui ; on reproduit les scènes où la plante est quotidiennement utilisée. Tous ces procédés de figuration sont autant de moyens de marquer ostensiblement le but vers lequel tous les esprits sont tendus, de dire la chose qu’on veut réaliser, de l’appeler, de l’évoquer. Et ce besoin n’est pas d’un temps, il ne dépend pas des croyances de telle ou telle religion ; il est essentiellement humain. Voilà pourquoi, même dans des religions très différentes de celle que nous étudions, les fidèles, réunis pour solliciter de leurs dieux un événement qu’ils souhaitent ardemment, sont comme nécessités à la figurer. Sans doute, la parole est aussi un moyen de l’exprimer ; mais le geste n’est pas moins naturel ; il jaillit tout aussi spontanément de l’organiste ; il devance même la parole ou, en tout cas, l’accompagne.

Mais si l’on peut comprendre ainsi comment ces gestes ont pris place dans la cérémonie, il reste à expliquer l’efficacité qui leur est attribuée. Si l’Australien les répète régulièrement à chaque saison nouvelle, c’est qu’il les croit nécessaires au succès du rite. D’où peut lui être venue cette idée qu’en imitant un animal on le détermine à se reproduire ?

Une erreur aussi manifeste semble difficilement intelligible tant qu’on ne voit dans le rite que le but matériel où il paraît tendre. Mais nous savons qu’outre l’effet qu’il est censé avoir sur l’espèce totémique, il exerce une action profonde sur l’âme des fidèles qui y prennent part. Ceux-ci en rapportent une impression de bien-être dont ils ne voient pas clairement les causes, mais qui est bien fondée. Ils ont conscience que la cérémonie leur est salutaire ; et, en effet, ils y refont leur être moral. Comment cette sorte d’euphorie ne leur donnerait-elle pas le sentiment que le rite a réussi, qu’il a été ce qu’il se proposait d’être, qu’il a atteint le but où il visait ? Et comme le seul but qui soit consciemment poursuivi, c’est la reproduction de l’espèce totémique, celle-ci paraît être assurée par les moyens employés, dont l’efficacité se trouve ainsi démontrée. C’est ainsi que les hommes en sont venus à attribuer à des gestes, vains par eux-mêmes, des vertus créatrices. L’efficacité morale du rite, qui est réelle, a fait croire à son efficacité physique, qui est imaginaire ; celle du tout, à celle de chaque partie, prise à part. Les effets vraiment utiles que produit l’ensemble de la cérémonie sont comme une justification expérimentale des pratiques élémentaires dont elle est faite, bien que, en réalité, toutes ces pratiques ne soient nullement indispensables au succès. Ce qui prouve bien, d’ailleurs, qu’elles réagissent pas par elles-mêmes, c’est qu’elles peuvent être remplacées par d’autres, de nature très différente, sans que le résultat final soit modifié. Il semble bien y avoir des Intichiuma qui ne comprennent que des oblations sans rites mimétiques ; d’autres sont purement mimétiques et ne comportent pas d’oblations. Cependant, les uns et les autres passent pour avoir la même efficacité. Si donc on attache du prix à ces différentes manœuvres, ce n’est pas à cause de leur valeur intrinsèque ; mais c’est qu’elles font partie d’un rite complexe dont on sent l’utilité globale.

