Les Frères Kip/Première partie/Chapitre VIII

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Hetzel (p. 160-182).


VIII

la mer de corail


Quatorze cents milles environ séparent l’île Norfolk de la Nouvelle-Irlande. Après en avoir fait cinq cents, la première terre que devait relever le James-Cook serait cette possession française de la Nouvelle-Calédonie dont se complète le petit groupe des îles Loyalty dans l’est.

Si le vent et la mer favorisaient la marche du brick, cinq jours suffiraient à la première partie de cette traversée, une dizaine à la seconde.

La vie du bord suivait sa régularité habituelle. Les quarts succédaient aux quarts, avec cette monotonie des belles navigations, qui n’est pas sans charme. Marins ou passagers s’intéressent au moindre incident de mer — un navire qui fait route, une bande d’oiseaux qui volent autour des agrès, une troupe de cétacés qui se jouent dans le sillage du bâtiment.

Le plus souvent les frères Kip, assis à l’arrière, s’abandonnaient, en compagnie de M. Hawkins, à de longues conversations auxquelles le capitaine et son fils se mêlaient volontiers. Ils ne pouvaient dissimuler leurs inquiétudes relativement à la situation de la maison de Groningue. Combien il était urgent que Pieter Kip eût repris la direction des affaires peut-être déjà très compromises ! Ni l’un ni l’autre ne cachaient leur appréhension, lorsqu’ils s’entretenaient avec l’armateur à ce sujet.

M. Hawkins ne cessait de répondre par des paroles d’encouragement. Les deux frères trouveraient du crédit… La liquidation, s’il fallait en arriver là, s’effectuerait sans doute dans de meilleures conditions qu’ils ne l’espéraient… Mais les inquiétudes de Karl et Pieter Kip n’étaient que trop justifiées par le retard que leur aurait imposé le naufrage de la Wilhelmina.

On n’a point oublié quelle impression Karl et Pieter avaient produite dans l’esprit de Vin Mod. Qu’il n’eût point à compter sur leur connivence pour servir ses projets, c’était l’évidence même. Les naufragés n’étaient point des aventuriers sans remords ni scrupules. Supérieurs à la classe où se recrutent les matelots, leur présence à bord rendait irréalisable toute tentative de révolte.

Aussi se figure-t-on aisément quelles réflexions échangèrent Flig Balt et Vin Mod, dès leur premier entretien, auquel prit part Len Cannon.

Relativement aux frères Kip, l’opinion du maître d’équipage fut que, le cas échéant, ils se rangeraient du côté, de l’armateur et du capitaine.

Toutefois, Len Cannon, jugeant les autres d’après lui-même, ne parut pas être de cet avis :

« Sait-on au juste ce que sont ces Hollandais ?… déclara-t-il. A-t-on vu leurs papiers ?… Non, n’est-ce pas, et pourquoi les croire sur parole ?… Et puisqu’ils ont perdu tout ce qu’ils possédaient dans le naufrage, ils auraient tout à gagner !… J’en ai connu plus d’un qui payait de mine et ne faisait point de manières lorsqu’il s’agissait de quelque bon coup…

— Est-ce toi qui les tâteras ?… demanda Flig Balt en haussant les épaules.

— Moi… non… bien sûr ! répondit Len Cannon. Les matelots n’ont jamais l’occasion de se mettre en rapport avec les passagers… puisque ce sont des passagers, ces malvenus-là !…

— Len a raison, affirma Vin Mod, ce n’est ni lui ni moi qui pourrions marcher sur ce terrain…

— Alors… ce serait moi ?… demanda le maître d’équipage.

— Non… pas même vous, Flig Balt.

— Et qui donc ?…

— Le nouveau capitaine du James-Cook.

— Comment… le nouveau capitaine ?… dit le maître d’équipage.

— Qu’entends-tu par là, Mod ?… reprit Len Cannon.

— J’entends, répondit Vin Mod, qu’on doit être au moins capitaine pour pouvoir causer avec ces beaux messieurs Kip… Et alors, il faudrait… et tant que cela ne sera pas…

— Et quoi donc ?… s’écria Flig Balt, impatienté de ces réticences.

