Les Francs-tireurs/06

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Amyot (p. 76-92).


VI

LE CONSEIL DES CHASSEURS.


Nous reviendrons maintenant à Tranquille, que nous avons trop longtemps négligé.

Tranquille s’était séparé de ses amis à deux portées de fusil du campement texien, se réservant, si besoin était, de faire intervenir Carméla ; mais cela n’avait pas été nécessaire : le jeune homme, bien qu’à contre-cœur, avait consenti à tout ce que lui avait demandé le Canadien, ce dont celui-ci avait été charmé, car sans savoir précisément pourquoi, il lui aurait déplu de faciliter une entrevue entre les jeunes gens.

Aussitôt après son entretien avec le jeune chef des francs tireurs, le chasseur s’était levé, et malgré les instances du Jaguar pour le retenir, il avait quitté son camp.

Le chasseur était donc remonté à cheval, et, à demi satisfait de sa conversation avec le Jaguar, il avait regagné au petit pas, tout en réfléchissant, l’endroit où ses amis étaient campés.

Ceux-ci l’attendaient avec anxiété, Carméla surtout était dévorée d’une inquiétude extrême.

Étrange contraste, que les femmes seules pourront expliquer, la jeune fille, à son insu peut-être, éprouvait pour le Jaguar et pour le capitaine Melendez des sentiments qu’elle redoutait elle-même d’analyser, mais qui cependant la portaient à s’intéresser également au sort de ces deux hommes et à craindre un choc entre eux, quelqu’en dût être le résultat pour l’un ou pour l’autre.

Malgré cela, il est évident que s’il lui avait fallu expliquer la raison qui la poussait à agir ainsi, elle n’aurait pas su répondre, et que si on lui avait dit qu’elle aimait l’un ou l’autre, elle s’en serait énergiquement défendue, et cela franchement persuadée qu’elle aurait dit vrai.

Pourtant elle se sentait, peut-être par des motifs différents, irrésistiblement attirée vers eux ; elle tressaillait à leur approche, le son de leur voix faisait intérieurement courir un frisson de bonheur dans tout son être ; si elle demeurait longtemps sans avoir de leurs nouvelles, elle devenait triste, inquiète, pensive ; leur présence lui rendait toute sa gaîté et son insouciance d’oiseau.

Était-ce de l’amitié ? était-ce de l’amour ? qui sait !

Tranquille trouva ses amis confortablement établis dans une étroite clairière, assis auprès d’un grand feu qui servait à cuire leur souper. Carméla, retirée un peu à l’écart, interrogeait d’un regard impatient la sente par laquelle elle savait que devait arriver le chasseur.

Aussitôt qu’elle l’aperçut, elle poussa un cri de joie étouffé et fit un mouvement pour courir à sa rencontre, mais elle s’arrêta en rougissant, baissa la tête, et se cacha toute honteuse derrière un massif de floripondios.

Tranquille mit paisiblement pied à terre, ôta la bride à son cheval, qu’il envoya d’une claque amicale sur la croupe rejoindre ceux de ses compagnons, et il alla s’asseoir auprès du Cœur-Loyal.

— Ouf ! fit-il, enfin me voici de retour, ce n’est pas sans peine.

— Auriez-vous couru quelque danger ? demanda avec intérêt le Cœur-Loyal.

— Nullement, au contraire ; le Jaguar m’a reçu comme il devait le faire, c’est-à-dire en ami, je n’ai à me plaindre que de sa courtoisie ; du reste nous nous connaissons trop pour qu’il n’en eût pas été ainsi.

Carméla s’était avancée tout doucement près du chasseur ; tout à coup elle pencha sa gracieuse tête vers lui, et lui présenta son front à baiser :

— Bonjour, père, lui dit-elle d’un petit ton hypocrite, vous voilà déjà de retour ?

— Déjà ! répondit Tranquille, en déposant un baiser sur son front, et en riant, diable ! fillette, il paraît que mon absence ne t’a pas parue longue.

— Pardonnez-moi, ce n’est pas cela que je voulais dire, mon père, fit-elle toute confuse.

— Et que voulais-tu donc dire, mon enfant ?

— Oh ! rien.

