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Les Gens d’Auberoque/I

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Calmann-Lévy (p. 1-20).

I

C’était un pluvieux après-midi de novembre de l’année 1866. Sur le seuil du bureau des messageries sis place Francheville, à Périgueux, un grand jeune homme, en caban de voyage, attendait, accoté au chambranle. En face, de l’autre côté de la route qui longe la place, sous les tilleuls de bordure, cinq ou six diligences étaient rangées à la queue leu leu, capuchonnées de leurs bâches reluisantes sous l’eau qui tombait fine et serrée. Au delà de la vaste place assombrie par la pluie et traversée parfois par un parapluie noir, on entrevoyait à peine la fière silhouette de la tour Mataguerre, précieux reste des anciennes fortifications de la ville.

La nuit approchait. Les vitres du petit café voisin laissaient passer à travers les rideaux sales une faible lueur de gaz ; et, dans le fond du bureau, l’employé des messageries avait allumé sa lampe. Des malles énormes d’autrefois, recouvertes de peau de truie, de grands sacs de nuit en tapisserie, de vieilles valises en cuir, des « panières » et des paquets de formes hétéroclites encombraient l’étroite pièce où attendaient aussi, affalés sur les banquettes rangées le long des murs, des colis humains. Il y avait là des campagnards assommés par le bruit de la ville et le papillotement des étalages contemplés curieusement au cours d’une longue journée de « trulle » à travers les rues pavées de silex pointus ; des petits marchands de village, venus aux emplettes ; des paysans revenant des plaids et portant sur leur figure terreuse la morne déconvenue du procès perdu, ou la joie sournoise de la cause gagnée. Entre les bagages, les paquets entassés, se tenaient parfois debout, piétinant sur place, des voyageurs impatients, qui tuaient le temps en regardant les affiches. C’était des fonctionnaires qui revenaient de faire leur versement, reconnaissables à la sacoche aplatie qu’ils portaient en bandoulière, des notaires sortant de la conservation des hypothèques, ou des maires en lévite venant de la préfecture. Une famille de petits bourgeois ruraux, venus pour acheter des vêtements de noces, était groupée près de la fenêtre, et l’on reconnaissait les « novis » en ce qu’ils s’entretenaient à voix basse, tête-à-tête, dans un coin. Devant la porte, un tout jeune homme, échappé pour quarante-huit heures de la maison paternelle, rentrait au logis fatigué d’excès et d’insomnie ; et de l’Hôtel de France, voisin, arrivait un commis-voyageur escortant un commissionnaire qui traînait d’immenses colis sur sa petite charrette.

Cependant, les quatre heures approchant, les conducteurs faisaient charger les bagages après s’être renseignés auprès de l’employé du bureau.

— C’est vous qui allez à Auberoque, monsieur ?

— Oui, dit le jeune homme au caban ; voici mes bagages.

Et il désignait du pied une grande malle chapelière surmontée d’un carton à chapeau.

Ces colis chargés, le conducteur se planta, jeta un regard vers la place du Triangle et, ne voyant rien venir, disparut sous une porte cochère.

Un moment après, il revint, sa limousine sur l’épaule, menant un grand cheval de dragons réformé, qu’il plaça le long du timon, tandis que l’autre cheval, la queue troussée comme son compagnon, suivait docilement et venait de lui-même se ranger de l’autre côté.

Ayant accroché les chaînettes et bouclé les guides, le conducteur regarda encore au loin, puis vint au bureau, et, s’adressant à son voyageur :

— Vous pouvez monter, monsieur… Il n’y a pas d’autres voyageurs pour Lamarque ? Saint-Génissac ? Auberoque ? ajouta-t-il en se retournant.

Le jeune homme installé dans le coupé, la portière refermée, le conducteur ôta sa casquette de peau de renard, se gratta rageusement la tête, et se dirigea vers le petit café.

Cependant, une à une, les lourdes voitures démarraient avec effort, quelques-unes surchargées, d’autres presque vides, et bientôt il ne resta plus en face du bureau que la diligence à deux compartiments qui portait en lettres d’or sur les portières : PÉRIGUEUX-AUBEROQUE, dans laquelle attendait patiemment l’unique voyageur du coupé.

Alors le conducteur sortit du café, tira sa montre sous sa blouse, puis interrogea désespérément l’horizon du côté des boulevards. Ne voyant rien venir, il se décida, accrocha les traits aux palonniers en grommelant des jurons, grimpa sur son siège, mit sa limousine, rassembla ses chevaux des guides et du fouet, cria : « Hue ! » et la voiture s’ébranla.

