Les Goncourt, 1889/X

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 67-74).

X

Les Hommes de lettres.

Chose singulière, les Hommes de lettres ont été écrits pour le théâtre. La comédie primitive, en cinq actes, finissait par la mort de Charles Demailly. Les auteurs racontent, dans le tome premier de leur Journal, à la date du 21 octobre 1857, les mésaventures du manuscrit. Paul de Saint-Victor et M. Mario Uchard auxquels il avait été communiqué, l’avaient porté à M. Goudchaux, qui était alors directeur du Vaudeville. La pièce fut refusée. Quelques jours après, M. de Beaufort, successeur de M. Goudchaux, la lut aussi, resta perplexe, vit un danger dans l’acte où la petite presse est mise en scène, enfin rendit le manuscrit aux auteurs. Deux ans après, ceux-ci ne furent pas plus heureux auprès de M. de la Rounat, directeur de l’Odéon. Paul de Saint-Victor reçut de lui la réponse suivante :

« Paris, le 15 mai 1860.
« Cher ami,
« J’ai mis à profit les loisirs que m’a faits le scalpel du docteur Huguier pour lire l’ouvrage de MM. de Goncourt. Je suis de votre avis : c’est plein d’esprit et de jolies choses, mais c’est là du théâtre qu’on imprime et non pas du théâtre qu’on joue.
« Quelles que soient ma sympathie et ma bonne volonté, je ne puis accepter la pièce. Le public ne s’intéresse pas le moins du monde à ces choses-là, et, vraiment, cette nichée de gens mise en scène est bien vile et bien basse. Ce serait triste de montrer aux bourgeois cette sale cuisine littéraire. L’estime qu’ils professent pour les littérateurs est assez médiocre et j’aurais honte de leur montrer toutes ces vilaines personnalités.
« Le dernier acte fait une disparate complète avec les autres et le tout me semble offrir un assortiment complet de dangers : je ne doute pas du naufrage.
« Je regrette, cher ami, de ne pouvoir servir deux hommes de talent auxquels vous vous intéressez, mais vrai ! je ne le puis pas en ceci.
« Mille regrets de mon amitié dévouée.
« Charles de la Rounat. »

Les auteurs résolurent alors de faire le contraire de ce qui se pratique ordinairement, de tirer un roman de leur pièce. Ils recommencèrent leur ouvrage, reprirent leurs calepins et leurs dossiers de notes, donnèrent du large et du développement aux idées qu’ils avaient dû condenser pour les mettre au point d’optique du théâtre. Ainsi naquit un livre très feuillu, très chargé, qui donne de la petite presse, en 1860, une idée très différente du tableau qu’avait peint Balzac, en 1839, dans les Illusions perdues.

On comprend, quand on lit les Hommes de lettres, qu’il fallait beaucoup de courage ou plutôt beaucoup d’audace à deux jeunes auteurs qui avaient débuté dans l’Éclair et dans le Paris, qui tenaient encore au journalisme par le plus grand nombre de leurs amis, pour crier raca sur leur origine et sortir de la petite presse comme un sultan sortit un jour de Constantinople, en crachant sur les murs. Leur étude, subissant le grossissement presque toujours produit par une monographie assez sévèrement circonscrite, semblait un défi porté au monde de l’esprit, le plus susceptible, le plus difficile à brider et le plus dangereux. Les auteurs avaient les mains pleines d’âcres vérités, ils les ouvraient, surtout dans le premier tiers du volume presque exclusivement consacré à des portraits et à ces silhouettes enlevées qu’avaient mises à la mode les légendes rapides des lithographies de Gavarni et le goût alors dominant pour les physiologies. Quatre personnages qui se donnent la réplique, tout en écrivant la copie du Scandale, furent chargés de toutes les iniquités. Assurément les quatre types ne sont pas flattés ; c’est le fond du panier du bas journalisme, une triste engeance vivant de la moquerie, du chantage et de la prostitution de l’esprit. Mais, au-dessus d’eux, le héros du livre, Charles Demailly, ne résume-t-il pas toutes les qualités morales et professionnelles de l’homme de lettres ? N’a-t-il pas le goût du travail et de la vérité, la dignité personnelle, le talent enfin qui est la suprême parure de l’artiste ?

