Les Gens de bureau/XVIII

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Dentu (p. 92-98).
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XVIII


Cependant Caldas, qui avait de l’ambition, se lassa vite de la fabrication des chemises.

Il conjura M. Rafflard de vouloir bien lui confier quelque travail où il pût davantage faire briller son intelligence.

Après bien des hésitations, le commis principal lui dit un jour :

— Vous sentez-vous capable d’écrire l’intitulé de ces chemises ?

— Mais, je le pense, répondit Caldas d’un ton suffisant.

— C’est ce que nous allons voir, dit M. Rafflard, avec un sourire incrédule. Je vais vous donner un modèle et vous expliquer ce dont il s’agit.

Il s’agissait de reporter sur ces couvertures, de différentes couleurs suivant les séries, les noms, prénoms, âge, demeures et qualités de tous les sujets de l’Empire, contribuables ou non, car il y a cela d’admirable dans l’Équilibre, qu’il s’occupe de gens dont n’a jamais entendu parler le percepteur de l’impôt.

Tous ces noms sont collectionnés sur des registres qui constituent une bibliothèque de dix mille in-folios.

On confia à Romain le tome premier de la série des Dubois, qui va du trois mille septième au trois mille quatre cent trente et unième volume du Répertoire général.

À ce moment, une difficulté se présenta.

Caldas, qui était au ministère depuis dix-sept jours, n’avait encore ni plume, ni écritoire ; il n’en avait pas eu besoin.

— Tiens, dit Basquin, il n’a pas encore reçu sa fourniture de surnuméraire. Je vais lui faire un bon.

Et, sur une magnifique feuille de papier tellière, il écrivit, en énonçant chaque article :

6e DIVISION  
Section 17e
9e bureau
Sommier
  BON pour :
Une rame de papier à projets, conforme au modèle ci-joint :
Une idem de papier d’expédition ;
Une idem de papier à lettre (Ministre) ;
Deux idem de papier à lettre ordinaire


— Grand Dieu ! interrompit Caldas, que ferai-je de tant de papier ! J’en aurai pour toute ma vie administrative.

— Par exemple, répondit Nourrisson, il m’en faut autant tous les mois.

— Et le feu à allumer, dit Gérondeau, et les lettres à écrire aux petites dames, farceur !

— Sans compter, ajouta Nourrisson, que rien ne pose comme d’employer pour sa correspondance les têtes de lettres du ministère.

Basquin continua :

Six règles, dont deux plates et deux graduées.

— Qu’est-ce qu’une règle graduée ? demanda Caldas.

— Oh ! dit Nourrisson, c’est très joli, c’est en ivoire, et ça coûte dix-huit francs.

— Mais à quoi ça sert-il ? insista Romain.

— Ça sert aux architectes.

Trois canifs ; cinq grattoirs ; deux paires de ciseaux ; quatre couteaux à papier ; deux encriers siphoïdes ; une bouteille d’encre rouge ; une bouteille d’encre bleue ; deux petits flacons en cristal taillé.

— Deux flacons de cristal ! fit Romain, pourquoi faire ?

— Pour votre toilette, parbleu ! répondit Nourrisson ; j’y mets ma pommade et mes essences, c’est très commode.

Trois sébiles à poudre ; un paquet de pulvérin bleu et un idem de sciure de bois d’acajou ; un essuie-plumes ; six boîtes de plumes de fer ; six paquets de plumes d’oie ; deux douzaines de porte-plumes assortis ; deux boîtes de pains à cacheter ; deux grimaces ; une pelote ; une livre d’épingles

— Êtes-vous marié ? demanda Nourrisson ; on en mettrait deux.

Six paquets de ficelle couleurs variées ; deux poinçons ; trois presse-papiers, dont un à sujet (bronze)…

— Tiens, dit Gérondeau, il faudra que j’en demande un aussi pour la pendule de ma blonde.

Une livre de cire à cacheter, rouge, bleue, laque, verte et noire.

— On ne sait pas ce qui peut arriver !

Deux cachets riches aux initiales R. C

— Si vous étiez noble, dit Nourrisson, nous aurions fait graver vos armes.

Une grosse de crayons noirs ; trois douzaines de crayons rouges ; deux de bleus ; un paquet de colle à bouche ; deux bouteilles de sandaraque ; six petites cuillers à prendre la poudre ; une grosse d’enveloppes assorties ; une boîte à compas ; six tire-lignes de rechange ; un dictionnaire français

— De qui le voulez-vous ? demanda Basquin, s’interrompant…

— De Bescherelle, répondit Caldas.

— Vous avez grandement raison, c’est le plus cher. Nous disons donc :

…Un Bescherelle, un dictionnaire de droit ; un dictionnaire d’économie politique ; deux buvards de 1 mètre 25 sur 95 ; une chancelière

— Pendant que vous y êtes, interrompit Caldas, je désirerais bien me mettre dans mes meubles…

— Ça viendra, répondit Nourrisson.

— Je crois, dit Basquin, en relisant son bon, que je n’ai rien oublié… Ah ! si, ma foi ! et il ajouta :

Un porte-allumettes ; une serviette d’avocat, chagrin violet

— Voulez-vous, continua-t-il, qu’on y mette votre nom en toutes lettres ?

— Oh ! inutile, dit Romain, mon chiffre suffira.

— Fort bien…

Avec le chiffre ci-dessus, estampé à froid.

— Et vous croyez, demanda Caldas, qu’on va me donner tout cela ?

— Vous y avez droit, affirma le commis principal.

— Quoi ! tout de suite ?

— D’ici deux heures, répondit Basquin, le temps d’obtenir le visa du sous-chef, le visa du chef de bureau, le visa du chef de la section, le visa du chef de division, le visa du directeur, le visa du chef de matériel, le visa du chef de la comptabilité, le visa du contrôleur général, et enfin le visa du secrétariat…

— Mais, demanda Romain, à quoi bon tant de visas ?

— Monsieur, répondit le commis principal, on ne saurait prendre trop de précautions pour empêcher le gaspillage.