La pluie tombait toujours et la nuit venait. Les becs de gaz s’entrevoyaient à peine dans la buée épaisse qui enveloppait la ville. Bientôt les maisons s’espacèrent, devinrent rares, et, au bout du faubourg Saint-Georges, la diligence roula vers le sud en pleine campagne, sur la route détrempée où les pieds des chevaux faisaient rejaillir la boue liquide.

Le voyageur du coupé, la tête appuyée au matelassement, se laissait secouer au bruit des grelots et regardait machinalement, à travers la vitre obscurcie et striée par la pluie, les peupliers dépouillés défiler lentement, à peine visibles dans le brouillard gris. La nuit tombée, à la première côte, le conducteur alluma sa lanterne, dont les reflets se jouèrent en sautillant sur les chevaux ruisselants d’eau. De temps en temps, la voiture dépassait une maisonnette au bord de la route, qui, par son petit « fenestrou », laissait entrevoir la faible lueur du foyer où cuisait le souper de la famille.

À Lamarque, la diligence s’arrêta devant une auberge indiquée par un brandon de houx, — d’ « agrafeil », comme on dit dans le pays, — et le conducteur alla faire son « chabrol » habituel. Après avoir mangé quelques cuillerées de soupe debout devant le feu qui faisait fumer sa blouse humide, il remplit de vin à moitié l’assiette à calotte et but à même. La dernière goutte avalée, il se passa la main sur les babines, tourna, vira dans la cuisine, avec des gestes et des hochements de tête qui corroboraient ses paroles :

— Cochon de temps !… Et un voyageur en tout !… Par-dessus le marché, pas de commissions !… Je ne gagne pas le foin de mes chevaux ! non, le diable me crâme !

Ayant fait ses complaintes à la vieille de l’auberge, dont la coiffe s’agitait doucement comme qui dit : « Que voulez-vous faire à ça, mon pauvre ? Il vous faut prendre patience », l’homme fit son « adieu-sois », remonta sur son siège, et la voiture repartit, au trot lourd des chevaux, marqué par les grelots des colliers qui sonnaient assourdis dans la nuit pluvieuse.

À Saint-Génissac, la messagerie s’arrêta pour relayer à l’auberge du Chêne-Vert, tout près de l’église, dont les vieilles murailles grises se dressaient à peine visibles dans l’obscurité. Tandis que les chevaux fumants s’en allaient lentement vers l’écurie, remplacés par d’autres qui venaient, résignés, prendre leur place, le voyageur du coupé regardait fixement la lueur incertaine de la lampe du sanctuaire brûlant dans le silence nocturne. Puis, comme il s’hypnotisait à cette contemplation, la lueur disparut subitement, la lampe éteinte par la négligence du marguillier, ou le battement d’ailes d’une ratepenade venue boire l’huile.

Et la diligence se remit péniblement en marche, les chevaux pataugeant lourdement dans la boue de la route. À mesure qu’elle avançait, il semblait au jeune homme qu’elle s’enfonçait toujours davantage dans la nuit de poix, et il s’abandonnait aux cahots, regardant sans voir l’ombre épaisse à travers les vitres embuées et battues de la pluie. Cela dura encore des heures, puis les chevaux se mirent au pas et commencèrent à monter une côte raide et longue. Au bout d’une demi-heure, les roues cahotèrent sur un pavé inégal, et la voiture passa sous une vieille porte ogivale à laquelle attenait un pan de mur ruiné, débris de la vieille enceinte de la bourgade. Le voyageur aperçut alors, de chaque côté, de tristes maisons endormies et de méchantes étables. Enfin, après des retours en lacet, des raidillons enlevés à coup de fouet, le lourd véhicule rudement secoué s’arrêta au bas de la place d’Auberoque, devant l’hôtellerie du Cheval-Blanc, dont la porte était grande ouverte.

En descendant de voiture, le jeune homme eut la sensation d’être au pied de quelque gigantesque falaise, et, levant la tête, il entrevit vaguement, tout en haut, au-dessus des maisons étagées, les masses sombres du château d’Auberoque qui se perdaient dans la nuit.

