Les Gens de bureau/XXX

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Dentu (p. 190-200).
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XXX


Une occasion se présenta pour Romain de changer de bureau : il en profita. Un des employés du Service Extérieur était malade, il obtint d’être chargé de son travail.

Le chef de ce bureau passe au ministère de l’Équilibre pour un homme sévère : la ponctualité est sa marotte, et c’est lui qui, en 1846, proposa à Son Excellence d’établir un service de voitures qui, tous les matins, auraient été chercher les employés à leur domicile.

Ce projet allait être adopté lorsque les marchands de soupe s’emparèrent de l’idée. L’administration des postes l’utilisa pour ses facteurs, mais celle de l’Équilibre recula devant la crainte du ridicule.

Les employés de cet homme exact sont par lui mal notés s’ils n’ont pas de montre. Il prétend qu’un homme sans montre est un homme incomplet.

Lui-même est un chronomètre, et les petits boutiquiers de son quartier règlent leurs pendules sur son passage.

Il est d’ailleurs très méticuleux, distribue lui-même la besogne à chacun, et corrige le travail de ses subordonnés avec plus de soin qu’un professeur de quatrième les devoirs de ses élèves.

Ce chef de bureau daigna agréer Caldas.

— Vous allez remplacer momentanément, lui dit-il, un de nos meilleurs employés, un homme exact, ponctuel, soigneux. C’est un travailleur infatigable, âpre à la besogne, qui en une semaine fait plus que d’autres en six mois. Je ne le remplacerais pas, si je venais à le perdre. Malheureusement il est d’une complexion délicate avec des apparences de santé. À travailler sans relâche, il a ruiné son tempérament. Tâchez de marcher sur ses traces.

Cet employé précieux, qui se nomme Ildefonse Brugnolles, travaille seul dans une petite pièce attenant au cabinet de son chef. C’est là que l’on installa Caldas à une table dont l’ordre symétrique disait les habitudes du propriétaire.

Confiance oblige, dit-on. Romain, qui se sentait fier de suppléer un homme indispensable, prit la résolution sinon de le dépasser, au moins de l’égaler.

— Mon garçon, se dit-il, il s’agit de te bien tenir. Tu as ton avancement au bout de tes doigts. Chaque employé de l’Équilibre a son brevet de directeur dans son écritoire. Il s’agit de l’en faire sortir.

Malheureusement il avait peu à faire pour l’instant, et Caldas dut faire preuve d’un génie fort inventif pour trouver à s’occuper un peu.

Il avait bien copié cinq bonnes pages en huit jours, et son activité commençait à faire oublier au chef de bureau son employé absent, lorsqu’il arriva un matin, cet employé.

M. Brugnolles est un grand et gros garçon à la lèvre épaisse, à l’œil vif, aux cheveux crépus. Sa barbe en éventail, épaisse et forte, tire légèrement sur le roux. Les roses de Provins fleurissent sur ses joues un peu hâlées. Il a le ventre déjà proéminent, les bras courts, la main grosse, grasse et rouge. Il a cette démarche des épaules qui donne en province de l’importance à un homme. Il a la parole facile, le verbe haut, le geste libre et même un peu casseur. Quand il cause il met ordinairement la main droite dans la poche de son pantalon, tandis que l’autre joue négligemment avec une superbe chaîne de montre qui ne fait pas moins de trois fois le tour de son corps.

En apercevant Caldas, M. Brugnolles fit un geste de mécontentement.

— Qui vous a mis là ? demanda-t-il à Romain.

— Le chef de bureau, répondit celui-ci ; je remplace un employé malade.

— C’est moi qui suis malade, dit M. Brugnolles, et je trouve fort singulier qu’on se soit avisé de me remplacer. Je vais éclaircir la chose avec le chef.

M. Brugnolles sortit, sans que Caldas songeât à répondre quoi que ce soit. Il était stupéfié. Jamais il n’avait vu un malade si bien portant.

Quelle maladie pouvait se cacher sous cet aspect si florissant ? Romain cherchait encore, lorsque M. Brugnolles rentra.

