Les Goncourt, 1889/III

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 15-24).

III

Enfance. — Jeunesse.

En 1822, nous trouvons M. et Mme de Goncourt installés provisoirement rue des Carmes, à Nancy. Ils demeurèrent peu de temps dans cette ville, mais Edmond y naquit le 26 mai 1822.[1]

Peu de temps après sa naissance, les époux vinrent habiter Paris et se logèrent 22, rue Pinon, aujourd’hui rue Rossini. Là naquit un second enfant, une fille qui mourut toute petite ; puis, en 1827, une seconde fille qui, du nom de Mlle de Villedeuil, sa marraine, fut appelée Émilie. C’est la petite Lili tuée par le choléra foudroyant de 1832, et dont il est dit, dans la Maison d’un artiste : elle est « morte sur nos genoux, dans un compartiment de diligence, en l’affreuse incertitude de ne pas savoir si nous devions descendre dans les villages que nous traversions ou s’il ne valait pas mieux attendre notre arrivée dans une grande ville ».[2]

Enfin Jules naquit le 17 décembre 1830.[3]

Edmond tout jeune fut mis à la pension Goubaux que dirigeait alors un personnage curieux qui a laissé de bons souvenirs dans l’Université, et qui fut l’un des auteurs de Trente ans ou la vie d’un joueur. Son pseudonyme littéraire Dinaux, reste attaché au plus grand succès qu’ait jamais remporté Frédéric Lemaître. Située dans le voisinage des jardins de Tivoli, la pension Goubaux couvait alors beaucoup de futurs littérateurs. Louis Judicis qui a été, en même temps, un romancier et un traducteur, en vers et en prose, de la Consolation de Boèce, remportait tous les prix dans la classe d’Edmond et Alexandre Dumas fils était dans la classe immédiatement au-dessous. C’est la pension Goubaux qu’il a décrite, avec des souvenirs très précis, dans l’Affaire Clémenceau : « L’établissement était immense, tel qu’il devait être pour contenir environ deux cent cinquante élèves pensionnaires. Il se divisait en deux parties… Dans le grand quartier, quelques élèves de mérite se groupaient autour de M. Frémin (lisez Goubaux) et formaient un noyau de travail, d’émulation et de succès qui maintenait la pension dans sa bonne réputation d’autrefois. M. Frémin se donnait absolument à ces jeunes gens, abandonnant aux professeurs subalternes ceux qui ne valaient pas la peine qu’on s’occupât d’eux et qui, entre les mains de son associé, purement homme d’affaires, représentaient le côté lucratif de l’entreprise. Ce qui se passait parmi ces derniers n’est pas chose croyable. Les mauvais livres, l’ostentation du vice et de l’impiété, provoquée peut-être par les trop grandes exigences cléricales du temps, la mollesse et l’oisiveté, le libertinage précoce, tels étaient les vices courants de cette véritable république… »[4]

De sa jeunesse M. Edmond de Goncourt n’a conservé que d’assez vagues souvenirs. Deux faits seulement ont été notés ; on les trouvera à la fin du premier volume de la Maison d’un artiste et dans le tome premier du Journal. « En ces temps qui remontent à l’année 1836, un de mes oncles possédait une propriété à Ménilmontant, une grande habitation en forme de temple, avec un théâtre en ruine, au milieu d’un petit bois : l’ancienne petite maison donnée par un duc d’Orléans à Mlle Marquise. L’été, ma mère, ma tante et une autre de ses belles-sœurs dont le fils, l’un de mes bons et vieux amis, est aujourd’hui ministre plénipotentiaire de France en Bavière, habitaient, toute la belle saison, cette propriété : les trois ménages vivant dans une espèce de communauté de tout le jour. Moi, j’étais à la pension Goubaux et, tous les dimanches où je sortais, voici à peu près quel était l’emploi de la journée : vers les deux heures, après un goûter qui était, je me rappelle, toujours un goûter de framboises, les trois femmes, habillées de jolies robes de mousseline claire et chaussées de ces petits souliers de prunelle dont on voit les rubans se croiser autour des chevilles, dans les dessins de Gavarni de la Mode, descendaient la montée, se dirigeant vers Paris. Un charmant trio que la réunion de ces trois femmes : ma tante, avec sa figure brune, pleine d’une beauté intelligente et spirituelle ; sa belle-sœur, une créole blonde, avec ses yeux d’azur, sa peau blanchement rosée et la paresse molle de sa taille ; ma mère, avec sa douce figure et son petit pied. Et l’on gagnait le boulevard Beaumarchais et le faubourg Saint-Antoine. Ma tante se trouvait être, à cette époque, une des quatre ou cinq personnes de Paris énamourées de vieilleries, du beau des siècles passés, des verres de Venise, des ivoires sculptés, des meubles de marqueterie, des velours de Gênes, des points d’Alençon, des porcelaines de Saxe. Nous arrivions chez les marchands de curiosités, à l’heure où, se disposant à partir pour aller dîner en quelque tourne-bride près Vincennes, les volets étaient déjà fermés, et où la porte seule, encore entre-bâillée, mettait une filtrée de jour parmi les ténèbres des amoncellements de choses précieuses. Alors c’était, dans la demi-nuit de ce chaos vague et poussiéreux, un farfouillement des trois femmes lumineuses, un farfouillement hâtif et inquiet, faisant le bruit de souris trotte-menu dans un tas de décombres, et des allongements, en des recoins d’ombre, de mains gantées de frais, un peu peureuses de salir leurs gants, et de coquets ramènements du bout des pieds chaussés de prunelle, puis des poussées, à petits coups, en pleine lumière, de morceaux de bronze doré ou de bois sculpté, entassés à terre, contre les murs… Et toujours, au bout de la battue, quelque trouvaille heureuse… Ce sont certainement ces vieux dimanches qui ont fait de moi le bibeloteur que j’ai été, que je suis, que je serai toute ma vie. »[5]

