Les Gens de bureau/XXXVIII

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Dentu (p. 244-250).
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XXXVIII


— Monsieur, dit le garçon de bureau à Caldas, il y a une dame qui vous demande.

D’après les ordres de son ami, Mlle Célestine ne pénétrait plus dans le bureau ; il avait fait ce coup d’État pour éviter d’être classé parmi les Lovelaces bureaucratiques, car l’administration de l’Équilibre est peuplée de Lovelaces. Ce sont de jeunes messieurs bien peignés et bien mis, qu’on prendrait pour des gandins, n’était la maudite genouillère. Ils donnent dans la journée des rendez-vous à des dames ébouriffantes de toilette qui viennent avec des petits chiens sous le bras. Ils trouvent que ça les pose.

Caldas, qui ne tenait pas à être posé, courut au café de l’Équilibre rejoindre l’ingénue de Grenelle.

— Cher Romain, lui dit-elle dès qu’il entra, je viens te demander un petit service.

— Pourvu qu’il ne soit pas en argenterie, dit Caldas qui a déjà imprimé dix fois le mot dans le Bilboquet.

— Mon ami, c’est aujourd’hui la fête de mon propriétaire.

— Il s’appelle donc Huit Avril, ton propriétaire ?

— Juste, mais il a encore trois autres noms de baptême ; il se fait souhaiter sa fête quatre fois l’an.

— Et tiens-tu beaucoup à la lui souhaiter, sa fête ?

— Oh ! c’est lui qui paraît tenir à la chose ; il m’a fait gracieusement avertir par un de ses amis qui est huissier.

— Bigre ! et combien te faut-il ?

— Il ne me manque que trente-cinq francs.

— C’est grave, dit Romain en portant la main à sa poche avec un geste désespéré ; est-ce que son ami n’attendrait pas ?

— Oh ! si, il attendra dix jours pour vendre mes meubles !

— C’est impossible, je ne saurais plus où reposer ma tête. Attends-moi, je remonte négocier un emprunt.

C’est au riche Gérondeau que Caldas s’adressa :

— Vous voulez deux louis, lui dit l’opulent expéditionnaire, je suis bien gêné dans ce moment-ci, j’ai mis mes boutons de diamant au clou pour payer la différence de mes Nord.

— Pauvre homme ! fit Caldas vexé, je vous plains beaucoup.

— Oui, je suis fort à plaindre, en effet, mais je sais me sacrifier pour mes amis, moi ; j’ai trop bon cœur pour vous laisser dans l’embarras. Asseyez-vous là, faites-moi un billet, et demain je vous apporterai les fonds.

— Comment, un billet, vous plaisantez ?

— Mon petit, voyez-vous, ce n’est pas que je me défie, mais on ne sait ni qui vit ni qui meurt. Si vous veniez à mourir, je pourrais attaquer votre famille.

— Soit, je vais vous donner ma signature, mais il faut de l’argent séance tenante.

— Oh ! impossible alors, n’en parlons plus !

Et Gérondeau s’éloigna joyeux en marmottant entre ses dents :

— Je l’ai échappé belle !

Dans sa désolation, Caldas songea à Basquin ; il tombait mal.

— Pour qui me prenez-vous ? lui dit le calligraphe vit-on jamais employé de l’Équilibre possesseur de trente-cinq francs après le six du mois ! Les bureaucrates rangés sont en retard d’un mois seulement, les autres sont en retard d’une année.

— Il me faut de l’argent à tout prix, dit Romain.

— Achetez une montre.

— J’y ai pensé, mais je n’aurais pas le temps de réaliser. Le créancier attend.

— Écoutez, il y a encore deux moyens : empruntez au garçon de bureau usurier, ou faites-vous faire une avance sur la caisse.

— Je ne suis pas financier, dit Caldas, lequel de ces modes d’emprunt vaut le mieux ?

— Cela dépend de la somme et des circonstances. Le garçon de bureau usurier est bon enfant ; il aime les employés, et comme il est chagrin de les voir gênés, il se plaît à leur avancer ses petites économies. On le règle en billets à un, deux ou trois mois, ou on lui donne une délégation sur les appointements ; vous le voyez, c’est très commode.

— Honnête garçon de bureau ! dit Caldas, fait-il payer cher ses petits services ?

— Oh ! non, il demande à peine vingt pour cent par mois.

— C’est pour rien. Parlons du caissier : il fait donc des avances ?

— Oui, aux gens qu’il connaît, c’est pure obligeance de sa part. Comment, vous ne le saviez pas ?

— Heureusement, dit Romain.

— Eh bien ! je vais vous présenter à lui.

Le caissier refuse rarement aux employés un léger service dans le courant du mois.

Est-il autorisé par l’Administration ? on n’en sait rien.

Mais on n’a pas souvent recours à lui, on préfère s’adresser au garçon de bureau usurier. Il est de fait qu’en tirant sur la caisse, on contracte une obligation, et la reconnaissance est un fardeau lourd à porter.

Avec le garçon usurier, on a le droit de se croire parfaitement quitte lorsqu’on a payé deux cent quarante pour cent par an.

Le caissier reçut parfaitement Caldas et lui donna gracieusement ce dont il avait besoin ; le propriétaire de Mlle Célestine dut être content.

C’est un mauvais service que rendit là Basquin à Caldas. Depuis ce jour, celui-ci mangea ses appointements en herbe.

C’est vers le 3, d’ordinaire, qu’il commençait à demander des avances. Mais il comptait, pour rétablir ses affaires, sur sa pièce du Théâtre-Français et sur celle qu’il faisait en collaboration avec Saint-Adolphe.

Il était d’ailleurs au mieux avec le caissier. Parfois il allait lui tenir compagnie derrière sa grille et il s’amusait à regarder les visages des gens qui venaient toucher.

C’est là qu’un jour d’émargement, il vit un monsieur bien mis qui présenta un bon et reçut en échange cinq cents francs.

— Quel est ce monsieur ? demanda-t-il au caissier, et pourquoi lui donne-t-on tout cet argent ?

— Comment pourquoi ? c’est un de nos collègues.

— Mais je ne le connais pas, moi qui connais tout le monde ici ! Ne vient-il donc jamais ?

— Parbleu si, tous les trente ou trente et un du mois.

— Que fait-il alors ? qui est-ce ?

— Mon cher, murmura le caissier, c’est l’Employé qui rend des services.