Il nous est d’autant plus facile de comprendre cet état d’esprit que nous pouvons l’observer autour de nous. Surtout chez les peuples et dans les milieux les plus cultivés, il se rencontre fréquemment des croyants qui, tout en ayant des doutes sur l’efficacité spéciale que le dogme attribue à chaque rite considéré séparément, continuent pourtant à pratiquer le culte. Ils ne sont pas certains que le détail des observances prescrites soit rationnellement justifiable ; mais ils sentent qu’il leur serait impossible de s’en affranchir sans tomber dans un désarroi moral devant lequel ils reculent. Le fait même que la foi a perdu chez eux ses racines intellectuelles met ainsi en évidence les raisons profondes sur lesquelles elle repose. Voilà pourquoi les critiques faciles, auxquelles un rationalisme simpliste a parfois soumis les prescriptions rituelles, laissent en général le fidèle indifférent : c’est que la vraie justification des pratiques religieuses n’est pas dans les fins apparentes qu’elles poursuivent, mais dans l’action invisible qu’elles exercent sur les consciences, dans la façon dont elles affectent notre niveau mental. De même, quand les prédicateurs entreprennent de convaincre, ils s’attachent beaucoup moins à établir directement et par des preuves méthodiques la vérité de telle proposition particulière ou l’utilité de telle ou telle observance, qu’à éveiller ou à réveiller le sentiment de réconfort moral que procure la célébration régulière du culte. Ils créent ainsi une prédisposition à croire, qui devance les preuves, qui entraîne l’intelligence à passer par-dessus l’insuffisance des raisons logiques, et qui la porte à aller, comme d’elle-même, au-devant des propositions qu’on lui veut faire accepter. Ce préjugé favorable, cet élan à croire, c’est précisément ce qui constitue la foi ; et c’est la foi qui fait l’autorité des rites auprès du croyant, quel qu’il soit, du chrétien comme de l’Australien. Toute la supériorité du premier, c’est qu’il se rend mieux compte du processus psychique d’où résulte sa croyance ; il sait « que c’est la foi qui sauve ».

C’est parce que la foi a cette origine qu’elle est, en un sens, « imperméable à l’expérience »[23]. Si les échecs intermittents de l’Intichiuma n’ébranlent pas la confiance que l’Australien a dans son rite, c’est qu’il tient de toutes les forces de son âme à ces pratiques où il vient se refaire périodiquement ; il ne saurait donc en nier le principe sans qu’il en résulte un véritable bouleversement de tout son être qui résiste. Mais si grande que soit cette force de résistance, elle ne distingue pas radicalement la mentalité religieuse des autres formes de la mentalité humaine, même de celles qu’on a le plus l’habitude de lui opposer. Sous ce rapport, celle du savant ne diffère de la précédente qu’en degrés. Quand une loi scientifique a pour elle l’autorité d’expériences nombreuses et variées, il est contraire à toute méthode d’y renoncer trop facilement sur la découverte d’un fait qui paraît la contredire. Encore faut-il être assuré que ce fait ne comporte qu’une seule interprétation et qu’il n’est pas possible d’en rendre compte sans abandonner la proposition qu’il semble infirmer. Or, l’Australien ne procède pas autrement quand il attribue l’insuccès d’un Intichiuma à quelque maléfice, ou l’abondance d’une récolte prématurée à quelque Intichiuma mystique célébré dans l’au-delà. Il est d’autant plus fondé à ne pas douter de son rite sur la foi d’un fait contraire que la valeur en est ou en paraît établie par un nombre plus considérable de faits concordants. D’abord, l’efficacité morale de la cérémonie est réelle et elle est directement éprouvée par tous ceux qui y participent ; il y a là une expérience, constamment renouvelée, et dont aucune expérience contradictoire ne vient affaiblir la portée. De plus, l’efficacité physique elle-même n’est pas sans trouver dans les données de l’observation objective une confirmation au moins apparente. Il est normal, en effet, que l’espèce totémique se reproduise régulièrement ; tout se passe donc, dans la très grande généralité des cas, comme si les gestes rituels avaient réellement produit les effets qu’on en attendait. Les échecs sont l’exception. Comme les rites, surtout ceux qui sont périodiques, ne demandent rien d’autre à la nature que de suivre son cours régulier, il n’est pas surprenant que, le plus souvent, elle ait l’air de leur obéir. Ainsi, s’il arrive au croyant de se montrer indocile à certaines leçons de l’expérience, c’est en se fondant sur d’autres expériences qui lui paraissent plus démonstratives. Le savant ne fait pas autrement ; il y met plus de méthode.


