Les Frères Zemganno/60

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G. Charpentier, éditeur (p. 287-289).

LX

La parfaite exécution du tour dans son ensemble demandait plus de temps que Gianni ne l’avait cru d’abord. Les deux frères travaillèrent six semaines enfermés dans leur petit gymnase, se jetant, lorsqu’ils tombaient de fatigue, sur le foin du plancher, y dormant une heure, puis recommençant.

De la réussite obtenue la première fois par un heureux hasard, de cette réussite, avec l’effort et l’occupation de chaque jour, devenant presque une habitude, il leur fallait faire une réussite certaine, assurée, constante, qui ne ratât jamais, — et cette continuité, cette permanence du succès, de toute nécessité pour qu’un tour se produise en public, est bien souvent sa mort. Puis le saut, lorsque Nello était arrivé à conquérir la hauteur voulue, n’avait plus eu lieu dans l’espace libre et ouvert, Gianni l’avait enfermé, ce saut, dans le cercle étroit de deux ronds de ficelle, figurant le haut et le bas d’un tonneau — labeur nouveau. Enfin maintenant Nello sautait sur les épaules de son frère, dont les pieds étaient posés sur une étroite tige de fer hémicyclaire ; et l’horrible difficulté du maintien des deux hommes, l’un sous le choc, l’autre dans sa prise d’aplomb sur des muscles, sur de la chair remuante, exigeait bien des tentatives, des essais, des recommencements. Et quand Nello croyait tout terminé, Gianni n’avait-il pas voulu couronner le tour par un prodige d’équilibre, par une série de sauts périlleux de tous deux en même temps, l’un au-dessus de l’autre, et pour lesquels, sur des points d’appui impossibles, il leur était nécessaire de réunir, à un ensemble et à une concordance de mouvements extraordinaires, la rectitude d’adresse du vieil Auriol retombant dans ses pantoufles.

Il y avait encore la recherche de l’invention scénique, dont ils voulaient selon une ancienne habitude enguirlander leur gymnastique. Et Nello, le poète ordinaire des exercices fraternels, avait trouvé d’aimables imaginations, un cadre d’un fantastique souriant et des musiques qui étaient à la fois des échos d’ouragans et de soupirs de la Nature. Mais au dernier moment les deux frères faisaient la remarque que l’osé de leur tour disparaissait dans l’enjolivement de la mise en scène. D’un commun accord, ils se décidaient à être cette fois des gymnastes, uniquement des gymnastes, quitte plus tard, pour redonner du nouveau à la chose vieillissante, à l’agrémenter de leur petite fabulation poétique.