Les Goncourt, 1889/XXXI

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 281-301).

XXXI

Les amitiés (suite). — M. et Mme Alphonse Daudet.

Dans les années qui suivirent la mort de son frère, après les secousses et les émotions du siège, le cœur de M. Edmond de Goncourt était bien vide. Sa santé était mauvaise ; on avait essayé vainement de lui administrer le mariage comme un remède, quand une amitié nouvelle et réchauffante vint faire diversion à sa solitude et à sa tristesse.

Au mois de mai 1874, M. A. Daudet avait publié la première série (qui n’a pas eu de suite) de ses Femmes d’artistes, livre profond et triste dont un célibataire résolu devait goûter particulièrement l’âpreté. M. E. de Goncourt lui écrivit :

Dimanche, 31 mai 1874.
Mon cher ami,

Vous faites de la modernité tout exquise. C’est observé et écrit et peint ! Vous avez l’œil et la patte de l’artiste, de l’artiste vrai, et, quand je vous lis, votre prose me gratouille dans le plus profond de mon moi d’écrivain. Que la Transtéverine est nature, et quel petit chef-d’œuvre que la Menteuse, un type que chacun de nous a rencontré, hélas, une fois au moins dans sa vie.

Mais n’y aurait-il pas moyen de vous dire, autrement que par la petite poste, tout le plaisir que m’a donné votre volume ? Si vous veniez déjeuner vendredi ou samedi à Auteuil ? Hein ? Si vous aviez la puissance de vous faire accompagner par le délicat écrivain que vous m’avez fait connaître, on lui ferait un fort bouquet de roses, de roses dignes d’elle !

Tout à vous et une ligne de réponse.
Edmond de Goncourt.

On devine que le délicat écrivain est l’auteur de l’Enfance d’une Parisienne, des Impressions de nature et d’art, des Enfants et Mères. Le bon médailliste Théodore de Banville, dans ses Camées parisiens, a fait de Mme Alphonse Daudet un portrait ressemblant : « Sur ses calmes traits se reflète une vigilante et profonde pensée. Les cheveux, très noirs et brillants, sont plantés bas sur un front assez large. Les sourcils noirs, très marqués, sont presque droits et tendent à se joindre. Les yeux noirs, fendus en amande, souriants et humides, s’ouvrent peu, et coulent le regard entre de longs cils recourbés. Le nez très busqué, aux narines remontantes, le teint brun, légèrement animé et les pommettes saillantes donnent au visage un caractère d’étrangeté sans lequel ne saurait exister la beauté moderne. La bouche, aux lèvres rouges, s’ouvre en arc très prononcé, et montre de courtes dents éclatantes de blancheur, enchâssées dans des gencives vermeilles. Le sourire est réservé, un peu contraint même, comme s’il craignait de laisser voir, dans sa clarté rose, le vif rayon de l’esprit qui, dans le monde, doit rester dissimulé et voilé, pareil à ces diamants entrevus sous le flot discret d’une gaze vaguement transparente. »

Le nom de Mme Alphonse Daudet apparaît donc, pour la première fois, en 1874, dans une longue suite de lettres où se montre un Goncourt nouveau, paternel et tendre, gouailleur et ému, qui unit les deux époux qui pourraient être ses enfants, dans un même sentiment d’affection. Dans le grand appartement de la place Royale qu’ils habitaient alors et qui devait servir de cadre à une des maîtresses scènes de Numa Roumestan, l’accueil, cordial et franc pour tous, se nuançait pour lui de tendre empressement et d’admiration ; il retrouvait un foyer ami où il détendait ses nerfs et apaisait son esprit dans des conversations de son goût. Lui qui était homme d’habitudes, qui eût aimé, comme l’aimait son siècle, les réunions journalières, à heures fixes, qui ont donné à la société polie du temps de Mme du Deffand, de Chamfort et du prince de Ligne, une physionomie si spéciale, il apprit le chemin de cette maison aimée, il lui consacra ses jeudis, il contracta doucement l’habitude d’envoyer à ses amis les bulletins de l’état de son esprit et de sa santé. Ces lettres, soigneusement conservées et qui se suivent à d’assez courts intervalles, forment un document intime, le dessous des Mémoires de la vie littéraire dont elles compléteront plusieurs années jusqu’au temps de leur publication intégrale :

29 décembre 1874.
Cher ami,

C’est un miracle que votre lettre ait la réponse d’un vivant, car l’habitant d’Auteuil a été pris, au sortir du dîner de Flaubert, d’une fluxion de poitrine qui a été un mélange de tout ce qu’on fait de mieux en fait de fièvre, de transports et perte de tramontane. Enfin on me dit sauvé. Cela me fait plaisir, mais je suis tout de même un peu effrayé de ma faiblesse.