La Magie n’est donc pas, comme l’a soutenu Frazer[24], un fait premier dont la religion ne serait qu’une forme dérivée. Tout au contraire, c’est sous l’influence d’idées religieuses que se sont constitués les préceptes sur lesquels repose l’art du magicien, et c’est seulement par une extension secondaire qu’ils ont été appliqués à des relations purement laïques. Parce que toutes les forces de l’univers ont été conçues sur le modèle des forces sacrées, la contagiosité inhérente aux secondes fut étendue aux premières et l’on crut que, dans des conditions déterminées, toutes les propriétés des corps pouvaient se transmettre contagieusement. De même, une fois que le principe d’après lequel le semblable produit le semblable se fut constitué pour satisfaire des besoins religieux déterminés, il se détacha de ses origines rituelles pour devenir, par une sorte de généralisation spontanée, une loi de la nature[25]. Mais pour comprendre ces axiomes fondamentaux de la magie, il est nécessaire de les replacer dans les milieux religieux ou ils ont pris naissance et qui, seuls, permettent d’en rendre compte. Quand on y voit l’œuvre d’individus isolés, de magiciens solitaires, on se demande comment des esprits humains ont pu en avoir l’idée, puisque rien, dans l’expérience, ne pouvait ni les suggérer ni les vérifier ; surtout on ne s’explique pas comment un art aussi décevant a pu s’imposer, et pendant si longtemps, à la confiance des hommes. Mais le problème disparaît si la foi qu’inspire la magie n’est qu’un cas particulier de la foi religieuse en général, si elle est elle-même le produit, au moins indirect, d’une effervescence collective. C’est dire que l’expression de magie sympathique pour désigner l’ensemble de pratiques dont il vient d’être question n’est pas sans impropriété. Il y a des rites sympathiques, mais ils ne sont pas particuliers à la magie ; non seulement on les retrouve dans la religion, mais c’est de la religion que la magie les a reçus. On ne peut donc que s’exposer à des confusions en ayant l’air d’en faire, par le nom qu’on leur donne, quelque chose de spécifiquement magique.

Les résultats de notre analyse viennent ainsi rejoindre et confirmer ceux auxquels sont arrivés MM. Hubert et Mauss quand ils ont étudié directement la magie[26]. Ils ont montré que celle-ci était tout autre chose qu’une industrie grossière, fondée sur une science tronquée. Derrière les mécanismes, purement laïcs en apparence, qu’emploie le magicien, ils ont fait voir tout un arrière-fond de conceptions religieuses, tout un monde de forces dont la magie a emprunté l’idée à la religion. Nous pouvons maintenant comprendre d’où vient qu’elle est ainsi toute pleine d’éléments religieux : c’est qu’elle est née de la religion.

III

Mais le principe qui vient d’être expliqué n’a pas seulement une fonction rituelle ; il intéresse directement la théorie de la connaissance. C’est, en effet, un énoncé concret de la loi de causalité et, selon toute vraisemblance, un des énoncés les plus primitifs qui aient existé. Toute une conception de la relation causale est impliquée dans le pouvoir qui est ainsi attribué au semblable de produire son semblable ; et cette conception domine la pensée primitive, puisqu’elle sert de base, à la fois, aux pratiques du culte et à la technique du magicien. Les origines du précepte sur lequel reposent les rites mimétiques sont donc de nature à éclairer celles du principe de causalité. La genèse de l’un doit nous aider à comprendre la genèse de l’autre. Or, on vient de faire voir que le premier est un produit de causes sociales : ce sont des groupes qui l’ont élaboré en vue de fins collectives et ce sont des sentiments collectifs qu’il traduit. On peut donc présumer qu’il en est de même du second.

Il suffit, en effet, d’analyser le principe de causalité pour s’assurer que les divers éléments dont il est composé ont bien cette origine.

Ce qui est tout d’abord impliqué dans la notion de relation causale, c’est l’idée d’efficacité, de pouvoir producteur, de force active. On entend communément par cause ce qui est susceptible de produire un changement déterminé. La cause, c’est la force avant qu’elle n’ait manifesté le pouvoir qui est en elle ; l’effet, c’est le même pouvoir, mais actualisé. L’humanité s’est toujours représenté la causalité en termes dynamiques. Sans doute, certains philosophes refusent à cette conception toute valeur objective ; ils n’y voient qu’une construction arbitraire de l’imagination qui ne correspondrait à rien dans les choses. Mais nous n’avons pas à nous demander pour l’instant si elle est fondée ou non dans la réalité : il nous suffit de constater qu’elle existe, qu’elle constitue et qu’elle a toujours constitué un élément de la mentalité commune ; et c’est ce que reconnaissent ceux-là mêmes qui la critiquent. Notre but immédiat est de chercher non ce qu’elle peut valoir logiquement, mais comment elle s’explique.