Un grand feu clair brillait dans la cheminée de la cuisine, et, tandis qu’on déchargeait ses bagages, le voyageur se tint debout, le dos au feu. C’était un beau garçon de vingt-huit ans environ, grand, bien fait, brun, qui portait les cheveux coupés ras et une fine moustache légèrement retroussée. Ses yeux noirs, brillants, regardaient bien ouverts, loyalement, et sa figure aux traits réguliers annonçait la force et la franchise.

— Vous n’avez pas dîné, peut-être, monsieur ? demanda, la bienvenue souhaitée, l’hôtesse, plantureuse femme de quarante ans, fraîche et accorte sous sa coiffe à la mode du pays.

— Non, madame, mais je n’ai pas grand’faim.

— Tout de même, vous ferez bien de prendre quelque chose… Vous allez voir : dans un instant, tout sera prêt.

Et, tandis qu’elle allait et venait par la cuisine, préparant le dîner, l’hôtelière jetait un coup d’œil sur ce beau garçon, que la servante, grosse fille un peu nice, dévisageait, elle, ouvertement, en essuyant les assiettes.

— Vous êtes sans doute le nouveau receveur de l’enregistrement qui remplace monsieur Duboisin ? dit la dame, n’y tenant plus.

— Lui-même, madame, répondit le jeune homme en souriant un peu.

— Ah ! tant mieux, fit l’hôtesse naïvement ; j’espère que vous ne vous déplairez pas trop à Auberoque. L’endroit n’est pas bien beau, mais il y a de la société. Ces messieurs viennent au café ici.

Cependant, tout étant prêt, la servante, qui portait une soupière, précéda le voyageur dans une grande pièce à toutes fins : salle à manger et café. En ce moment, c’était un café : autour d’une grande table ronde, des gens jouaient au vieux jeu de l’hombre, entourés de quelques oisifs qui commentaient les coups. À travers la fumée du tabac, sous la lueur jaunâtre d’une lampe au schiste, les figures des joueurs, abritées par de larges chapeaux ou de grandes visières de casquettes, s’entrevoyaient vaguement, dans le fond de la salle étroite et longue, qui, avec son plafond bas, ressemblait assez à un entrepont de navire. L’odeur du schiste et celle du tabac empestaient l’atmosphère lourde de cette pièce, saturée déjà d’émanations de toutes sortes qui se dégageaient du vieux plancher et des murs tapissés d’un mauvais papier fané.

Le jeune homme hésita sur le seuil de cet estaminet ; mais, pressé de se coucher, il fut s’asseoir à une petite table où son couvert était mis. Les joueurs et ceux de la galerie jetèrent un regard au nouveau venu, et quelques-uns touchèrent leur chapeau, sans interrompre la partie.

À peine le dîneur était-il assis que madame Jammet, l’hôtesse du Cheval-Blanc, se précipitait vers la grande chapelière sur laquelle était clouée, en guise d’adresse, une carte de visite où elle lut :

GEORGES LEFRANCQ
Receveur de l’Enregistrement, des Domaines et du Timbre
Auberoque (Dordogne)

« D’où vient-il ? » se demanda-t-elle en examinant les étiquettes des chemins de fer.

De Paris pour Périgueux

Elle ne vit pas autre chose ; les autres étiquettes étaient déchirées ou recouvertes.

Mais, le garçon d’écurie étant entré à ce moment, elle lui dit :

— Monte cette malle et ce carton à chapeau dans la chambre verte.

Cependant le receveur, ayant expédié rapidement une soupe maigre, une cuisse de poulet un peu mal « éplumissée » et un bout de fromage, revint à la cuisine :

— Faites-moi montrer ma chambre, madame, s’il vous plaît.

— Je vais vous la montrer moi-même, monsieur ; mais auparavant, si vous voulez attendre un peu, je vais mettre le moine pour chauffer votre lit.

— Oh ! ce n’est pas la peine, je n’y suis pas habitué.

— Alors, si vous voulez monter…

Et, prenant une bougie, madame Jammet passa devant pour éclairer M. Lefrancq. Ses formes pleines s’accusaient vigoureusement sous une robe de laine souple, pendant qu’elle montait l’escalier roide ; et, sous la jupe courte, au-dessus d’une cheville assez fine, s’apercevait la naissance d’un mollet rebondi.

Mais le receveur ne voyait rien de tout cela.

— Voici votre chambre, monsieur.

Et, ayant introduit le jeune homme, madame Jammet se mit en devoir de faire la couverture.

— Serez-vous assez couvert, monsieur ? Il y a une couverture de laine et une de coton…

— C’est très suffisant, merci.