— Au contraire, n’est-ce pas, petite sournoise ? Mais tu as beau faire, tu ne parviendras pas à me tromper ; je suis un trop vieux renard, fillette, pour, me laisser prendre à tes ruses d’enfant gâtée.

— Vous êtes méchant, mon père, répondit-elle avec une moue mutine, vous interprétez toujours en mal ce que je vous dis.

— Voyez-vous cela, señorita ! Allons, ne te fâche pas, je t’apporte de bonnes nouvelles.

— Bien vrai ? s’écria-t-elle en joignant les mains avec joie.

— Douterais-tu de ma parole ?

— Oh ! non, mon père.

— À la bonne heure, maintenant assieds-toi là auprès de moi, et écoute.

— Parlez, parlez, mon père ! s’écria-t-elle toute joyeuse, en s’asseyant à la place que lui indiquait le chasseur.

— Tu t’intéresses donc bien au capitaine Melendez, mon enfant ?

— Moi ! mon père, s’écria-t-elle avec un mouvement de surprise.

— Dame ! il me semble que pour avoir risqué une démarche comme celle que tu as faite, il faut porter aux gens un vif intérêt.

La jeune fille devint sérieuse.

— Père, dit-elle, au bout d’un instant avec ce petit ton résolu que savent si bien prendre les enfants gâtés, je ne saurais vous dire pourquoi j’ai agi ainsi que je l’ai fait, c’est malgré moi, je vous le jure, j’étais folle, la pensée que le Jaguar et le capitaine auraient à soutenir l’un contre l’autre une lutte mortelle, me faisait froid au cœur, et pourtant je vous le certifie, maintenant que je suis de sang-froid, je m’interroge vainement pour connaître la raison qui m’a poussée à intercéder auprès de vous pour éviter cette rencontre.

Le chasseur secoua la tête.

— Tout cela n’est pas clair, Niña, reprit-il, je ne comprends rien à tes raisonnements ; dame ! je ne suis qu’un pauvre coureur des bois sans autre instruction que celle puisée dans les grands spectacles de la nature que constamment j’ai sous les yeux, le cœur des femmes est pour moi un livre fermé dont il me serait impossible de déchiffrer un feuillet, seulement, enfant, crois-moi, prends garde, ne joue pas imprudemment avec des armes dont tu ignores la force et le mécanisme ; quelque léger que soit l’antilope, à force de sauter de rocher en rocher sur les bords des précipices, il arrive un moment où le vertige le prend, la tête lui tourne et il roule dans l’abîme, j’ai vu souvent de semblables catastrophes dans les forêts. Prends garde, fillette, prends garde, crois en l’expérience du vieux chasseur.

Carméla appuya toute pensive son front rougissant sur l’épaule du Canadien et levant vers lui ses grands yeux bleus pleins de larmes.

— Je souffre, père, murmura-t-elle avec tristesse.

— Vive Dieu ? mon enfant, tu souffres et tu ne me le dis pas, serais-tu malade ? s’écria-t-il avec inquiétude, mais aussi quelle imprudence à toi, de courir ainsi le désert pendant la nuit.

— Vous vous trompez, père, répondit-elle avec un pâle sourire, je ne suis pas malade, ce n’est pas cela.

— Qu’est-ce donc alors ?

— Je ne sais pas, mais mon cœur se serre, j’ai la poitrine oppressée. Oh ! je suis bien malheureuse !

Et cachant sa tête dans ses mains elle fondit en larmes.

Tranquille la considéra un instant avec un étonnement mêlé d’effroi.

— Malheureuse, toi ! s’écria-t-il enfin en se frappant le front avec colère, oh ! que lui a-t-on donc fait, mon Dieu, pour qu’elle pleure ainsi !

Il y eut un silence de quelques minutes. Lorsque l’entretien avait semblé prendre une tournure confidentielle, le Cœur-Loyal et Lanzi s’étaient levés sans affectation et s’étaient éloignés au milieu des fourrés où ils n’avaient pas tardé à disparaître. Tranquille et la jeune fille étaient donc seuls.

Le chasseur était en proie à une de ces rages froides d’autant plus terribles qu’elles sont concentrées ; adorant la jeune fille, il se figurait dans sa naïve ignorance que c’était lui qui, sans s’en douter, par sa grossièreté et la trivialité de ses manières à son égard, la rendait malheureuse, et il s’accusait intérieurement de ne pas avoir su lui faire la vie calme et douce qu’il avait rêvée pour elle.