Non, il n’y a pas d’Idées et Sensations, mais en voici un. Du moment que c’est Madame Daudet qui paye, on en ferait, au besoin, un pour elle.

Tout au ménage charmant,
Edmond de Goncourt.

Il n’est pas inutile de rappeler ici, pour faire comprendre les lettres suivantes, que M. Ernest Daudet, frère du romancier, a été, pendant quelques années, le directeur du Journal officiel. Mme Alphonse Daudet, sous le pseudonyme de Karl Stenn, s’y était essayée à des articles de critique littéraire dont on avait remarqué, dès l’abord, la délicatesse et la nouveauté. M. Jules Lemaître, dans la Revue bleue, a fait de ces études le sujet d’observations très fines qu’il résume ainsi : « Un art maladif et un corps sain, un style quelque peu déséquilibré et une âme en équilibre, tel est le double attrait de ce journal qui fait rêver d’une toute moderne Pénélope impressionniste. »

On rencontre, dans les articles de Mme Daudet, de jolis passages, comme ceux-ci : « C’est bien dans la vie réelle que MM. de Goncourt ont pris l’inspiration de leurs romans, c’est-à-dire le type ou l’action qui domine chacun d’eux ; et, de même qu’un curieux d’histoire naturelle, découvrant une plante parfaite et non classée, ne se contente pas de la cueillir, mais emporte, autour d’elle, une bonne portion du terrain où elle croît, avec ses mousses, ses germes, ses insectes, tout un morceau de forêt pour un brin d’herbe, de même les romanciers enlèvent, autour de leurs héros, toute une masse solide et composite qui contient leurs origines et explique leurs développements… Au-dessus de ce que le hasard a pu leur fournir, des effets pittoresques dépeints et reconnaissables, flotte une poésie qui est particulière à ces écrivains, poésie de l’arrangement et des mots, où le détail vulgaire, par sa netteté, sa place prise, devient souvent le trait vif, un pur triomphe d’art. Et ce n’est rien. Prenons Germinie Lacerteux, avançons dans cette ombre où se débat désespérément ce qui reste de la femme dans une créature tombée ; révoltons-nous à chaque page, suivons les romanciers en essayant de fermer nos yeux et de boucher nos oreilles partout où ils nous entraînent avec eux, et, le livre fermé, nous serons surpris de n’éprouver qu’une immense pitié, de n’avoir gardé de l’horreur du gouffre que le sentiment de sa profondeur si superbement découverte. Et pourtant les auteurs ont été implacables ; ils ne nous ont fait grâce d’aucun détail révoltant ou terrible ; mais leur pensée est montée toujours plus haut à chacun de ses heurts contre les bassesses de l’existence. Est-ce réalisme qu’il faut dire ou transfiguration ? Et le lecteur, dans tout ceci, ne serait-il pas une sorte de traducteur direct des œuvres qu’il admire et auxquelles il prête ses facultés plus ou moins sereines et élevées ? »[1]

Cet article n’était pas fait pour déplaire aux modèles qui l’avaient inspiré. M. Edmond de Goncourt écrivit la lettre que voici :

24 octobre 1876.

Comment vous remercier de tout ce que vous dites de bien tourné, de finement pensé, de joliment délicat et de profondément aimable des deux frères ; je ne sais vraiment et je ne puis que vous assurer de la vive reconnaissance qui vient s’ajouter à la vive sympathie que j’éprouve pour votre personne et pour votre talent. Je voudrais, et je ne parle pas pour moi, vous voir, Madame, prendre, dans un journal ressemblant plus à un journal que l’Officiel, prendre la succession de la quinzaine de Sainte-Beuve pour tout ce qui est œuvre d’imagination. Pourquoi l’auteur de Fromont, qui est tout-puissant à l’heure qu’il est, ne proposerait-il pas cela à Villemessant ?…

J’attends avec impatience le ménage, car j’ai vécu, tout l’été, bien isolé de cœur.