— Tout est expliqué, dit-il ; notre chef sait qu’il m’est impossible de me ménager en face de la besogne. Je me « crèverais » si on me laissait faire. Vous m’aiderez ; et, puisque vous devez rester là, j’espère que nous serons bons amis.

— J’en suis sûr, dit Caldas, à qui la physionomie de cet original revenait.

C’était un rude travailleur, en effet, que ce Brugnolles ; une avalanche de besogne arriva, il sauta dessus comme un affamé sur un pain de quatre livres.

Romain ne reconnaissait plus le procédé de ses collègues du Sommier, bureaucrates de la vieille roche, qui travaillent lentement pour travailler longtemps, gens prudents qui économisent la besogne afin d’en avoir toujours sur la planche.

Non, Brugnolles travaillait comme un ouvrier à ses pièces, sans repos ni trêve ; il ne déjeunait pas, il avalait un petit pain et sifflait, tout en écrivant, une bouteille de vin. Caldas, lorsqu’il arrivait le matin, le trouvait toujours aux prises avec un dossier, et le soir il faisait allumer une lampe pour piocher jusqu’à six heures.

Deux ou trois fois le chef de bureau était venu, et en présence de tout le travail abattu il s’était fâché :

— Vous êtes incorrigible, mon cher Brugnolles, avait-il dit, vous allez encore vous rendre malade.

Caldas avait beau regarder Brugnolles ; rien sur sa figure n’annonçait l’altération de sa santé.

Cependant ils étaient au mieux ensemble, et pendant une semaine, où Romain fit tous ses efforts pour se tenir à la hauteur de son collègue, il reçut de lui les meilleurs conseils.

— Vous avez tort, cher confrère, lui disait celui-ci, de suivre les traces de tous ces jeunes étourneaux et de ces vieux enfants avec lesquels je vous voyais hier soir aller prendre l’absinthe au café de l’Équilibre.

— Mais je ne suis pas leurs traces, dit Caldas.

— Vous y arriverez, si vous les fréquentez. Déjà vous allez au café de l’Équilibre, ce qui est une faute. On va ailleurs, au boulevard, n’importe où. Vous arriverez en retard, vous écrirez que vous êtes malade, pour éviter l’amende. Vous emploierez toute votre finesse à vous décharger de travail. Bientôt vous vous absenterez pendant la séance. Qui sait ? vous avez déjà peut-être fait le tour du chapeau.

— Je l’avoue, dit Romain.

— Quel enfantillage ! continua M. Brugnolles ; vous voulez jouer au plus fin avec l’administration, vous pensez « l’enfoncer, » et vous vous croyez bien habile. Que gagnez-vous à cela ? Quelques heures d’oisiveté ; la haine de vos chefs. La dupe, c’est vous. Car toutes vos malices sont cousues de fil blanc. On les connaît. Vos supérieurs, qui en ont usé avant vous, feignent de ne s’apercevoir de rien, mais au fond ils sont furieux.

— Vous croyez que cela peut nuire ?

— Parbleu ! fit M. Brugnolles, vous avez le front de me le demander ! Mais vous ne voyez donc pas plus loin que votre nez ! Il se trouve toujours quelque bouche indiscrète. Tout revient aux oreilles de l’administration, et, si elle a l’air de fermer les yeux, elle ne vous en garde pas moins une dent.

— Peste ! dit Caldas, vos mots ne sont pas tirés par les cheveux ; vous parlez bien notre langue, vous feriez bonne figure au Bilboquet.

— Je ne lis que ça, j’y suis abonné.

— Ciel ! s’écria Caldas, un homme qui paye pour lire ma prose ! Laissez-moi vous admirer !

— Quoi ! vous êtes le célèbre Caldas du Bilboquet, l’auteur des Pensées d’un ferblantier !

— J’ai cet honneur, murmura Romain.

— Il y a longtemps que je vous connais, dit M. Brugnolles qui se mit à réciter à Caldas une dizaine de ses nouvelles à la main. Mais au fait, continua-t-il, vous allez me dire pourquoi, depuis trois mois, on ne voit plus d’articles de vous.

