Les Goncourt, 1889/XXVI

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 218-229).

XXVI

Les Frères Zemganno. — Madame Saint-Huberty.

On lira plus tard dans les mémoires inédits :

Mercredi, 27 décembre 1876. — Aujourd’hui que mon livre de la Fille Élisa est presque terminé, commence soudain à apparaître et à se dessiner dans mon esprit le roman avec lequel je rêve de faire mes adieux à l’imagination.

Je voudrais faire deux clowns, deux frères s’aimant comme nous nous sommes aimés, mon frère et moi : ils auraient mis en commun leur colonne vertébrale et chercheraient, toute leur vie, un tour impossible qui serait pour eux ce qu’est, pour un savant, la trouvaille d’un problème de la science. Là-dedans beaucoup de détails de l’enfance du plus jeune et la fraternité du plus vieux, mêlée d’un peu de paternité !

L’aîné, la force ; le jeune, la grâce, avec quelque chose d’une nature-peuple poétique qui trouverait son exutoire dans le fantastique que le clown anglais apporte au tour de force.

Enfin le tour longtemps irréalisable par des détails du métier serait trouvé. Ce jour-là, la vengeance d’une écuyère dont l’amour aurait été dédaigné par le plus jeune, le ferait manquer. Du reste, la femme n’apparaîtrait qu’à la cantonade. Il y aurait chez les deux frères une religion du muscle qui les ferait s’abstenir de la femme et de tout ce qui diminue la force.

Nous avons essayé de dégager plus haut, dans les chapitres consacrés à la vie des Goncourt, la part d’autobiographie que le frère survivant avait introduite dans les Zemganno. C’est le second livre d’imagination qu’Edmond ait publié après la mort de Jules, quand, oubliant le serment qu’il s’était fait à lui-même de ne plus écrire, il fut ramené à la table de travail par l’obsession des souvenirs. Retracer l’histoire de leur vie commune et de leurs travaux fraternels était une façon de tromper la tristesse et de prolonger, au delà de la mort, l’illusion de la collaboration. Aussi la fiction fantaisiste des deux clowns dont le comique froid et sinistre semble parfois une création de Hogarth, n’est-elle autre chose qu’un cadre merveilleusement approprié au lamento des souvenirs, à l’histoire de deux vies uniquement vouées à une même œuvre et que le sort, après les avoir liées, avait cruellement séparées. Sous les masques grimaçants des deux clowns coulent les vraies larmes des ménechmes littéraires unis ou plutôt confondus par l’amitié et par les goûts. Dans cette œuvre dont la psychologie est poignante et la plastique idéalement baroque, une succession de tableaux très courts, comme des strophes, enlevés en trois coups, acquiert la puissance saccadée d’un courant électrique interrompu. On y trouve des accumulations de sentiments savamment concentrées, à côté de lenteurs reposantes ; les moindres impressions sont décuplées par la puissance de l’observation qui les a perçues et de l’art qui les décrit ; sur des thèmes brutaux, s’éveille parfois la musique la plus fine du style et la plus délicate.

Car c’est surtout par là que vaut le livre, par l’analyse subjective des impressions vécues, par le dragage des souvenirs que l’écrivain a tirés de son cœur. Il semble qu’on en perçoive les palpitations. Où trouver une analyse plus précise, une définition plus saisissante, plus conforme, dans son raffinement et dans sa netteté au toti et soli definito de l’École, que ces lignes : « Les deux frères ne s’aimaient pas seulement, ils tenaient l’un et l’autre par des liens mystérieux, des attaches psychiques, des atomes crochus de natures jumelles, et cela, quoiqu’ils fussent d’âges très différents et de caractères diamétralement opposés. Leurs premiers mouvements instinctifs étaient identiquement les mêmes. Ils ressentaient des sympathies ou des antipathies pareillement soudaines, et, allaient-ils quelque part, ils sortaient de l’endroit ayant, sur les gens qu’ils y avaient vus, une impression toute semblable. Non seulement les individus mais encore les choses, avec le pourquoi irraisonné de leur charme ou de leur déplaisance, leur parlaient mêmement à tous les deux. Enfin les idées, ces créations du cerveau dont la naissance est d’une fantaisie si entière et qui vous étonnent souvent par le on ne sait comment de leur venue, les idées d’ordinaire si peu simultanées et si peu parallèles dans les ménages de cœur entre homme et femme, les idées naissaient communes aux deux frères qui, bien souvent, après un silence, se tournaient l’un vers l’autre pour se dire la même chose… Mais aussi, il faut le dire, entre les deux frères le resserrement de la fraternité était fait par quelque chose de plus puissant encore… Ce qu’ils faisaient semblait si peu appartenir à aucun en particulier que les bravos s’adressaient toujours à l’association et qu’on ne séparait jamais le couple dans l’éloge ou le blâme. C’est ainsi que ces deux êtres étaient arrivés à n’avoir plus à eux deux. — fait presque unique dans les amitiés humaines, — à n’avoir plus qu’un amour-propre, qu’une vanité, qu’un orgueil, qu’on blessait ou qu’on caressait à la fois chez tous les deux. »[1]

