Les Francs-tireurs/08

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Amyot (p. 109-124).


VIII

LE RETOUR DE QUONIAM.


Le repas fut court ; chacun des convives, préoccupé par de secrètes pensées, mangeait vite et en silence.

Tranquille, bien qu’il n’osât adresser de questions ni au Cerf-Noir ni au Cœur-Loyal, brûlait cependant d’apprendre par quel concours de circonstances extraordinaires ces deux hommes, partis de points diamétralement opposés, étaient arrivés à contracter entre eux une liaison aussi étroite.

Il ne comprenait pas davantage comment un blanc de pure race, jeune et paraissant avoir reçu une certaine éducation, avait aussi complètement renoncé au commerce des hommes de sa couleur, pour adopter, ainsi que l’avait fait le Cœur-Loyal, le genre de vie des Peaux-Rouges et faire pour ainsi dire partie de l’une de leurs nations.

Mais le tueur de tigres connaissait trop bien les mœurs de la prairie pour chercher à mettre la conversation sur un chapitre qui peut-être aurait déplu à ses compagnons et qui, dans tous les cas, aurait annoncé chez lui une curiosité indigne d’un vieux coureur des bois ; il se contentait donc de se creuser la tête pour tâcher de faire jaillir une étincelle qui le guidât vers la découverte de la vérité, sans se permettre la moindre allusion à un sujet qu’il brûlait d’approfondir.

Carméla s’était prise de grande amitié pour l’Oiseau-qui-chante, et aussitôt le repas terminé, elle l’avait emmenée dans le jacal, où toutes deux commencèrent à caqueter à qui mieux mieux.

Suivant le programme arrêté entre les aventuriers, le Cœur-Loyal et Tranquille prirent leurs rifles et, quittant le campement, ils s’enfoncèrent sous le couvert, chacun d’un côté opposé, en quête de gibier.

Le Cerf-Noir et Lanzi demeurèrent pour protéger les femmes au cas peu probable d’une attaque.

Les deux hommes, étendus sur le sol auprès l’un de l’autre, dormirent ou fumèrent avec cette apathie et cette nonchalante paresse, particulière aux hommes qui dédaignent de gaspiller en pure perte les forces et l’énergie qui, d’un moment à l’autre, peuvent leur être si nécessaires.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi sans que rien vînt troubler le calme et le silence qui planait sur le campement, si ce n’est, à de longs intervalles, les rires joyeux des jeunes femmes, qui éclataient tout à coup et vibraient harmonieusement aux oreilles des aventuriers, dont un léger sourire venait plisser les lèvres.

Un peu avant le coucher du soleil les chasseurs revinrent.

Ils semblaient s’être donné le mot, car ils reparurent presque en même temps, pliant sous le poids du gibier qu’ils avaient tué.

Le Cœur-Loyal avait de plus que son compagnon lacé un cheval, qu’il amenait dans le but de l’offrir au Cerf-Noir, qui en manquait.

La vue de ce cheval causa une certaine inquiétude aux aventuriers et leur fit faire de nombreuses conjectures.

Cet animal n’était nullement sauvage ; il s’était laissé approcher assez facilement par le Cœur-Loyal, qui s’en était rendu maître sans que, se sentant lacé, il cherchât à se délivrer par des ruades ou des soubresauts.

De plus, et ce qui accroissait les inquiétudes de ses nouveaux propriétaires, il était complètement harnaché à la mexicaine.

Tranquille en conclut, après avoir réfléchi un instant, que les francs tireurs avaient attaqué l’escorte de la conducta de plata, et que l’animal, dont le cavalier avait été probablement tué, s’était échappé pendant le combat.

Mais qui était sorti vainqueur de cette lutte ?

Voilà ce que personne ne pouvait conjecturer.

Après une assez longue discussion, il fut enfin convenu que dès que la nuit serait complètement tombée, le Cerf-Noir irait aux informations, tandis que ceux qui demeureraient au camp redoubleraient de vigilance, de crainte de surprise de la part soit des rôdeurs de frontières, soit des soldats mexicains, car bien que les aventuriers fussent connus des deux partis, ils redoutaient cependant avec juste raison les excès auxquels ils pouvaient se laisser entraîner dans l’enivrement de la victoire.