Recevez, chère Madame, encore une fois, avec les remerciements d’un cœur touché, l’expression de mes sentiments bien affectueux, — n’en déplaise au mari !

Edmond de Goncourt.

Et, l’année suivante, à un nouvel article que venait de publier Karl Stenn, M. de Goncourt répondait :

29 décembre 1877.
Chère Madame,

Je n’ai eu connaissance qu’hier de votre amical article. Je me hâte d’ajouter un remerciement à tous ceux que je vous dois, en vous complimentant de ce joli style original (ni homme ni femme) que vous avez su attraper aux côtés du gentil mari.

Je suis bien triste et bien ennuyé. J’ai ma vieille Pélagie malade au lit, d’un rhumatisme articulaire… Enfin la vie n’est rose que pour l’auteur du Nabab, la petite canaille !

Agréez, chère Madame, l’assurance de l’amitié tendre du vieux

Goncourt.

L’année 1877 finissait sur cette lettre mélancolique qu’accentuait encore le récit lamentable du jour de l’an 1878 dans la maison d’Auteuil :

2 janvier 1878.
Mon cher petit,

Merci de la double bonne pensée du gentil ménage à mon endroit. La Providence n’a jamais été, pour moi, d’une gracieuseté extraordinaire, mais, cette fois, elle m’a manqué tout à fait d’égards, et la fin de l’année n’a vraiment pas été folichonne. Ma pauvre vieille Pélagie au lit, avec les douleurs d’un rhumatisme articulaire, ne pouvant remuer ni mains ni pattes, et moi pris d’un rhume-coqueluche qui me faisait vomir tout ce que je mangeais.

Hier, le jour de l’an dans la maison d’Auteuil, ça avait l’air d’un jour de l’an dans un hôpital : Pélagie, les pieds et les mains empaquetés d’ouate, se traînait par les chambres avec les gestes maladroits d’une ombre qui fait sa petite promenade dans les limbes ; pendant que je me livrais à ces quintes qui vous secouent la cervelle, l’estomac, toutes les parties molles de votre individu, comme dans un panier à salade. Enfin, aujourd’hui, je tousse un peu moins creux, l’autre circule en s’accrochant un peu moins aux meubles. Nous aurons peut-être encore de beaux jours.

La canaille de vie, et on y tient pour commettre encore quelques bouquins !

Et, malgré le noir de ma lettre, je vous aime et me permets de vous embrasser tous les deux, tous les trois.

Edmond de Goncourt.

En 1879, M. Alphonse Daudet publiait les Rois en exil qui portent au front : « À Edmond de Goncourt, à l’historien des Reines et des Favorites, au romancier de Germinie Lacerteux et des Frères Zemganno, j’offre ce roman d’histoire moderne, avec ma grande admiration. »

À l’époque de cette publication, M. Alphonse Daudet écrivait :

Cher ami,

La fine petite enveloppe japonaise, avec votre encre dessus, a réjoui le ménage qui vous aime. Il nous tarde de vous voir.

La santé ? — Pas encore très forte, mieux cependant. Pourvu que l’hiver m’épargne !

Le bouquin ? — Lundi ou mardi prochain. Beaucoup d’inquiétude sur son sort. En tout cas, il y a une page bonne et dont je suis sûr : la dédicace.

Et quel ouf ! nous poussons en ce moment. Que de choses faites, livre à finir, déménagement, sevrage du bébé, entrée de l’aîné à Louis-le-Grand, installation. Ah, oui, ouf ! ça y est ; 3, avenue de l’Observatoire, au coin de la rue de l’Abbé de l’Épée. De l’air, des arbres, comme à Auteuil, un horizon de dix lieues, le Luxembourg devant nous. Un nid que ma chère femme m’a trouvé là, toutes les conditions du nid, petit, chaud et haut, et l’oisillon qui petonne.

À bientôt, cher vieux. Sitôt le livre paru, vous l’aurez.

Alphonse Daudet.

M. Edmond de Goncourt écrivait à Mme A. Daudet :

12 mars 1879.

J’accepte votre invitation avec tout le plaisir que j’ai à me trouver au milieu de vous, de votre aimable intérieur et de vos plaisantes personnes. Moi aussi je tousse comme le diable !

