Les Francs-tireurs/25

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Amyot (p. 430-450).


XXV

EN AVANT !


Cependant, maître Lovel faisait vigoureusement ramer ses canotiers, afin de gagner bientôt le rivage. Mais quelque désir qu’il eût de se presser, il lui fut impossible d’atteindre la plage aussitôt qu’il l’aurait voulu, parce que ne connaissant pas la côte et voguant pour ainsi dire à l’aveuglette, son canot toucha à plusieurs reprises contre des roches sous-marines, ce qui lui fit perdre un temps considérable en l’obligeant à changer plusieurs fois de direction. Aussi, lorsqu’enfin il arriva à terre, depuis longtemps déjà le capitaine était débarqué.

Le vieux marin fit tenir son canot et celui du capitaine accostés afin de pouvoir s’en servir au besoin ; il sauta sur le sable suivi de ses hommes et s’avança avec précaution dans l’intérieur des terres.

À peine avait-il fait en avant quelques pas au hasard, que le bruit d’une course furieuse parvint jusqu’à lui, et du chemin creux dont nous avons parlé, il vit s’élancer, en désordre et serrés de près par un grand nombre de soldats mexicains, les marins qui avaient accompagné le capitaine dans son expédition.

Maître Lovel ne perdit pas la tête dans cette circonstance critique. Au lieu de se jeter dans la mêlée, il embusqua ses hommes derrière un bouquet d’arbres du Pérou et de mahoganys qui s’élevaient à peu de distance, et se prépara avec un grand sang-froid à faire une diversion en faveur de ses camarades lorsque le moment propice serait venu.

Les Texiens, adossés à un rocher, à dix pas au plus de la mer, combattaient en désespérés contre un nombre infini d’ennemis. Une minute encore et c’en était fait, ils périssaient tous, lorsque tout à coup le cri : En avant ! Texas y libertad ! résonna avec force derrière les Mexicains, accompagné d’une clameur formidable, et une décharge meurtrière faite presque à bout portant vint semer l’épouvante et le désordre dans leurs rangs.

C’était maître Lovel qui opérait sa diversion pour sauver son capitaine, ou comme il disait dans son naïf dévouement, son fils adoptif.

Les Mexicains, qui déjà se croyaient vainqueurs, furent terrifiés par cette attaque imprévue, que, à cause de la vigueur avec laquelle elle était conduite, ils crurent faite par un corps considérable de ces redoutables francs-tireurs, commandés par le Jaguar, dont la réputation était déjà immense dans les rangs de l’armée américaine.

Persuadés que les Texiens avaient débarqué en grand nombre, et n’avaient feint de reculer que pour les faire tomber plus sûrement dans le piège, ils hésitèrent, reculèrent à leur tour, et finalement, saisis d’une terreur panique que leurs officiers ne parvinrent pas à maîtriser, ils se débandèrent et se mirent à fuir dans toutes les directions, en jetant leurs armes.

Les Texiens ranimés par l’arrivée providentielle du vieux marin et excités par la voix de leur capitaine, redoublèrent d’efforts.

Tranquille entoura sa cuisse d’un mouchoir, et soutenu par Quoniam qui pendant l’action ne l’avait pas quitté d’un pouce, se mit en retraite vers les embarcations entraînant Carméla avec lui et suivi du capitaine et de ses braves matelots. Ceux-ci, comme des lions aux abois, se retournaient à chaque instant pour fondre haches et baïonnettes hautes sur quelques Mexicains que leurs officiers étaient enfin parvenus à réunir, mais qui cependant n’osaient se hasarder à serrer de trop près les redoutables adversaires que depuis le commencement de l’action ils avaient appris à apprécier et par conséquent à craindre.

Toujours combattant les marins atteignirent enfin les canots préparés pour les recevoir.

Le capitaine Johnson ordonna de placer les blessés dans la chaloupe, et montant dans l’autre embarcation avec Tranquille, Quoniam et les hommes valides, il parvint à quitter la côte en remorquant le canot qui servait d’ambulance.

Cette audacieuse retraite, opérée sous le feu de l’ennemi, fut exécutée avec une précision et une adresse admirables.

Une partie de l’équipage de la péniche tiraillait contre les Mexicains qui garnissaient le rivage, tandis que l’autre partie nageait vigoureusement dans la direction du brick.