Or elle dépend de causes sociales. Déjà l’analyse des faits nous a permis de faire voir que le prototype de l’idée de force avait été le mana, le wakan, l’orenda, le principe totémique, noms divers donnés à la force collective, objectivée et projetée dans les choses[27]. Le premier pouvoir que les hommes se sont représenté comme tel semble donc bien avoir été celui que la société exerce sur ses membres. Le raisonnement vient confirmer ce résultat de l’observation ; il est possible, en effet, d’établir pourquoi cette notion de pouvoir, d’efficacité, de force agissante ne peut nous être venue d’une autre source.

Il est tout d’abord évident et reconnu de tous qu’elle ne saurait nous être fournie par l’expérience externe. Les sens ne nous font voir que des phénomènes qui coexistent ou qui se suivent, mais rien de ce qu’ils perçoivent ne peut nous donner l’idée de cette action contraignante et déterminante qui est caractéristique de ce qu’on appelle un pouvoir ou une force. Ils n’atteignent que des états réalisés, acquis, extérieurs les uns aux autres ; mais le processus interne qui relie ces états leur échappe. Rien de ce qu’ils nous apprennent ne saurait nous suggérer l’idée de ce qu’est une influence ou une efficacité. C’est précisément pour cette raison que les philosophes de l’empirisme ont vu dans ces différentes conceptions autant d’aberrations mythologiques. Mais à supposer même qu’il n’y ait en tout ceci que des hallucinations, encore faut-il dire comment elles sont nées.

Si l’expérience externe n’est pour rien dans la genèse de ces idées, comme, d’autre part, il est inadmissible qu’elles nous soient données toutes faites, on doit supposer qu’elles nous viennent de l’expérience intérieure. En fait, la notion de force est manifestement grosse d’éléments spirituels qui ne peuvent avoir été empruntés qu’à notre vie psychique.

On a cru souvent que l’acte par lequel notre volonté clôt une délibération contient nos penchants, commande à nos organes, avait pu servir de modèle à cette construction. Dans la volition, a-t-on dit, nous nous saisissons directement comme un pouvoir en acte. Une fois donc que l’homme eut cette idée, il n’eut, semble-t-il, qu’à l’étendre aux choses pour que le concept de force fût constitué.

Tant que la théorie animiste passait pour une vérité démontrée, cette explication pouvait paraître confirmée par l’histoire. Si les forces dont la pensée humaine a primitivement peuplé le monde avaient réellement été des esprits, c’est-à-dire des êtres personnels et conscients, plus ou moins semblables à l’homme, on pourrait croire, en effet, que notre expérience individuelle a suffi à nous fournir les éléments constitutifs de la notion de force. Mais nous savons que les premières forces qu’ont imaginées les hommes sont, au contraire, des puissances anonymes, vagues, diffuses, qui ressemblent par leur impersonnalité aux forces cosmiques et qui contrastent, par conséquent, de la manière la plus tranchée, avec ce pouvoir éminemment personnel qu’est la volonté humaine. Il est donc impossible qu’elles aient été conçues à l’image de cette dernière.

Il y a, d’ailleurs, un caractère essentiel des forces impersonnelles qui serait inexplicable dans cette hypothèse : c’est leur communicabilité. Les forces de la nature ont toujours été conçues comme susceptibles de passer d’un objet dans un autre, de se mêler, de se combiner, de se transformer les unes dans les autres. C’est même cette propriété qui fait leur valeur explicative ; car c’est grâce à elle que les effets peuvent être reliés à leurs causes sans solution de continuité. Or, le moi a un caractère précisément opposé : il est incommunicable. Il ne peut pas changer de substrat, s’étendre de l’un à l’autre ; il ne se répand que par métaphore. La manière dont il se décide et exécute ses décisions ne saurait donc nous suggérer l’idée d’une énergie qui se communique, qui peut même se confondre avec d’austres et, par ces combinaisons et ces mélanges, donner naissance à des effets nouveaux.

