Les Frères Zemganno/68

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G. Charpentier, éditeur (p. 324-327).

LXVIII

Le chirurgien, un genou en terre, était penché sur Nello couché sur le matelas de la batoude, le grand matelas sur lequel saute toute la troupe dans les exercices de voltige qui terminent d’ordinaire le spectacle.

Autour du blessé tournoyaient des gens du personnel qui, après un regard jeté sur la pâleur de son visage, disparaissaient ou se mettaient à causer dans les coins, à voix basse, du public s’entêtant à ne pas sortir, de l’inopportune indisposition du médecin du théâtre, et encore de la substitution au tonneau de toile qui devait servir au tour des deux frères d’un tonneau de bois venu on ne savait d’où ; et cela coupé des exclamations : « C’est étrange !… C’est bizarre !… C’est incompréhensible !… »

Au bout d’un temps assez long, lâchant de ses mains tâtonnantes une jambe au bout de laquelle, à travers le maillot fendu, un pied pendillait inerte et tout de travers, le chirurgien relevait la tête, s’adressant au Directeur debout devant lui :

« Oui, les deux jambes sont fracturées… et à la jambe droite, outre une fracture du péroné, il existe une fracture comminutive à la base du tibia… Je vais vous donner un mot pour mon hôpital… Je ferai moi-même la réduction… car ses jambes… c’est le pain de ce garçon ! »

« Monsieur, — disait Gianni, agenouillé de l’autre côté du matelas, — c’est mon… vrai frère, et je l’aime assez pour vous payer… autant qu’un riche… avec du temps. »

Le chirurgien regarda un moment Gianni, de ses grands yeux doux et tristes et comme lentement entrant dans les choses et dans les êtres ; et devant la douleur contenue et le profond désespoir de cet homme faisant, sous son costume et le paillon de ses oripeaux, mal à voir, il lui jetait :

— « Où demeurez-vous ? »

— « Ah bien loin, monsieur ! »

— « Mais où, je vous le demande ? » fit le chirurgien presque brutalement.

« C’est bien, — reprit-il, quand Gianni lui eut donné son adresse, — j’ai une visite ce soir dans le haut du faubourg Saint-Honoré !… je serai chez vous sur les minuit… munissez-vous de planchettes, d’alèses, de cordons… le premier pharmacien vous dira ce qui vous est nécessaire… mais il doit y avoir dans quelque coin un brancard… ça fait partie des accessoires d’ici, ça… le blessé souffrirait moins dans le transport. »

Le chirurgien aidait à charger le jeune clown sur le brancard, soutenait, pendant qu’on le portait, avec toutes sortes de précautions, la jambe cassée en deux endroits, et la plaçait et l’arrangeait lui-même en disant à Nello : « Mon enfant, encore deux heures de courage, et je suis à vous ! »

Gianni, dans un mouvement de bonheur reconnaissant, se baissait vers la main du chirurgien qu’il cherchait à baiser.