— Il faudrait, répéta Vin Mod, une circonstance… oui… j’en reviens toujours à mon idée… Une supposition… M. Gibson tombe à la mer… pendant la nuit… un accident… Qui commanderait à bord ?… Évidemment maître Balt… L’armateur et le garçon ne connaissent rien en marine… et alors, au lieu de conduire le brick à Port-Praslin… et surtout de le ramener à Hobart-Town… enfin qui sait ?… »

Puis, sans autrement insister et ne voulant pas encore renoncer au projet primitif, le matelot ajouta :

« Vraiment, c’est avoir eu trop de mauvaise chance !… Une première fois, cet aviso qui reste par notre travers !… Une deuxième, M. Hawkins et Nat Gibson qui embarquent à Wellington !… Une troisième, ces deux Hollandais qui prennent passage à bord !… Quatre hommes de plus… juste autant que nous en avons racolé à Dunedin dans la taverne des Three-Magpies !… Des bons, ceux-là… Les voilà maintenant huit contre nous six… et huit bouts de corde je leur souhaite ! »

Flig Balt écoutait toujours plus qu’il ne parlait. Nul doute que cette perspective de commander le navire ne fût de nature à le tenter. Provoquer un accident qui ferait disparaître M. Gibson, cela vaudrait mieux que d’engager une lutte contre les passagers du James-Cook et la moitié de son équipage.

Mais Len Cannon répondait à cela que six hommes résolus doivent avoir raison de huit qui ne sont pas sur leurs gardes, si on les surprend avant qu’ils aient eu le temps de se reconnaître… Il suffirait tout d’abord de s’être débarrassé de deux, n’importe lesquels, pour que la partie fût égale… et il termina sur ces mots :

« Il faut faire le coup la nuit prochaine. Que maître Balt dise oui… je préviens les autres, et, demain, le brick aura le cap au large…

— Voyons, maître Balt, que répondez vous ? demanda Vin Mod.

Le maître d’équipage se taisait encore devant cette formelle mise en demeure.

« Eh bien… est-ce convenu ?… » reprit en insistant Len Cannon.

En ce moment, M. Gibson, qui se trouvait à l’arrière, appela Flig Balt. Celui-ci alla le rejoindre.

« Il ne veut donc pas marcher ?… demanda Len Cannon à Vin Mod.

— Il marchera, répondit le matelot, sinon la nuit prochaine, du moins quand l’occasion se présentera…

— Et si elle ne se présente pas ?…

— On la fera naître, Cannon !

— Alors, déclara le matelot, que ce soit avant l’arrivée en Nouvelle-Irlande !… Mes camarades et moi, nous n’avons pas embarqué à bord du brick pour naviguer sous les ordres du capitaine Gibson, et, je te préviens, Mod, si l’affaire n’est pas faite d’ici là, à Port-Praslin nous filerons…

— Entendu, Len…

— Entendu, Mod… Ce n’est pas nous qui ramènerons le James-Cook à Hobart-Town, où nous n’avons que faire de traîner nos pattes ! »

En somme, Vin Mod s’inquiétait surtout des hésitations de Flig Balt. Il connaissait sa nature cauteleuse qui le portait plutôt à l’astuce qu’à l’audace. Aussi s’était-il toujours avisé qu’il faudrait l’engager un jour ou l’autre de manière qu’il ne pût plus reculer. Mais il entendait que toutes chances de réussite fussent de son côté, et revenait invariablement à cette idée de voir le commandement du brick passer entre les mains du maître d’équipage. En outre, il se promit de contenir Len Cannon, dont les impatiences pouvaient compromettre l’affaire.

La navigation se continua dans des conditions excellentes. Vent favorable allant jusqu’au grand frais pendant la journée et calmissant avec le soir. Les nuits étaient si belles, si rafraîchissantes, après les chaleurs diurnes qui s’accroissaient à mesure que le brick gagnait vers le Tropique du Capricorne. Aussi M. Hawkins, M. Gibson et son fils, Karl et Pieter Kip, causant et fumant, prolongeaient-ils la sieste du soir et restaient même sur le pont jusqu’aux premières lueurs de l’aube. La plupart des matelots, alors même qu’ils n’étaient pas de quart, préféraient le plein air à la température étouffante du poste. Dans ces conditions, il eût été impossible de surprendre Hobbes, Burnes, Wickley. En un instant ils eussent été tous les trois sur la défensive.

Le Tropique fut atteint dans l’après-midi du 7 novembre. Presque aussitôt on eut connaissance de l’île des Pins et des hautes terres de la Nouvelle-Calédonie.

