Les Gaietés du Conservatoire/Aux élèves du Conservatoire

La bibliothèque libre.
Libr. Ch. Delagrave (p. 5-10).

AUX ÉLÈVES DU CONSERVATOIRE

Mes bons amis,


Je me sens pris d’un remords tardif ; — dites si vous voulez d’un remords sénile, vous qui êtes jeunes, ce en quoi vous avez bien raison ; continuez tant que vous le pourrez ; — depuis quelque chose comme vingt-cinq ans, un quart de siècle, que j’écris constamment ouvrage sur ouvrage pour vous donner du fil à retordre, de sales bouquins didactiques, comme on dit, je n’ai pas encore songé à en écrire un seul pour vous amuser !


Et pourtant vous en avez bien besoin, mes pauvres amis, ne serait-ce que pour les terribles journées de concours, où, emprisonnés dès le matin, vous devez vous morfondre patiemment jusqu’au soir pour passer selon votre numéro de tirage, soixante-dizième ou soixante-quinzième !


Et pourtant aussi, je sais que vous m’aimez bien au fond, car vous me le montrez dans toutes les circonstances où l’occasion s’en présente, bien que quelques-uns de vos anciens m’aient appelé, pendant plusieurs années, le Capitaine Marche-ou-Crève, ce qui d’ailleurs ne m’a nullement blessé. Je l’ai compris ainsi : avec moi, c’est tout l’un ou tout l’autre ; il faut marcher, faire son chemin dans l’école, ou abandonner la partie ; et je me suis considéré comme flatté, et je le suis encore, ce qui prouve mon excellent caractère.


Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit ici ; c’est de vous, et de la lacune que je veux combler dans notre bibliothèque, pourtant si riche, en écrivant pour votre usage spécial un petit livre qui puisse vous distraire pendant les longues heures d’attente ou celles de lassitude succédant au travail acharné exigé par l’un ou l’autre de mes méchants collègues, qui sont tous plus ou moins, mais surtout les meilleurs, des espèces de capitaines Marche-ou-Crève.


C’est donc, je le répète, pour essayer de vous amuser, et uniquement pour cela, que je vais écrire ce volume, dans lequel il n’y aura rien que de vrai, sauf quelques noms que je me réserve de défigurer quand je croirai qu’il y a lieu de le faire ; vous y reconnaîtrez des types de camarades qui vous feront l’effet d’être de vos contemporains, bien qu’ils aient été des miens, car l’esprit de notre école n’a pas plus changé depuis ce temps que les murs de la cour ou les tables sur lesquelles vous avez tant de peine aujourd’hui à trouver un pauvre petit coin vacant pour y graver votre nom.


Dans le public, on se fait cette idée fausse que le Conservatoire est mal composé ! C’est une grosse erreur, comme c’en serait une aussi de prétendre le contraire. La vérité, c’est que la société y est fort mélangée, comme cela est inévitable dans une école absolument gratuite, où l’on entre par voie d’examen, et qu’il y faut savoir, parmi ses camarades, choisir ses amis, sous peine de se voir, dans l’avenir, fort embarrassé de relations créées à la légère. Il en est de même, dira-t-on, dans beaucoup d’autres écoles ; c’est vrai, mais à un degré moindre. Tous les milieux sociaux sont représentés au Conservatoire ; il n’est pas rare d’y voir se coudoyer, dans une même classe, un jeune homme ayant fait des études sérieuses, déjà bachelier, docteur en droit, avec le plus ignare des illettrés ; le fils du millionnaire avec celui du petit commerçant, du prolétaire ; des filles de savants, de pasteurs, d’artistes éminents, d’hommes de lettres, avec celles dont les parents exercent les professions les plus modestes. Cela provient de ce que l’enseignement spécial artistique y étant plus élevé et plus complet que partout ailleurs, les plus fortunés eux-mêmes, ceux qui pourraient sans difficulté dépenser de l’argent pour leurs études, viennent frapper à sa porte, et vous ne devez pas être à moitié fiers d’appartenir à une école qui, si elle ne réalise pas le type absolu de la perfection, qui n’est pas de ce monde, tient indiscutablement la tête de tous les établissements, non seulement français, mais européens, où sont enseignés la musique et l’art théâtral.


De la grande diversité de caractère et de nature que présentent les élèves il résulte que le Conservatoire est à lui seul un petit monde complet, un microcosme, et qu’on peut, avec un peu d’esprit d’observation et en dehors des études pour lesquelles il y a des classes, y faire l’apprentissage de la vie, avec ses luttes, ses jalousies, ses rancunes, ses côtés mesquins ou terribles, comme aussi avec les amitiés et les dévouements qui en sont la consolation.


Mais dans la vie on rencontre aussi des choses comiques, des ridicules ; c’est surtout de ces choses-là que nous nous occuperons, puisqu’il s’agit pour aujourd’hui de s’amuser. Et la matière n’en manque pas au Conservatoire ; elle pourrait fournir dix volumes comme celui-ci. Aussi j’en bannirai systématiquement tout ce qui serait méchant, comme aussi les inconvenances, étant très pudibond de ma nature. C’est un livre dont la fille pourra permettre la lecture à sa mère.


