Les Gens de bureau/XX

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Dentu (p. 104-111).
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XX


Le bureau de M. Coquillet est situé au troisième étage de l’aile nord, à l’extrémité du corridor S. Ce bureau, qui dépend d’un service hors cadres, la commission des rapports, est fort petit. Deux employés cependant y tiennent à l’aise en se serrant.

Le collègue de M. Coquillet est un vieux commis d’ordre, fort connu à l’Équilibre, le bonhomme Cassegrain. Débris d’un autre âge, c’est lui qui usera au ministère la dernière manche de lustrine.

Ce vieillard croit avoir des idées ; il passe une partie de ses nuits à les rédiger sous la forme de projets dont il accable Son Excellence M. le Ministre.

La pièce où travaillent les deux vieux employés est la plus sombre du bâtiment ; aussi y a-t-on installé le prince des calligraphes.

Le prince des calligraphes, M. Coquillet, est un vieillard complètement idiot. Hors une belle écriture, il ne voit pas de quoi peut se vanter un homme. S’il est surpris d’une chose, c’est de ne pas être ministre, lui qui à main levée dessine autour de lettres d’une admirable rectitude les plus merveilleuses arabesques. Il s’en console cependant, et il est heureux, lorsque, dans ses six heures réglementaires, il a couvert une page de parchemin de caractères à faire briser ses planches à un graveur de lettres.

La placidité de ce brave homme est inaltérable ; il est naïf et doux ; la pureté de ses mœurs lui a laissé quelque chose d’enfantin dans l’imagination et presque sur le visage.

Coquillet est un homme de taille moyenne, ni gras ni maigre, il a la joue rose, son gros œil bleu-mat ne dit absolument rien ; c’est bien la fenêtre de son esprit. Son teint uni et clair vous dirait sa sobriété d’anachorète. Ses cheveux jadis blonds ne sont pas encore tout à fait gris.

Sa mise simple, mais propre, indique un homme soigneux ; c’est à la brosse qu’il use ses redingotes. S’il fait quelques frais de coquetterie, c’est pour ses mains blanches et potelées dont il tire vanité.

Il marche difficilement, parce qu’il souffre des pieds. Au pied gauche surtout il a un cor qui lui cause d’intolérables douleurs quand le temps doit changer. C’est pour cela qu’à la place de ce cor il fait faire un gousset à sa chaussure.

Coquillet parachevait une lettre majuscule, lorsque Basquin entra suivi de Caldas.

Le vieux calligraphe aimait Basquin, un élève qui lui faisait honneur. Aussi il l’accueillit avec joie.

— Maëstro, lui dit Basquin, voici un disciple que je vous amène. Dame, il n’est pas fort, il ne sait pas distinguer la ronde de la cursive.

Coquillet leva les yeux au ciel.

— Comment peut-on, disait ce regard, admettre de pareilles gens au ministère de l’Équilibre ?

— J’avoue mon ignorance, fit Romain en s’inclinant, mais on m’a fait espérer, monsieur, que vous voudriez bien me donner des leçons.

— C’est avec plaisir, répondit le calligraphe, d’un ton de fausse modestie, que je mettrai à votre disposition tout mon petit savoir.

Alors, sans doute pour éblouir son nouvel élève, M. Coquillet sortit de son tiroir quelques spécimens de son talent. Véritablement c’était magnifique.

— Hein ! comme c’est pur ! dit Basquin en faisant admirer la délicatesse de certains déliés.

— Oui, c’est passable, répondit le bonhomme ; peut-être arriverez-vous à ce résultat d’ici à quelques années, si vous avez des dispositions naturelles.

— Il n’en a aucune, reprit Basquin.

— Ah ! dit M. Coquillet, c’est fâcheux, très-fâcheux ; je ne pourrai tout au plus vous donner qu’une bonne écriture de bureau, mais une bonne écriture vous est absolument nécessaire.

Et sur ce, le vieux calligraphe entreprit de démontrer les profits d’une belle main :

Les incapables seuls prétendent qu’une belle cursive est un signe de bêtise. La mauvaise écriture de Napoléon Ier a fait beaucoup de tort à la France. Des gens bien doués se sont gâtés volontairement la main pour imiter l’abominable griffonnage de ce grand homme. C’est sous ce rapport surtout que les études en France sont d’une choquante infériorité. À quoi pense donc le ministre de l’instruction publique ? On peut être reçu bachelier avec une copie presque illisible. On déforme la main des enfants à leur faire imiter des caractères étrangers, comme si on ne pouvait pas écrire le grec en belle coulée. En cela nous sommes encore victimes des Anglais, qui ont débarqué sur nos côtes leurs abominables plumes métalliques : la plume de fer a tué la calligraphie.

