Les Frères corses/20

La bibliothèque libre.
Les Frères Corses (1845)
Calmann-Lévy (p. 149-155).
◄  Chap. XIX.
Chap. I.  ►


XX


L’entrée de Lucien dans la salle fut une nouvelle preuve de cette étrange ressemblance entre lui et son frère.

Le bruit de la mort de Louis s’était répandu, peut-être pas dans tous ses détails, c’est vrai, mais enfin il s’était répandu, et l’apparition de Lucien sembla frapper tout le monde de stupeur.

Je demandai un cabinet, en prévoyant que le baron Giordano devait venir nous rejoindre.

On nous donna alors la chambre du fond.

Lucien se mit à lire les journaux avec un sang-froid qui ressemblait à de l’insensibilité.

Au milieu du déjeuner, Giordano entra.

Les deux jeunes gens ne s’étaient pas vus depuis quatre ou cinq ans ; cependant, un serrement de main fut la seule démonstration d’amitié qu’ils se donnèrent.

— Eh bien, tout est arrangé, dit-il.

— M. de Château-Renaud accepte ?

— Oui, à la condition, cependant, qu’après vous on le laissera tranquille.

— Oh ! qu’il se rassure : je suis le dernier des Franchi. Est-ce lui que vous avez vu ou sont-ce les témoins ?

— C’est lui-même. Il s’est chargé de prévenir MM. de Boissy et de Châteaugrand. Quant aux armes, à l’heure et au lieu, ils seront les mêmes.

— À merveille… Mettez vous là, et déjeunez.

Le baron s’assit, et l’on parla d’autres choses.

Après le déjeuner, Lucien nous pria de le faire reconnaître par le commissaire de police qui avait mis les scellés, par le propriétaire de la maison qu’habitait son frère. Il voulait passer dans la chambre même de Louis cette dernière nuit qui le séparait de la vengeance.

Toutes ces démarches prirent une partie de la journée, et ce ne fut que vers cinq heures du soir que Lucien put entrer dans l’appartement de son frère. Nous le laissâmes seul ; la douleur a sa pudeur qu’il faut respecter.

Lucien nous donna rendez-vous pour le lendemain à huit heures, en me priant de tâcher d’avoir les mêmes pistolets et de les acheter même s’ils étaient à vendre.

Je me rendis aussitôt chez Devisme, et le marché fut conclu moyennant six cents francs. Le lendemain, à huit heures moins un quart, j’étais chez Lucien.

Quand j’entrai, il était à la même place et écrivait à la même table où j’avais trouvé son frère écrivant. Il avait le sourire sur les lèvres, quoiqu’il fût fort pâle.

— Bonjour, me dit-il ; j’écris à ma mère.

— J’espère que vous lui annoncez une nouvelle moins douloureuse que celle qu’il y a aujourd’hui huit jours lui annonçait votre frère.

— Je lui annonce qu’elle peut prier tranquillement pour son fils et qu’il est vengé.

— Comment pouvez-vous parler avec cette certitude ?

— Mon frère ne vous avait-il pas d’avance annoncé sa mort ? Moi, d’avance, je vous annonce celle de M. de Château-Renaud.

Il se leva, et, en me touchant la tempe :

— Tenez, me dit-il, je lui mettrai ma balle là.

— Et vous ?

— Il ne me touchera même pas !

— Mais attendez au moins l’issue du duel pour envoyer cette lettre.

— C’est parfaitement inutile.

Il sonna. Le valet de chambre parut.

— Joseph, dit-il, portez cette lettre à la poste.

— Mais vous avez donc revu votre frère ?

— Oui, me dit-il.

C’était une étrange chose que ces deux duels à la suite l’un de l’autre, et dans lesquels, d’avance, un des deux adversaires était condamné. Sur ces entrefaites, le baron Giordano arriva. Il était huit heures. Nous partîmes.

Lucien avait si grande hâte d’arriver et poussa tellement le cocher, que nous étions au rendez-vous plus de dix minutes avant l’heure.

Nos adversaires arrivèrent à neuf heures juste. Ils étaient à cheval tous trois et suivis d’un domestique à cheval aussi.