Là-dessus, l’hôtesse inspecta la chambre pour s’assurer que tout était bien en ordre, découvrit le pot à eau coiffé de deux serviettes, puis ferma les contrevents.

— Vous n’avez besoin de rien, monsieur ? fit-elle avec une intonation caressante.

— Merci, madame, de rien, en ce moment, que de sommeil.

— Alors, bonsoir, monsieur, et bonne nuit !

Et, après avoir fait encore un tour par la chambre, comme si elle ne pouvait se décider à partir, madame Jammet s’en fut pourtant.

Resté seul, M. Lefrancq se déshabilla rapidement et se mit au lit, où il se pelotonna sous la sensation désagréable des draps tout frais de lessive. Comme sa chambre se trouvait juste au-dessus de la salle, il entendait une confuse rumeur et les coups sourds frappés sur le tapis par les joueurs qui assénaient leurs cartes comme pour leur donner plus de valeur :

« Je coupe ! pan !… Je surcoupe ! pan ! atout !… pan ! atout ! pan ! pan ! et tout ici ! »…

Il eut un bâillement de dégoût et ferma les yeux avec la ferme volonté de s’endormir. Mais le sommeil ne venait pas, et la pensée du jeune homme s’envolait vers la petite villette bretonne où il avait laissé son cœur ès mains d’une maîtresse idolâtrée. Cependant les coups de poing des joueurs cessèrent, le silence se fit dans l’hôtellerie, et, tandis que l’horloge du château sonnait onze heures, le craquement des souliers de madame Jammet se faisait discrètement entendre dans le corridor. Puis une porte s’ouvrit et le receveur entendit marcher dans la chambre voisine. À travers la mince cloison, il perçut des bruits vagues et légers : une chaise remuée doucement, une armoire ouverte, le soulier jeté sur le tapis, enfin le craquement d’un lit, et le bruissement de la « panouille », autrement dit de la paille de maïs, s’affaissant sous le poids d’un corps, tout près, à une épaisseur de brique de l’autre côté.

Mais tout cela le laissait froid, et il entendait, sans trouble aucun, les petits bâillements de l’hôtesse achevés en un léger soupir. Enfin, après s’être longtemps tourné et retourné dans une pénible insomnie, M. Lefrancq finit par s’endormir.

Lorsqu’il se réveilla, le jour filtrait à travers les volets mal joints : il se leva et ouvrit la fenêtre. La pluie avait cessé. Au-dessous, sur une petite place irrégulière, vaguaient des cochons et des poules. Au milieu de la place, une vieille halle délabrée, à la toiture bosselée, aux piliers de pierre rongés par les gelées, abritait quelques charrettes. Dans un coin, l’ancien four banal des seigneurs ouvrait sa porte massive, protégée par un auvent. Tout autour, des maisons basses, ou à un étage au plus, bordaient la place, sans aucun souci de l’alignement, et montraient leurs fenêtres étroites et leurs toits de pierres plates noircis et envahis par les mousses. Mal construites pour la plupart, et faites en différents temps de pièces et de morceaux ajoutés, l’économie, ou plutôt la lésine, se manifestait partout aux dépens de la régularité des bâtiments. Au-dessus des plus hautes maisons de la bourgade et de quelques rares jardins, aux pentes adoucies par de grands murs de soutènement envahis par des giroflées de muraille et des pariétaires, s’élevaient les remparts de la vaste esplanade du château, et au-dessus de l’esplanade encore, se dressait la masse gigantesque de la vieille forteresse féodale des seigneurs d’Auberoque.

