Les Frères Zemganno/73

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G. Charpentier, éditeur (p. 339-343).

LXXIII

L’opium des potions calmantes que prenait le soir Nello mettait, dans la fièvre de son sommeil tumultueux, des visions troubles.

Il rêvait une nuit qu’il était au Cirque. C’était le Cirque et ce n’était pas le Cirque, ainsi qu’il arrive dans les rêves, où, chose étrange, nous nous reconnaissons dans des lieux qui n’ont rien gardé d’eux-mêmes et dans lesquels tout est changé. Enfin ce jour-là, le Cirque avait pris des proportions immenses, et les spectateurs, qui étaient assis de l’autre côté de l’arène, lui apparaissaient vagues et sans visage, comme des gens assis à un quart de lieue de lui, et les lustres qui semblaient faire à tout moment des petits, ne pouvaient se compter, et la lumière des lustres était bizarre et un peu semblable à celle que les bougies mettent au fond des glaces, et il y avait un orchestre grand comme tout un théâtre, et où les musiciens se démenaient comme des diables, sans faire aucun bruit sur leurs violons muets et dans leurs cuivres sans sonorités. Et dans l’espace infini, on ne voyait dans l’air que tourbillonnements de petits corps d’enfants au-dessus de pieds d’hommes invisibles, que fuites rapides de chevaux portant sur leur queue au vent des écuyers, que paraboles de corps de gymnastes, ne se décidant pas à tomber et flottant à l’image de corps qui n’auraient pas de pesanteur. Et dans le lointain s’enfonçaient des corridors de trapèzes que parcourait, volant, un saut périlleux qui durait toujours ; et s’ouvraient des avenues d’interminables ronds de papier, au travers desquels passaient éternellement des femmes habillées de gaze, pendant que de hauteurs pareilles aux tours Notre-Dame, descendaient de sautillantes et impassibles danseuses de corde.

Tout cela se brouillait, s’effaçait sous le gaz pâlissant, et dans l’instant, de l’intérieur du Cirque, se précipitait un millier de clowns vêtus de noir, un squelette brodé en soie blanche sur leur souquenille collante, et, avec dans la bouche, des morceaux de papier noir qui leur faisaient de sombres trous de dents manquantes. Tous, emboîtés l’un dans l’autre, marchaient en se balançant d’un mouvement commun et unique, et faisaient le tour de l’arène, ondulant comme un long serpent. Des colonnettes sortaient de terre, et soudainement les mille clowns apparaissaient, chacun en haut de sa stèle, assis sur la pointe des fesses, les mains posées à plat sur la plante de ses pieds levés de chaque côté au-dessus de sa tête, et regardant le public entre ses jambes, avec l’immobilité de sphinx enfarinés.

De nouveau le gaz se ravivait, et avec la lumière revenante, se remontrait une vie humaine sur les visages des spectateurs, tout à l’heure des visages de spectres, et les clowns noirs avaient disparu.

Alors parmi des sauts, de la voltige, des bonds, dont les paillettes rayaient un instant le ciel comme de lueurs d’étoiles filantes, tout rentrait en branle au milieu de désossements, comme il ne s’en est jamais vu, et d’anatomies dont on faisait avec les membres de caoutchouc des rosettes comme avec des rubans, et de géantes qu’on ployait tout entières dans des cassettes ; un cauchemar de tout ce que le corps humain accomplit d’impossible, d’infaisable. Et en les absurdités du rêve, et se mêlant et se confondant dans son sommeil, les choses qu’il avait à peu près vues avec les choses que lui avait lues son frère, Nello voyait un jongleur indien, se maintenant inexplicablement en équilibre, assis dans la bobêche d’un léger et gigantesque candélabre à deux branches ; un Hercule contemporain enlevant par le marchepied, à la force de sa mâchoire, un omnibus plein ; un acrobate antique sautant à cloche-pied sur une outre gonflée et graissée ; un éléphant dansant, avec toutes sortes de légèretés aériennes, sur un fil d’archal.

Le gaz baissait encore, les clowns noirs faisaient, un instant, une courte apparition sur leurs stèles.

Et le spectacle recommençait. C’était cette fois dans cette lumière, où les choses n’avaient plus pour ainsi dire de couleur, et où elles miroitaient avec les brillants glaceux et crystallins des figures et des sujets gravés dans les miroirs de Venise, c’était comme un blanc soleil d’artifice de jambes de femmes, de bras d’hommes, de torses d’enfants, de croupes de chevaux, de trompes d’éléphants, un mouvement rotatoire de membres, de muscles, de nerfs d’humains et d’animaux, dont la vitesse toujours croissante, donnait au dormeur une impression de fatigue et de souffrance par tout le corps.