Les Gens de bureau/XXXIII

La bibliothèque libre.
Dentu (p. 209-214).
◄  XXXII
XXXIV  ►


XXXIII


Caldas avait perdu son troisième acte ; mais il fut nommé commis. Ses appointements se trouvèrent du coup presque doublés.

Il était donc dans les satisfaits ; par contre, il y avait des mécontents, M. Rafflard, par exemple, qui venait d’être nommé au bureau des Affaires Prescrites, une impasse définitive, et Nourrisson, qui était resté au bureau du Sommier.

M. Bizos, promu au grade de sous-chef était furieux ; M. Sangdemoy, au contraire, n’ayant eu aucun avancement, se frottait les mains et plus que jamais bénissait l’administration.

Gérondeau, lui aussi, était dans les satisfaits. Cet adroit expéditionnaire avait réussi à s’emparer de fonctions qu’il convoitait depuis longtemps, c’est-à-dire à s’introduire dans un bureau complètement hors cadre, le

BUREAU DES VOITURES.

Les employés de ce bureau forment une classe à part dans l’administration. Ce sont des paresseux intelligents. L’autorité supérieure a su tirer parti de leurs défauts et utiliser des gens jusqu’alors inutiles.

Dans l’intérieur du ministère, ils ne faisaient œuvre de leurs dix doigts. Renonçant à combattre leur horreur insurmontable pour le bureau, l’administration les emploie à l’extérieur.

Ils font les courses qui exigent la présence d’un homme entendu et capable ; ils s’occupent des affaires litigieuses, discutent les transactions, et enfin évitent, pour les affaires urgentes, les lenteurs de la correspondance administrative.

Le nom de ce bureau vient de ce que l’administration autorise tous ces employés à prendre des voitures à son compte. Leurs six heures réglementaires se passent donc dans un coupé, dont quelques-uns sont heureux d’offrir la moitié aux petites dames qu’ils rencontrent.

D’autres voyagent, dit-on, sur l’impériale des omnibus, et réalisent ainsi d’honnêtes bénéfices.

Gérondeau n’est pas de ceux-là. Il affirme qu’il y met du sien.

Basquin n’était ni content, ni mécontent. On l’avait fait passer, toujours en qualité d’expéditionnaire, à un bureau de création nouvelle, le

BUREAU DE LA CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE.

Ce nouveau service est l’œuvre et l’invention d’un sous-chef rempli d’astuce. Depuis cinq ans il rumine ce projet, depuis trois ans il travaille à le faire aboutir.

C’est au portier du ministère que jadis les facteurs de la poste remettaient les lettres particulières adressées à Messieurs les Employés.

Le portier les distribuait aux garçons de bureau, lesquels les transmettaient à leurs destinataires.

Le sous-chef rempli d’astuce vit là matière à centralisation. Il fit remarquer que le portier empiétait sur les droits de l’administration ; il rédigea un projet où il était démontré, clair comme le jour, que la distribution de ces lettres ne devait pas être dans les attributions du concierge et nuisait à ses fonctions administratives.

Dans un second rapport, il indiqua tous les désavantages de ce mode de procéder. Les lettres pouvaient se perdre, et dans ce cas à qui s’en prendrait-on ? Elles pouvaient arriver en retard ; de qui serait-ce la faute ? Où trouver une responsabilité ?

En conséquence il proposait une amélioration notable à cet état de choses, et concluait à la nomination d’un chef de service, aux appointements de huit mille francs. En même temps il s’offrait pour remplir cette mission toute de dévouement.

Ce sous-chef rempli d’astuce avait de nombreuses relations ; il fit parler, agir, et ma foi, à la faveur de la réorganisation qui venait d’être enfin réalisée, il enleva sa nomination.

C’est alors qu’il installa son bureau. Il lui fallait un état nominatif de tous les employés du ministère de l’Équilibre, avec l’indication du bureau auquel ils appartenaient et de la pièce dans laquelle ils travaillaient.

Pour dresser ces états, il obtint deux expéditionnaires. Il avait déjà un garçon de bureau chargé de porter les lettres.

Il ne s’en tint pas là. Comme il devait être toujours au courant de toutes les mutations, il se mit en rapport avec le bureau du personnel et se fit donner un commis principal, chargé de tenir à jour un registre des mutations. Le garçon de bureau se trouvant insuffisant, il en eut deux.

À la tête de ce personnel de cinq individus, il se déclara littéralement accablé de besogne ; il cria, clabauda, se plaignit amèrement, et enfin se fit accorder un sous-chef.

Ce nouveau venu était un ambitieux ; il fut mécontent d’avoir peu de chose à faire, et résolut d’innover pour se faire valoir. Il décida qu’on transcrirait sur des registres spéciaux l’adresse de toutes les lettres, y compris la désignation du timbre et du lieu d’expédition.

Ce surcroît de travail n’exigea pas moins de trois employés nouveaux, dont deux commis et un surnuméraire. Depuis lors ce bureau fonctionne régulièrement.

Chaque année on dresse un relevé exact de ces registres, et ainsi on se rend compte du nombre des lettres reçues et on sait, ce qui n’est pas moins important et utile, quel est l’employé dont la correspondance est la plus étendue.

Autrefois, lorsque le portier faisait par complaisance le service de vaguemestre, toutes les lettres arrivaient en temps utile, aucune ne s’égarait.

Aujourd’hui, on les reçoit très-exactement le surlendemain, excepté celles qui se perdent en route.