Les Francs-tireurs/13

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Amyot (p. 189-207).

XIII

LE SIÉGE.


Cependant, ainsi que nous l’avons dit plus haut, les chasseurs avaient repris leur route aussitôt que les Apaches avaient disparu.

La nuit était claire, les coureurs des bois marchaient en file indienne, c’est-à-dire les uns derrière les autres ; seulement, par mesure de prudence, Carméla avait été placée en croupe sur le cheval de Tranquille, et l’Oiseau-qui-chante sur celui du Cerf-Noir.

Le Canadien avait dit quelques mots à voix basse à Quoniam et à Lanzi, à la suite desquels les deux hommes, sans répondre, avaient piqué leurs chevaux et s’étaient éloignés au galop.

— Quand on a des dames avec soi, avait dit en riant Tranquille au Cœur-Loyal, il faut prendre des précautions.

Le chasseur ne lui avait pas demandé l’explication de ces paroles, et les quatre hommes avaient continué à marcher silencieusement.

La nuit tout entière s’écoula ainsi sans que rien vînt troubler leur voyage : les Apaches avaient tenu parole, ils s’étaient bien réellement éloignés.

Tranquille n’avait pas un instant douté de leur parole.

Parfois le chasseur se tournait vers la jeune fille, et lui demandait avec une inquiétude mal déguisée si elle se sentait fatiguée, mais toujours Carméla lui répondait que non.

Quelques minutes avant le lever du soleil, il se pencha une dernière fois vers elle.

— Courage, lui dit-il, nous arriverons bientôt.

La jeune fille essaya de sourire ; cette longue nuit passée à cheval l’avait accablée de fatigue : elle ne se sentait même plus la force de répondre, tant elle était annihilée.

Tranquille, inquiet de l’état de sa fille, pressa la. marche de la caravane.

Cependant aux lueurs du soleil, dont les chauds rayons vinrent la caresser, la jeune fille se sentit renaître, le courage lui revint, et elle se redressa en poussant un soupir de soulagement.

Alors la route continua plus gaîment. Chacun, à l’apparition si désirée du jour, avait oublié les fatigues et les émotions de la nuit.

Deux heures plus tard, on arriva au pied d’une colline à mi-côte de laquelle s’ouvrait une grotte naturelle.

— C’est là que nos amis nous attendent, dit Tranquille.

Quelques instants plus tard, la petite troupe s’engouffrait à cheval dans la grotte, sans laisser de traces de son passage.

Cette grotte, de même que beaucoup d’autres, possédait plusieurs entrées, et c’est à cette particularité qu’elle devait de servir souvent de refuge aux coureurs des bois qui, en connaissant tous les détours, pouvaient facilement échapper aux recherches des ennemis qui auraient suivi leur piste.

Elle était divisée en plusieurs compartiments sans communication visible entre eux, et formait une espèce de dédale qui serpentait en méandres inextricables sous toute la colline.

Dans la prairie on lui avait donné le nom de Grotte des Jaguars ou Kenuy-Pangü en langue apache.

Les deux chasseurs, détachés en avant par le Canadien, étaient assis autour d’un énorme feu de bruyère et faisaient paisiblement rôtir un magnifique quartier d’élan en fumant silencieusement leur pipe.

Bien qu’ils dussent attendre leurs compagnons depuis longtemps déjà, cependant à l’arrivée de Tranquille et des personnes qui l’accompagnaient, ils se contentèrent de saluer en inclinant seulement la tête, sans témoigner le moindre désir d’apprendre ce qui s’était passé depuis leur départ ; ces hommes vivaient depuis si longtemps au désert, qu’ils en étaient arrivés à prendre toutes les façons indiennes.

Tranquille conduisit les deux femmes dans un compartiment assez éloigné de celui où ils se tenaient.

— Ici, leur dit-il d’une voix faible comme un souffle, il faut parler le moins possible et le plus bas qu’on peut, car on ne sait jamais quels voisins l’on a ; faites bien attention à cette recommandation, il y va de votre sûreté. Si vous avez besoin de moi, ou s’il vous plaît de vous réunir à nous, vous savez où nous sommes, il vous est facile de vous y rendre ; adieu.

Sa fille le retint par le bras et lui parla on instant à l’oreille.

Il s’inclina sans répondre et sortit.

Lorsque les deux femmes se trouvèrent seules, leur premier mouvement fut de tomber dans les bras l’une de l’autre.