Cette crainte, juste peut-être envers les soldats mexicains, ne l’était nullement à propos des hommes commandés par le Jaguar, et prouvait seulement que l’on avait d’eux la plus mauvaise, et en même temps la plus fausse opinion.

Le soleil allait disparaître derrière la masse de plus en plus sombre des hautes montagnes qui masquaient l’horizon, lorsque le pas pressé d’un cheval se fit entendre à peu de distance.

Les chasseurs saisirent leurs armes et s’embusquèrent derrière les troncs énormes des sumacs qui croissaient autour d’eux, afin d’être prêts à tout événement. En ce moment le cri de la hulotte bleue résonna à deux reprises différentes.

— Reprenez vos places autour du feu, dit Tranquille, c’est un ami.

En effet, quelques instants plus tard, les branches des arbustes craquèrent, les buissons furent brusquement écartés, et Quoniam parut.

Le nègre, après avoir salué les assistants d’un signe de tête, mit pied à terre et vint s’asseoir auprès du tueur de tigres.

— Eh bien ! compère, lui demanda aussitôt celui-ci, quoi de nouveau ?

— Beaucoup de choses, répondit-il.

— Ah ! ah ! vous avez donc pris des renseignements ?

— Je n’ai pas eu la peine d’adresser des questions ; il m’a suffi d’écouter pour apprendre en une heure plus de nouvelles que je n’aurais pu en découvrir en un an.

— Oh ! oh ! fit le Canadien, mangez un morceau, compère, puis lorsque votre appétit sera satisfait, vous nous ferez part de ce que vous avez entendu dire.

— Je ne demande pas mieux, d’autant plus qu’il y a certaines choses qu’il est bon que vous sachiez.

— Mangez donc sans plus tarder, afin d’être plus tôt à même de nous instruire.

Le nègre ne se fit pas prier davantage, et il commença à vigoureusement attaquer les vivres que Tranquille avait mis en réserve et que le Cœur-Loyal venait d’étaler sur l’herbe.

Les chasseurs avaient hâte d’apprendre les nouvelles dont Quoniam se disait être porteur ; d’après ce qu’ils avaient été à même de voir depuis quelques jours, ils soupçonnaient qu’elles devaient avoir une certaine importance. Cependant, si grande que fût leur curiosité, ils parvinrent à la dissimuler, et ils attendirent patiemment que le nègre eût terminé son repas.

Celui-ci, qui se doutait de ce qui se passait dans l’esprit des assistants, ne mit pas leur patience à une longue épreuve ; il mangea avec la rapidité proverbiale des chasseurs, si bien qu’en un tour de main il eut terminé.

— Maintenant je suis tout à vous, dit-il en s’essuyant la bouche avec un pan de sa blouse, et prêt à répondre à toutes vos questions.

— Nous n’en avons aucune à vous adresser, dit Tranquille. C’est à vous, compère, à nous faire le récit succinct de ce qui vous est arrivé.

— Oui, je crois que cela vaudra mieux ainsi ; de cette façon, ce sera plus clair, et il vous sera plus facile de déduire les conséquences que vous jugerez convenables.

— Parfaitement raisonné, mon ami ; nous vous écoutons.

— Vous savez pourquoi je vous ai quitté ? commença Quoniam.

— Oui, on me l’a dit, et je vous ai fort approuvé.

— Tant mieux, parce que j’ai cru un instant avoir mal fait de partir sans vous avoir averti et j’ai été sur le point de revenir.

— Vous auriez eu tort.

— À présent j’en suis convaincu et je me félicite d’avoir poussé en avant. La course n’est pas longue d’ici à l’hacienda del Mezquite à vol d’oiseau ; mon cheval est bon, je coupai en droite ligne et en huit heures j’eus franchi la distance.

— C’est bien marché.