Ces pages, qui sont de la biographie pure, donnent l’impression d’un style recouvrant des dessous d’homme. Dans les autres parties du livre, la trame, sans doute, est moins serrée, l’auteur rend la main au récit pour qu’il se développe à son aise dans les limites précises d’une action circonscrite et sans invention ; mais, partout, on sent la vie sous la fable, et c’est bien là, — comme l’auteur l’a dit dans sa préface, — « une tentative dans une réalité poétique. »[2]

Au reste, les clowns, ces créatures falotes et contrastées qui reflètent bien le génie britannique, froid et sépulcral, que Dickens a tant aimés et si souvent décrits, étaient bien faits pour séduire un esprit d’artiste. La complexité maladive de leur type, le côté plastique de leur conception avaient encore, il y a quelques années, à Paris, un interprète surprenant dans ce spleenétique Botwell qui mourut d’apoplexie, en pleine représentation, sur la piste, et qui parfois, au milieu de ses exercices, cédant à une fantaisie macabre, se drapait dans quelque oripeau et, imposant le caractère tragique à son masque blanchi pour le rire, parcourait le cirque en déclamant, d’une voix criarde et rauque, les vers les plus effrayants de Shakspeare.

Th. Gautier avait pour lui une admiration enthousiaste qu’il a manifestée mainte fois et M. Barbey d’Aurevilly l’avait en vue, sans doute, quand il a écrit sur les Frères Zemganno ce morceau exquis qui fait du clown un initiateur de l’homme de lettres : « J’ai toujours été un grand hanteur de cirques, un amateur de ces spectacles physiques qui ne me donnent pas qu’un plaisir des sens, quoiqu’il y soit aussi, mais un plaisir intellectuel bien autrement profond et raffiné. Si, nous autres écrivains, nous pouvions écrire comme ces gens-là se meuvent, si nous avions, dans le style, les inépuisables ressources de leur vigueur, de leur souplesse presque fluide, de leur grâce ondoyante, de leur précision mathématique, de la propriété des mots, comme ils ont, eux ! la propriété des mouvements, nous serions de grands écrivains… Je suis convaincu que, pour qui a le sentiment des analogies et la puissance des mystérieuses assimilations, les regarder, c’est apprendre à écrire. N’a-t-on pas dit d’une danseuse célèbre que tous ses pas étaient des sentiments ? Pourquoi un grand clown, — car, à sa manière, un clown qui est un artiste peut très bien être grand, — ne serait-il pas quelque chose comme un Rivarol et un Hogarth en action ? Étincelant comme l’un avec son corps, terrible et grotesque comme l’autre. Je ne reprocherai donc pas à l’auteur des Frères Zemganno d’avoir abaissé son sujet en choisissant deux clowns pour incarner dans ces deux hommes qui semblent n’avoir qu’un corps et qui passent leur vie à le retourner comme une paire de gants, un superbe sentiment, un de ces sentiments qui impliquent une âme élevée et charmante. »[3]

Les lettres inédites que voici, adressées à M. Alphonse Daudet, semblent lui attribuer une impulsion dans l’idée que réalisa M. de Goncourt de faire un roman des Frères Zemganno. La dédicace écrite au front du livre semble aussi rattacher ce volume au « gracieux ménage ».

Lundi, 7 octobre 1878.
Mon cher petit,

Je vous ai obéi. Je suis dans les deux clowns et j’ai presque un chapitre de parachevé. Seconde manière des Goncourt qui m’amuse infiniment. Je serai bien heureux de lire cela un jour au ménage pour qu’il me donne le petit bravo qu’on accorde aux exercices de mes héros. Vous savez que le bouquin appartient à votre femme. Elle pourrait en accepter la dédicace même si elle était demoiselle. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : on m’a dit que vous étiez souffrant. Je voudrais bien avoir un petit mot de vous qui me parle de votre santé et de votre livre.

