Les Gaietés du Conservatoire/28

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Libr. Ch. Delagrave (p. 124-129).
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Ceci ne s’est pas passé au Conservatoire, mais cela vous amusera tout de même.

Pendant plusieurs années, j’ai passé une partie de mes vacances dans un chalet à Berck-sur-Mer, où j’avais établi mon cabinet de travail tout en haut, au troisième. Pour arriver à ce dernier étage, il fallait passer par un escalier très étroit, ce qui constituait une véritable difficulté chaque fois que je voulais y faire monter un piano ; j’avais beau le choisir aussi petit et aussi léger que possible, mettre en réquisition le menuisier et son compagnon, le serrurier et son apprenti, quatre ou cinq vigoureux matelots, c’était toujours une affaire d’État, on abîmait les murs, on abîmait le piano, et les hommes eux-mêmes risquaient de s’abîmer aussi. Je leur avais bien acheté des bricoles, mais ils ne savaient pas s’en servir, s’y entravaient les pieds ; cela augmentait le danger.

La dernière année seulement, j’appris que la maison Pleyel fabriquait des pianos démontables. Ils sont fort curieux, ces pianos : quelques boulons à enlever, et l’instrument se divise en une vingtaine de morceaux dont les plus gros peuvent être portés sous le bras ; la table d’harmonie elle-même se partage en deux, avec ses cordes tendues, et une fois tout remis en place, les boulons resserrés, il n’y a même pas à faire venir l’accordeur.

Or donc, cette année-là, je me fais expédier un piano ordinaire pour le salon, à l’entresol, et un piano démontable pour mon cabinet mansardé. Je laisse les huit hommes vigoureux suer sang et eau pour franchir les douze marches de l’entresol avec le piano ordinaire, en poussant des hooo… hiss comme s’il se fût agi de mettre un bateau à l’eau, — car les paysans ne sont jamais adroits pour ce genre de besogne, — puis, au moment où, non sans avoir plusieurs fois craché dans leurs mains, ils allaient entreprendre la dure et périlleuse ascension, je leur dis, d’un air dégagé :

— « Attendez, laissez-moi faire ; celui-là, nous allons le démonter, ce sera plus commode. »

En même temps, je me mets tranquillement à dévisser les écrous, et en quelques minutes vingt morceaux de piano sont symétriquement étendus sur le sable. J’en confie deux ou trois à chaque homme, j’en prends quelques-uns moi-même, et nous voilà tous grimpant d’un pas alerte jusqu’à l’étage du grenier, sans que les murs ni la rampe soient menacés de la moindre écorniflure.

Je reconstitue le piano, je l’essaye, et je remets à chacun des porteurs sa gratification habituelle de chaque année.

. . . . .

Les hommes n’avaient rien dit ; il n’est pas dans le caractère du paysan picard de témoigner de l’étonnement ; mais il était visible que tous, les patrons surtout, le menuisier et le serrurier, avaient suivi mon opération, d’abord avec une méfiance sournoise, puis avec un intérêt de plus en plus marqué. On sentait qu’il y avait là pour eux un enseignement, une leçon de choses, dont ils entendaient bien tirer parti, les escaliers étroits n’étant pas rares dans le pays.

Cela ne devait pas tarder, car dès le surlendemain, je rencontrais à quelques pas de la maison un lamentable piano d’Elcké absolument éventré, gisant sur le sable en quatre ou cinq gros morceaux : on avait d’abord enlevé toutes les vis, tous les gros boulons, les écrous, les clous, puis comme ça n’allait pas encore, on avait travaillé au ciseau et au marteau ; pendant ce temps, le menuisier devait certainement dire à l’heureux possesseur de l’instrument : « N’vous tourmentaie point, ça nous caunaie ; j’vaa l’démontaie ! »

Le pauvre piano resta ainsi démantibulé pendant deux jours, exposé aux vents et à la pluie, les chiens… venaient le flairer… ; au bout de ce temps, le patron se décida à m’envoyer un de ses apprentis pour me demander « si je ne voudrais pas venir lui donner un petit coup de main pour l’aider à remonter un piano. »

Je fis la sourde oreille, je donnai lâchement un prétexte ; puis, je ne sais pas au juste comment ça a fini, car pendant plusieurs jours j’évitai de passer par cette rue-là.


La morale de cette histoire, mes amis, c’est qu’il vaut mieux être ignorant que savant à moitié.