Bientôt la côte disparut en se confondant avec la bruine, les cris de l’ennemi devinrent moins distincts, les coups de fusil cessèrent, les lumières que l’on voyait courir çà et là sur le rivage s’éteignirent les unes après les autres, et tout retomba dans le silence.

— Ah ! dit le capitaine avec un soupir de soulagement, en tendant la main à maître Lovel, sans toi, père, nous étions perdus !

— By god ! répondit le vieux marin avec un gros rire et en se frottant joyeusement les mains, je me doutais bien que si vous vous cachiez de moi, c’est que vous ruminiez quelque folie ; aussi, je me suis méfié.

Le capitaine ne répondit que par une nouvelle étreinte amicale à ces paroles du digne contremaître.

Carméla, les mains jointes et les yeux au ciel, priait avec ferveur, rendant grâce à Dieu de sa miraculeuse délivrance.

— Voilà celle que nous avons sauvée, dit Tranquille. C’est à vous que je dois d’avoir retrouvé ma fille, je ne l’oublierai pas, capitaine !

— Bah ! vieux chasseur, fit en riant le capitaine, je n’ai fait que tenir la parole que je vous avais donnée : n’avais-je pas juré de vous aider, même au péril de ma vie ?

— Et vous avez été bien prêt de perdre votre enjeu, observa maître Lovel. Après ça, ajouta-t-il en se reprenant avec galanterie, bien que je ne m’y connaisse guère, je comprends parfaitement qu’on risque sa peau pour amariner une aussi gentille corvette, by god !

Cette saillie ramena parmi les marins la gaîté que les graves événements qui venaient de se passer avaient fait provisoirement envoler.

— Nous sommes bien véritablement hors de danger, n’est-ce pas, mon père ? demanda la jeune fille avec un frémissement de crainte qu’elle fut impuissante à dissimuler.

— Oui, mon enfant, rassure-toi, répondit le chasseur : nous sommes en sûreté maintenant.

Justement au même instant les matelots, comme s’ils eussent voulu appuyer la parole du Canadien, ou peut-être plutôt dans le but de narguer les ennemis auxquels ils avaient si bravement échappé, commencèrent un de ces chants cadencés qui servent à régler la mesure et dont chacun répète les paroles en souquant sur les avirons.

Nous donnerons ici les premiers couplets de ce chant de bord, que nous traduisons plutôt comme spécimen de poésie maritime que pour sa valeur réelle.

Maître Lovel, après avoir tourné et retourné plusieurs fois dans sa bouche l’énorme chique qui lui gonflait la joue droite, fit signe aux matelots de la péniche et entonna le premier d’une voix rauque ce refrain que tous reprirent en chœur après lui :

Des flots mouvants
Avec nos rames
Fendons les lames
Malgré les vents ?

Ce chant, accompagné en sourdine par le bruit de la mer et le sifflement de la brise, courait sur le dos des lames et allait ironiquement mourir aux oreilles des Mexicains rassemblés sur la plage.

— Allons, les gars ! reprit maître Lovel, attention à nager ensemble !

Et il reprit :

Le capitaine a dit qu’en Chine
Nous trouverions des lingots d’or,

Que tout marin de bonne mine
En rapporterait on trésor.

Le refrain fut répété joyeusement par tout l’équipage :

— À moi ! dit alors le capitaine Johnson, charmé de voir les matelots revenir aussi vite à leur insouciance accoutumée, et voulant s’associer à leur gaîté :

Le second a dit qu’au Mexique
Nous trouverions le paradis,
Et que grâce à notre physique,
Nous épouserions des houris !

— By god ! fit maître Lovel lorsque le chœur eut répété le refrain, c’est un vrai chant de corsaire, cela. Attention !

Le matelot dit qu’il faut boire
Le vin qu’on vole aux ennemis,
Et qu’il ne connaît d’autre gloire
Que de se battre et d’être gris !

Ce couplet obtint un succès beaucoup plus franc que les précédents. Maître Lovel, encouragé par ces témoignages non équivoques de la part des matelots, commença immédiatement le quatrième couplet :

Le mousse a dit que toute femme
Est infidèle en tout pays,
Et qu’il aime bien mieux la lame
Que les trésors et les houris !