Quand ce livre naquit — aux frais des auteurs — un cri d’indignation s’éleva de tous les côtés. On eût dit que la presse entière avait été marquée d’un fer rouge. Jules Janin, parrain littéraire des Goncourt, qui disait volontiers qu’il se réchauffait à leur jeunesse et qu’il aimait même les excès de leur esprit, J. Janin leur retira sa bienveillance. Il reprit, avec quelques modifications de circonstance, le thème d’un article qu’il avait déjà joué, dans la Revue de Paris, quand, en 1839, on l’avait chargé de venger l’honneur des lettres compromis une première fois par Balzac ! Jules Janin accusa les Goncourt d’avoir fait « un pamphlet contre leur ordre, un tableau poussant au mépris des lettres ! »

M. Édouard Fournier, dans une péroraison indulgente, termine ainsi la lamentation qu’il publia dans la Patrie : « Ah ! jeunes gens, historiens trop désenchantés de ces hommes de lettres que vous avez trouvés je ne sais où, le monde n’est-il pas assez dégoûté de la littérature pour que vous le dégoûtiez ainsi des littérateurs ? Que vous avait fait cette religion des lettres dont, à quelques traits, on voit que vous gardez encore l’amour ? Que vous a-t-elle fait pour que vous veniez ainsi révéler à ce monde, envieux applaudisseur de nos misères, les scandales de quelques-uns qui sont l’amère douleur de tous les autres ? »

Ce qu’il faut retenir des critiques peu nombreuses mais presque unanimement indignées qui se produisirent alors, — et les auteurs y ont fait droit dans les éditions qui suivirent, en appelant le livre Charles Demailly — c’est l’observation que le titre général : les Hommes de lettres, était beaucoup trop vaste pour étiqueter l’histoire d’un seul écrivain perdu dans les bas-fonds du journalisme. En 1860, Victor Hugo, Michelet, Cousin, Montalembert produisaient encore. De près ou de loin, il n’est fait mention ni de leurs travaux ni de leur influence. Eux aussi, pourtant, étaient des types d’hommes de lettres…

Cependant on voit groupés autour du personnage principal, quelques figures d’élite sous lesquelles il est très facile de mettre des noms.[1] C’est bien Théophile Gautier, ce Masson, « une face pleine, presque lourde, le masque empâté d’un dieu où la divinité dort, des yeux où une intelligence superbe semble sommeiller dans la paresse et la sérénité du regard ; dans toute cette tête une lassitude et une force de Titan au repos, » et de la bouche duquel tombe doucement cette phrase : « Critiques et louanges me louent et m’abîment sans comprendre un mot de ce que je suis. Toute ma valeur — ils n’ont jamais parlé de cela — c’est que je suis un homme pour qui le monde visible existe… »

Quel délicieux portrait que celui de Paul de Saint-Victor, sous le masque de Rémonville. Enfin Charles Demailly, avec les frissons morbides de son âme et de son corps, sa verve étincelante, ses enthousiasmes éloquents et excessifs, et ses dénigrements violents, qui, dans une lettre à un ami, écrit ces mots qui renferment toute la philosophie du livre : « Nous nous calomnions nous-mêmes, » Charles Demailly n’est-il pas la personnification étonnamment juste des deux auteurs.

Oui, ce Charles Demailly, tous les deux ils l’ont vécu. Une vision subjective pouvait seule leur donner la pénétration aiguë qui fait de ce livre, composé comme va la vie, sans enchaînement systématique et sans déploiement d’aventures, une œuvre de passion réfléchie, mortellement triste et qui aboutit à un suicide intellectuel auquel les auteurs ont heureusement échappé. La vie de Jules de Goncourt surtout, moins sa fin qui fut presque aussi terrible mais qui fut autre, semble calquée sur celle de son héros. Il est vraisemblable que, dans les derniers jours de sa vie, Jules s’y revoyait tout entier, quand il feuilletait ce livre dans une circonstance que son ami, M. Ph. Burty, a notée avec éloquence : « Peu de semaines avant la mort de Jules, j’allai à Auteuil prendre de ses nouvelles. Je ne pus que serrer la main d’Edmond qui, depuis plusieurs heures, se tordait, sur son lit, dans les tortures d’une colique hépatique. En descendant, je poussai la porte de la salle à manger. Jules lisait, penché sur la table. Son visage n’avait rien de changé, sinon qu’il avait jauni, que la bouche purpurine comme celle d’une blonde, était pâle, que les yeux n’avaient point de flammes et que la physionomie était comme est la lueur d’une lampe qu’on a baissée. Il n’attendit pas que j’aie parlé. Il me dit : “Bonjour, Burty. Ça va bien ? Je lis mes livres… Il n’y a que cela qui m’amuse.” — Et qu’est-ce que vous lisez, Jules ? — “Mes Hommes de lettres…”