Tout au gentil ménage,
Edmond de Goncourt.

Vous recevrez dans un mois une préface Gautier qui fera peut-être hurler, mais que je trouve diantrement vivante !

J’ai vécu un mois dans une série d’adultères — pas pour mon compte — des plus intéressants pour un romancier. Je vous conterai cela.

26 décembre 1878.
Mon petit,

Vous êtes si gentil, vous qui avez une femme, un intérieur, des lampes qui vont et du bon vin d’une foultitude d’endroits, enfin un tas de choses que je n’ai pas chez moi, que ça me ferait joliment plaisir si vous vouliez — comme vous me l’avez offert — me donner à dîner, à moi et au ménage Charpentier, dans le voisinage du jour de l’an. Je ne parle pas avant : maintenant c’est trop tard. Si vous faisiez cela, je vous serais d’abord bien reconnaissant et ensuite je vous lirais un grand bout, mais un très grand bout de mon affaire qui a besoin de vos encouragements et des sympathies du littéraire ménage. Madame Daudet va trouver que je suis joliment indiscret, mais tant pis !

Mes amitiés très vives à tous les deux,
Edmond de Goncourt.

Je travaille comme une brute, et malheureusement, avec un peu mal aux yeux, ce qui est embêtant. — Ah ! au fait, pas le mercredi.

12 février 1879.

Cher ami, quoique je sois en pleine fin, j’accepte. Ma foi ! je ne me sens pas le courage de me priver d’une bonne soirée avec vous. Je viens d’abattre la représentation du tour nouveau : cela me semble original.

Tout au ménage.
Edmond de Goncourt.[4]

Pour une raison oubliée, la première lecture du manuscrit des Frères Zemganno n’eut pas lieu avenue de l’Observatoire. L’auteur réunit un jour ses amis à Auteuil, et, dans un article du 15 mars 1879, M. Alphonse Daudet fit part aux lecteurs de la Revue de France des impressions qu’il avait ressenties : « De Goncourt réunit ce matin quelques intimes pour leur lire, avant déjeuner, son roman nouveau. Dans le cabinet de travail sentant bon le livre et comme éclairé, du haut en bas, par l’or bruni des reliures, j’aperçois, en ouvrant la porte, la forte carrure d’Émile Zola, Yvan Tourguéneff, colossal comme un dieu du Nord, avec sa longue barbe jaunissante, et la fine moustache noire, sous des cheveux en coup de vent, du bon éditeur Charpentier. Flaubert manque : il s’est cassé la jambe l’autre jour ; et, à ce moment, cloué sur une chaise longue, il fait retentir la Normandie de formidables jurons carthaginois.

« Edmond de Goncourt paraît cinquante ans. Il est parisien mais d’origine lorraine ; Lorrain par la prestance, Parisien par la finesse ! Des cheveux gris, d’un gris d’ancien blond, l’air aristo et bon garçon, la haute taille droite, avec le nez en chien de chasse du gentilhomme coureur de halliers ; et, dans la figure, énergique et pâle, un sourire perpétuellement attristé, un regard qui parfois s’éclaire, aigu comme une pointe de graveur. Que de volonté dans ce regard, que de douleur dans ce sourire ! Et, tandis qu’on rit et qu’on cause, tandis que Goncourt ouvre ses tiroirs, range ses papiers, s’interrompant pour montrer une brochure curieuse, un bibelot venu de loin, un autographe trouvé d’hier ; tandis que chacun s’assied et s’installe, une émotion me prend à regarder la table large et longue, la table fraternelle faite pour deux et où la mort, un jour, est venue s’asseoir, elle troisième, enlevant le plus jeune des deux frères et coupant court brutalement à cette unique collaboration. »

Et, en même temps que paraissait cet article, M. A. Daudet écrivait à son ami :

Je viens de vous finir seulement, car je n’ai eu le livre qu’en seconde main, dans une tourbillonnante fin de semaine. J’ai retrouvé, à la même place, mes picotements d’yeux, mes battements de cœur de la première lecture, toute la grande émotion des pages symboliques du livre. Fortement empoigné aussi par la mise en scène du tour et la catastrophe ; c’est aussi dramatique que possible. Mais ce que je ne connaissais pas, ce qui me chante par-dessus tout, c’est le roulement, le train de vie de la Maringotte, les horizons toujours changeants à la curiosité de ses lucarnes, et le petit air de Bohème que grincent les essieux de ses roues. C’est ce que vous appelez si justement le sentiment bohémien et que vous avez admirablement rendu, comme personne. Je ne sors plus de votre Maringotte ; j’y mange, j’y rêve, de la tête aux pieds. Me voilà pris d’un prurigo d’escampette. « Andare ! andare ! » je n’ai plus que ça dans l’idée, et c’est vous qui l’y avez mis avec votre sacré beau bouquin.