Ayant achevé sa toilette, M. Lefrancq descendit, et après avoir brièvement répondu aux obséquieuses et câlines interrogations de madame Jammet sur son sommeil, il sortit. Sur les portes, les gens, déjà renseignés par les joueurs d’hombre, se disaient : « C’est le contrôleur qui remplace monsieur Duboisin ; il n’a pas l’air aussi bon enfant que lui… » Le jeune homme fit le tour de l’ « endroit », comme disait madame Jammet. Au midi, les maisons escaladaient les pentes roides d’une haute colline rocheuse, et formaient au pied des remparts un noyau central où se concentrait la vie publique représentée par la mairie et le prétoire de la justice de paix, installés côte à côte, en face de la halle, dans l’ancien parquet de la haute justice seigneuriale. Autour, aboutissaient à la place quelques sales venelles bordées de bicoques et de tects à porcs. Au bas, le vieux chemin pavé par lequel on arrivait de Périgueux y accédait par des paliers. Sur ce chemin, quelques masures et des étables en planches s’espaçaient hors de la porte, jusqu’à la maison d’école des frères de la Doctrine chrétienne, et formaient une sorte de très petit faubourg. Du côté opposé, le chemin se continuait en pente dure et filait sous les maisons groupées au pied des remparts du château en tirant vers le levant. Cette voie, moitié chemin, moitié rue, pavée de grosses pierres frustes, bordée, le long des murs des jardins, d’orties, de mauves et de menthastres fumées par les immondices, passait devant un grand bâtiment éclairé de fenêtres à meneaux, l’ancien prieuré de Sainte-Quitterie transformé en caserne de gendarmerie. Elle aboutissait au foirail des bœufs, au fond duquel la Miséricorde, jadis couvent de Feuillantines, converti en une « Maison des pauvres » à la Révolution, dressait ses bâtiments irréguliers, noirs, humides, percés d’étroites baies grillées que dominait le petit clocher pointu de la chapelle. Un pressoir appartenant à l’établissement, des granges et quelques maisonnettes dans le voisinage, formaient comme un écart, un second faubourg appelé « de la Route Sarladaise », où généralement on ne disait pas de bien des gens du premier. Tout au nord, au « rélus », selon l’expression locale, c’était des vergers, des « codercs » ou pâtis, des luzernes, et deux ou trois vieilles maisons lépreuses aux murs salpêtreux. Au milieu du champ de foire des chevaux, ombragé de vieux ormeaux, était l’antique fontaine de Sainte-Innocence, où l’on venait tremper, — « saucer » comme on dit à Auberoque, — les enfants chétifs et malingres.

Au loin, tout autour de la haute colline, des accidents de terrain irréguliers, tourmentés, s’étageaient progressivement jusqu’à de hauts coteaux hérissés de chênes verts au feuillage triste, qui fermaient l’horizon. Çà et là, sur un puy, ou à l’extrémité d’un promontoire brusquement terminé en falaise, de vieilles gentilhommières, d’anciens repaires nobles, faisaient comme une ceinture de postes avancés à l’imposante forteresse.

Le receveur revint vers l’hôtel par une ruelle étroite, taillée par endroits dans le roc vif, qui zigzaguait au flanc de la colline, et se terminait à un carrefour d’où l’on descendait sur la place par des escaliers à moitié ruinés et pleins d’herbes parasites, où les eaux cascadaient en temps d’orage. Cette ruelle, la place et les maisons semées le long du vieux chemin faisaient, avec quelques venelles et un cul-de-sac, toute la bourgade d’Auberoque.

« Quel trou ! » se dit le receveur, en revoyant par la pensée, avec son large horizon et ses barques de pêcheurs prenant la mer, le petit port breton embelli par le souvenir des trois heureuses années qu’il y avait passées.

Et, en effet, quoique le pays d’alentour, entremêlé de cultures, de vignes, de rochers, de bois, de prés dans les combes, ne fût pas laid, le bourg lui-même avait un triste aspect. Vu de loin, avec ses maisons groupées au pied de l’antique forteresse, comme des poussins autour de la mère « clouque », il ne manquait pas d’un certain caractère pittoresque ; mais, de près, c’était autre chose. Sauf de rares exceptions qui rendaient le contraste plus choquant, les maisons, vieilles et baticolées, avaient un aspect sordide de bicoque et de cassine. Des appentis couverts de bardeaux déjetés ou de genêts sauvages, sous lesquels s’abritaient la nuit des oies et des canards, s’appuyaient contre elles, empiétant parfois sur la voie publique, sans aucun souci des règlements de voirie. Partout se montrait l’incurie des habitants, leur mépris de la propreté, leur insouciance en matière d’hygiène. Dans les petits recoins, les culs-de-sac servant de latrines, des immondices s’entassaient avec des débris de tuiles, des tessons de bouteilles et de pots. Dans les cours étroites, des pailles et des bruyères pourrissaient avec les détritus de ménage, sous les excréments. À côté des portes, à proximité des puits, des tas de fumier en fermentation dégageaient leurs émanations infectes et laissaient couler leur purin dans la rue. Près de l’hôtellerie du Cheval-Blanc, au centre de la place, la vieille halle au pavé noir et gluant, où le boucher d’à côté tuait les bouvillons, servait aussi de pissoir aux voisins et d’abri aux cochons et à la poulaille lorsqu’il pleuvait. L’autre boucher tuait ses bêtes dans une écurie, d’où le sang découlait sur le vieux chemin. Le balayage public des rues et des places était chose inconnue ; quant au balayage privé, chaque ménagère repoussait devant sa porte les « bourriers » de ménage, et c’était tout. Sur la place même, à deux pas de la mairie, devant la boutique du perruquier, des poignées de cheveux noirs, blonds, châtains, gris, produit de la tonte humaine, rejetés par le balai, étaient dispersés par le vent. Chose étrange pourtant, quoique cette bourgade fût sans doute la plus sale du Périgord, comme pour narguer les lois de l’hygiène, elle était d’une salubrité exceptionnelle. De mémoire d’octogénaire, on n’y avait vu de maladies épidémiques ; la suette même, qui ravagea le département en 1841, l’avait laissée indemne. Les fortes têtes attribuaient cette immunité, quelques-uns, à la situation du lieu, balayé par tous les vents de l’horizon ; d’autres, à l’épaisseur d’un banc de roche dure, qui empêchait la contamination des puits ; d’autres enfin, aux pluies d’orage, qui nettoyaient le bourg et entraînaient les immondices au fond du vallon où l’herbe des prés poussait drue et d’un vert intense.