— N’est-ce pas ? mais j’étais pressé de vous rejoindre et je tenais surtout à ne pas perdre de temps en route. Lorsque j’arrivai au Mezquite, l’hacienda était en rumeur. Les peones, les vaqueros groupés dans le patio parlaient et criaient tout à la fois, tandis que le capalaz, le mayordomo et le señor haciendero lui-même, pâles et défaits, distribuaient des armes, faisaient élever des barricades devant les portes, placer des canons sur leurs affûts et prenaient en un mot toutes les précautions d’hommes qui redoutent d’être attaqués d’un moment à l’autre. Il me fut d’abord impossible de me faire entendre, tout le monde parlait à la fois, les femmes pleuraient, les enfants criaient, les hommes juraient, c’étaient à se croire au milieu d’une maison de fous, tant ils semblaient tous ahuris et épouvantés ; enfin, à force d’aller de l’un à l’autre, interrogeant celui-ci, m’informant à celui-là, voici ce que j’appris : je compris alors la terreur générale ; l’affaire, je vous jure, en valait la peine.

— Dites vite, mon ami, s’écria le Cœur-Loyal avec une impatience mal contenue.

Quoniam n’avait de sa vie eu la prétention d’être orateur. Le digne nègre, fort modeste de sa nature, éprouvait même une certaine difficulté d’élocution. L’interruption inattendue du chasseur le troubla tellement qu’il s’arrêta court sans qu’il lui fût possible de trouver un mot.

Tranquille, qui de longue main connaissait son compagnon, se hâta d’intervenir.

— Laissez-le conter à sa guise, dit-il au Cœur-Loyal, sans cela il lui sera impossible d’arriver au bout de son récit. Quoniam a une façon de dire les choses qui lui est particulière ; si on l’interrompt, il perd le fil de ses idées, alors il s’embrouille et il ne peut plus se reconnaître.

— C’est vrai, fit le nègre, je ne sais d’où cela provient, mais c’est plus fort que moi : dès qu’on m’arrête, c’est fini, tout se mêle si bien dans mon esprit que je ne m’y retrouve plus.

— Cela vient de votre modestie, mon ami, voilà tout.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr, ainsi ne vous inquiétez pas davantage et continuez en toute confiance, on ne vous interrompra plus.

— Je ne demande pas mieux que de continuer mais je ne me souviens pas où j’en étais resté.

— Aux informations que vous étiez parvenu à prendre, dit Tranquille en jetant au Cœur-Loyal un regard, que celui-ci comprit.

— C’est vrai ; voici donc ce que j’appris. La conducta de plata escortée par le capitaine Melendez avait été attaquée par les rôdeurs de frontières ou les francs tireurs ainsi qu’on les nomme à présent, et après un combat acharné, tous les Mexicains avaient été tués.

— Tous ! s’écria Tranquille avec stupeur.

— Tous ! reprit Quoniam, pas un n’a échappé, ç’a été un massacre épouvantable.

— Parlez plus bas, mon ami, reprit le chasseur en tournant la tête vers le jacal, Carméla pourrait vous entendre.

Le nègre fit un signe d’assentiment.

— Mais, continua-t-il en baissant le ton, cette victoire fut peu productive aux rôdeurs, car les Mexicains avaient eu le soin de précipiter l’or qu’ils portaient dans un gouffre d’où il fut impossible de le sortir.

— Bien joué, pardieu ! s’écria le Canadien, le capitaine Melendez est un brave.

— Était, vous voulez dire, reprit Quoniam.

— C’est juste, fit tristement le chasseur, continuez, mon ami.

— Cette victoire a mis le feu aux poudres, tout le Texas s’est soulevé, les villes et les pueblos sont en pleine révolte et les Mexicains sont traqués comme des bêtes fauves.

— Est-ce donc aussi sérieux que cela ?

— Beaucoup plus que vous ne le supposez. Le Jaguar est en ce moment à la tête d’une véritable armée, il a arboré le drapeau de l’indépendance texienne, et a juré de ne pas déposer les armes avant d’avoir rendu la liberté à son pays et d’avoir chassé le dernier Mexicain de l’autre côté des frontières.