Edmond grandissant entrait enfin dans la classe du bon M. Caboche, « cet excentrique professeur de troisième du lycée Henri IV qui donnait aux échappés de Villemeureux à faire, en thème latin, le portrait de la duchesse de Bourgogne, de Saint-Simon, cet intelligent, ce délicat, ce bénédictin un peu amer et sourieusement ironique, ce profil original d’universitaire, resté, dans le fond de ses sympathies, comme un des premiers éveilleurs chez lui de la compréhension du beau style, de la belle langue française mouvementée et colorée, ce Caboche qui, un jour, à propos de je ne sais quel devoir, lui jeta cette curieuse prédiction : “Vous, monsieur de Goncourt, vous ferez du scandale !” »[6]

Les premières années de Jules, précoces et charmantes, ont laissé des traces dans ses Lettres. On a conservé quelques-unes de celles qu’à treize ans et demi, pendant les vacances, il écrivait à son petit camarade d’école Louis Passy. Elles ouvrent naturellement le volume et montrent, dès le début, une franchise de jet, une netteté, un mouvement d’idées tout à fait curieux chez un enfant et qui sont la marque d’une intelligence déjà ouverte et d’un vrai tempérament d’artiste. Les lettres d’écrivains, surtout quand ils les ont faites très jeunes et en toute sincérité de forme, offrent, le plus souvent, un intérêt singulier. Elles sont une indication qui ne trompe guère pour décider de la valeur littéraire de leurs auteurs. Sont-elles embarrassées et incolores, il est vraisemblable qu’on n’a pas affaire à un artiste de race. L’étude et l’attention pourront procurer à son style, plus tard, la correction ornée, les formes apprises, une beauté d’école et de placage ; elles ne lui donneront pas le sang qui manque, c’est-à-dire la vigueur native et la santé.

Restée veuve en 1834, la mère des Goncourt s’était presque exclusivement dévouée à la santé fragile de son plus jeune fils. Pour lui éviter les séparations du collège, elle s’était retirée du monde. Elle avait pour lui tous les soins et toutes les tendresses. Elle était fière de ce bel enfant frêle, espiègle, spirituel et charmant qui montait, dans ses classes successives du collège Bourbon, avec des alternatives de joie et de tristesse, rencontrant, en sixième, un terrible pédagogue, M. Herbette, qui l’engagea, sans miséricorde, dans les steeple-chases du Grand Concours. En effet, en quatrième, il y remporta les seconds prix de version grecque et de version latine, le premier accessit d’histoire. Il entra enfin dans « cette bienheureuse classe de rhétorique où il fila toute l’année, fabriquant, en vers, un incroyable drame d’Étienne Marcel, sur la terrasse des Feuillants, averti de l’heure de la rentrée à la maison par la musique de la garde montante se rendant au Palais-Bourbon, et, les rares fois où il se montrait au collège, passant la classe à illustrer Notre-Dame de Paris de dessins à la plume dans les marges… »

Ainsi se passa la jeunesse de Jules, jeunesse laborieuse s’ouvrant entre l’affection de sa mère et de son frère Edmond. Sur l’éveil du sentiment profond qui unit, dès l’enfance, Edmond et Jules, on trouvera çà et là, dans les Frères Zemganno, des détails admirables de rendu et de fraîcheur. C’est Livre du souvenir que devrait avoir pour titre ce touchant ouvrage, aussi personnel que le Journal lui-même, car, en pleine possession de son talent, par une évocation puissante, Edmond de Goncourt l’a écrit dans l’effusion de son cœur.