Ce premier mouvement de sensibilité passé, elles se laissèrent aller sur le sol avec ce sentiment de bien-être qu’on éprouve lorsqu’on a longtemps vainement soupiré après un repos dont on sent un besoin extrême.

Au bout d’une heure environ, Tranquille revint.

— Est-ce que nous repartons ? lui demanda vivement Carméla, avec une anxiété nullement déguisée.

— Non pas, je compte, au contraire, demeurer ici jusqu’au coucher du soleil.

— Dieu soit loué ! s’écria la jeune fille.

— Je viens vous avertir que le déjeuner est prêt et que nous n’attendons plus que vous pour commencer le repas.

— Mangez sans nous, mon bon père, répondit Carméla, nous avons en ce moment plus besoin de sommeil que d’autre chose.

— À votre aise, dormez ; seulement je vous apporte des habits d’homme, dont je vous prie de vous vêtir.

— Comment, père, nous habiller en hommes ? dit Carméla avec étonnement et une légère répugnance.

— Il le faut, mon enfant, cela est indispensable.

— Alors je vous obéirai, mon père.

— Merci, mon enfant.

Le chasseur se retira.

Les deux jeunes femmes ne tardèrent pas à s’endormir.

Leur sommeil dura longtemps. Le soleil commençait déjà à baisser à l’horizon lorsqu’elles se réveillèrent, complètement remises de leurs fatigues. Carméla, fraîche et rose, ne se ressentait plus en aucune façon de la longue insomnie de la nuit précédente ; l’Indienne, plus forte ou plus endurcie aux fatigues, n’avait pas autant souffert que sa compagne.

Les deux femmes s’occupèrent alors, tout en riant et en babillant, à préparer toutes les choses nécessaires au déguisement que le chasseur leur avait recommandé.

— Procédons à notre toilette, dit gaîment Carméla à l’Oiseau-qui-chante.

Au moment où elles allaient laisser tomber leurs robes, elles entendirent un bruit de pas assez près d’elles, et se retournèrent comme deux biches effarouchées, pensant que Tranquille revenait voir si elles étaient enfin éveillées ; mais deux mots prononcés distinctement leur firent prêter l’oreille et lester palpitantes d’émotion, d’étonnement et de curiosité.

— Mon frère a bien tardé, avait dit la voix qui semblait appartenir à un homme placé à deux ou trois pas des jeunes filles au plus ; depuis deux heures déjà je l’attends.

— By god ! chef, votre observation est parfaitement juste, mais il m’a été impossible de venir plus tôt, répondit immédiatement une autre personne, que son accent fortement prononcé faisait reconnaître pour étrangère.

— Que mon frère parle sans perdre de temps.

— C’est ce que je compte faire.

En ce moment Tranquille entra, les jeunes filles posèrent l’index sur les lèvres pour lui recommander le silence ; le chasseur comprit ce que signifiait ce geste, il s’avança à pas de loup et prêta l’oreille.

— Le Jaguar, reprit le second interlocuteur, désire vivement que, selon la promesse que vous lui avez faîte, vous rejoigniez son armée avec vos guerriers.

— Jusqu’à présent cela m’a été impossible.

— Le Renard-Bleu ! murmura Tranquille.

— Je vous avertis qu’il vous accuse de vouloir lui manquer de parole.

— Le chef pâle a tort ; un sachem n’est pas une vieille femme bavarde qui ne sait ce qu’elle dit. Ce soir je l’aurai rejoint à la tête de deux cents guerriers d’élite.

— Nous verrons, chef.

— Au premier chant du mawkawis, les guerriers apaches entreront dans le camp.

— Tant mieux. Le Jaguar prépare un assaut général de la place, il n’attend que votre arrivée pour donner le signal de l’attaque.

— Je répète à mon frère que les Apaches ne manqueront pas.

— Ces diables de Mexicains se battent comme des démons ; l’homme qui les commande semble les avoir galvanisés, tant ils le secondent bien ! By god ! il n’y a qu’un bon officier dans toute l’armée mexicaine, il faut que ce soit contre lui que nous devions combattre ! C’est réellement ne pas avoir de chance.

— Le chef des Yoris n’est pas invulnérable. Les flèches des Apaches sont longues, ils le tueront.

— Bah ! fit l’autre d’un ton de mauvaise humeur, cet homme semble avoir un charme qui le protège. Nos rifles kentukiens sont d’une justesse admirable, nos tireurs ont une adresse peu commune : aucune balle ne peut l’atteindre.

— En arrivant à cette grotte, le Renard-Bleu a pris la chevelure d’un chef des Yoris.

