Les Gens de bureau/XLV

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Dentu (p. 289-298).
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XLV


On était au vingt-neuf décembre. L’espoir de la gratification agitait tous les cœurs. Comme tous ses collègues, Caldas comptait sur la munificence de l’Administration. Même il avait d’avance arrêté l’emploi de cet argent.

Et ce n’était certes pas présomption de sa part. Ses droits valaient bien les droits des autres. L’Administration d’ailleurs ne fait point de jaloux. En bonne mère qu’elle est, elle ouvre sa caisse pour tous ses enfants.

Pour les bons employés, la gratification est une récompense ; pour les mauvais, c’est un encouragement à mieux faire.

Caldas ne fut ni encouragé, ni récompensé.

Le jour des étrennes arriva. Romain se mêla à la foule des bureaucrates qui va chaque année applaudir au petit discours que fait Son Excellence Monsieur le Ministre. Il envoya quarante-trois cartes à un nombre égal de sommités de l’Administration ; et cependant il ne lui fut pas octroyé un sou.

Le pot au lait de ses espérances fut renversé.

Saint-Adolphe, chef de bureau, avait commis une faute, Caldas fut puni. Rien n’est plus juste. Si Caldas avait fait quelque chose de bien, Saint-Adolphe eût été récompensé.

En présence d’un déficit de cent cinquante francs, Romain songeait très sérieusement à s’arracher les cheveux, lorsque deux agréables surprises compensèrent ce léger mécompte.

Son père lui envoya encore un mandat rouge, et sa pièce, les Oisifs, fut mise en répétition au Théâtre-Français.

Il n’avait donc plus qu’à attendre. Et il attendit, sans trop de contrainte, sans presque sentir l’ennui ; car il avait beau dire, beau faire, le temps critique était passé, il s’habituait.

Oui, il s’habituait, il prenait les allures d’une montre réglée par Bréguet : il ne retardait plus pour arriver le matin, et pour sortir il n’était pas trop en avance.

Il mangeait, buvait à heure fixe, et il y prenait un certain plaisir ; les miasmes du bureau ne l’horripilaient plus.

Tous les dimanches, sous prétexte de respirer l’air pur à la campagne, il allait se promener dans la poussière à Saint-Cloud ou ailleurs.

Il avait surpris le secret de travailler sans rien faire. Il pouvait s’occuper énormément pendant six heures à écrire soixante mots. Enfin, symptôme plus grave, deux ou trois fois il s’aperçut qu’il souriait aux plaisanteries de ses collègues.

Avouez-le, monsieur, il était temps qu’une crise décisive se produisît dans son existence.

Donc il était en train de reconquérir la réputation de bon employé, lorsqu’un matin son garçon de bureau lui remit un petit livre qui lui était adressé sous pli.

Sur la première page, il aperçut cette dédicace manuscrite :


À monsieur Romain Caldas, rédacteur du Bilboquet,
Hommage de l’auteur.


Cette dédicace était signée du nom d’un de ses collègues.

Il tourna le feuillet et lut :


CATÉCHISME DE L’EMPLOYÉ
À L’USAGE
DU MINISTÈRE DE L’ÉQUILIBRE[1]


Tout d’abord Caldas crut à une charge.

— Celle-ci est drôle, pensa-t-il.

Mais ce n’était pas une charge, ainsi qu’il s’en put convaincre en poursuivant la lecture du petit livre dont voici un extrait exact :

Demande : — Qui vous a créé et mis au monde de l’Administration ?

Réponse : — Son Excellence Monsieur le Ministre.

D. — Comment ?

R. — Par une simple signature.

D. — Pourquoi ?

R. — Pour toucher des appointements tous les mois, une gratification au jour de l’an, travailler le moins possible, monter en grade s’il se peut, et mériter ainsi une bonne retraite à la fin de mes jours.