— Pardonne-moi, mon enfant, lui dit-il avec émotion, pardonne-moi d’être involontairement cause de tes souffrances. Mon Dieu, il ne faut pas m’en vouloir, va, ce n’est nullement ma faute, j’ai toujours vécu seul au désert, où aurais-je appris comment il faut agir avec d’aussi frêles natures que celle des femmes ; mais maintenant c’est fini, je me surveillerai, tu n’auras plus de reproches à m’adresser, je te le promets, mon enfant chérie, tout ce que tu voudras je le ferai, là, es-tu contente ?

Par une réaction subite, la jeune fille essuya ses larmes, et partant d’un joyeux éclat de rire, elle jeta ses bras au cou du chasseur et, l’embrassant à plusieurs reprises :

— C’est vous qui devez me pardonner, mon père, lui dit-elle de sa voix câline, car je semble prendre plaisir à vous tourmenter, vous qui êtes si bon ; je ne savais ce que je disais tout à l’heure ; je ne suis pas malheureuse, je ne souffre pas, je suis heureuse au contraire, et je vous aime bien, mon bon père, je n’aime que vous, que vous seul.

Tranquille la regarda d’un air effaré ; il ne comprenait plus rien à ces brusques revirements d’humeur, dont la cause lui échappait.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il en joignant les mains avec stupeur, ma fille est folle !

À cette exclamation, la gaité de la rieuse enfant redoubla et son rire perlé s’élança de son gosier en une joyeuse cascatelle, à rendre par ses modulations un rossignol jaloux.

— Mon père, dit-elle, je ne suis pas folle ; c’est lorsque je vous parlais ainsi que je l’ai fait, il n’y a qu’un instant, que je l’étais, mais maintenant la crise est passée ; pardonnez-moi et n’y songeons plus.

— Hum ! murmura le chasseur en levant les yeux au ciel d’un air profondément embarrassé, je ne demande pas mieux, Niña, mais je suis encore moins avancé qu’avant, et, sur ma parole, je ne comprends plus rien à tout ce qui te passe par l’esprit.

— Qu’importe ? si je vous aime, père ; toutes les jeunes filles sont ainsi, il ne faut pas attacher d’importance à leurs caprices.

— Bon ! bon ! cela doit être ainsi, puisque tu me le dis, fillette. C’est égal, j’ai bien souffert, enfant, tes paroles me brisaient le cœur.

Carméla l’embrassa avec effusion.

— Et le Jaguar ? demanda-t-elle.

— Tout est arrangé ; le capitaine n’a rien à redouter de lui.

— Oui, je le sais, le Jaguar est un cœur noble : s’il a donné sa parole, on peut s’y fier.

— Il me l’a donnée.

— Merci, père. Eh bien ! maintenant que tout est arrangé suivant nos désirs…

— Suivant tes désirs, interrompit le chasseur.

— Les miens ou les vôtres, père, n’est-ce donc pas la même chose ?

— C’est juste, j’ai tort, continue ?

— Eh bien ! dis-je, appelez vos amis qui rôdent sans doute aux environs, et mangeons, je meurs de faim, moi.

— Vrai ? fit-il tout-joyeux.

— Ma foi, oui ; je n’osais vous l’avouer.

— Oh ! alors ce ne sera pas long.

Le Canadien siffla ; les deux hommes qui probablement n’attendaient que ce signal parurent aussitôt.

La venaison fut tirée du feu, placée sur une feuille, et chacun s’installa commodément pour manger.

— Eh ! mais, dit tout-à-coup Tranquille, où donc est Quoniam ?

Quelque temps après votre départ, répondit le Cœur-Loyal, il nous a quittés, afin, nous a-t-il dit, d’aller à l’hacienda del Mezquite.

— Il a bien fait ; je n’y avais pas songé ; je ne suis pas inquiet de mon vieux camarade ; il saura bien nous retrouver.

Chacun commença alors à manger de bon appétit sans se préoccuper davantage de l’absence du nègre.