Ainsi, l’idée de force, telle que l’implique le concept de relation causale, doit présenter un double caractère. En premier lieu, elle ne peut nous venir que de notre expérience intérieure ; les seules forces que nous puissions directement atteindre sont nécessairement des forces morales. Mais en même temps, il faut qu’elles soient impersonnelles, puisque la notion de pouvoir impersonnel s’est constituée la première. Or, les seules qui satisfassent à cette double condition sont celles qui se dégagent de la vie en commun : ce sont les forces collectives. En effet, d’une part, elles sont tout entières psychiques ; elles sont faites exclusivement d’idées et de sentiments objectivés. Mais d’un autre côté, elles sont impersonnelles par définition, puisqu’elles sont le produit d’une coopération. Œuvre de tous, elles ne sont la chose de personne en particulier. Elles tiennent si peu à la personnalité des sujets en qui elles résident, qu’elles n’y sont jamais fixées. De même qu’elles les pénètrent du dehors, elles sont toujours prêtes à s’en détacher. Elles tendent d’elles-mêmes à se répandre plus loin et à envahir de nouveaux domaines : il n’en est pas, nous le savons, qui soient plus contagieuses, par conséquent plus communicables. Sans doute, les forces physiques ont la même propriété ; mais nous ne pouvons en avoir directement conscience ; nous ne pouvons même les appréhender comme telles, parce qu’elles nous sont extérieures. Quand je me heurte à un obstacle, j’éprouve une sensation de gêne et de malaise ; mais la force qui cause cette sensation n’est pas en moi, elle est dans l’obstacle et, par suite, elle est en dehors du cercle de ma perception. Nous en apercevons les effets ; nous ne l’atteignons pas en elle-même. Il en est autrement des forces sociales : elles font partie de notre vie intérieure et, par conséquent, nous ne connaissons pas seulement les produits de leur action ; nous les voyons agir. La force qui isole l’être sacré et qui tient les profanes à distance n’est pas, en réalité, dans cet être ; elle vit dans la conscience des fidèles. Aussi ceux-ci la sentent-ils au moment même où elle agit sur leur volonté pour inhiber certains mouvements ou en commander d’autres. En un mot, cette action contraignante et nécessitante qui nous échappe quand elle vient d’une chose extérieure, nous la saisissons ici sur le vif parce qu’elle se passe tout entière en nous. Sans doute, nous ne l’interprétons pas toujours d’une manière adéquate, mais du moins, nous ne pouvons pas ne pas en avoir conscience.

Au surplus, l’idée de force porte, d’une manière apparente, la marque de son origine. Elle implique, en effet, l’idée de pouvoir qui, à son tour, ne va pas sans celles d’ascendant de maîtrise, de domination, et corrélativement, de dépendance et de subordination ; or, les relations que toutes ces idées expriment sont éminemment sociales. C’est la société qui a classé les êtres en supérieurs et en inférieurs, en maîtres qui commandent et en sujets qui obéissent ; c’est elle qui a conféré aux premiers cette propriété singulière qui rend le commandement efficace et qui constitue le pouvoir. Tout tend donc à prouver que les premiers pouvoirs dont l’esprit humain ait eu la notion sont ceux que les sociétés ont institués en s’organisant : c’est à leur image que les puissances du monde physique ont été conçues. Aussi l’homme n’a-t-il pu arriver à se concevoir comme une force maîtresse du corps où elle réside qu’à condition d’introduire, dans l’idée qu’il se faisait de lui-même, des concepts empruntés à la vie sociale. Il fallait, en effet, qu’il se distinguât de son double physique et qu’il s’attribuât, par rapport à ce dernier, une sorte de dignité supérieure ; en un mot, il fallait qu’il se pensât comme une âme. En fait, c’est bien sous la forme de l’âme qu’il s’est toujours représenté la force qu’il croit être. Mais nous savons que l’âme est tout autre chose qu’un nom donné à la faculté abstraite de se mouvoir, de penser ou de sentir ; c’est, avant tout, un principe religieux, un aspect particulier de la force collective. En définitive, l’homme se sent une âme et, par conséquent, une force parce qu’il est un être social. Bien que l’animal meuve ses membres tout comme nous, bien qu’il ait la même action que nous sur ses muscles, rien ne nous autorise à supposer qu’il ait conscience de lui-même comme d’une cause active et efficace. C’est qu’il n’a pas, ou, pour parler plus exactement, c’est qu’il ne s’attribue pas d’âme. Mais s’il ne s’attribue pas d’âme, c’est qu’il ne participe pas à une vie sociale qui soit comparable à celle des hommes. Il n’existe, chez les animaux, rien qui ressemble à une civilisation[28].