Ce fut en riant à gorge déployée que les nageurs chantèrent en appuyant avec force sur les avirons :

Des flots mouvants
Avec nos rames
Fendons les lames
Malgré les vents !

Cette chanson, interminable comme toutes les complaintes de bord, aurait selon toutes probabilités duré longtemps encore, si tout à coup le capitaine n’avait d’un geste impérieux ordonné de faire silence.

— Est-ce qu’un nouveau danger nous menace ? demanda Tranquille avec inquiétude.

— Peut-être ! répondit le capitaine, qui depuis quelques instants interrogeait l’horizon en fronçant les sourcils.

— Que voulez-vous dire ? s’écria le chasseur.

— Voyez ! répondit le capitaine, en étendant le bras dans la direction du village de pêcheurs dont nous avons parlé plus haut.

Tranquille saisit vivement la longue-vue.

Une douzaine de grandes barques, pleines de soldats, sortaient d’une petite crique et gagnaient le large.

La mer était houleuse, la brise forte, et la chaloupe surchargée de monde n’avançait que lentement, obligée de remorquer le canot.

Le péril auquel on avait cru échapper renaissait sous une autre forme, et cette fois il prenait des dimensions réellement effrayantes, car les Mexicains se rapprochaient rapidement et ne tarderaient pas à arriver à portée de fusil.

Le brick, dont on apercevait la haute mâture, n’était, il est vrai, qu’à deux encablures au plus des chaloupes texiennes ; mais les quelques hommes laisses à bord ne suffisaient pas, tant s’en fallait, pour exécuter les manœuvres nécessaires pour que le navire vînt d’une manière efficace en aide à ses embarcations.

La position, se faisait à chaque seconde plus critique, le capitaine se leva :

— Enfants ! dit-il, que les dix meilleurs nageurs d’entre vous se jettent à la mer et aillent avec moi chercher le navire.

— Capitaine, s’écria le chasseur, que prétendez-vous faire ?

— Vous sauver, répondit il simplement en se préparant à mettre son projet à exécution.

— Oh ! oh ! fit brusquement maître Lovel, je ne souffrirai pas une telle folie.

— Silence, monsieur, interrompit le capitaine avec rudesse, je commande seul à mon bord,

— Mais, vous êtes blessé ? reprit le maître.

Effectivement, le capitaine Johnson avait reçu un coup de hache qui avait profondément entaillé son épaule droite.

— Silence, vous dis-je ! Je n’admets pas d’observations !

Le vieux marin baissa la tête en essuyant une larme à la dérobée.

Après avoir serré la main du chasseur, le capitaine et ses dix matelots plongèrent résolument dans la mer et disparurent dans l’ombre.

À la nouvelle d’un nouveau danger, Carméla était tombée anéantie dans le fond de la chaloupe.

Maître Lovel, la tête penchée en avant, cherchait à découvrir son chef. De grosses larmes coulaient le long de ses joues hâlées, et tous ses membres étaient agités de mouvements convulsifs.

Les Mexicains approchaient de plus en plus. Déjà ils étaient assez près pour qu’on pût facilement distinguer le nombre de leurs barques, et un brick-goëlette sortait à son tour de la crique et faisait force de voiles pour se joindre à la flottille d’abordage et assurer le succès de l’attaque.

En ce moment un cri lugubre, désespéré comme un dernier râle d’agonie, traversa l’espace et fit tressaillir d’épouvante tous ces hommes qu’aucun danger ne pouvait émouvoir.

— Oh ! le malheureux ! s’écria Tranquille en se levant et en faisant un geste pour s’élancer.

Lovel l’arrêta par la ceinture, et malgré sa résistance, l’obligea à se rasseoir.

— Que faites-vous donc ? lui demanda-t-il.

— Eh ! reprit Tranquille, j’acquitte ma dette envers votre capitaine : il a risqué sa vie pour moi, je vais à mon tour risquer la mienne pour le sauver.

— Bien ! by god ! s’écria le contre-maître, vous êtes un homme ! Mais tenez-vous en repos ; ceci ne vous regarde pas, j’en fais mon affaire.

Et avant que Tranquille eût eu le temps de lui répondre, il plongea dans les flots.