Une chose digne de remarque, c’est que les hommes que l’existence qu’ils mènent oblige à un continuel déploiement de leurs facultés physiques, quelles que soient les circonstances où ils se trouvent, les dangers qui les entourent ou l’inquiétude qui les obsède, mangent toujours de bon appétit et dorment d’un profond sommeil, tant la satisfaction de ces deux impérieux besoins matériels leur est indispensable pour résister avec avantage aux incessantes péripéties de leur existence si accidentée et si pleine de hasards de toutes sortes.

Pendant le repas des chasseurs, le soleil s’était couché et la nuit avait envahi la forêt.

Carméla, brisée par les divers événements de cette journée, se retira presqu’immédiatement dans un léger jacal de feuillage construit par le Cœur-Loyal.

La jeune fille avait besoin de remettre de l’ordre dans ses idées et de prendre quelques heures d’un repos, dont la privation avait surexcité son système nerveux et causé la crise à laquelle elle avait été en proie, quelques heures auparavant.

Dès qu’ils furent seuls, les chasseurs firent une provision de bois mort, destinée à entretenir le feu toute la nuit, puis, après avoir jeté quelques brassées de branches sèches dans le brasier, ils s’assirent à l’indienne, c’est-à-dire le dos à la flamme, afin de ne pas avoir les yeux éblouis par la lueur et de pouvoir distinguer dans l’obscurité l’approche d’un hôte inattendu, homme ou bête fauve ; puis, cette précaution prise et les rifles placés à portée de la main, ils allumèrent leurs pipes et fumèrent silencieusement.

C’est surtout la nuit, lorsque les bruits du jour s’éteignent pour faire place aux rumeurs mystérieuses des ténèbres, que le désert revêt un aspect grandiose et imposant, qui saisit l’âme et la porte à ces douces et mélancoliques rêveries si pleines de charmes.

L’air plus pur de la nuit rafraîchi par la brise qui passe à travers les feuilles qu’elle agite doucement, les murmures de l’eau parmi les nénuphars, les rumeurs confuses de mille insectes invisibles, ce silence du désert traversé par des souffles mélodieux et animés, enfin, partout ce bruit confus du grand flot de la vie qui vient de Dieu, qui passe sans cesse et toujours se renouvelle, plongent malgré lui l’homme au cœur fort dans un recueillement religieux d’une douceur étrange que ceux auxquels les grands spectacles de la nature sont inconnus ne sauront se figurer.

La nuit était calme et claire, une profusion de lumière ruisselait des millions d’étoiles qui plaquaient le ciel d’un bleu sombre, la lune déversait sur la terre sa lueur argentée qui imprimait aux objets une apparence fantastique. L’atmosphère était d’une pureté et d’une transparence telles qu’à une grande distance par les éclaircis des ravins le regard distinguait comme en plein jour les accidents du paysage.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi, sans qu’aucun des trois hommes, séduit par la splendeur de la nuit, songeât à prendre un repos qui, cependant, lui était nécessaire après les fatigues de la journée.

— Qui veillera ce soir ? demanda enfin Lanzi, en repassant le tuyau de sa pipe dans sa ceinture, nous sommes entourés de gens avec lesquels il est bon de prendre ses précautions.

— C’est juste, observa le Cœur-Loyal, dormez, moi je veillerai pour tous.

— Un instant, dit le Canadien, si le sommeil ne vous accable pas trop, Lanzi, vous, le Cœur-Loyal et moi, nous profiterons de l’absence de Carméla pour tenir conseil. La situation, dans laquelle nous sommes, est intolérable pour une jeune fille, il nous faut absolument prendre un parti, malheureusement je ne sais que faire, vos lumières réunies ne seront pas, je le crains, de trop pour m’aider à sortir d’embarras.

— À vos ordres, Tranquille, répondit Lanzi, tenons conseil, j’en serai quitte pour dormir plus vite.

— Parlez, mon ami, dit le Cœur-Loyal.

Le chasseur se recueillit un instant, puis il reprit :

— La vie est rude au désert, pour les natures délicates ; nous autres hommes, rompus à la fatigue et endurcis aux privations, non-seulement nous la supportons sans y songer, mais encore nous y trouvons des jouissances inouïes.

— C’est vrai, observa le Cœur-Loyal ; mais les dangers que des hommes tels que nous peuvent braver, il serait injuste et cruel d’y astreindre une femme, une jeune fille à peine sortie de l’enfance et dont la vie s’est écoulée jusqu’à ce jour exempte de soucis, de privations et de fatigues d’aucunes sortes.

