Les Frères corses/2

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Les Frères Corses (1845)
Calmann-Lévy (p. 9-14).
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II


Je me mis à escalader lestement l’échelle susdite, et fis quelques pas dans l’intérieur.

Au détour du corridor, je me trouvai en face d’une femme de haute taille, vêtue de noir.

Je compris que cette femme, de trente-huit à quarante ans, encore belle, était la maîtresse de la maison, et je m’arrêtai devant elle.

— Madame, lui dis-je en m’inclinant, vous devez me trouver bien indiscret ; mais l’usage du pays m’excuse et l’invitation de votre serviteur m’autorise.

— Vous êtes le bienvenu pour la mère, me répondit madame de Franchi, et vous serez tout à l’heure bienvenu pour le fils. À partir de ce moment, monsieur, la maison vous appartient ; usez-en donc comme si elle était la vôtre.

— Je viens vous demander l’hospitalité pour une nuit seulement, madame. Demain matin, au point du jour, je partirai.

— Vous êtes libre de faire ainsi qu’il vous conviendra, monsieur. Cependant, j’espère que vous changerez d’avis, et que nous aurons l’honneur de vous posséder plus longtemps.

Je m’inclinai une seconde fois.

— Maria, continua madame de Franchi, conduisez monsieur à la chambre de Louis. Allumez du feu à l’instant même, et portez de l’eau chaude. — Pardon, continua-t-elle en se retournant de mon côté, tandis que la servante s’apprêtait à suivre ses instructions, je sais que le premier besoin du voyageur fatigué est l’eau et le feu. Veuillez suivre cette fille, monsieur. Demandez-lui les choses qui pourraient vous manquer. Nous soupons dans une heure, et mon fils, qui sera rentré d’ici là, aura, d’ailleurs, l’honneur de vous faire demander si vous êtes visible,

— Vous excuserez mon costume de voyage, madame.

— Oui, monsieur, répondit-elle en souriant, mais à la condition que, de votre côté, vous excuserez la rusticité de la réception.

La servante montait l’escalier.

Je m’inclinai une dernière fois, et je la suivis.

La chambre était située au premier étage et donnait sur le derrière ; les fenêtres s’ouvraient sur un joli jardin tout planté de myrtes et de lauriers-roses, traversé en écharpe par un charmant ruisseau qui allait se jeter dans le Tavaro.

Au fond, la vue était bornée par une espèce de haie de sapins tellement rapprochés les uns des autres, qu’on eût dit une muraille. Comme il en est de presque toutes les chambres des maisons italiennes, les parois de celle-ci étaient blanchies à la chaux et ornées de quelques fresques représentant des paysages.

Je compris aussitôt qu’on m’avait donné cette chambre, qui était celle du fils absent, comme la plus confortable de la maison.

Alors il me prit l’envie, tandis que Maria allumait mon feu et préparait mon eau, de dresser l’inventaire de ma chambre et de me faire par l’ameublement une idée du caractère de celui qui l’habitait.

Je passai aussitôt du projet à la réalisation, en pivotant sur le talon gauche, et en exécutant ainsi un mouvement de rotation sur moi-même qui me permit de passer en revue les uns après les autres les différents objets dont j’étais entouré.

L’ameublement était tout moderne ; ce qui, dans cette partie de l’île où la civilisation n’est pas encore parvenue, ne laisse pas que d’être une manifestation de luxe assez rare. Il se composait d’un lit de fer, garni de trois matelas et d’un oreiller, d’un divan, de quatre fauteuils, de six chaises, d’un double corps de bibliothèque et d’un bureau ; le tout en bois d’acajou et sortant évidemment de la boutique du premier ébéniste d’Ajaccio.

Le divan, les fauteuils et les chaises, étaient recouverts d’indienne à fleurs, et des rideaux d’étoffe pareille pendaient devant les deux fenêtres et enveloppaient le lit.

J’en étais là de mon inventaire, lorsque Maria sortit et me permit de pousser plus loin mon investigation.

J’ouvris la bibliothèque et je trouvai la collection de tous nos grands poètes :

Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Ronsard, Victor Hugo et Lamartine.

Nos moralistes :

Montaigne, Pascal, Labruyère.

Nos historiens :

Mézeray, Chateaubriand, Augustin Thierry.

Nos savants :

Cuvier, Beudant, Élie de Beaumont.

Enfin quelques volumes de romans, parmi lesquels je saluai avec un certain orgueil mes Impressions de Voyage.

Les clefs étaient aux tiroirs du bureau ; j’en ouvris un.

J’y trouvai des fragments d’une histoire de la Corse, un travail sur les moyens à employer pour abolir la vendette, quelques vers français, quelques sonnets italiens : le tout manuscrit. C’était plus qu’il ne m’en fallait, et j’avais la présomption de croire que je n’avais pas besoin de pousser plus loin mes recherches pour me faire une opinion sur M. Louis de Franchi.

Ce devait être un jeune homme doux, studieux, et partisan des réformes françaises. Je compris alors qu’il fût parti pour Paris dans l’intention de se faire recevoir avocat.

Il y avait sans doute pour lui tout un avenir de civilisation dans ce projet. Je faisais ces réflexions tout en m’habillant. Ma toilette, comme je l’avais dit à madame de Franchi, quoique ne manquant pas de pittoresque, avait besoin d’une certaine indulgence.

Elle se composait d’une veste de velours noir, ouverte aux coutures des manches, afin de me donner de l’air dans les heures chaudes de la journée, et qui, par ces espèces de crevés à l’espagnole, laissait passer une chemise de soie à raies ; d’un pantalon pareil, pris depuis le genou jusqu’au bas de la jambe dans des guêtres espagnoles fendues sur le côté et brodées en soie de couleur, et d’un chapeau de feutre prenant toutes les formes qu’on voulait lui donner, mais particulièrement celle du sombrero.

J’achevais de revêtir cette espèce de costume, que je recommande aux voyageurs comme un des plus commodes que je connaisse, lorsque ma porte s’ouvrit, et que le même homme qui m’avait introduit parut sur le seuil.

Son entrée avait pour but de m’annoncer que son jeune maître, M. Lucien de Franchi, arrivait à l’instant même, et me faisait demander l’honneur, si toutefois j’étais visible, de venir me souhaiter la bienvenue.

Je répondis que j’étais aux ordres de M. Lucien de Franchi, et que tout l’honneur serait pour moi.

Un instant après, j’entendis le bruit d’un pas rapide, et je me trouvai presque aussitôt en face de mon hôte.