Voici les portraits de la jeunesse des deux frères : « L’aîné avait de sérieuses qualités de franc et dévoué camarade, et cela, avec sur sa figure grave, un bon et doux sourire en éclairant la gravité un peu triste. Le plus jeune, lui, avait fait tout de suite la conquête de tous, par son entrain en société, ses badinages gamins, un rien même de taquinerie qu’il savait rendre caressante, et par le remuement, et par l’animation et par le bruit qu’il jetait dans l’ennui, l’embêtement de certains jours, et par la séduction indéfinissable d’un joli, plaisant et vivant être au milieu d’individus soucieux, et par ce charme, dérideur des fronts qu’(il) secouait et répandait autour de lui depuis son enfance… »[7] Et plus loin : « Les deux frères ne s’aimaient pas seulement, ils tenaient l’un et l’autre par des liens mystérieux, des attaches psychiques, des atomes crochus de natures jumelles, et cela quoiqu’ils fussent d’âges très différents et de caractères diamétralement opposés. Leurs premiers mouvements instinctifs étaient identiquement les mêmes. Ils ressentaient des sympathies ou des antipathies pareillement soudaines, et, allaient-ils quelque part, ils sortaient de l’endroit ayant, sur les gens qu’ils y avaient vus, une impression toute semblable. Non seulement les individus mais encore les choses, avec le pourquoi irraisonné de leur charme et de leur déplaisance, leur parlaient mêmement à tous les deux. Enfin les idées, ces créations du cerveau dont la naissance est d’une fantaisie si entière… les idées naissaient communes aux deux frères. »

Ils furent frappés par la perte de leur mère, le 5 septembre 1848. Elle mourut dans le département de Seine-et-Marne, au château de Magny qu’habitait alors la famille de Villedeuil. Jules écrivit, quelques jours après, à son ami Louis Passy : « Ma pauvre mère est morte… Nous avons espéré jusqu’au dernier moment. Ma mère était malade, bien malade ; je le savais, lorsque nous l’avons menée à Magny ; mais sa maladie, par la nature des crises et des mieux successifs, nous faisait sans cesse passer aux deux extrêmes de l’espérance ou de l’inquiétude. Pendant cette rechute qui devait la tuer, le médecin nous donna, chaque jour, pour nous déguiser le péril qu’il savait imminent, des espérances qui devaient être cruellement déçues. Mais, le mardi, on la trouva si mal qu’on l’administra à deux heures. Quand cette navrante cérémonie fut terminée, ma mère nous dit : “Tout est donc terminé !” Elle ne voyait pas les approches de la mort ; elle ne savait pas qu’elle allait mourir ! Une mère tient tant à la vie ! Alors elle fit part à Edmond de ses dernières volontés et joignit nos deux mains. Le râle la prit à quatre heures un quart. Une heure après, nous étions orphelins… »[8]

L’aîné était déjà engagé dans une carrière. Ses études faites, contre ses goûts, ses aptitudes et ses désirs qui l’attiraient curieusement vers l’art, Edmond était entré au ministère des Finances et l’ironie du sort l’avait justement placé dans un bureau où on n’alignait que des chiffres. Cette besogne — cela va de soi — fut, dès l’abord, une intolérable torture à laquelle il ne demeura soumis que pour ne pas attrister sa mère ; mais, après qu’elle fut morte, il s’empressa de se libérer.

Jules, lui, en était à la fin de ses classes. Les mille événements tumultueux qui suivirent la Révolution de Février et qui avaient fait d’Edmond un garde national, se répercutaient jusqu’au fond des collèges. On y pérorait plus sur la politique qu’on n’y faisait de devoirs. Pourtant Jules ne se laissa pas détourner du baccalauréat qu’il préparait, et, au mois de décembre, il passa brillamment l’examen, en même temps que Louis Passy.