Il y a quarante-trois ans que je fréquente le Conservatoire, soit comme élève, soit comme professeur ; j’ai donc eu l’occasion de voir, d’entendre et d’observer beaucoup de choses ; j’ai dû nécessairement en oublier bien plus que je n’en ai retenu, mais parmi celles dont je me souviens, il y en a qui me paraissent encore amusantes. Ce sont les parents d’élèves, les mères surtout, je dois le reconnaître, qui fournissent la plus ample moisson.


Je ne sais s’il en est de même pour tous mes collègues, mais il me serait impossible de dire combien de fois il m’a été demandé des consultations sur des sujets absolument abracadabrants.


Par exemple :

« Virginie doit-elle se faire pianiste ou mercière ?

— Mais, madame, je ne connais pas Mlle Virginie ; qui est-ce ?

— C’est ma fille, monsieur.

— Ah ! ah ! et quel âge a-t-elle ?

— Seize ans.

— Joue-t-elle bien du piano ?

— Pas mal, elle a commencé il y a trois mois avec la petite de la concierge, qui a eu sa troisième médaille l’an passé, même que tout le monde a dit qu’elle aurait dû avoir la première, parce qu’elle était malade ce jour-là, et que son professeur n’avait pas voulu la recommander à monsieur…

— Abrégeons, madame… Aime-t-elle la musique ?

— Pas beaucoup, ça l’ennuie ; seulement nous pensons qu’on gagne plus d’argent dans le piano que dans la mercerie…, etc… »

Bien entendu, j’opine pour la mercerie.


Autre exemple :

— « Mon fils aura-t-il de la voix ?

— Quel âge a-t-il ?

— Six ans !… »


Ou encore :

— « Quel instrument dois-je préférer pour faire apprendre à mon fils ? »


Plusieurs fois, on m’a demandé quelle était la meilleure classe d’harmonie ; en ce cas, la réponse est invariable, naturellement : c’est la mienne.


Un jour, le père d’un de mes élèves les plus sympathiques, mais dont la croissance et le développement physique étaient inférieurs aux progrès, vient me trouver très anxieux :

— « Croirait-on qu’il va avoir quinze ans, mon garçon ? Le soir, quand nous nous promenons, je dis de temps en temps : « Cristi ! la jolie femme ! » Vous croyez qu’il se retourne… Ah ! ben ouiche, il n’y fait seulement pas attention ; même si j’insiste, si je dis : « Tu n’as donc pas vu cette dame, comme elle est belle ? » il me répond : « Oui, p’pa », mais, je sens bien que c’est pour me faire plaisir. Moi, je me rappelle qu’à son âge j’étais autrement dégourdi…, etc. »


Mais en dehors des parents et des élèves, les éléments ne font pas défaut.

Il n’y a pas jusqu’aux concierges qui ne soient parfois drôles au Conservatoire, depuis celui qui se disait le représentant du ministre, et dont la fille a débuté à l’Opéra, jusqu’à cet autre qui, ayant reçu pour consigne d’empêcher de stationner et de fumer sous le porche, formulait ainsi ladite défense : « Messieurs, les ceusses qui veulent fumer ici sont priés d’éteindre leurs cigarettes ou de sortir dehors ».

C’est encore un concierge, du temps d’Auber, qui, réveillé à neuf heures du soir d’un profond sommeil par un visiteur qui demandait à voir le Directeur, grogna en se retournant dans son fauteuil : « Le directeur… c’est moi ! »


A côté de cela il y a eu en tout temps de braves serviteurs dévoués et attachés à la maison, y vivant en famille, comme par exemple la dynastie des Lescot, garçons de classe ou huissiers au Conservatoire de père en fils depuis cent huit ans, bien que l’établissement ne date que d’un siècle, car un arrière-grand-père était déjà concierge en 1790 des Menus-Plaisirs du Roy, dont les somptueux bâtiments sont encore ceux de l’administration.

Ces postes sont d’ailleurs très enviés, surtout celui d’huissier du directeur, qui seul assiste à tous les examens et concours, publics ou à huis clos, entend toutes les délibérations, toutes les discussions, et recueille les votes. Il est astreint au secret professionnel, et doit être muet comme la tombe, sous peine de destitution immédiate. Aussi ne connais-je pas d’exemple, depuis un demi-siècle, qu’une indiscrétion ait été commise par le vieux père Leborne, par son fils Marcel ni Lescot aîné ; pas plus n’en commettra jamais Moreau l’huissier actuel.


Si parfois mon nom se trouve mêlé à quelques anecdotes, il ne faut pas vous figurer que ce soit pour le vain plaisir de parler de moi, mais voir là seulement une garantie de l’authenticité de mes récits ; car une histoire est toujours plus ou moins dénaturée ou faussée en passant de bouche en bouche. Aussi bien aurais-je pu me substituer un anonyme, car je suis loin d’avoir toujours le beau rôle.


Et si au contraire je vous raconte quelques faits dont je n’ai pu être le témoin, soit en raison de l’époque à laquelle ils se sont passés, soit pour quelque autre cause, soyez certains que je les tiens de personnages tellement sûrs et tellement autorisés que leur bonne foi ne saurait être mise en doute par qui que ce soit.


Ne voyez donc pas ici un recueil de contes inventés à plaisir ; mais ayez l’assurance de ne trouver que des faits absolument véridiques, sincèrement racontés, dans ce petit livre, que je me fais un plaisir de vous dédier.


A. L.


1er janvier 1899.