La grande île Balade — tel était son nom canaque — n’a pas moins de deux cents milles de longueur du sud-est au nord-ouest sur vingt-cinq à trente de largeur. Ses dépendances se composent des îles des Pins, Beaupré, Botanique et Hohohana, puis, au levant, du groupe des Loyalty, dont la plus méridionale est l’île Britannia.

On le sait, cet archipel néo-calédonien appartient au domaine colonial de la France. C’est un lieu de déportation, ou les condamnés pour crimes de droit commun séjournent en grande majorité. Bien qu’on ait eu à enregistrer un certain nombre d’évasions, il n’est pas facile de quitter ce pénitencier des antipodes. Pour y réussir, il faut être aidé du dehors par quelque navire frété à cette intention, ainsi que cela s’est fait à différentes reprises au profit de déportés politiques. Dans tous les cas, lorsque les fugitifs, privés d’embarcations, doivent rejoindre un bâtiment à la nage, ils sont exposés à la dent des formidables squales qui fourmillent entre les récifs.

Du reste, sauf au port de Nouméa, la capitale de l’île, il est presque impossible d’accoster cet archipel que défendent des bancs madréporiques sur lesquels la houle brise avec fureur.

Le James-Cook, en remontant vers le nord, se tint donc au large de la côte. À la distance de deux à trois milles, le regard pouvait embrasser tout le développement de la grande île, les collines littorales disposées en amphithéâtre, tellement nues et arides que l’on serait tenté de conclure à l’infertilité de ce groupe. Et, en 1774, le capitaine Cook y fut tout d’abord trompé, lorsqu’il découvrit ces nouvelles îles, dont l’amiral français d’Entrecasteaux compléta le relevé hydrographique en 1792 et 1793.

Il n’en est rien, cependant. La population néo-calédonienne, évaluée à soixante mille habitants, voit son existence assurée rien que par les produits du sol, qui est très riche : ignames, cannes à sucre, taro, hibiscus, pins en abondance, bananiers, orangers, cocotiers, arbres à pain, figuiers, gingembriers. À l’intérieur se massent ces forêts profondes dont les arbres atteignent des dimensions prodigieuses.

Pendant la journée du 9, M. Hawkins, Nat Gibson et les deux frères purent observer en arrière du littoral cette haute chaîne qui forme l’ossature de l’île. Sillonnée de torrents, elle est dominée par certains sommets, le mont Kogt, le mont Nu, le mont Arago, l’Homedebua, dont l’altitude dépasse quinze cents mètres. La nuit venue, on n’aperçut plus que les feux des Canaques campés au fond des criques, et qui finirent par s’éteindre.

Eux aussi, Flig Balt, Vin Mod, Len Cannon et ses camarades observaient cette île, mais dans une tout autre disposition d’esprit. Pouvaient-ils oublier qu’elle renfermait plusieurs centaines de condamnés dont ils eussent volontiers introduit une demi-douzaine à bord ?…

« Il y a là, répétait Vin Mod, un tas de braves gens qui ne demanderaient pas mieux que de s’emparer d’un bon navire pour courir le Pacifique !… Si seulement quelques-uns avaient l’idée de s’enfuir cette nuit… si leur embarcation accostait le brick… s’ils se précipitaient sur le pont sans en demander la permission ni à M. Hawkins ni au capitaine… nous aurions vite fait de nous entendre avec eux…

— Sans doute, répondit Len Cannon, mais cela n’arrivera pas. »

Cela n’arriva pas, en effet. D’ailleurs, le cas échéant, à moins qu’ils n’y fussent montés par surprise, des fugitifs de Nouméa n’eussent pas été accueillis comme l’avaient été les naufragés de la Wilhelmina. Un honnête navire ne favorise pas l’évasion de criminels !…

Le lendemain, 8, si la Nouvelle-Calédonie déroulait encore sa partie septentrionale, les derniers récifs qui s’étendent d’une centaine de lieues vers le nord furent laissés en arrière dans l’après-midi, et le James-Cook donnait à pleines voiles à travers la mer de Corail.

En une dizaine de jours, avec belle brise, le brick pourrait avoir franchi la distance de neuf cents milles qui sépare la Nouvelle-Calédonie de la Nouvelle-Irlande.