Mais la notion de force n’est pas tout le principe de causalité. Celui-ci consiste dans un jugement qui énonce que toute force se développe d’une manière définie, que l’état où elle se trouve à chaque moment de son devenir prédétermine l’état consécutif. On appelle le premier cause, le second effet, et le jugement causal affirme entre ces deux moments de toute force, l’existence d’un lien nécessaire. Ce rapport, l’esprit le pose avant toutes preuves, sous l’empire d’une sorte de contrainte dont il ne peut s’affranchir ; il le postule, comme on dit, a priori.

De cet apriorisme et de cette nécessité, l’empirisme n’a jamais réussi à rendre compte. Jamais les philosophes de cette école n’ont pu expliquer comment une association d’idées, renforcée par l’habitude, pouvait produire autre chose qu’un état d’attente, une prédisposition, plus ou moins forte, des idées à s’évoquer suivant un ordre déterminé. Or le principe de causalité a un tout autre caractère. Ce n’est pas simplement une tendance immanente de notre pensée à se dérouler d’une certaine manière ; c’est une norme extérieure et supérieure au cours de nos représentations qu’elle domine et qu’elle règle impérativement. Elle est investie d’une autorité qui lie l’esprit et le dépasse ; c’est-à-dire que l’esprit n’en est pas l’artisan. Sous ce rapport, il ne sert à rien de substituer, à l’habitude individuelle, l’habitude héréditaire ; car l’habitude ne change pas de nature parce qu’elle dure plus d’une vie d’homme ; elle est seulement plus forte. Un instinct n’est pas une règle.

Les rites qui viennent d’être étudiés permettent d’entrevoir une source, jusqu’à présent peu soupçonnée, de cette autorité. Rappelons-nous, en effet, comment est née la loi causale que les rites imitatifs mettent en pratique. Sous l’empire d’une même préoccupation le groupe s’assemble : si l’espèce dont il porte le nom ne se reproduit pas, c’en est fait du clan. Le sentiment commun qui anime ainsi tous ses membres se traduit au-dehors sous forme de gestes déterminés qui reviennent toujours les mêmes dans les mêmes circonstances, et, une fois la cérémonie accomplie, il se trouve, pour les raisons exposées, que le résultat désiré paraît obtenu. Une association se forme donc entre l’idée de ce résultat et celle des gestes qui le précèdent ; et cette association ne varie pas d’un sujet à l’autre ; elle est la même pour tous les acteurs du rite, puisqu’elle est le produit d’une expérience collective. Toutefois, si aucun autre facteur n’intervenait, il ne se produirait qu’un état collectif d’attente ; une fois les gestes mimétiques accomplis, tout le monde s’attendrait, avec plus ou moins de confiance, à voir prochainement apparaître l’événement souhaité ; une règle impérative de la pensée ne se constituerait pas pour autant. Mais, comme un intérêt social de première importance est en jeu, la société ne peut laisser les choses suivre leur cours au gré des circonstances ; elle intervient donc activement de manière à en régler la marche conformément à ses besoins. Elle exige que cette cérémonie, dont elle ne peut se passer, soit répétée toutes les fois que c’est nécessaire et, par conséquent, que les mouvements, condition du succès, soient régulièrement exécutés : elle les impose obligatoirement. Or, ils impliquent une attitude définie de l’esprit qui, par contrecoup, participe de ce même caractère d’obligation. Prescrire qu’on doit imiter l’animal ou la plante pour les déterminer à renaître, c’est poser comme un axiome qui ne doit pas être mis en doute, que le semblable produit le semblable. L’opinion ne peut pas permettre aux individus de nier théoriquement ce principe, sans leur permettre en même temps de le violer dans leur conduite. Elle l’impose donc, tout comme les pratiques qui en dérivent, et ainsi le précepte rituel se double d’un précepte logique qui n’est que l’aspect intellectuel du premier. L’autorité de l’un et celle de l’autre dérivent de la même source, la société. Le respect que celle-ci inspire se communique aux manières de penser comme aux manières d’agir auxquelles elle attache du prix. On ne peut s’écarter des unes comme des autres sans se heurter aux résistances de l’opinion ambiante. Voilà pourquoi les premières nécessitent, avant tout examen, l’adhésion de l’intelligence, comme les secondes déterminent immédiatement la soumission de la volonté.