— Elle l’a tuée, continua en s’animant M. Coquillet, mais la plume d’oie n’en restera pas moins l’outil de l’homme de talent.

— Cependant, reprit Basquin, j’ai vu faire de jolies choses avec des plumes de fer.

— Quoi ! vous aussi, vous, la gloire de mon école ! Où allons-nous, mon Dieu ! où allons-nous ?

Coquillet se leva sur ces paroles, et s’adressant à Caldas :

— Il faut avant tout que je voie ce dont vous êtes capable ; asseyez-vous sur ma chaise, et écrivez-moi quelque chose.

Caldas prit place devant le pupitre de Coquillet, qui se retira pour causer avec Basquin dans l’embrasure de la croisée.

Le sous-main du prince des calligraphes attira l’œil de Romain. Ce sous-main disait l’homme lui-même ; c’était le confident indiscret, sinon de ses pensées (Coquillet ne pense pas), du moins des sensations qui avaient traversé à un moment donné le vide de son cerveau. Ce sous-main disait les agitations de son âme, ses rêveries, ses passions.

En haut, dans un angle, on apercevait une maison et un arbre exécutés au trait : ce jour-là Coquillet rêvait villégiature. À côté, perdu dans des paraphes, on y distinguait un cheval et un chien : on avait parlé chasse devant Coquillet.

Il y avait des volées d’oiseaux de paradis, et de ces têtes bouffies, spécialité des maîtres d’écriture ; des bouts de phrases commencées indiquaient que Coquillet avait essayé une plume nouvelle ; ces mots : Monsieur le Ministre et Son Excellence, se trouvaient répétés une vingtaine de fois.

Au centre de ce monument curieux dans son genre, et comme la déclaration des principes de cet apôtre de l’écriture, Caldas lut ces deux versets de l’évangile du calligraphe :


Il n’est pas donné à tout le monde de savoir écrire ; Ce don vient de Dieu
Il n’est pas donné à tout le monde de savoir écrire ;
Ce don vient de Dieu


Soyez béni mon Dieu et faites que je conserve longtemps ma main.
Soyez béni mon Dieu et faites que je conserve longtemps ma main.


Romain fut ébloui, et il osa commettre une action peu louable.

On ne le regardait pas, il saisit un canif, découpa ces deux phrases dans le papier du sous-main, et les fourra dans sa poche.

Je publie ce fac-simile, fort inférieur à l’original ; je n’ai pas hésité à profiter de l’abus de confiance de mon ami pour prouver au lecteur mon grand amour de la vérité.

— Eh bien, avez-vous fini ? demanda Basquin à Caldas.

— Encore un instant, répondit celui-ci ; et d’inspiration il écrivit ce quatrain, dans le goût des épitaphes anticipées dont il enrichit les colonnes du Bilboquet :

 
Du pèlerin demain je prendrai les coquilles,
Si Dieu veut m’accorder la main de Coquillet.
Pinxit rageait devant ces pages sans coquilles,
Pinxit raPingebat se racoquillait.


— Voilà ! s’écria Romain fort satisfait, en présentant son œuvre à son futur professeur ; et il attendit l’effet.

Mais l’effet ne répondit pas à son espérance. Coquillet n’y vit que quatre lignes de grandeurs inégales et abominablement mal écrites.

Basquin découvrit que c’étaient des vers : même il pénétra la pointe finale et essaya vainement d’en donner la clef au prince des calligraphes.

Une seule chose l’intriguait : quels étaient ces messieurs Pinxit et Pingebat qu’on accusait de jalouser le talent de son maître ?

— Je connais pourtant ces noms-là, murmurait-il, j’ai vu ça quelque part !… Ah ! j’y suis… ce sont des artistes qui font des tableaux.

— Des tableaux ! répondit Coquillet saisissant le mot au vol ; j’en ai fait aussi, et des chefs-d’œuvre, j’ose le dire.

— Bah ! fit Caldas étonné.

— Je les ai vus, affirma Basquin, qui s’amusait du quiproquo ; il a fait les frais de cadres magnifiques ; c’est le plus bel ornement de son logis.

— Et ces tableaux sont de M. Coquillet ?

— Certainement, ils sont de moi, reprit Coquillet blessé au vif ; j’y ai réuni un spécimen de toutes les écritures connues, et je défie personne d’en faire autant.

— Je vous crois, répondit Caldas ; vous êtes, monsieur Coquillet, le Raphaël de la calligraphie.