Cette mer de Corail est peut-être, au dire des navigateurs, l’une des plus dangereuses du globe. Sur une étendue de deux degrés en latitude, au-dessus et au-dessous de sa surface, elle est hérissée de pointes madréporiques, barrée de bancs de coraux, sillonnée de courants irréguliers et mal connus. Nombre de navires s’y sont perdus corps et biens. Il conviendrait vraiment qu’elle fût balisée à l’exemple des baies de l’Amérique ou de l’Europe. Pendant la nuit du 10 juin 1770, malgré l’avantage d’un bon vent et d’un brillant clair de lune, l’illustre Cook faillit y faire naufrage.

Il fallait espérer que M. Gibson ne se mettrait pas en perdition. La coque de son brick ne s’ouvrirait pas sur une de ces pointes, et, comme l’avait fait le navigateur anglais, il n’en serait pas réduit à passer une voile sous sa quille pour aveugler une voie d’eau. Toutefois, l’équipage dut apporter jour et nuit la plus extrême attention afin de parer les écueils. À cette époque, grâce à des études hydrographiques faites avec une certaine précision, on pouvait se fier aux cartes du bord. En outre, Harry Gibson n’en était pas à sa première navigations travers la mer de Corail, et il en connaissait tous les dangers.

Karl Kip lui-même avait déjà fréquenté ces difficiles parages, soit que son navire eût été chercher par l’est l’entrée du détroit de Torrès, soit qu’il en fût sorti en quittant la mer des Alfouras pendant ses campagnes en extrême Orient. La surveillance ne ferait pas défaut à bord du brick.

En somme, le temps favorisait la traversée du James-Cook, et il filait rapidement sous la brise constante des alizés du Pacifique, sans que les hommes eussent à manœuvrer.

Ces parages sont, en général, peu visités. Pour rallier les mers d’Europe, la marine marchande a diminué de beaucoup son parcours à revenir des Philippines, des Moluques, des îles de la Sonde et de l’Indo-Chine par l’océan Indien, le canal de Suez et la Méditerranée. À moins qu’ils ne soient à destination des ports de l’Ouest-Amérique, les steamers ne s’aventurent point sur la mer de Corail. Elle n’est guère fréquentée que par les voiliers, qui préfèrent la route du cap Horn à celle du cap de Bonne-Espérance, ou par ceux qui, comme le James-Cook, font le grand cabotage entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les archipels du nord. Il est donc rare que quelque voile se montre à l’horizon. De là une navigation monotone à laquelle doivent se résigner sinon les équipages, peu soucieux de distraction, du moins les passagers auxquels ces traversées semblent interminables.

Dans l’après-midi du 9 novembre, Nat Gibson, penché sur la lisse à l’avant, appela le capitaine, qui venait de quitter le rouf, et il lui indiqua une sorte de masse noirâtre à deux milles par bâbord.

« Père, dit-il, est-ce que ce serait un écueil ?…

— Je ne le pense pas, répondit M. Gibson. J’ai fait une bonne observation à midi, je suis sûr de ma position…

— Aucun récif n’est porté sur la carte ?

— Aucun, Nat.

— Il y a cependant là quelque chose… »

Après avoir observé cette masse avec la longue-vue, le capitaine répondit :

« Je ne me rends pas bien compte… »

Les deux frères venaient d’arriver ainsi que M. Hawkins. Ils regardèrent attentivement cette masse de forme irrégulière, qu’il eût été possible de prendre pour une roche coralligène.

« Non, dit Karl Kip, après s’être servi de la longue-vue, ce n’est point un écueil…

— Il semble même que cela flotte et s’élève à la lame », dit M. Hawkins.

Et, en effet, l’objet en question n’était pas immobile à la surface de la mer, et obéissait aux mouvements de la houle.

« Et, de plus, dit Karl Kip, on n’aperçoit aucun ressac sur ses bords…

— On dirait même qu’il dérive ! » fit remarquer Nat Gibson.

Le capitaine cria alors à Hobbes, qui était à la barre :

« Lofe légèrement, de manière à nous tenir plus près…

— Oui, capitaine », répondit le matelot, en donnant un tour à la roue du gouvernail.

Dix minutes après, le brick s’était assez rapproché pour que Karl Kip pût dire :

« C’est une épave…

— Oui… une épave, » affirma M. Gibson.

— Plus de doute, c’était une carcasse de navire qui flottait par le travers du James-Cook.