— Ah ! fit avec indifférence le premier interlocuteur.

— La voilà ; cet homme était porteur d’un collier.

— Une lettre ? By god ! s’écria l’autre avec inquiétude, qu’en avez-vous fait ? Vous ne l’avez pas déchirée, je suppose ?

— Non, le chef l’a gardée.

— Vous avez bien fait ! Montrez-la-moi, peut-être est-elle importante.

— Ooah ! c’est quelque médecine[1] des Visages-Pâles ; le chef n’en veut pas, que mon frère la prenne.

— Merci !

Il y eut un instant de silence.

On aurait entendu battre à l’unisson le cœur des trois écouteurs, tant leur anxiété était grande.

— By god ! s’écria tout à coup le blanc avec explosion, une lettre adressée au colonel don Juan Melendez de Gongora, gouverneur del Mezquite, par le général Rubio ! Vous avez eu la main heureuse ! Êtes-vous sûr que le porteur de cette lettre soit mort, au moins ?

— C’est le Renard-Bleu qui l’a tué.

— Alors je suis rassuré, je puis m’en rapporter à vous ; maintenant, voici ce qu’il faut que vous fassiez : dès que la…

Mais en prononçant ces paroles, les deux interlocuteurs s’étaient éloignés, et le son de leur voix se perdit dans l’éloignement sans qu’il fût possible d’entendre la fin de la phrase ou d’en deviner le sens.

Les deux femmes se retournèrent. Tranquille avait disparu ; de nouveau elles étaient seules.

Carméla, à la suite de cet entretien étrange dont le hasard lui avait fait saisir quelques bribes, était tombée dans une rêverie profonde, que sa compagne, avec ce sentiment du convenance inné chez les Peaux-Rouges, se garda bien de troubler.

Cependant le temps s’écoulait, l’ombre s’épaississait dans la grotte, car la nuit était venue ; les deux femmes, redoutant de demeurer seules dans l’obscurité, se préparaient à rejoindre leurs compagnons, lorsqu’un bruit de pas se fit entendre, et Tranquille entra.

— Comment ! leur dit-il, vous n’êtes pas prêtes ? Hâtez-vous de revêtir vos costumes masculins, une minute est un siècle.

Les jeunes filles ne se le firent pas répéter ; elles disparurent dans un compartiment voisin, et revinrent au bout de quelques instants entièrement déguisées et méconnaissables.

— Bien, fit le Canadien en les examinant un instant, nous allons tenter de nous introduire au Mezquite ; maintenant suivez-moi, et de la prudence.

Les huit personnes sortirent de la grotte, glissant dans les ténèbres comme des fantômes.

Nul ne peut, s’il ne l’a expérimenté par lui-même, se figurer ce que c’est qu’une marche de nuit dans le désert, lorsque l’on craint à chaque instant de tomber entre les mains des invisibles ennemis qui vous guettent derrière chaque buisson.

Tranquille s’était placé en tête de la petite troupe qui marchait en file indienne, parfois se courbant jusqu’à terre, se traînant sur les genoux ou rampant sur le ventre, se confondant le plus possible avec l’ombre afin de dissimuler son passage.

Doña Carméla, malgré les difficultés inouïes qu’elle avait à surmonter, avançait avec un courage admirable, ne se plaignant jamais et supportant sans paraître s’en apercevoir les égratignures des ronces et des épines qui lui déchiraient les mains et lui causaient les douleurs atroces.

Après trois heures d’efforts gigantesques sur les traces du Tigrero, celui-ci s’arrêta et leur dit à voix basse de regarder autour d’eux.

Ils levèrent la tête : il se trouvaient au milieu du camp des insurgés texiens.

Tout autour d’eux, aux rayons de la lune, ils voyaient s’allonger les énormes silhouettes des cavaliers indiens appuyés sur leurs longues lances, immobiles comme des statues équestres, sentinelles vigilantes veillant au salut de leurs frères les Visages-Pâles.

Les jeunes filles sentirent un frisson de terreur parcourir leur corps à cet aspect si peu fait pour les rassurer.

Heureusement pour elles les Indiens se gardent fort mal et le plus souvent ne posent des sentinelles que pour la montre et effrayer l’ennemi ; dans la circonstance présente, comme ils savaient fort bien qu’ils n’avaient aucune sortie à redouter de la part de la garnison du Mezquite, les sentinelles dormaient presque toutes, mais le moindre geste mal calculé, le moindre faux pas pouvait les éveiller, car ces hommes habitués à tenir leurs sens en alerte ne peuvent presque jamais être pris en défaut.