— Oui, appuya Lanzi.

— Voilà justement la question, continua Tranquille ; bien qu’il m’en coûte de me séparer d’elle, Carméla ne peut plus longtemps demeurer avec nous.

— Ce serait vouloir la tuer, fit le Cœur-Loyal.

— Ce qui ne serait pas long. Pauvre chère petite ! grommela Lanzi.

— Oui ; mais à qui la confier, maintenant que la venta est détruite ?

— C’est épineux, observa Lanzi.

— Mais, dit le Cœur-Loyal, n’êtes-vous pas tigrero de l’hacienda del Mezquite ?

— En effet.

— C’est cela ! s’écria le métis ; voilà une bonne idée. Elle ne me serait pas venue à moi.

— Quelle idée ? demanda le Canadien.

— Le maître de l’hacienda, reprit le Cœur-Loyal, ne vous refusera pas de recevoir Carméla chez lui.

Le chasseur secoua négativement la tête.

— Non, non, dit-il ; si je le lui demandais, je suis convaincu qu’il y consentirait ; mais cela ne doit pas être.

— Pourquoi donc ?

— Parce que le propriétaire du Mezquite n’est pas l’homme qu’il faut pour protéger une jeune fille, Cœur-Loyal.

— Hum ! fit celui-ci, notre position se complique, alors, car je ne vois qui pourrait s’en charger.

— Ni moi non plus, voilà ce qui me chagrine.

— Écoutez, s’écria tout à coup le Cœur-Loyal, je ne sais, Dieu me pardonne, où j’avais la tête de ne pas y avoir songé tout d’abord, ne soyez pas inquiets, je connais quelqu’un.

— Vous !

— Oui.

— Parlez ? parlez ?

— Allons, fit à part lui le métis, c’est réellement un bon camarade que ce Cœur-Loyal, il est plein de bonnes idées.

— Pour des raisons qui, en ce moment seraient trop longues à vous dire, mais que quelque jour je vous confierai, reprit le jeune homme, je ne suis pas seul au désert, ma mère et un vieux serviteur de ma famille habitent à trois cents milles environ de l’endroit où nous sommes au milieu d’une tribu Comanche, dont les chefs, il y a quelques années, m’ont adopté ; ma mère est bonne, elle m’aime à l’adoration, elle sera heureuse d’avoir pour compagne une charmante enfant comme votre fille ; elle veillera sur elle, et l’entourera de ces soins maternels qu’une femme seule sait prodiguer, surtout lorsque cette femme est réellement mère, et qu’elle tremble continuellement pour le salut du fils auquel elle a tout sacrifié ; tous les mois, à la même époque, j’abandonne la chasse, je lance mon mustang, et traversant le désert avec la rapidité d’une flèche, je vais voir ma mère, avec laquelle je demeure quelques jours dans la tribu. Voici à peu près l’époque où j’ai l’habitude de me rendre au village, voulez-vous que je vous y conduise ? Venant avec moi, les Indiens vous recevront bien, et ma mère vous remerciera de lui confier votre fille.

— Cœur-Loyal, répondit le chasseur avec émotion, votre offre est celle d’un homme honnête et sans détours, je l’accepte aussi franchement que vous me la faites ; près de votre mère ma fille sera heureuse et elle n’aura rien à redouter, merci.

— Cœur-Loyal, fit le métis avec effusion, je ne sais qui vous a donné le nom que vous portez, mais, canarios ! celui-là vous connaissait bien, je vous l’affirme.

Les deux hommes sourirent de la boutade de Lanzi.

— Maintenant que c’est une chose arrangée, continua-t-il, vous n’avez plus besoin de moi, n’est-ce pas ? Alors bonsoir ; je vais dormir, j’ai les paupières qui me piquent comme si elles étaient remplies d’épines.

Il s’enveloppa avec soin dans son zarapé, s’étendit sur le sol, et une minute plus tard, il dormait à poings fermés ; il est probable que le digne homme voulait rattraper le temps perdu, car il ne se dissimulait nullement que dans le conseil, il n’avait rempli que le rôle de comparse et servi absolument à rien.

— Quand partons-nous ? demanda le Canadien.