— Est-ce que ce serait ce qui reste de la Wilhelmina ?… » demanda M. Hawkins.

Rien d’impossible, en somme. Vingt jours après la collision, il n’y aurait pas lieu de s’étonner que les débris du trois-mâts eussent été entraînés dans ces parages.

« Capitaine, dit alors Pieter Kip, permettez que nous visitions cette épave… Si elle provient de la Wilhelmina, il se peut que nous y retrouvions quelques objets…

— Et, ajouta M. Hawkins, qui sait si des naufragés, qu’il serait temps de sauver peut-être… »

Il n’y avait pas à insister, et ordre fut envoyé de venir au vent afin de mettre en panne à deux ou trois encablures de l’épave.

Les voiles bordées, ses cacatois ralinguant déjà, le brick courut pendant quelques minutes.

Et alors, Karl Kip de s’écrier :

« Oui… c’est bien la Wilhelmina… les débris de son arrière et de sa dunette… »

Flig Balt et Vin Mod, l’un près de l’autre, se parlaient à voix basse.

« Il ne manquerait plus que d’en embarquer encore… un ou deux !… »

Le maître d’équipage se contenta de hausser les épaules. Qu’il y eût des naufragés sur cette épave, c’était peu probable.

De fait, personne n’apparaissait. S’il s’y fût trouvé un ou plusieurs hommes, à moins d’être à demi morts de souffrance, ils se seraient montrés, ils auraient fait des signaux au brick depuis longtemps déjà… et… personne.

« Le canot à la mer ! » commanda M. Gibson en se tournant vers Flig Balt.

L’embarcation fut aussitôt déhalée des portemanteaux. Trois matelots prirent place aux avirons, Vin Mod, Wickley, Hobbes. Nat Gibson embarqua avec les deux frères, et Karl Kip se mit au gouvernail.

C’était bien la partie arrière de la Wilhelmina, dont la dunette presque entière avait surnagé après l’abordage. Tout l’avant manquait, ayant vraisemblablement coulé sous le poids de la cargaison, à moins que le courant ne l’eût entraîné au loin. Le mousse Jim, envoyé en tête du grand mât, cria qu’il n’apercevait aucune autre épave à la surface de la mer.

Au tableau d’arrière, encore intact, se lisaient ces deux noms :

WilhelminaRotterdam.

Le canot accosta. La dunette, fortement inclinée sur le côté gauche, flottait au-dessus de cette partie de la cale réservée à la cambuse, immergée dans toute sa profondeur. Du mât d’artimon, qui traversait le carré, il ne restait qu’un tronçon de deux ou trois pieds, brisé à la hauteur des taquets, et d’où pendaient quelques bouts de drisses. Plus rien du gui arraché dans la collision.

D’ailleurs, il serait facile de pénétrer dans la dunette. La porte en était défoncée, et la houle en se gonflant la balayait à l’intérieur.

Ce qu’il y avait à faire, c’était donc de prendre pied sur l’épave, de visiter les cabines du carré, entre autres celle des deux frères placée en abord.

Quant aux cabines du capitaine et du second, qui occupaient la partie avant de la dunette, elles étaient entièrement démolies.

Karl Kip rangea le canot le long de l’épave, de manière à pouvoir débarquer, et Vin Mod tourna son amarre à un des montants du bastingage de tribord.

La mer, assez calme en ce moment, ne noyait pas le carré, fluait et refluait sur le bout du pont. Parfois le tangage découvrait
la mer ne noyait pas le carré. (Page 176.)
la cale, vidée de tout ce qu’elle avait contenu.

Karl et Pieter Kip, Nat Gibson et Vin Mod, laissant l’embarcation à la garde des matelots, s’introduisirent à l’intérieur du carré.

Et, en premier lieu, il fallait s’assurer s’il y avait quelque survivant de la Wilhelmina. N’était-il pas impossible que des hommes de l’équipage eussent trouvé refuge dans la dunette, alors que s’engloutissait l’autre partie du navire ?…

Ni vivants ni morts sur cette épave. Le capitaine et le second étaient-ils parvenus à sortir de leurs cabines ? On ne le saurait jamais, sans doute, ni si la partie avant du navire avait pu se maintenir à la surface de la mer avec une partie de l’équipage. Il était, plutôt probable que le James-Cook venait de rencontrer tout ce qui subsistait de la Wilhelmina.