Il y eut un moment de stupeur parmi les assistants.

— Est-ce tout ? demanda afin Tranquille.

— Pas encore, répondit Quoniam

— Avez-vous encore de mauvaises nouvelles à nous apprendre ?

— Vous en jugerez vous-même, mon ami, lorsque j’aurai dit tout ce que je sais.

— Parlez donc, au nom de Dieu.

— Voilà les renseignements que je recueillis. Jugeant que vous ne seriez pas fâché d’apprendre le plus tôt possible ces nouvelles importantes, je me hâtais de terminer mes affaires avec le capataz afin de revenir au plus vite. J’eus assez de peine à le trouver tant il avait d’occupation. Dès que je pus l’atteindre, au lieu de me remettre l’argent que je lui demandais, il me répondit qu’il ne s’agissait pas de cela pour le moment, mais de retourner auprès de vous afin de vous dire de vous rendre à l’hacienda le plus promptement que vous pourriez, par ce que dans les circonstances où on se trouvait, votre présence était indispensable.

— Hum ! fit Tranquille sans autrement expliquer sa pensée.

— Voyant, reprit Quoniam, qu’il n’y avait pas autre chose à attendre du capataz, je pris congé de lui et je remontai à cheval pour partir ; mais au moment où j’allais sortir, un grand bruit se fit au dehors et chacun se précipita vers les portes eu poussant des cris de joie ; il paraît que le général don José-Maria Rubio, qui commande la province a trouvé que la position de l’hacienda del Mezquite est un point fort important à défendre.

— En effet, dit Tranquille, le Mezquite commande l’entrée de la vallée et garantit, tant qu’il restera au pouvoir des Mexicains, l’entrée de leurs troupes dans l’État,

— C’est cela, je ne me souviens plus du terme qu’ils ont employé.

— Position stratégique ?

— Juste.

— Oui, bâtie à l’époque de la conquête, l’hacienda est une véritable forteresse ; ses murs épais et crénelés, sa situation sur une hauteur qui ne peut être dominée et qui d’un côté commande les défilés des montagnes et de l’autre la vallée de los Almendrales, en font un point de la dernière importance et qui ne pourra être enlevé que par un siége en règle.

— C’est ce que tout le monde disait là-bas ; il paraît que c’est aussi l’avis du général Rubio, car la cause de tout le tumulte que j’entendais était l’arrivée d’une nombreuse troupe de soldats commandée par un lieutenant-colonel qui avait ordre de s’enfermer dans l’hacienda et de la défendre jusqu’à la dernière extrémité.

— Ainsi, voilà la guerre déclarée ?

— Parfaitement.

— La guerre civile, reprit tristement Tranquille, c’est-à-dire la plus horrible et la plus odieuse ; celle où les pères combattent contre les fils, les frères contre les frères, où amis et ennemis parlent la même langue, sont issus du même tronc, ont le même sang dans les veines, et pour cela même sont plus acharnés les uns contre les autres, et s’ entre-déchirent avec plus d’animosité et de rage ; la guerre civile, le plus horrible fléau qui puisse accabler un peuple ! Dieu veuille dans sa miséricorde qu’elle soit courte ; mais, puisque enfin la patience divine s’est lassée, que le Tout-Puissant a permis cette lutte fratricide, espérons que le droit et la justice resteront vainqueurs, et que les oppresseurs, cause de tous ces maux, seront à jamais chassés d’un territoire qu’ils ont trop longtemps souillé de leur indigne et odieuse présence.

— Dieu le veuille, répondirent les assistants d’une voix profonde.

— Mais comment êtes-vous parvenu à vous échapper de l’hacienda après l’arrivée des soldats, Quoniam ? reprit Tranquille.