Le capitaine avait trop présumé de ses forces. À peine dans l’eau, sa blessure lui avait causé des souffrances intolérables, et son bras s’était engourdi. Avec cette ténacité qui faisait le fond de son caractère, il avait voulu lutter contre la douleur, et la vaincre ; mais la nature avait été plus forte que sa volonté et son énergie, un brouillard avait passé sur ses yeux, ses mouvements avaient perdu leur ensemble, et il s’était senti couler.

Alors il avait poussé ce cri d’appel suprême auquel maître Lovel avait répondu en volant à son secours.

Dix minutes se passèrent, dix minutes d’angoisse, pendant lesquelles les individus restés à bord de la chaloupe osèrent à peine respirer.

— Courage, les gars ! cria tout-à-coup la voix haletante de Lovel, il est sauvé !

Les marins poussèrent une exclamation de joie, et, se courbant sur les avirons, ils redoublèrent d’efforts.

Une décharge épouvantable leur répondit, et les balles vinrent s’aplatir en sifflant contre les plats-bords de la péniche et faire bouillonner la mer autour d’elle.

Les Mexicains, arrivés à portée, ouvraient un feu terrible contre les texiens.

Ceux-ci ne ripostèrent pas, mais continuèrent à ramer,

Un grondement sourd se fit entendre, suivis de cris de désespoir et d’imprécations, et une masse passa au vent de la chaloupe.

C’était le brick qui venait au secours de son équipage et qui, en passant, coulait et dispersait les embarcations ennemies.

En mettant le pied sur le pont du navire, Carméla, succombant enfin à ses émotions, perdit connaissance.

Tranquille la saisit dans ses bras, et aidé par Quoniam et le capitaine, il la descendit en toute hâte dans la cabine.

— Capitaine ! capitaine ! cria un mousse en se précipitant dans la chambre, les Mexicains ! les Mexicains !

Pendant que les Texiens s’occupaient à transborder leurs blessés, persuadés que les barques mexicaines avaient été toutes, ou du moins la plus grande partie, coulées par le navire, ils n’avaient pas songé à surveiller des ennemis qu’ils croyaient anéantis. Ceux-ci avaient habilement profité de cette négligence pour se rallier, et, se réunissant sous l’avant du brick, ils s’étaient audacieusement élancés à l’abordage en grimpant après les chaînes de haubans, la civadière et tous les bouts de corde qu’il leur avait été possible de saisir. Heureusement maître Lovel avait fait tendre le soir précédent les filets d’abordage. Grâce à cette sage précaution du vieux marin, la surprise désespérée des Mexicains n’obtint pas le succès qu’ils s’étaient promis.

Les Texiens, obéissant à la voix de leur capitaine, saisirent de nouveau leurs armes et se précipitèrent sur les Mexicains déjà presque maîtres de l’avant du navire où ils commençaient à s’affermir.

Tranquille, Quoniam, le capitaine Johnson et Lovel, armés de haches, l’œil étincelant et la lèvre frémissante, s’étaient placés au premier rang et excitaient par leur exemple leurs hommes à bien faire leur devoir.

Alors, sur un espace restreint de dix mètres carrés au plus, commença un de ces effroyables combats maritimes, sans ordre et sans tactique, où la rage et la force brutale suppléent à la science.

Lutte horrible, carnage affreux, à coups de piques, de haches, de sabres, lutte où chaque blessure est mortelle et qui rappelle ces hideux combats à outrance des plus mauvais jours du moyen-âge, alors que la force brutale seule faisait loi.

Jamais le Scalpeur-Blanc n’avait combattu avec autant d’acharnement. Furieux d’avoir laissé échapper la proie dont il s’était si audacieusement emparé, à demi fou de colère, il semblait se multiplier, s’élançant sans relâche, avec des rauquements de bête fauve au plus épais de la mêlée, cherchant Carméla et brûlant de tuer celui qui la lui avait si intrepidement ravie.

Le hasard sembla vouloir un instant lui sourire en le plaçant tout à coup en face du capitaine.

— À nous deux ! s’écria-t-il en poussant un cri de joie.

Le capitaine leva sa hache.