On peut vérifier à nouveau sur cet exemple comment une théorie sociologique de la notion de causalité et, plus généralement, des catégories, s’écarte des doctrines classiques sur la question, tout en les conciliant. Avec l’apriorisme, elle maintient le caractère préjudiciel et nécessaire de la relation causale ; mais elle ne se borne pas à l’affirmer ; elle en rend compte, sans pourtant le faire évanouir sous prétexte de l’expliquer, comme il arrive à l’empirisme. Au reste, il ne saurait être question de nier la part qui revient à l’expérience individuelle. Il n’est pas douteux que, de lui-même, l’individu constate des successions régulières de phénomènes et acquiert ainsi une certaine sensation de régularité. Seulement, cette sensation n’est pas la catégorie de causalité. La première est individuelle, subjective, incommunicable ; nous la faisons nous-mêmes avec nos observations personnelles. La seconde est l’œuvre de la collectivité, elle nous est donnée toute faite. C’est un cadre dans lequel viennent se disposer nos constatations empiriques et qui nous permet de les penser, c’est-à-dire de les voir par un biais grâce auquel nous pouvons nous entendre à leur sujet avec autrui. Sans doute, si le cadre s’applique au contenu, c’est qu’il n’est pas sans rapport avec la matière qu’il contient ; mais il ne se confond pas avec elle. Il la dépasse et la domine. C’est qu’il a une autre origine. Ce n’est pas un simple résumé de souvenirs individuels ; il est, avant tout, fait pour répondre à des exigences de la vie commune.

En définitive l’erreur de l’empirisme a été de ne voir dans le lien causal qu’une construction savante de la pensée spéculative et le produit d’une généralisation plus ou moins méthodique. Or, à elle seule, la pure spéculation ne peut donner naissance qu’à des vues provisoires, hypothétiques, plus ou moins plausibles, mais qui doivent toujours être tenues en suspicion : car on ne sait pas si, dans l’avenir, quelque observation nouvelle ne viendra pas les infirmer. Un axiome que l’esprit accepte et est tenu d’accepter, sans contrôle comme sans réserves, ne saurait donc nous venir de cette source. Seules, les nécessités de l’action et surtout de l’action collective peuvent et doivent s’exprimer en formules catégoriques, péremptoires et tranchantes, qui n’admettent pas la contradiction ; car les mouvements collectifs ne sont possibles qu’à condition d’être concertés, par conséquent réglés et définis. Ils excluent les tâtonnements, source d’anarchie ; ils tendent d’eux-mêmes vers une organisation qui, une fois établie, s’impose aux individus. Et comme l’activité ne peut se passer de l’intelligence, il arrive que celle-ci est entraînée dans la même voie et adopte, sans discussion, les postulats théoriques que la pratique réclame. Les impératifs de la pensée ne sont vraisemblablement qu’une autre face des impératifs de la volonté.

Il s’en faut, d’ailleurs, que nous songions à présenter les observations qui précèdent comme une théorie complète du concept de causalité. La question est trop complexe pour pouvoir être ainsi résolue. Le principe de cause a été entendu de manières différentes suivant les temps et les pays ; dans une même société, il varie avec les milieux sociaux, avec les règnes de la nature auxquels il est appliqué[29]. On ne saurait donc, après la considération d’une seule des formes qu’il a présentées dans l’histoire, déterminer avec une suffisante précision les causes et les conditons dont il dépend. Les vues qui viennent d’être exposées ne doivent être regardées que comme des indications qu’il sera nécessaire de contrôler et de compléter. Cependant, comme la loi causale qui vient de nous arrêter est certainement une des plus primitives qui soient et comme elle a joué un rôle considérable dans le développement de la pensée et de l’industrie humaine, elle constitue une expérience privilégiée et, par suite, il est présumable que les remarques dont elle nous a fourni l’occasion sont susceptibles d’être, dans une certaine mesure, généralisées.