Les deux frères avaient sur le choix de leur carrière des idées pareilles. Tous deux auraient pu signer la lettre que Jules écrivait à Louis Passy, peu de temps après, de Vienne, en Dauphiné : « Je te remercie sincèrement sur les conseils que tu me donnes sur la nécessité de prendre une carrière. Je te dirai seulement que tes exhortations unies à celles de mon oncle Jules[9] arrivent malheureusement un peu tard. Ma résolution est bien ferme et rien ne m’en fera changer, ni sermons ni conseils, même de toi dont j’ai éprouvé toute l’amitié. Je ne ferai rien, pour me servir d’une expression fausse mais usitée. Je sais que je m’expose ainsi aux morales continues d’une partie de ma famille qui voudrait prendre la responsabilité de mon bonheur, en me casant dans un de ces parcs à additions ou à copies de lettres qui sont le débouché reçu de presque tous les jeunes gens dans ma position ! Mais, que veux-tu ? je n’ai nulle ambition. C’est une monstruosité, mais c’est comme cela. La plus belle place du monde, la mieux appointée, on me la donnerait que je n’en voudrais pas. Pour moi, je trouve que les fonctions publiques, si recherchées, si encombrées aujourd’hui, ne valent pas une seule des courbettes qu’on fait pour les obtenir. C’est mon opinion, et comme la chose me regarde, j’ai le droit de m’y tenir… »[10]

Donc, entrés successivement, par la mort de leur père et de leur mère, en possession d’une fortune modeste mais suffisant à les exonérer des préoccupations matérielles et leur permettant de se livrer à leurs goûts, les deux frères résolurent d’attaquer franchement le métier de peintre et, pour cela, d’aller passer un an ou deux en Italie.

  1. Extrait du registre de l’état civil de la ville de Nancy, Meurthe :

    L’an mil huit cent vingt-deux, le vingt-huit mai, à dix heures du matin, par-devant nous Joseph Bruno, comte de Rousselot de Morcille, adjoint au maire de la ville de Nancy, délégué pour remplir les fonctions d’officier de l’état civil, est comparu M. Marc-Pierre Huot de Goncourt, chevalier, ex-chef d’escadron de l’ancien État-major général, officier de l’ordre royal de la Légion d’honneur, demeurant en cette ville, rue des Carmes, lequel nous a présenté un enfant de sexe masculin né le vingt-six du présent mois, à une heure du matin, de lui déclarant et de dame Annette-Cécile Guérin, son épouse, et auquel il a déclaré donner les prénoms d’Edmond-Louis-Antoine. Les dites déclaration et présentation faites en présence de M. François-Léopold Bresson, avocat à la Cour royale, âgé de cinquante ans, et de Louis-Antoine Chevin, négociant, âgé de quarante-sept ans, tous deux demeurant dans cette ville ; et ont, le père et les témoins, signé avec nous le présent acte de naissance, après lecture faite.

    (Signé) Huot de Goncourt, Bresson, Chevin, Morville (adjoint).

  2. T. II, p. 199.
  3. Préfecture de la Seine. — Extrait du registre des actes de naissance du 2e arrondissement (ancien). Année 1830.

    Du dimanche, dix-neuf décembre mil huit cent trente, onze heures du matin. Acte de naissance de Jules-Alfred que nous avons reconnu être du sexe masculin, né le dix-sept de ce mois, à onze heures du matin, chez ses père et mère, rue Pinon, no 22, fils de M. Marc-Pierre Huot de Goncourt, ancien officier supérieur, officier de la Légion d’honneur et de dame Annette-Cécile Guérin, son épouse. Les témoins sont Louis-David Braun, rentier, âgé de quarante-un ans, demeurant à Paris, rue de la Ferme-des-Mathurins, no 11, et M. Marie-Louis-Jules Lebas de Courmont, conseiller référendaire à la Cour des Comptes, âgé de quarante-un ans, demeurant à Paris, rue Neuve-Saint-Augustin, no 10, oncle de l’enfant. Sur la déclaration à nous faite par le père qui a signé avec les témoins et avec nous, Jean-Jacques Berger, maire du second arrondissement de Paris, après lecture faite. (Signé) Huot de Goncourt, Louis Braun, J. Lebas de Courmont, Berger.

  4. vol. in-18. Paris, M. Lévy, p. 13.
  5. La Maison d’un artiste, t. I, p. 355.
  6. Journal, t. I, p. 214.
  7. Les Frères Zemganno, p. 199 et 232.
  8. Lettres, p. 4.
  9. De Courmont.
  10. Lettres, p. 24.