— La route est longue, répondit le Cœur-Loyal ; nous avons plus de trois cents milles à franchir ; Carméla est épuisée par les fatigues que depuis quelques jours elle a endurées, peut-être ferions-nous bien de lui laisser un jour ou deux de repos pour reprendre les forces nécessaires pour supporter les nouvelles fatigues qui l’attendent pendant le long voyage que nous allons entreprendre.

— Oui, vous avez raison ; ce voyage, qui pour nous ne serait rien, est énorme pour une jeune fille ; demeurons ici deux jours ; le campement est bon, la place bien choisie ; rien ne nous presse ; il vaut mieux agir avec prudence afin de ne pas avoir plus tard à regretter trop de précipitation qui pourrait être fatale à celle que nous désirons tant sauvegarder.

— Pendant le temps que nous passerons ici, nos chevaux reprendront du feu et de la vigueur, et nous profiterons de ce temps d’arrêt pour réunir des provisions.

— Bien parlé, frère ; c’est convenu : dans deux jours nous nous mettrons en route, et j’espère que Dieu nous fera la grâce de nous permettre d’atteindre sains et saufs le terme de notre voyage.

— Dieu ne nous faillira pas, frère, soyez-en sûr.

— Je le sais bien, répondit le Canadien avec cette foi naïve qui le caractérisait ; aussi vous me voyez bien heureux. Vous ne sauriez croire combien j’étais inquiet et quel service vous me rendez en ce moment.

— Ne parlons pas de cela, ne nous sommes-nous pas juré amitié ? Eh bien ! c’est à charge de revanche.

— Je l’entends bien comme cela ! C’est égal, merci encore une fois, mon cœur est si plein qu’il faut qu’il déborde ; mais maintenant que nous nous sommes bien entendus, allez vous reposer, mon ami, la nuit s’avance et vous devez avoir besoin de dormir.

— C’est vous, au contraire, mon ami, qui allez vous reposer, vous savez bien que j’ai dit que je veillerais ?

— Non pas.

— Mais vous êtes brisé de fatigue, mon ami !

— Moi ? allons donc, j’ai un corps de fer et des nerfs d’acier, la lassitude n’a pas de prise sur moi.

— Cependant, mon ami, les forces humaines, si étendues qu’elles soient, ont néanmoins des bornes au delà desquelles elles ne peuvent aller.

— C’est possible, mon ami, je ne discuterai pas cette question avec vous, je me bornerai seulement à vous dire que la joie m’a ôté le sommeil, je suis éveillé comme un opossum, ce serait vainement que j’essaierais à fermer les yeux ; non, j’ai besoin au contraire de réfléchir un peu à tout cela, et c’est ce que je veux faire, tandis que vous, qui naturellement êtes plus calme, vous dormirez.

— Soit, puisque vous l’exigez absolument, mon ami, je n’insiste pas davantage.

— À la bonne heure ! vous devenez raisonnable, dit Tranquille en souriant. Bonne nuit, frère.

— Bonne nuit ! répondit le Cœur-Loyal.

Le jeune homme, devant la volonté si nettement exprimée du Canadien, jugea inutile de résister plus longtemps, d’autant plus qu’il commençait à sentir les premières atteintes du sommeil. Il se coucha après avoir une dernière fois dit bonsoir au chasseur, et il ne tarda pas à s’endormir.

Tranquille avait dit vrai : il avait besoin de s’isoler pendant quelques heures, afin de repasser dans son esprit les derniers événements qui, depuis quelques jours, l’avaient assailli si à l’improviste et étaient venus rompre la placidité de la vie à laquelle, depuis quelques années, il s’était tout doucement accoutumé.

Les heures s’écoulèrent les unes après les autres sans que le chasseur, plongé dans ses réflexions, sentît le sommeil alourdir ses paupières.

Les étoiles commençaient à s’éteindre, l’horizon se nuançait de bandes plus pâles, la brise devenait plus piquante et plus froide : tout présageait, enfin, le lever prochain du soleil, lorsque tout à coup un bruit faible, ressemblant à celui produit par le bris d’une branche sèche frappa l’oreille exercée du chasseur et le fit tressaillir.

Le Canadien, sans bouger de place, releva la tête et écouta, tout en posant doucement la main sur son rifle placé auprès de lui.