Quoi qu’il en fût, à part les lendemains de pluies torrentielles, le bourg était d’une saleté peu commune. Dans les mois d’été, lorsque le soleil brûlant faisait fermenter les fumiers, les détritus de toutes sortes, les excréments humains et les fientes des animaux, il s’élevait de cette agglomération de maisons des odeurs nauséabondes, intolérables pour les étrangers, mais que les habitants ne sentaient pas, par l’effet de l’habitude. Maisons, mœurs, usages, coutumes, tout cela sentait l’ancien bon vieux temps où le linge était inconnu, où l’on enterrait les morts au milieu des vivants, où l’on dédaignait les soins de la propreté, où les maladreries regorgeaient de lépreux : il semblait que ces mœurs, ces usages, ces coutumes, tout cela fût contemporain de la forteresse du xiiie siècle qui dominait le bourg.

Après avoir déjeuné, M. Lefrancq, ayant reçu de madame Jammet la clef déposée à l’hôtel, alla prendre possession de son bureau et du logement où, traditionnellement, habitaient les receveurs de l’enregistrement. C’était la moitié d’une vaste maison coupée en deux jadis, dans quelque partage de famille ; l’autre moitié était habitée par le propriétaire, absent ce jour-là. Le logement, trop grand pour un garçon, se composait d’une cuisine et d’un bureau au rez-de-chaussée, de deux vastes chambres au premier et, au-dessus, d’un immense grenier. Au midi, les fenêtres s’ouvraient sur le vallon verdoyant au fond duquel coulait un petit ruisseau bordé de vergnes, qui après un assez long parcours affluait à la Dordogne. Le jardin, soutenu par une muraille en terrasse, était divisé en deux comme l’habitation, par un mur à hauteur d’appui. Du côté du bourg, une étroite cour longée par le grand chemin de Périgueux donnait accès à la maison.

L’après-midi se passa, pour le nouveau receveur, à reconnaître les registres et les documents du bureau, au moyen de l’inventaire que lui avait laissé son prédécesseur en lui remettant le service, à Périgueux. Puis il s’occupa de son installation personnelle, défit sa malle, plaça son linge dans une vieille commode à poignées de cuivre et accrocha ses vêtements à un porte-manteau enfermé dans un placard. En dépliant sa redingote, il songea qu’il lui fallait l’endosser le lendemain pour les visites obligées, et cela le fit maugréer contre cette corvée…

Le soir, ayant dîné, M. Lefrancq rentra chez lui, malgré les promesses alléchantes de madame Jammet l’assurant que ces messieurs allaient venir faire leur partie : M. Bourdal, le notaire ; le greffier, M. Foussac ; M. Desguilhem, l’huissier ; enfin tous ces messieurs qui avaient affaire à l’enregistrement, et d’autres encore.

— Je les verrai demain, dit-il en s’en allant.

« Décidément, pensa madame Jammet, il n’est pas aussi bon enfant que monsieur Duboisin… Mais le pauvre a peut-être laissé une maîtresse par là-bas ; dans quelque temps, il s’apprivoisera comme les autres. »

Et, sur cette conclusion rassurante, madame Jammet se remit à ses affaires.