On comprit quelle avait été la violence du choc, lorsque l’un des deux bâtiments s’était jeté sur l’autre. Le steamer, lancé à toute vitesse au milieu du brouillard, avait passé comme un projectile à travers la coque du trois-mâts, peut-être sans en avoir éprouvé de graves avaries qui l’eussent empêché de continuer sa route. Avait-il pu stopper ensuite, mettre ses embarcations à la mer, recueillir quelques naufragés ?…

Les deux frères, Nat Gibson et Vin Mod, ayant de l’eau jusqu’à mi-jambe, visitèrent le carré.

Dans leur cabine, Karl et Pieter Kip retrouvèrent divers objets plus ou moins détériorés, des vêtements, du linge, des ustensiles de toilette, deux paires de chaussures. Les cadres superposés contenaient encore leur literie, qui fut retirée et rapportée au canot.

Il eût été très désirable que les deux frères eussent pu remettre la main sur les papiers, surtout ceux qui concernaient le comptoir d’Amboine et la maison de Groningue. Leur disparition était de nature à gêner le règlement des affaires. Mais il n’y en avait pas trace, et la mer, en pénétrant dans la cabine, avait fait son œuvre de destruction. Il en fut de même pour une somme de mille piastres appartenant à Pieter Kip, et qui avait disparu, la petite armoire où elle était renfermée, sous le cadre inférieur, ayant été brisée dans la collision.

« Rien… rien ! » dit-il.

Tandis que l’on visitait le carré, Vin Mod, — on ne s’en étonnera pas, — poussé par ses instincts de pillage, ne cessait de fureter dans tous les coins, et, sans être aperçu, pénétra dans la cabine des deux frères.

Et c’est alors que, sous le cadre inférieur de cette cabine, où s’ouvrait le tiroir, il trouva un objet qui avait échappé aux recherches de Karl et de Pieter Kip.

C’était un poignard de fabrication malaise, un de ces kriss à dents de scie, qui s’était glissé dans l’interstice de deux planches disjointes. Cette arme, assez commune chez les indigènes du Pacifique, n’avait pas grand prix et n’eût servi qu’à compléter la panoplie d’un amateur.

Vin Mod agissait-il sous une certaine pensée en s’appropriant cette arme ?… Dans tous les cas, il saisit le kriss, le fourra sous sa vareuse sans avoir été vu, et son intention était de le cacher dans son sac, dès qu’il serait de retour à bord du brick.

On peut en être assuré, si, au lieu de cette arme, il eût retrouvé le millier de piastres de Pieter Kip, il ne se fût fait aucun scrupule de l’emporter.

Il n’y avait plus rien à recueillir à bord du bâtiment naufragé. Les effets, habits, linge, literie, furent transportés dans le canot. D’ailleurs l’épave ne devait pas tarder à se disloquer entièrement. Le plancher du carré, rongé par l’eau, cédait sous le pied. Au premier mauvais temps, il ne flotterait plus que d’informes débris à la surface de la mer.

Le brick était en panne par le travers de l’épave, et le courant commençait à l’éloigner. La brise fraîchissait, la houle s’accentuait, et il convenait de revenir à bord. À plusieurs reprises, le porte-voix du maître d’équipage se fit entendre, hêlant les gens de l’embarcation.

« On nous commande de rentrer, dit Nat Gibson, et puisque nous avons pris tout ce qu’il y avait à prendre…

— Allons… répondit Karl Kip.

— Pauvre Wilhelmina ! » murmura Pieter Kip.

Tous deux ne cherchaient point à cacher l’émotion qu’ils éprouvaient !… S’ils avaient espéré retrouver une partie de ce qu’ils possédaient, il leur fallait maintenant renoncer à cet espoir !

Le canot largua son amarre. Ce fut Nat Gibson qui se mit au gouvernail, tandis que Karl et Pieter Kip, tournés vers l’arrière, regardaient encore les restes de la Wilhelmina.

Dès que l’embarcation eut été rehissée à son poste, le brick éventa ses voiles, et, sous l’allure du largue, servi par une belle brise, gagna rapidement en direction du nord-ouest.

Pendant cinq jours, la navigation ne présenta aucun incident, et, dès la matinée du 14, la vigie signalait les premières hauteurs de la Nouvelle-Guinée.