À deux cents pas au plus des aventuriers s’élevaient les premières redoutes du Mezquite, mornes, silencieuses et, en apparence du moins, abandonnées ou plongées dans le sommeil.

Tranquille ne s’était arrêté que pour bien faire comprendre à ses compagnons le danger imminent qu’ils couraient et les engager à redoubler de prudence, car à la moindre faiblesse ils étaient perdus.

On se remit en marche.

Ils avancèrent ainsi une centaine de pas, la moitié à peu près de la distance qui les séparait du Mezquite, lorsque tout à coup, au moment où Tranquille étendait les bras en avant pour s’abriter derrière une butte de sable, plusieurs hommes qui rampaient en sens inverse se trouvèrent face à face avec lui.

Il y eut une seconde d’anxiété terrible.

— Qui vive ? dit une voix basse et menaçante.

— Oh ! fit-il, nous sommes sauvés ! C’est moi, Tranquille le tigrero.

— Quels sont les gens qui sont avec toi ?

— Des coureurs des bois, dont je réponds.

— C’est bien, passez.

Les deux troupes se séparèrent et s’éloignèrent l’une de l’autre en rampant dans deux directions différentes.

La troupe avec laquelle les chasseurs avaient échangé quelques mots était commandée par don Félix Paz qui, plus vigilant que les Texiens, faisait une ronde sur les glacis de la place afin de s’assurer que tout était calme et qu’aucune surprise n’était à redouter.

Ce fut fort heureux pour Tranquille et ses compagnons, que le Jaguar, pour faire honneur au Renard-Bleu, eût confié cette nuit-là la garde du camp à ses guerriers et que sur la foi des Peaux-Rouges les Texiens se fussent livrés au repos avec cette insouciance caractéristique des Américains, car avec d’autres sentinelles que celles au milieu desquelles ils avaient glissé invisibles comme des spectres, les aventuriers auraient infailliblement été pris.

Dix minutes après leur rencontre avec don Félix, rencontre qui avait failli leur devenir si fatale, les chasseurs atteignirent les barrières.

Au nom de Tranquille le passage leur fut aussitôt ouvert.

Ils étaient enfin en sûreté dans l’hacienda.

Il était temps qu’ils arrivassent : quelques pas de plus, Carméla et sa compagne restaient en route. Malgré tout leur courage et toute leur volonté, les jeunes filles ne pouvaient plus se soutenir, leurs forces étaient épuisées ; aussi, dès que le danger fut passé et que la surexcitation nerveuse qui seule les soutenait leur manqua, elles tombèrent sans connaissance.

Tranquille enleva Carméla dans ses bras et la transporta dans l’intérieur de l’hacienda, tandis que le Cerf-Noir qui, malgré son apparente insensibilité, adorait sa femme, s’empressait auprès d’elle afin de lui prêter secours.

L’arrivée imprévue de Tranquille causa une joie générale parmi les habitants de l’hacienda, qui tous avaient une profonde amitié pour cet homme dont en maintes circonstances ils avaient été à même d’apprécier le beau caractère.

Le chasseur était encore occupé près de sa fille qui commençait à peine à reprendre connaissance, lorsque don Félix Paz, de retour de sa ronde, entra dans le cuarto, chargé par le colonel de prier le Canadien de se rendre immédiatement auprès de lui.

Tranquille obéit, ses soins n’étaient plus nécessaires à doña Carméla : à peine la jeune fille avait-elle repris ses sens qu’elle était tombée dans un profond sommeil, suite naturelle des fatigues énormes que depuis quelques jours elle avait endurées.

Dans le trajet pour se rendre à l’appartement du colonel, Tranquille interrogea le mayordomo avec lequel il était lié de longue date. Celui-ci ne se fit aucun scrupule de répondre aux questions du chasseur.

Les choses étaient loin de bien aller au Mezquite : le siége se poursuivait avec un acharnement inouï des deux parts et des péripéties étranges.

Les insurgés, fort incommodés par l’artillerie de la forteresse qui leur tuait beaucoup de monde et à laquelle ils ne pouvaient répondre, vu leur manque absolu de canon, avaient adopté par représailles un système de riposte qui causait beaucoup de mal aux assiégés.

Ce système fort simple consistait en ceci : les insurgés, chasseurs pour la plupart, étaient des tireurs extraordinairement habiles et renommés pour tels dans un pays où la science du tir est poussée à ses extrêmes limites.