— J’ai compris que si je m’amusais à admirer les uniformes et la belle prestance des troupes, lorsque l’ordre serait un peu rétabli, les portes seraient fermées et tout espoir de départ déçu pour longtemps. Sans rien dire j’ai mis pied à terre, et conduisant mon cheval par la bride, je me suis glissé à travers la foule, tant et si bien que je me suis enfin trouvé dehors ; alors je suis sauté en selle et j’ai piqué droit devant moi ; bien m’en a pris, je vous jure, car cinq minutes plus tard, toutes les portes furent fermées.

— Alors, vous êtes revenu tout droit ici ?

Quoniam sourit d’un air narquois.

— Vous croyez ? dit-il.

— Dame ! je le suppose du moins.

— Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, compère ; je ne suis pas revenu tout droit ici, et pourtant ce n’était pas l’envie qui me manquait, je vous jure.

— Que vous est-il donc arrivé ?

— Vous allez voir, je n’ai pas encore fini.

— Alors, continuez ; mais soyez bref, si cela vous est possible.

— Chacun fait ce qu’il peut, on ne doit pas lui en demander davantage.

— C’est vrai, parlez à votre guise.

— Jamais, continua le nègre, je n’ai galopé de si bon cœur ; mon cheval détalait que c’était plaisir à voir, on aurait dit que la pauvre bête comprenait mon impatience de m’éloigner de l’hacienda, tant il courait rapidement. Cette course dura ainsi sans interruption près de quatre heures ; au bout de ce temps je jugeai nécessaire de donner quelques instants de répit à ma monture, afin de lui laisser reprendre haleine ; les animaux sont comme les hommes, sans comparaison : si l’on s’obstine à les surmener, ils vous manquent tout à coup sous les pieds, c’est ce qui me serait arrivé si je n’avais pas eu le soin de m’arrêter à temps. Je laissai donc mon cheval se reposer deux heures, puis après l’avoir bouchonné avec soin, je repartis ; mais je n’étais pas encore au bout de mes aventures : à peine avais-je fait un temps de galop d’une heure au plus, que je vins donner en plein au milieu d’une troupe nombreuse de cavaliers armés jusqu’aux dents, qui débouchèrent soudainement d’un ravin et m’enveloppèrent de tous les côtés, avant seulement que j’aie eu le temps de bien les voir. La rencontre n’avait rien de fort agréable, d’autant plus qu’ils ne paraissaient pas animés des meilleures dispositions à mon égard, et je ne sais pas trop comment je me serais tiré de ce mauvais pas, si l’un de ces hommes ne s’était avisé de me reconnaître, bien que je ne me souvienne pas de l’avoir jamais vu, et s’était mis à crier ; Eh ! mais, c’est un ami ; c’est Quoniam, le compagnon de Tranquille ! J’avoue que cette exclamation me fit plaisir : on a beau être brave, il y a certaines circonstances où malgré soi on se sent pris de peur ; c’est justement ce qui m’arrivait en ce moment.

Les chasseurs sourirent de la naïve franchise du nègre, mais ils se gardèrent bien de l’interrompre, comprenant instinctivement qu’il arrivait à l’endroit le plus intéressant de sa longue et prolixe narration.

— Aussitôt, continua celui-ci, les manières de ces hommes changèrent complètement à mon égard ; autant ils avaient été brutaux, autant ils devinrent polis et empressés. — Conduisons-le au commandant, dit l’un d’eux. Les autres applaudirent ; moi je me laissai faire, résister eût été une sottise. Je suivis sans observation l’homme qui me conduisait vers son chef, bien qu’en maudissant intérieurement le guêpier dans lequel j’étais tombé. La course ne fut pas longue heureusement. Savez-vous, Tranquille, qui était ce commandant auquel on me conduisait ?

— Le Jaguar, répondit le chasseur.

— Ah bah ! fit le nègre avec étonnement, vous l’avez deviné ! Eh bien ! moi je vous jure que je ne m’en doutais pas du tout et que je fus fort surpris de le voir ; du reste, je dois lui rendre cette justice d’avouer qu’il me reçut fort bien. Il me questionna sur beaucoup de choses auxquelles je répondis du mieux que je pus : d’où je venais, ce qu’on faisait à l’hacienda, où j’allais, que sais-je encore ? enfin il causa avec moi pendant plus d’une heure, puis, satisfait sans doute des renseignements que je lui avais donnés, il me laissa libre de continuer ma route et reprit la sienne. Il paraît qu’il va tout droit à l’hacienda del Mezquite.