— Non ! non ! fit Tranquille en se jetant vivement devant lui, cette victime m’est réservé ! C’est moi, moi seul qui tuerai ce tigre à face humaine. D’ailleurs, ajouta-t-il avec un sourd ricanement, c’est mon métier de tuer les bêtes fauves : celle-là ne saurait m’échapper.

— Ah ! fit le Scalpeur-Blanc, c’est bien réellement la fatalité qui te remet devant moi ! Eh bien, soit ! À toi d’abord !

— C’est toi qui va mourir, misérable ! reprit le Canadien. Ah ! tu m’avais enlevé ma fille, tu te croyais bien caché, n’est-ce pas ? Mais je m’étais mis sur ta piste, voilà trois mois que je te suis pas à pas et que je guette l’heure favorable de la vengeance.

En entendant ces paroles, le Scalpeur se précipita avec rage sur son ennemi.

Celui-ci ne fit pas un mouvement pour l’éviter ; au contraire, il le saisit dans ses bras nerveux et, s’abandonnant complètement sur lui, il chercha à le renverser, tout en lui labourant les reins avec la pointe de son poignard.

Ces deux hommes, les regards étincelants, les lèvres écumantes, animés d’une haine implacable, enlacés poitrine contre poitrine, visage contre visage, silencieux et horribles à voir, cherchant chacun à tuer son adversaire, se souciant peu de vivre pourvu que son ennemi mourût, ressemblaient à deux bêtes fauves acharnées à s’entre-détruire.

Texiens et Mexicains s’étaient arrêtés comme d’un commun accord et demeuraient spectateurs épouvantés de cet atroce combat.

Enfin le chasseur, grièvement blessé déjà avant la lutte, tomba en entraînant son ennemi dans la chute.

Celui-ci poussa un cri de triomphe qui s’éteignit en un râle de douleur : Quoniam s’était précipité à corps perdu sur lui ; malheureusement il avait mal calculé son élan, et tous deux tombèrent dans la mer qui se referma sur eux avec un bruit sourd et sinistre.

Les Mexicains, privés de leur chef, ne songèrent plus qu’à fuir et se jetèrent en désordre dans leurs barques.

Une minute plus tard ils avaient tous quitté le brick.

En ce moment Quoniam reparut. Le brave nègre ruisselait d’eau. Il fit quelque pas en chancelant et vint s’affaisser auprès de Tranquille auquel Carméla et le capitaine prodiguaient les soins les plus empressés, et qui commençait à reprendre connaissance.

Au bout de quelques instants le chasseur se sentit assez fort pour essayer de se relever.

— Eh bien ! demanda-t-il à Quoniam en tournant la tête vers lui, est-il mort ?

— Je le crois, répondit le nègre. Tenez, ajouta-t-il en lui tendant un objet de petite dimension qu’il tenait caché dans sa main.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? reprit le chasseur.

Quoniam secoua tristement la tête.

— Regardez, dit-il.

Après avoir un instant attentivement examiné le nègre, dont les traits exprimaient un abattement étrange chez un pareil homme :

— Seriez-vous grièvement blessé ? lui demanda-t-il avec inquiétude.

Le nègre secoua la tête.

— Non, répondit-il, je ne suis pas blessé.

— Qu’avez-vous donc alors ?

— Prenez ceci, reprit-il en étendant une seconde fois le bras, prenez ceci et vous le saurez.

Étonné de cette insistance singulière, Tranquille tendit le bras à son tour.

— Donne ! dit-il

Quoniam lui remit l’objet qu’il semblait dérober aux regards des personnes présentes.

Le Canadien poussa un cri de surprise en le voyant.

— Où as-tu trouvé cela ? s’écria-t-il avec anxiété ?

— Quand je me suis précipité sur cet homme, je ne sais comment cela se fit, mais cette chaîne et ce qui se trouve après furent pour ainsi dire placés par le hasard dans ma main. En tombant à la mer, je conservai cette chaîne ; la voilà, faites-en ce que vous voudrez.

Tranquille, après avoir une seconde fois examiné cet objet mystérieux, le cacha dans sa poitrine en poussant un profond soupir.

Tout à coup Carméla se redressa avec épouvante.

— Oh ! voyez ! voyez, mon père ! s’écria-t-elle, malheur ! malheur ! nous sommes perdus !