  1. Nat. Tr., p. 176.
  2. North. Tr., p. 179. Spencer et Gillen, il est vrai, ne disent pas expressément que la cérémonie soit un Intichiuma. Mais le contexte ne laisse pas de doute sur le sens du rite.
  3. À Pindex des noms de totems, Spencer et Gillen écrivent Untjallca (North. Tr., p. 772).
  4. Nat. Tr., p. 182.
  5. Ibid., p. 193.
  6. Schulze, loc. cit., p. 221 ; cf. p. 243.
  7. Strehlow, III, p. 11, 84, 31, 36, 37, 68, 72.
  8. Ibid., p. 100.
  9. Ibid., p. 81, 100, 112, 115.
  10. North. Tr., p. 310.
  11. Ibid., p. 285-286. Peut-être les mouvements de la lance ont-ils pour objet de percer les nuages.
  12. North. Tr., p. 294-296. Il est curieux que, chez les Anula, l’arc-en-ciel soit, au contraire, considéré comme producteur de la pluie (ibid., p. 314).
  13. Le même procédé est employé chez les Arunta (Strehlow, III, p. 132). On peut se demander, il est vrai, si cette effusion de sang ne serait pas une oblation destinée à dégager des principes producteurs de pluie. Cependant Gason dit formellement que c’est un moyen d’imiter l’eau qui tombe.
  14. Gason, The Dieyerie Tribe, in Curr, II, p. 66-68. Howitt (Nat. Tr., p. 798-900) mentionne un autre rite des Dieri pour obtenir de la pluie.
  15. Ethnographical Notes on the Western-Australian Aborigines, in Internationales Archiv. f. Ethnographie, XVI, p. 6-7. Cf. Withnal, Marriage Rites and Relationship, in Science of Man, 1903, p. 42.
  16. Nous supposons qu’un sous-totem peut avoir un tarlow parce que, suivant Clément, certains clans ont plusieurs totems.
  17. Clément dit a tribal-family.
  18. Nous expliquerons plus bas (p. 517) en quoi consiste cette impropriété.
  19. Voir sur cette classification Frazer, Lectures on the Early History of Kingship, p. 37 et suiv. ; Hubert et Mauss, Théorie générale de la magie, p. 61 et suiv.
  20. Nous ne disons rien de ce qu’on a appelé la loi de contrariété ; car, comme l’ont montré MM. Hubert et Mauss, le contraire ne produit son contraire que par l’intermédiaire du semblable (Théorie générale de la magie, p. 70).
  21. Lectures un the Early History of Kingship, p. 39.
  22. Elle s’y applique en ce sens qu’il y a réellement assimilation de la statuette et de la personne envoûtée. Mais il s’en faut que cette assimilation soit un simple produit de l’association des idée par similarité. La vraie cause déterminante du phénomène, c’est la contagiosité propre aux forces religieuses, ainsi que nous l’avons montré.
  23. L. Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, p. 61-68.
  24. Golden Bough2 I, p. 69-75.
  25. Nous n’entendons pas dire qu’il y ait eu un temps où la religion aurait existé sans la magie. Vraisemblablement, au fur et à mesure que la religion s’est formée, certains de ses principes ont été étendus à des relations non religieuses et elle s’est ainsi complétée par une magie plus ou moins développée. Mais si ces deux systèmes d’idées et de pratiques ne correspondent pas à des phases historiques distinctes, il ne laisse pas d’y avoir entre elles un rapport de dérivation défini. C’est tout ce que nous nous sommes proposé d’établir.
  26. Loc. cit., p. 108 et suiv.
  27. V. plus haut, p. 290-292.
  28. Sans doute, il existe des sociétés animales. Toutefois, le mot n’a pas tout à fait le même sens selon qu’il s’applique aux hommes ou aux animaux. L’institution est le fait caractéristique des sociétés humaines ; il n’existe pas d’institutions dans les sociétés animales.
  29. L’idée de cause n’est pas la même pour un savant et pour un homme dépourvu de toute culture scientifique. D’autre part, beaucoup de nos contemporains entendent différemment le principe de causalité suivant qu’ils l’appliquent à des faits sociaux ou à des faits physico-chimiques. On a souvent, de la causalité, dans l’ordre social, une conception qui rappelle singulièrement celle qui fut, pendant si longtemps, à la base de la magie. On peut même se demander si un physicien et un biologiste se représentent le rapport causal de la même façon.