— C’est que depuis trois mois je suis employé de l’Équilibre.

— Et c’est là ce qui vous empêche… Mais, mon cher ami, vous ne trouverez jamais un bureau plus commode que celui-ci pour faire de la littérature.

— Oh ! fit Caldas révolté, mon temps appartient à l’administration, et je ne voudrais pas nuire à mon avenir. Tout à l’heure vous m’avez dit vous-même…

— Eh ! tout à l’heure je parlais à un collègue quelconque, mais maintenant je sais à qui j’ai affaire, je puis vous ouvrir mon cœur et vous livrer mon secret ; vous êtes un homme, et je compte sur votre discrétion.

— Oh ! soyez sans crainte, dit Caldas.

— Alors écoutez-moi bien, je vais vous initier à la

THÉORIE DE LA CAROTTE.

Il y a deux espèces de carotte bien distinctes : la petite, et la grande.

On connaît la première. Les carottiers de cette catégorie sont de véritables lycéens, heureux de faire la nique à leurs professeurs.

Ils s’échappent du bureau pour courir au café.

Ils s’esquivent afin d’aller fumer un cigare.

Ils prétextent un mal de tête ou un mal de dents les jours de soleil, pour avoir leur demi-journée.

Ils se font adresser une lettre de faire-part, encadrée de noir, pour assister à un service funèbre imaginaire, et ils ne manquent jamais d’aller jusqu’au cimetière.

Ils se font envoyer un commissionnaire pour affaire urgente.

Ils ont tous les huit jours un parent à conduire au chemin de fer.

Ils exploitent en un mot tous les menus détails de la vie ordinaire ; ils mettent les accidents en coupe réglée. Noces, indisposition, baptême, incendie, naissance, garde nationale, prise de voile, déménagement, tirage au sort, enterrement, élections, accouchement, inondation, etc., etc. ; ils savent tirer parti de tout aux dépens de l’administration.

Tels sont les carottiers vulgaires, qui semblent bien mesquins à côté des tireurs de grande carotte.

Les premiers sont des pillards qui filoutent une à une les heures réglementaires ; les seconds sont des conquérants qui, de par leur audace, s’assurent des mois entiers de liberté.

Au premier abord on pourrait croire que la grande carotte expose à de plus graves dangers que la petite.

C’est une erreur.

Pour dix petites carottes on a dix mauvaises notes ; une grande passe presque toujours inaperçue, et, fût-elle découverte, elle ne peut valoir qu’une seule mauvaise note.

Le grand carotteur perd tous les dix-huit mois son père ou sa mère à deux cents lieues de Paris.

Il a à suivre au fond de l’Allemagne un procès dont dépend toute sa fortune.

Il conduit en Italie une sœur poitrinaire.

Il poursuit en Valachie sa femme qui vient de se faire enlever par un boyard qui étudiait en médecine.

Le petit carottier exploitait les accidents de l’existence ; le grand carotteur exploite les catastrophes. Les morts, les héritages, les crimes, les procès, autant de cordes à son arc.

— Moi, continua M. Brugnolles, je n’ai qu’une corde à mon arc ; mais c’est la corde infaillible. Je suis malade.

— Maladie incurable ! je m’en doutais depuis que je vous écoute, dit Caldas.

— Ne croyez pas que cela soit facile. Il ne s’agit pas de dire : « Je suis malade, je vais prendre un congé ; » il faut arriver à se faire dire : « Vous êtes malade, prenez donc un congé ! » Voilà pourquoi je me tue de travail ici. Chacun sait bien que ces excès de labeur ont délabré ma santé. Je dois dire du reste qu’en huit jours je mets mon service au courant pour deux mois. J’ai fini ma besogne aujourd’hui ; demain je commencerai à éprouver des vertiges. Après-demain mon chef me suppliera d’aller me soigner. Et c’est ainsi, mon cher, que, tout en passant pour un excellent employé, toujours porté au tableau d’avancement, j’ai trouvé le moyen de ne venir au ministère que quarante jours par an.

— Mais que faites-vous du reste de votre temps ? demanda Caldas.

— Moi, je suis voyageur de commerce.