« Je me penchai. C’était bien leurs Hommes de lettres… Sa main maintenait le livre entr’ouvert à la page 64, peut-être précisément à ce passage… que je viens de retrouver dans mon exemplaire, souligné par moi, au crayon rouge, le jour même de cette visite qui m’avait navré : “Cela qui agit si peu sur la plupart, les choses, avait une grande action sur Charles. Elles étaient pour lui parlantes et frappantes, comme les personnes. Elles lui semblaient avoir une physionomie, une parole, cette particularité mystérieuse qui fait les sympathies et les antipathies.” »[2]

Charles Demailly et Manette Salomon sont bâtis sur un même sujet : l’anéantissement progressif de deux intelligences d’élite par deux femmes. Femmes bien différentes sans doute, comme sont aussi très différents les milieux dans lesquels souffrent et meurent les malheureux qui sont agrafés à elles par le mariage. Tous les deux sont des victimes du don de sentir, don admirable et funeste qui fait les œuvres grandes et les auteurs misérables.

Au reste, les souffrances de Coriolis et de Charles Demailly n’étaient que l’écho des souffrances des auteurs dont l’intelligence et la sensibilité semblaient, elles aussi, vouées aux bêtes. Ils souffraient comme souffrit Dickens. L’accueil fait à leur nouveau livre, le silence qui s’était refermé sur lui, pesèrent d’un poids bien lourd sur leurs esprits. Pourtant, moins malheureux que beaucoup d’autres, ils n’avaient pas perdu la conscience de leur talent et de leur valeur personnelle, car, un mois et demi après la publication, l’un des frères écrivait sur le cahier des souvenirs : « 10 mars (1860). — J’ai reçu de Mme Sand, sur les Hommes de lettres, une lettre charmante comme une poignée de main d’ami… La vérité est que notre livre a un succès d’estime : il ne se vend pas. Au premier jour, nous avons cru à une grande vente. Et nous restons, depuis quinze jours, à cinq cents, ignorant si nous arriverons à une seconde édition. Après tout, nous sommes fiers entre nous de notre livre qui restera, quoi qu’on fasse, en dépit des colères des journalistes ; et à ceux qui nous demanderaient : “Vous vous estimez donc beaucoup ?” nous répondrions volontiers, avec l’orgueil de l’abbé Maury : “Très peu quand nous nous considérons ; beaucoup quand nous nous comparons !”

« Il est bon toutefois d’être deux pour se soutenir contre de pareilles indifférences et de semblables dénis de succès ; il est bon d’être deux pour se promettre de violer la Fortune, quand on la voit coqueter avec tant d’impuissants.

« Peut-être, un jour, ces lignes que nous écrivons froidement, sans désespérance, apprendront-elles le courage à des travailleurs d’un autre siècle. Qu’ils sachent donc qu’après dix ans de travail, la publication de quinze volumes, tant de veilles, une si persévérante conscience, des succès même, une œuvre historique qui a déjà une place en Europe, après ce roman dans lequel nos ennemis mêmes reconnaissent “une forme magistrale”, il n’y a pas une gazette, une revue, petite ou grande, qui soit venue à nous ; et nous nous demandons si le prochain roman que nous publierons, nous ne serons pas encore obligés de le publier à nos frais ; et cela, quand les plus petits fureteurs d’érudition et les plus minces écrivailleurs de nouvelles sont édités, rémunérés, réimprimés. »

  1. Voici la clef de quelques silhouettes d’écrivains pourctraits dans les Hommes de lettres : Pommageot, Champfleury — Florissac, Adolphe Gaiffe — Montbaillat, Villemessant — Charvin, Arsène Houssaye — Boisroger, Th. de Banville — Lampérière, Gustave Flaubert — Puisigneux, Ch. de Villedeuil.
  2. Article sur la Maison d’un artiste, paru dans le Livre. Plus tard, dans la partie encore inédite du Journal, Edmond de Goncourt écrira :

    « 4 mai 1876 — Aujourd’hui les larmes me sont venues aux yeux en corrigeant les épreuves de Charles Demailly. Jamais, je crois, il n’est arrivé à un auteur de décrire par avance, d’une manière aussi épouvantablement vraie, le désespoir d’un homme de lettres, sentant tout à coup l’impuissance et le vide de sa cervelle. »