— Voudrait-il en faire le siége ?

— C’est, je crois, son intention, mais bien qu’il emmène avec lui près de douze cente bandits déterminés, je crois que ses ongles et ceux de ses compagnons ne seront pas assez durs pour entamer d’aussi solides murailles.

— Ceci est dans la main de Dieu, mon ami ; avez-vous terminé votre récit ?

— Bientôt.

— Bon, allez.

— Avant de me rendre la liberté, le Jaguar s’informa de vous et de doña Carméla, avec beaucoup d’intérêt ; puis il écrivit quelques mots sur un morceau de papier qu’il me remit, en me recommandant bien de vous le donner aussitôt que je vous aurais rejoint.

— Vive Dieu ! s’écria Tranquille avec agitation, et vous avez tant tardé à vous acquitter de cette commission !

— Ne fallait-il pas d’abord que je vous rendisse compte de ce qui m’était arrivé ? Mais il n’y a pas de temps de perdu, puisque voilà le papier.

En disant cela, Quoniam tira un papier de sa poche et le présenta à Tranquille, qui le lui arracha presque des mains.

Le nègre, persuadé qu’il s’était fort bien acquitté de sa commission, ne comprit rien à cette impatience du chasseur ; il le considéra un instant d’un air étonné, puis il haussa imperceptiblement les épaules, bourra sa pipe et se mit à fumer sans plus s’occuper de ce qui se passait autour de lui.

Le chasseur avait vivement déployé le papier ; il le tournait et retournait d’un air embarrassé dans ses mains, en jetant parfois un regard de côté sur le Cœur-Loyal, qui avait retiré un tison enflammé du foyer, et le tenait à sa portée afin qu’il pût lire, car la nuit était complètement tombée.

Ce manège dura pendant quelques instants ; enfin, le Cœur-Loyal, comprenant la cause de l’hésitation du chasseur, se décida à lui adresser la parole.

— Eh bien ! lui dit-il en souriant, que vous écrit le Jaguar ?

— Hum ! fit le chasseur.

— Peut-être, continua l’autre, est-ce si mal écrit que vous ne parvenez pas à déchiffrer son griffonnage ; si vous me le permettez, j’essaierai à mon tour.

Le Canadien le regarda ; la physionomie du jeune homme était calme ; rien n’indiquait qu’il eût la pensée de railler le chasseur. Celui-ci secoua la tête à plusieurs reprises ; puis, se mettant franchement à rire :

— Au diable la honte ! dit-il en lui donnant la lettre. Pourquoi n’avouerai-je pas que je ne sais pas lire ? Un homme dont la vie s’est écoulée au désert ne doit pas craindre d’avouer une ignorance qui ne peut rien avoir de déshonorant pour lui. Lisez, lisez, mon garçon, et sachons ce que nous veut notre équivoque ami.

Et il prit le tison des mains du jeune homme.

Le Cœur-Loyal déploya le papier sur lequel il jeta un coup d’œil rapide.

— La lettre est laconique, dit-il, mais elle est explicite.

— Ah ! ah !

— Écoutez.

Et il lut :

« Le Jaguar a tenu sa parole ; de tous les Mexicains qui accompagnaient la conducta, un seul est vivant, libre et sans blessures : le capitaine don Juan Melendez de Gongora. Les amis du Jaguar auront-ils meilleure opinion de lui ? »

— C’est tout ? demanda Tranquille.

— Oui.

— Eh bien ! s’écria le chasseur, on dira ce qu’on voudra du Jaguar, vive Dieu ! c’est un brave cœur.

— N’est-ce pas, mon père ? murmura une douce voix à son oreille.

Tranquille tressaillit à cette parole et se retourna vivement.

Carméla était près de lui, calme et souriante.