Un certain nombre de ces tireurs s’embusquaient derrière les épaulements du camp, et chaque fois qu’un artilleur se hasardait à charger une pièce, ils lui brisaient infailliblement les mains[2].

Ceci avait été poussé si loin, que presque tous les artilleurs se trouvaient hors de combat, et que ce n’était qu’à de très-longs intervalles qu’un coup de canon partait de la forteresse.

Ce coup isolé, fort mal pointé à cause de la précipitation que les servants apportaient à rectifier leur tir tant ils redoutaient d’être mutilés ne causait que d’insignifiants dommages aux insurgés, qui s’applaudissaient avec raison du bon résultat de cette cible d’une nouvelle espèce.

D’un autre côté, la place était si étroitement investie et surveillée avec tant de soin, que rien ne pouvait y entrer ni en sortir.

Personne dans la place ne comprenait comment les aventuriers étaient parvenus à se glisser dans l’hacienda en traversant le camp ennemi dans toute sa longueur.

Nous devons constater en passant, afin d’être juste envers tout le monde, que les aventuriers le comprenaient moins que personne.

La garnison de l’hacienda vivait donc comme si elle eût été brusquement séparée du monde, car aucun bruit ne transpirait du dehors et aucune nouvelle ne parvenait jusqu’à elle.

Cette situation était extrêmement désagréable pour les Mexicains ; malheureusement pour eux, elle s’aggravait tous les jours et menaçait de devenir avant peu complètement intolérable.

Le colonel Melendez, depuis le commencement du siége, s’était montré ce qu’il était, c’est-à-dire un officier d’un rare mérite, d’une vigilance que rien ne pouvait mettre en défaut et d’une bravoure à toute épreuve.

Voyant ses artilleurs si cruellement décimés par les balles texiennes, il avait voulu les remplacer luimême, chargeant au péril de sa vie les canons et les tirant contre les insurgés.

Tant de courage avait frappé ceux-ci d’une si grande admiration que, bien que maintes fois il leur eût été facile de tuer leur téméraire ennemi, toujours leurs rifles s’étaient détournés de cet homme qui semblaient comme à plaisir braver à chaque instant une mort certaine.

Le Jaguar, tout en serrant la place de près, et en désirant vivement s’en emparer, avait donné l’ordre péremptoire d’épargner la vie de son ami, qu’il ne pouvait s’empêcher de plaindre et d’admirer autant pour son courage que pour son dévouement à la cause qu’il servait.

Bien qu’il fût près de minuit, le colonel était debout ; au moment où le chasseur fut introduit auprès de lui, il se promenait d’un air soucieux dans sa chambre à coucher, consultant de temps en temps un plan détaillé des fortifications de la place déplié sur une table.

L’arrivée de Tranquille lui causa une vive satisfaction, il espérait avoir par lui des nouvelles du dehors.

Malheureusement le chasseur ne savait pas grand’chose sur les affaires politiques du pays, à cause de la vie isolée qu’il menait dans les forêts.

Cependant il répondit avec la plus grande franchise à toutes les questions qu’il plut au colonel de lui adresser et lui donna les quelques renseignements qu’il avait pu obtenir ; puis il lui rapporta les divers incidents de son voyage. Au nom de Carméla, le jeune officier se troubla légèrement et une vive rougeur empourpra son visage, cependant il se remit et continua à écouter attentivement le récit du chasseur.

Lorsque celui-ci arriva à l’incident de la grotte et à la bribe de conversation surprise par lui entre le chef apache et le Texien, son intérêt fut vivement excité, et il lui fit recommencer le récit de cette aventure.

— Oh ! cette lettre, murmura-t-il à plusieurs reprises, cette lettre, que ne donnerais-je pas pour en connaître le contenu !

Malheureusement cela était impossible. Au bout d’un instant, le colonel pria Tranquille de continuer son récit.

Le chasseur lui raconta alors de quelle façon il était parvenu à traverser les lignes ennemies et à s’introduire dans la place.

Cette action hardie frappa vivement le colonel.

— Vous avez été plus heureux que prudent, dit-il, en vous aventurant ainsi au milieu des ennemis.

Le chasseur sourit d’un air de bonne humeur.

— J’étais à peu près certain de réussir, dit-il.

— Comment cela ?

— J’ai une longue expérience des coutumes des Indiens, qui me permet de jouer presque à coup sûr contre eux.

— D’accord ; mais ici ce n’était pas à des Indiens que vous aviez affaire.