Le chasseur tressaillit au son de la voix de la jeune fille, ses yeux se remplirent de larmes.

— Que se passe-t-il donc ? murmura-t-il d’une voix faible.

— Il se passe, dit rudement le capitaine, que, à moins d’un miracle, pour cette fois, ainsi que le dit doña Carméla, nous sommes bien réellement perdus !

Et il montra une trentaine de chaloupes, armées en guerre, qui arrivaient à force de rames et convergeaient autour du brick de façon à l’enserrer dans un cercle dont il lui serait impossible de sortir.

— Oh ! c’est trop de fatalité ! s’écria Carméla avec désespoir.

— Non, ce n’est pas possible, dit vivement Tranquille ! Dieu ne nous abandonnera pas ainsi !

— Nous sommes sauvés ! s’écria maître Lovel, nous sommes sauvés ! Voyez ! voyez ! les barques virent de bord et prennent chasse.

L’équipage poussa un hurra de joie et de triomphe.

Aux premiers rayons du soleil levant la corvette la Libertad, apparaissait franchissant la passe de Galveston et manœuvrant à deux portés de canon au plus du brick.

Les chaloupes mexicaines faisaient force de rames dans la direction de la terre.

Bientôt toutes eurent disparu.

Le brick laissa alors arriver sur la corvette, et tous deux reprirent de conserve la direction du mouillage.

Une heure plus tard les deux bâtiments étaient affourchés à l’abri des canons du fort.

À peine les navires avaient-il laissé tomber l’ancre, qu’une embarcation accosta le brick. Cette embarcation venait du fort, elle amenait le Jaguar et El Alferez.

Les prisonniers mexicains avaient été remis à la garde du Jaguar, qui, tout en ordonnant qu’on les surveillât avec soin, avait cependant jugé convenable de les laisser libres dans l’enceinte de la forteresse.

La réussite des deux hasardeuses expéditions tentées par les Texiens avait fait faire un grand pas à la cause qu’ils défendaient. En quelques heures, la révolte était devenue révolution, et les chefs insurgés, des hommes avec lesquels on était désormais contraint de compter.

Le Jaguar désirait pousser activement les choses. Il voulait profiter du découragement probable des Mexicains pour obtenir, si cela était possible, la reddition de la ville sans coup férir.

Dans sa conversation avec le colonel Melendez, le jeune chef lui avait exprès annoncé aussi brusquement le résultat de ces expéditions, comptant, pour le succès de ses négociations futures, sur la stupeur qu’éprouverait le général Rubio à cette nouvelle.

Mais avant de rien entreprendre, le Jaguar voulait s’aboucher avec ses amis, afin d’arrêter d’une façon définitive la conduite qu’il devait tenir dans une circonstance si grave, ne se souciant nullement d’assumer sur lui la responsabilité des résolutions qui seraient prises.

C’était agir non-seulement avec prudence, mais encore avec une entière abnégation, surtout après la conduite qu’il avait tenu depuis le commencement des hostilités avec le gouvernement mexicain, et la haute position à laquelle il était parvenu parmi les siens.

Mais comme le cœur de l’homme même le plus pur et le plus loyal, n’est jamais exempt de ces faiblesses inhérentes à la nature humaine, le Jaguar peut-être sans oser se l’avouer à soi-même, avait un autre motif qui le poussait à venir ainsi en toute hâte à bord du brick.

Ce motif, d’une nature toute intime, était le désir de connaître le plus tôt possible les résultats de l’expédition tentée par Tranquille et le capitaine Johnson contre le rancho du Scalpeur-Blanc.

Aussi, à peine le jeune homme eut-il posé le pied sur le pont du navire, que sans même répondre aux salutations empressées de ses amis qui étaient accourus le recevoir à la coupée, il s’informa de Tranquille, s’étonnant avec raison de ne pas le voir parmi les personnes présentes.

Le capitaine, sans lui répondre autrement, lui fit signe de le suivre.

Le jeune homme sans rien comprendre à cette réserve, mais sérieusement inquiet, descendit dans la chambre.

Là, il vit Tranquille couché sur un cadre. Une femme pleurait assise auprès de lui sur un tabouret.

Le Jaguar fut sur le point de défaillir, il pâlit : dans cette femme il avait reconnu Carméla.

