Les Gens de bureau/XL

La bibliothèque libre.
Dentu (p. 254-257).
◄  XXXIX
XLI  ►


XL


— Prenez patience, avait dit M. Deslauriers à Caldas, restez encore quelque temps dans la pièce où vous êtes. Je vais m’occuper de vous et tâcher de vous bien caser.

Infortuné chef de bureau !

Il ne réussit pas à obtenir pour Romain la place qu’il demandait, mais on lui en donna une à lui-même qu’il ne demandait pas.

Il fut nommé sans avancement au bureau de la Dette. C’est à l’administration de l’Équilibre, qui est très pauvre, le moins chargé de tous les services. On le considère comme un cul-de-sac, et on y fourre les chefs dont on est mécontent.

M. Deslauriers, qui se flattait d’arriver au poste de chef de division, fut frappé au cœur de cette disgrâce. Il poussa les hauts cris, se remua, réclama. Trop tard. Le pape n’est pas seul infaillible : Son Excellence avait signé.

Il voulut au moins savoir pourquoi on l’envoyait chez les Sarmates, et, après une enquête souterraine, il apprit toute l’histoire de ce terrible coup de Jarnac. M. Deslauriers, tandis qu’il sommeillait dans la quiétude, avait pour sous-chef un homme que l’envie empêchait de dormir. Ils avaient toujours été fort bien ensemble, car le malheureux chef ne soupçonnait même pas le caractère cauteleux de son subordonné.

Cet envieux, nommé Cluche, qui réussit longtemps à se faire passer pour un brave homme, est par excellence le supérieur sournois.

Affable et traitant en apparence son monde sur le pied de la camaraderie, il se fait un plaisir de desservir dans l’ombre les naïfs qui ont eu l’imprudence de se fier à lui. Qu’un employé se mette dans son tort, il l’excuse et le rassure, mais à la fin du mois il charge son dossier d’une note accablante. Il accorde volontiers la permission de s’absenter, et si l’on s’absente, il ne manque pas de faire un rapport. C’est l’homme des coups de couteau dans le dos.

Ce Cluche s’ennuyait d’être sous-chef. Il avait plusieurs fois fait valoir ses droits à l’avancement. Il ne lui en était rien revenu.

C’est alors qu’il jeta les yeux sur la place de M. Deslauriers. On appelle cela à l’Équilibre : convoiter les souliers d’un mort. Certaines gens ne sont à l’aise que dans ces chaussures-là. Cluche imagina une combinaison assez ingénieuse, il dressa ses batteries, et un beau matin l’Administration s’aperçut que le chef du bureau de la Dette avait depuis onze ans dépassé la limite d’âge. On s’empressa de réparer cet oubli, et on mit l’oublié à la retraite.

L’Administration cherchait sur son Livre-Noir un chef mal noté à envoyer en disgrâce, lorsqu’elle apprit à propos que Deslauriers, non content de compromettre dans les coulisses la dignité de l’Administration, collaborait avec ses propres employés, et ce, pendant la séance, à verroux tirés.

— Voilà l’homme à sacrifier, se dit-elle.

Le jour même où était signée la déportation du vaudevilliste, Cluche arrivait juste à point pour demander sa succession. Il l’aurait obtenue sans un de ces coups de fortune qui renversent les plans les plus savamment conçus.

Un protecteur influent qu’il avait mourut dans la nuit d’une indigestion. L’affaire s’était ébruitée dans l’intervalle, et deux autres sous-chefs arrivèrent à la curée.

Ah ! l’Administration fut bien embarrassée ! Les protecteurs des deux nouveaux venus avaient juste autant de crédit l’un que l’autre. Devant deux employés d’un mérite si parfaitement égal, on prit un moyen terme, et un quatrième, qui n’avait rien demandé et qui ne s’y attendait guère, eut la place.

Il se trouva qu’il la méritait.