— Pardonnez-moi, colonel.

— Je ne vous comprends pas ; veuillez, je vous prie, vous expliquer.

— C’est chose facile : le Renard-Bleu est arrivé ce soir au camp texien à la tête de deux cents guerriers.

— Je l’ignorais, fit le colonel avec surprise.

— Le Jaguar, pour faire honneur à ses redoutables alliés, leur a confié, pour cette nuit, la garde de son camp.

— De sorte ?

— De sorte, colonel, que tous les Texiens dorment en ce moment à jambe détendue[3] pendant que les Apaches veillent ou, du moins, devraient veiller à la sûreté des lignes.

— Qu’entendez-vous par devraient veiller ?

— J’entends que les Peaux-Rouges ne comprennent rien à notre manière de faire la guerre, qu’ils ne sont pas habitués à faire sentinelle et que tout le monde dort au camp.

— Ah ! fit le colonel en reprenant d’un air préoccupé sa promenade qu’il avait interrompue pour écouter le récit du chasseur.

Celui-ci attendit, en jetant un regard interrogateur à don Félix qui était demeuré dans la chambre, qu’il plût au commandant de le congédier.

Quelques minutes s’écoulèrent sans qu’un mot fût échangé ; don Juan paraissait plongé dans de sérieuses réflexions.

Tout à coup il s’arrêta devant le chasseur, et le regardant bien en face :

— Je vous connais depuis longtemps de réputation, lui dit-il d’une voix brève, vous passez pour un homme loyal et auquel on peut se fier.

Le Canadien salua, ne comprenant pas encore où tendaient ces préliminaires.

— Vous croyez, n’est-ce pas, que le camp ennemi est plongé dans le sommeil ? reprit le colonel.

— C’est ma conviction, répondit Tranquille, nous avons trop facilement traversé leurs lignes pour qu’il en soit autrement.

Don Félix se rapprocha.

— Oui, murmura le jeune officier, ce serait une leçon à leur donner.

— Leçon dont ils ont grand besoin, appuya te mayordomo.

— Ah ! ah ! fit en souriant le colonel, vous m’avez compris, don Félix ?

— Certes.

— Et vous m’approuvez ?

— Entièrement.

— Il est une heure du matin, reprit le colonel en jetant un regard sur une pendule placée sur une console ; c’est le moment où le sommeil est le plus profond. Soit, nous tenterons une sortie : faites éveiller les officiers de la garnison.

Le mayordomo sortit. Cinq minutes plus tard, les officiers encore à demi endormis se rendaient à l’ordre de leur chef.

— Caballeros, leur dit celui-ci, dès qu’il les vit rangés autour de lui, j’ai résolu de faire une sortie contre les rebelles, de les surprendre et d’incendier leur camp si cela est possible. Choisissez parmi vos soldats cent cinquante hommes sur lesquels vous puissiez compter ; faites-leur prendre les armes ; munissez-les de matières inflammables, et que dans cinq minutes ils soient rangés dans le patio. Allez, surtout je vous recommande le plus grand silence.

Les officiers saluèrent et sortirent immédiatement.

Le colonel se tourna alors vers Tranquille.

— Êtes-vous fatigué ? lui demanda-t-il.

— Je ne le suis jamais.

— Vous êtes adroit ?

— On le dit.

— C’est bien ! vous nous servirez de guide ; malheureusement, il m’en aurait fallu deux autres.

— Je puis les procurer à votre seigneurie.

— Vous ?

— Oui, un coureur des bois et un chef comanche qui sont entrés avec moi dans le fort, et dont je réponds corps pour corps : le Cœur-Loyal et le Cerf Noir.

— Bien, avertissez-les, et allez tous trois m’attendre dans le patio.

Tranquille se hâta d’aller prévenir ses amis.

— Si ce chasseur a dit vrai, et je le crois, reprit le colonel en s’adressant au mayordomo, je suis convaincu que nous avons une excellente occasion de rendre au centuple aux rebelles le mal qu’ils nous ont fait ; m’accompagnez-vous, don Félix ?

— Moi ! je ne voudrais point, pour une fortune, vous quitter d’un pas dans une pareille circonstance.

— Venez donc, alors, car le détachement doit maintenant nous attendre.

Ils sortirent.

  1. Les Peaux-Rouges donnent le nom de médecine, à toutes les choses qu’ils ne comprennent pas.
  2. Historique.
  3. Nous avons voulu conserver cette locution essentiellement espagnole : Dormir a pierna suelta.