M. de Château-Renaud avait la main dans son habit, et je crus d’abord qu’il portait son bras en écharpe.

À vingt pas de nous, ces messieurs descendirent et jetèrent la bride de leurs chevaux aux domestiques.

M. de Château-Renaud resta en arrière, mais jeta cependant les yeux sur Lucien ; tout éloigné que nous étions de lui, je le vis pâlir. Il se retourna, et, de la cravache qu’il portait à la main gauche, s’amusa à couper les petites fleurs qui poussaient sur le gazon.

— Nous voici, messieurs, dirent MM. de Châteaugrand et de Boissy. Mais vous savez nos conditions, c’est que ce duel est le dernier, et que, quelle qu’en soit l’issue, M. de Château-Renaud n’aura plus à répondre à personne du double résultat.

— C’est convenu répondîmes-nous, Giordano et moi.

Lucien s’inclina en signe d’assentiment.

— Vous avez des armes, messieurs ? demanda le vicomte de Châteaugrand.

— Les mêmes.

— Et elles sont inconnues à M. de Franchi ?

— Beaucoup plus qu’à M. de Château-Renaud. M. de Château-Renaud s’en est servi une fois. M. de Franchi ne les a pas encore vues.

— C’est bien, messieurs. Viens, Château-Renaud.

Aussitôt nous nous enfonçâmes dans le bois sans prononcer une seule parole : chacun, à peine remis de la scène dont nous allions revoir le théâtre, sentait que quelque chose de non moins terrible allait se passer.

Nous arrivâmes à la fondrière.

M. de Château-Renaud, grâce à une grande puissance sur lui-même, paraissait calme ; mais ceux qui l’avaient vu dans ces deux rencontres pouvaient cependant apprécier la différence.

De temps en temps, il jetait à la dérobée un regard sur Lucien, et ce regard exprimait une inquiétude qui ressemblait à de l’effroi.

Peut-être était-ce cette grande ressemblance des deux frères qui le préoccupait, et croyait-il voir dans Lucien l’ombre vengeresse de Louis.

Pendant qu’on chargeait les pistolets, je le vis enfin tirer sa main de sa redingote ; sa main était enveloppée d’un mouchoir mouillé qui devait en apaiser les mouvements fébriles.

Lucien attendait l’œil calme et fixe, en homme qui est sûr de sa vengeance.

Sans qu’on lui indiquât sa place, Lucien alla prendre celle qu’occupait son frère ; ce qui força naturellement M. de Château-Renaud à se diriger vers celle qu’il avait déjà occupée.

Lucien reçut son arme avec un sourire de joie,

M. de Château-Renaud, en prenant la sienne, de pâle qu’il était, devint livide. Puis il passa sa main entre sa cravate et son cou comme si sa cravate l’étouffait.

On ne peut se faire une idée du sentiment de terreur involontaire avec lequel je regardais ce jeune homme, beau, riche, élégant, qui, la veille au matin, croyait avoir encore de longues années à vivre, et qui, aujourd’hui, la sueur au front, l’angoisse au cœur, se sentait condamné.

— Y êtes-vous, messieurs ? demanda M. de Châteaugrand.

— Oui, répondit Lucien.

M. de Château-Renaud fit un geste affirmatif.

Quant à moi, n’osant envisager cette scène en face, je me retournai.

J’entendis les deux coups frappés successivement dans la main, et, au troisième, la détonation des deux pistolets.

Je me retournai.

M. de Château-Renaud était étendu sur le sol, tué roide, sans avoir poussé un soupir, sans avoir fait un mouvement.

Je m’approchai du cadavre, mû par cette invincible curiosité qui vous pousse à suivre jusqu’au bout une catastrophe ; la balle lui était entrée à la tempe, à l’endroit même qu’avait indiqué Lucien.

Je courus à lui ; il était resté calme et immobile ; mais, en me voyant à sa portée, il laissa tomber son pistolet et se jeta dans mes bras.

— Oh ! mon frère, mon pauvre frère ! s’écria-t-il.

Et il éclata en sanglots.

C’étaient les premières larmes que le jeune homme eût versées.



FIN DES FRÈRES CORSES.