Je ne vais pas vous féliciter, n’est-ce pas ? Vous savez si nous vous aimons et la joie que nous fait votre succès. Il est très grand.

S’il fait beau mercredi, nous comptons, votre dédicace et moi, aller vous dire bonjour et bravo dans l’après-midi.

Adieu, mon grand.
Alphonse Daudet.

Et Mme Alphonse Daudet, qui signait Karl Stenn, au Journal officiel que dirigeait alors son beau-frère, se montra justement fière de l’hommage du livre. Elle écrivit, le 3 juin 1879, un article de critique qui se terminait ainsi : « Telle est cette œuvre qui continue la seconde manière des de Goncourt, non moins intéressante et artistique que la première, sans qu’on puisse marquer le point juste de leur différence, rien préférer ni conclure… C’est le même procédé d’analyse serrée, de langue solidement poétique ; puis, nous pensons que la grande habitude du travail en commun, des chapitres tour à tour vus et revus, a su mêler si bien les sentiments et le style de MM. de Goncourt, de deux natures d’artistes faire un seul tempérament littéraire, que le travail du survivant doit être parfois un travail hanté de tous les rappels d’une collaboration de vingt années. Aussi la signature des dernières œuvres, quoique dédoublée, laisse-t-elle la grande personnalité des auteurs intacte, avec la seule différence du prénom qui manque, du prénom regretté. »

M. Edmond de Goncourt remercia en ces termes :

11 juin 1879.
Chère madame,

Je ne vous ai pas remerciée tout d’abord de votre amical article parce que j’espérais dîner avec vous chez les Charpentier. Mais non, les Daudet se retirent du monde ; on ne les voit plus, on ne sait plus ce qu’ils deviennent. — C’est pas gentil, ça !… Ce qu’il y a de certain c’est que le mari et la femme m’ont manqué, à moi, en cette petite fête.

Votre article, chère Madame, est une analyse toute charmante, toute poétique, toute émue, de mes Zemganno et me venge un peu de la série d’éreintements qui leur sont tombés sur le dos. Enfin, ça ne fait rien : la sixième édition est entamée et Charpentier retire. Mais il ne faut pas se faire d’illusion : dans ce moment-ci, on aime le pimenté et le genre tempéré n’a guère, je crois, que six éditions dans le ventre. La Reine Frédérique[5] marche-t-elle ? Sont-ils contents le père et la mère de la chose ? Il m’a semblé que Madame Charpentier disait à Madame Zola que vous aviez un de vos enfants un peu malade. Daudet devrait me jeter deux lignes à la poste.

Recevez, chère Madame, encore une fois, avec mes remerciements, l’expression de mes sentiments les plus amicalement dévoués.

Edmond de Goncourt.

Flaubert est dans nos murs, plus peau-rouge au physique, et plus intransigeant, au moral, avec les photographes, les illustrateurs, les gens du Figaro et plus mes bottes que jamais !

V. Hugo avait accusé réception, en ces termes, de l’envoi du livre :

11 mai (1879).

Je ne vous vois plus, mon cher confrère, mais je pense à vous souvent. Votre livre d’aujourd’hui me donne une occasion de vous écrire. Permettez-moi d’en profiter. Je suis sous le charme ; mon émotion est grande, et je vous remercie de me faire sentir la bonté de l’homme dans la beauté du livre.

Je vous serre la main,
Victor Hugo.