Son émotion fut tellement vive, qu’il fut contraint de s’appuyer à la cloison pour ne pas tomber.

Au bruit causé par son arrivée, la jeune fille avait relevé la tête.

— Oh ! s’écria-t-elle en joignant les mains avec joie, c’est vous ! vous, enfin !

— Merci, Carméla ! répondit-il d’une voix étouffée, merci de cette bonne parole ! elle me prouve que vous ne m’ayez pas oublié.

— Vous oublier, vous à qui, après mon père, je dois tout ! Oh ! vous savez bien que c’était impossible.

— Merci encore ? vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir combien vous me rendez heureux en ce moment, Carméla. Ma vie entière employée à vous servir ne suffira pas pour reconnaître le bien que vous me faites. Vous êtes enfin libre ! Brave Tranquille, j’étais sûr qu’il réussirait !

— Hélas ! mon ami, cette réussite lui coûte cher.

— Que voulez-vous dire ? Il n’est pas dangereusement blessé, j’espère ?

— Je crains le contraire, mon ami.

— Oh ! nous le sauverons !

— Approchez, Jaguar, dit alors le chasseur d’une voix faible ; donnez-moi votre main, que je la presse dans les miennes.

Le jeune homme s’approcha vivement.

— Oh ! de grand cœur, s’écria-t-il en lui tendant la main.

— L’affaire a été chaude, mon ami, reprit le Canadien, cet homme est un lion.

— Oui, oui, c’est un rude adversaire ; mais vous en êtes venu à bout enfin ?

— Grâce à Dieu ! mais je conserverai ses marques toute ma vie, si Dieu veut que je me relève.

— Canarios ! j’espère que cela sera et bientôt.

Le chasseur hocha la tête.

— Non, non, répondit-il : je me connais en blessures pour en avoir fait pas mal moi-même et en avoir reçu bon nombre ; celles ci sont sérieuses.

— Ne conservez-vous donc plus d’espoir de guérison ?

— Je ne dis pas cela. Seulement, je vous répète que bien des jours se passeront avant que je puisse retourner au désert, reprit le chasseur avec un soupir étouffé.

— Bah ! bah ! qui sait ? Toute blessure qui ne tue pas est bien vite guérie, disent les Indiens, et ils ont raison. Et cet homme, qu’est-il devenu ?

— Selon toutes probabilités il est mort, dit Tranquille d’une voix sourde.

— Alors, tout est pour le mieux.

En ce moment, le capitaine Johnson entr’ouvrit la porte.

— Une embarcation portant pavillon parlementaire accoste le navire ; que faut-il faire demanda-t-il.

— La recevoir, sangre de Dios ! la recevoir, mon cher Johnson. Cette embarcation doit, si je ne me trompe, être une messagère de bonnes nouvelles.

— Nos amis désireraient que vous fussiez là pour entendre les propositions qui sans doute vont nous être faites.

— Qu’en dites-vous, Tranquille ? demanda le jeune chef en se tournant vers le vieux chasseur.

— Allez, mon ami, où vous appelle votre devoir, répondit celui-ci ; je sens que j’ai besoin de repos. Du reste, votre absence ne sera pas longue, n’est-ce pas ?

— Certes ! et aussitôt libre, je reviendrai près de vous, mais pour vous faire transporter à terre ; votre état réclame les soins que vous ne pouvez recevoir ici.

— J’accepte, mon ami, d’autant plus que je crois qu’effectivement l’air de la terre me fera du bien.

— Voilà qui est convenu ; dit joyeusement le Jaguar ; à bientôt !

— À bientôt ! répondit Tranquille qui se laissa retomber sur sa couche,

Le jeune homme après avoir salué Carméla qui lui répondit par un doux et triste regard, sortit de la cabine avec le capitaine et remonta sur le pont.

Dans notre prochain ouvrage nous retrouverons face à face tous les personnages de cette longue histoire, car la partie suprême est prête à s’engager ; la liberté et le despotisme se trouvent enfin en présence et d’une bataille va dépendre peut-être le sort d’un peuple[1].

  1. Voir le Cœur-Loyal, 1 vol. in-12. Amyot éditeur, 8 rue de la Paix, Paris.