D. — Qu’est-ce que monsieur le ministre ?

R. — Un être impersonnel que je ne connais pas et que probablement je ne connaîtrai jamais.

D. — Pourquoi dites-vous qu’il est impersonnel ?

R. — Parce que le ministre et le portefeuille existent indépendamment de la personne.

D. — Expliquez mieux votre pensée ?

R. — Je reconnais pour ministre l’homme dont la signature peut me donner de l’avancement, que ce soit Pierre ou Paul.

D. — Pourquoi dites-vous que vous ne le connaîtrez probablement jamais ?

R. — Parce que nous ne fréquentons pas les mêmes sociétés.

D. — Quels sont vos devoirs envers monsieur le ministre ?

R. — Respect, vénération, obéissance, admiration, amour sans bornes, tant qu’il est au pouvoir ; rien, quand il n’y est plus.

D. Pourquoi cette distinction ?

R. — Parce qu’alors je n’attends plus rien de lui et qu’il doit me demeurer étranger.

D. — N’avez-vous pas des devoirs à remplir envers d’autres personnes ?

R. — Je dois honorer tous mes chefs en raison de ce qu’ils peuvent pour moi.

D. — Comment honorez-vous vos chefs ?

R. — Je fléchis le genou devant mon directeur, je salue jusqu’à terre mon chef de division, je me découvre et je m’incline devant mon chef de bureau, je soulève simplement mon chapeau pour mon sous-chef, et je le garde sur ma tête pour tout autre.

D. — Quels sont vos devoirs vis-à-vis de vos inférieurs ?

R. — Exiger d’eux les hommages que je rends à mes supérieurs.

D. — Comment devez-vous vous conduire avec le public ?

R. — Je dois être très-raide avec lui, afin de lui inspirer la plus haute idée de l’Administration.

D. — Pourquoi lui inspirer la plus haute idée de l’Administration ?

R. — Afin que le pays ne soit jamais induit en tentation de diminuer le nombre des emplois.

D. — Qu’est-ce qu’un emploi ?

R. — Une grâce d’état qui permet de traverser, en paix avec sa conscience et son estomac, cette vallée de larmes qu’on appelle la vie.

D. — Tout le monde peut-il remplir un emploi ?

R. — Non.

D. — Que faut-il pour cela ?

R. — Une commission.

D. — Qu’entendez-vous par une commission ?

R. — La commission est une feuille de papier revêtue du sceau officiel qui donne le pouvoir pour faire les fonctions bureaucratiques et la grâce pour les exercer dignement.

D. — D’où vient ce pouvoir ?

R. — De Son Excellence qui le transmet à ses Directeurs avec faculté de le communiquer aux autres.

D. — Comment ce pouvoir se transmet-il de Son Excellence jusqu’au dernier employé ?

R. — Ce pouvoir se transmet comme il s’est transmis en tout temps, par une succession qui n’a point été interrompue et qui continuera dans les bureaux jusqu’à la consommation des siècles.

D. — En quelle disposition doit-on recevoir sa commission ?

R. — Il y a quatre principales dispositions pour recevoir sa commission.

D. — Quelle est la première ?

R. — La première est d’être en état de grâce.

D. — Quelle est la seconde ?

R. — La seconde est d’y être appelé et de ne s’y pas ingérer de soi-même.

D. — Quelle est la troisième ?

R. — La troisième est d’être irréprochable dans son écriture.

D. — Quelle est la quatrième ?

R. — La quatrième est d’être animé du zèle de la gloire de l’Administration.

D. — Expliquez ce que c’est que l’Administration ?

R. — L’Administration est l’assemblée des fidèles employés, qui, sous la conduite des supérieurs légitimes, ne font qu’un même corps dont Son Excellence est le chef invisible.

D. — Pourquoi dites-vous invisible ?

R. — Parce qu’il faut des mérites particuliers pour en obtenir une audience.

D. — Qu’entendez-vous par la gloire de l’Administration ?

R. — Sa prépondérance universelle.

D. — Comment l’assurez-vous ?

R. — En ne permettant pas que jamais on discute ses actes avec les faibles lumières de la raison. Elle doit être vénérée comme l’arche sainte. Hors de l’Administration, point de salut !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le catéchisme tomba des mains de Caldas.

— Voilà, dit-il, un fanatique pour qui l’Administration est une religion. Il dit tout haut ce que la France pense tout bas : c’est un signe des temps.


  1. Petit catéchisme des employés des Droits Réunis, par J. B. (Justin Bourraignon) ; Paris 1843, petit in-32, édité par Guillaume (très-rare).