Mais, au sujet des Frères Zemganno et des quelques lignes de préface dans lesquelles l’auteur a osé parler de ses amitiés et du réalisme, voici une maîtresse volée de bois vert décernée par le grand bâtonniste qui faisait si brillamment jadis la partie de Louis Veuillot, M. Barbey d’Aurevilly : « M. de Goncourt, à qui j’ai reproché souvent d’être involontairement le père de ce menu fretin littéraire, sans talent, qui fait maintenant le gros poisson, et, comme le crocodile, ouvre des mâchoires comme s’il allait tout avaler, ne nie plus aujourd’hui son ascendance. Ils prétendaient qu’il était leur aïeul. Ne le prétendent-ils pas aussi de Balzac lui-même, de Balzac sorti du romantisme, de l’aristocratique, du catholique, de l’esthétique Balzac ! Eh bien, aujourd’hui M. de Goncourt accepte bénévolement d’être le générateur de cette ribaudaille qui se cherche des paternités partout. Aujourd’hui, il brandit l’amitié de M. Zola. Il dit orgueilleusement mon ami M. Zola ! — et peut-être moi, ajoute-t-il modestement. Aujourd’hui il s’embrigade lui-même dans cette anarchique cohue sans brigadiers de Sans-Culottes littéraires qui veulent déculotter tout, comme ils l’ont dit, dans un impudent et presque impudique manifeste qu’il faut citer pour les en punir ! Évidemment ceci est plus grave que l’apparition d’un mauvais livre isolé. C’est la disparition volontaire d’un homme qui marchait au premier rang de l’état-major intellectuel de son siècle et qui se jette dans le trou de sa décadence, de ce byzantinisme encore plus honteux que celui de la décrépite Byzance, car le sien, à Byzance, s’exerçait sur les choses sacrées, sur la théologie, sur la science de Dieu ?… Qui pique une tête en ces bas-fonds y perd la sienne. Il me serait impossible, s’il l’y perdait, de ne pas regretter la noble tête de M. Edmond de Goncourt. »[6]

À l’époque où nous sommes arrivés prend place la publication d’un travail biographique sur Madame Saint-Huberty, l’illustre cantatrice tant admirée par Louis XVI que, pour l’aller entendre, il avançait l’heure du conseil des ministres. Chateaubriand a chanté en prose et Napoléon Ier en vers cette boîte à musique indifférente pour son art, qui ne songea jamais à prendre parti dans la lutte épique entre Gluck et Piccini, et qui semble avoir été l’épreuve d’artiste de Manon Lescaut !

Sur la vie tourmentée de la diva, le long procès avec le sieur Croisilles, son mari, aboutissant à un jugement faisant défense audit sieur Croisilles et à la demoiselle Clavel (Saint-Huberty était son nom de théâtre) de « se hanter et se fréquenter à l’avenir » ; sur les succès de Mme Saint-Huberty à l’Opéra, ses exigences, ses frasques, ses amours et son luxe ; sur son second mariage avec le comte d’Antraigues et leur fin tragique à Barnes-Terrace, près de Londres, les deux frères avaient réuni lentement un gros dossier rempli surtout de pièces originales et de papiers de famille.

En 1879, M. Edmond de Goncourt donna à ces documents une forme de biographie et son premier travail parut en feuilleton dans le Globe. Cette publication fut bientôt suivie par un charmant volume tiré à petit nombre. Plus tard l’ouvrage fut repris, développé, complété et, presque absolument modifié, parut à la librairie Charpentier, en 1885.

L’auteur venait de concevoir le projet d’une série d’études sur les actrices du dix-huitième siècle. Sophie Arnould avait paru déjà. Devaient suivre Clairon, la Guimard, Mlle Lecouvreur, Camargo, Mlle Contat, Mme Favart. Ainsi serait composée l’histoire fragmentaire de la tragédie, de la comédie et de l’opéra, chant et danse.

  1. Les Frères Zemganno, p. 232 et suiv.
  2. La Chambre-tempête et quelques autres fantaisies de l’écuyère américaine éparses dans le livre, ont été empruntées à Louis II, roi de Bavière, le wagnériste fou, noyé en 1886. Il régnait alors et persécutait sans relâche M. de Goncourt pour qu’il laissât copier, pour lui, sa collection de dessins.
  3. Constitutionnel, 12 mai 1879.
  4. Voici encore, un peu antérieure, et sur le même sujet, une lettre inédite adressée à M. Ph. Burty :
    18 septembre 1878.
    Mon cher ami,

    Je voulais aller vous voir, ma j’ai eu à courir les saltimbanques et les clowns ! Par là-dessus, j’ai établi le premier chapitre de mon roman et écrit la préface du livre de Théo. Aujourd’hui je pars passer la fin du mois chez la princesse. À mon retour, il faudra passer ensemble une journée où vous me raconterez vos victoires japonaises et sémitiques.

    Tout à vous,
    Edmond de Goncourt.
  5. Titre primitif des Rois en exil.
  6. Constitutionnel, 12 mai 1879.