Les Frères Zemganno/43

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G. Charpentier, éditeur (p. 210-217).

XLIII

« Non, c’est pas la chose à faire… attends… voilà… quand tu en seras là, je te relèverai d’un coup de pied dans le cul… tu vois l’effet d’ici… ce sera merveilleux. »

Ainsi un clown cherchait, méditativement, le dénoûment original d’un exercice nouveau qui devait être exécuté par lui et son associé.

Après cette phrase, le parleur tombait dans un mutisme profond. Et son camarade et lui restaient silencieux, absorbés, ensevelis dans leurs pensées, qu’ils secouaient, tour à tour, par de frénétiques grattements de leurs deux têtes, au-dessus des chopes vides.

Tous deux étaient dans le petit café, où se réunissent les artistes après la sortie du Cirque : un café sans caractère, aux panneaux blancs, aux minces dorures, aux glaces étroites des cafés du boulevard du Temple. En un renfoncement de fenêtre, il y avait des moutardiers, des boîtes de sardines, une petite terrine de foie gras de charcutier, un fromage à la crème, du fromage de Gruyère, du fromage de Roquefort, et sur la tablette supérieure des saladiers à punch au milieu d’un amoncellement de citrons. Dans l’intérieur, allait et venait un gentil petit sommelier en herbe, une veste de velours grenat au dos, un grand tablier à bavette bleu sur le ventre, et dont la serviette passée dans le cordon de son tablier lui retombait par derrière comme un pagne blanc.

Bientôt, poussant la porte, entraient successivement tous les clowns, marchant sous leurs habits bourgeois, à pas lentement glissés, avec cet avancement de tout un côté du corps sur la jambe portée en avant, et avec leurs mains ballantes et ouvertes devant les cuisses. Nello fermait la marche, élevant chacun de ses pieds à la hauteur de son œil et les rabattant avec un mouvement impératif de la paume de sa main tendue, — léger, volant et blagueur.

Deux des clowns anglais prenaient le petit escalier du billard ; deux autres, près desquels venaient s’asseoir Nello et Gianni, demandaient un jeu de dominos.

Un vieux clown sans nationalité, grand, sec, osseux, ramassait sur les tables tous les journaux et allait s’asseoir au fond et loin des autres.

Entre les deux Anglais commençait une partie de dominos, où il n’y avait que le bruit agaçant de l’os sur le marbre, et sans une parole, et sans une plaisanterie, et sans un rire, et sans rien qui mît autour du jeu, la vie du jeu : une partie qui semblait jouée par des mimes impassibles.

Gianni regardait les ronds de sa pipe monter en s’élargissant au plafond, et Nello, qui avait commencé à donner en riant des conseils à son voisin pour le faire perdre, repoussé du jeu par d’amicaux coups de poing, fumait des cigarettes, les yeux sur les images d’une Illustration.

Entre ces tables voisinantes, toutes remplies de gens qui se connaissaient, de clowns, d’écuyers, de gens du travail par terre et du travail en l’air, il n’y avait pas une conversation, ni même dans un coin un aparté.

Ces hommes, ces gymnastes, et surtout les clowns, ces amuseurs de public avec la bouffonnerie de leurs corps, étalent, eux aussi, la tristesse des acteurs comiques. Et ils ont plus qu’eux, qu’ils soient anglais ou français, une taciturnité particulière. Est-ce la fatigue des exercices, est-ce le mortel danger quotidien au milieu duquel ils vivent, qui les fait tristes et muets de la sorte ? Non, il est une autre cause. Quand ces hommes sont sortis de la fièvre de leur travail, quand ils se reposent, quand ils réfléchissent, il vient à tout moment à leurs réflexions, l’appréhension que cette force adroite dont ils vivent, peut être tout à coup supprimée par une maladie, un rhumatisme, un rien de dérangé dans la machine physique. Et ils pensent encore et souvent — c’est leur idée fixe — que cette jeunesse de leurs nerfs et de leurs muscles aura un terme, et que, bien longtemps avant qu’ils ne meurent, la profession exercée par eux, leur corps vieilli se refusera à la remplir. Puis enfin, il y a parmi eux, et ils sont nombreux, les démolis, ceux qui ont fait dans leur carrière, deux ou trois chutes, des chutes parmi lesquelles il y en a eu peut-être une, qui les a tenus au lit onze mois ; alors, ces hommes, sous l’apparence complète du rétablissement, demeurent selon leur expression « des démolis » et ont besoin maintenant, pour l’accomplissement de leurs tours, d’un effort qui les tue et les rend tout chagrins.

En ce moment, entrait dans le café, un clown engagé comme singe dans une pièce féerique du Boulevard, qui, tirant de sa poche de petits cornets roses, en donnait à chacun de ses confrères, leur annonçant avec un air heureux et un peu fier, qu’il avait été parrain le matin ; puis il venait s’asseoir auprès de Gianni, auquel il disait :

— « Et où en sommes-nous ? »

— « Où j’en suis ? reprenait Gianni, mais toujours à la suspension horizontale en avant… C’est une plaisanterie la suspension horizontale en arrière… vous avez, pour soutenir le bras dans ce mouvement, le bourrelet que font le sur-épineux et le sous-épineux, tu sais, ces muscles-là… tandis que, quand ça se passe en avant la suspension… rien du tout, mais rien du tout pour vous retenir le bras que le vide, mon cher… Maintenant, voilà déjà pas mal de mois que j’y travaille… et je suis un peu effrayé de tous les mois qu’il faudra encore pour y arriver… Il y a tant de choses comme cela dans notre métier, qu’à un moment, nous sommes obligés de lâcher, devant le temps que ça nous demande encore… et devant le peu d’effet que cela produira en public… Ah ! il va falloir passer à un autre. »

Et Gianni se taisait dans le silence de tous.

La partie de dominos était au moment de finir, et le grand clown osseux, le lecteur de tous les journaux, avait posé sur le lit des feuilles publiques, sa tête dans une de ces poses recueillies et songeuses qui l’avait fait surnommer par ses camarades le Penseur.

Tout à coup, se soulevant un peu, comme sous une inspiration spontanée et que n’avait amenée aucune allusion des autres clowns, le Penseur prononçait lentement :

« Oh, misérables, bien misérables, tout à fait misérables, messieurs, nos cirques d’Europe !… Parlez-moi des cirques de l’Amérique… du Cirque flottant établi sur le Mississipi avec un amphithéâtre pouvant contenir dix mille personnes, et une écurie pour cent chevaux, et des dortoirs pour les artistes, les domestiques, l’équipage… et toujours précédé de son Oiseau de Paradis, un petit bateau à vapeur portant l’agent d’avertissement, chargé de préparer la nourriture des chevaux, les places d’abordage, les estacades, les portiques d’entrée… et de poser les affiches quinze jours d’avance… Et que dites-vous du Cirque ambulant de « la Grande Foire ambulante »… de ce cirque avec ses douze chariots dorés, ses temples aux Muses, à Junon, à Hercule, avec ses trois orchestres, avec son orgue à vapeur… oui, messieurs, son orgue à vapeur… enfin, avec sa parade qui se développe dans chaque ville sur une longueur de trois kilomètres… pendant que sur les chariots, des gymnastes mécaniques et des gymnastes vivants exécutent les exercices les plus difficiles… Oh, misérables, bien misérables, tout à fait misérables nos cirques d’Europe ! » répétait le Penseur, en prenant la porte, et jetant la fin de sa phrase du Boulevard.