Dans notre métier, je crois que nous sommes tous condamnés, hommes et femmes, à vivre mal portants ! Et puis, si nous nous portions comme des hobereaux de province, peut-être n’aurions-nous pas de talent ? Il faut accepter notre cacochymie, mais nous défendre le plus longtemps qu’il se peut.

Je ne vous apporterai pas les Frères Zemganno, parce que le manuscrit tout entier est donné à l’impression. Vous le lirez, le bouquin, je l’espère presque, dans un mois.

Agréez, chère madame, l’expression de ma bien vive et respectueuse affection.

Edmond de Goncourt.
2 janvier 1881.
Chère madame,

Je ne puis vous dire combien votre bon an affectueux, en ce jour de l’année où je me trouve bien seul, m’a touché profondément.

Je vous retourne, chère madame, ce bon an, avec les vœux pour le bonheur de la mère, de la femme, de la moitié d’auteur, les vœux d’un ami qui s’est donné depuis longtemps au gentil ménage.

Edmond de Goncourt.

M. E. de Goncourt à M. A. Daudet :

Janvier 1881.
Mon petit,

Mardi, à huit heures moins un quart, heure militaire, on sera rendu à son service, en tenue. Puis on ira, de temps en temps, vous frictionner le moral sur les planches, quoique je croie que ce sera du luxe[2]. C’est embêtant, tout de même, cette pièce va être comme la mienne et bonsoir le sang-froid, et enfoncé mon rôle de notateur impassible.

Amitiés émotionnées.

Edmond de Goncourt.

M. E. de Goncourt à Mme A. Daudet :

31 mars 1881.
Chère madame,

Que j’ai de dettes avec vous et comment pourrai-je jamais les payer. Comme votre louange est gentille, délicate, caressante aux endroits sensibles et douloureux, et fait de la louange des hommes, même les plus sympathiques, de la louange de patauds. Vous me condamnerez un jour, moi qui ai souvent dit du mal de l’être féminin, à faire un roman en l’honneur de la bonne, de l’intelligente, de la gracieuse femme, un livre dont la maquette lointaine et masquée d’un loup sera la femme de mon meilleur et plus intime ami des lettres.

Mais ce n’est pas encore ce roman-là dont vous entendrez un morceau mercredi prochain.[3]

Encore une fois, chère madame, merci et croyez-moi votre respectueux ami de cœur.

Edmond de Goncourt.

Mme Alphonse Daudet à M. Edmond de Goncourt :

Samedi, 28 janvier 1882.
Cher monsieur et ami,

Voici un ennui. Nous sommes forcés de refuser l’invitation à dîner que vient de nous adresser la princesse[4]. Alphonse souffre horriblement de rhumatismes et d’une grosse fluxion qui défigure le charmant auteur des Amoureuses. Il sera peut-être guéri mercredi, mais comment accepter, pour envoyer peut-être une dépêche, au dernier moment. J’ai bien tenu à vous expliquer ce contretemps. Je compte aller remercier la princesse aussitôt qu’il me sera possible de quitter mon malade et je vous prie de me dire quel est son jour du jour.

À propos de la Faustin qui fait un beau chemin, n’est-ce pas ? Léon me raconte quelque chose de très comique. Certains de ses camarades ayant dévoré votre livre, et frappés de la fin, se sont amusés à intercaler, à la suite de leur narration française, une agonie copiée par un comédien, frère ou fils de la victime. Et cela à trois, le même jour ! Le professeur ahuri de la coïncidence et ignorant des littératures contemporaines, se déclarait impuissant à comprendre !

Léon nous a fait rire un moment hier avec cette histoire et nous ne rions guère depuis trois jours. Alphonse a eu plus de six piqûres de morphine.

Le ménage vous envoie ses amitiés de tout cœur,

Julia A. Daudet.

M. Edmond de Goncourt à M. A. Daudet :

25 août 1882.
Mon petit,

Comment ça va-t-il ? Êtes-vous content du traitement ? Les eaux de Néris vous ont-elles redonné de la vigousse pour le travail ? Un petit mot sur votre santé, sans copie aucune. L’ami vous demande cela !

Oui ! comme le dit votre femme, l’été est une bien vilaine saison pour les affections et les gens comme moi qui n’ont ni enfants ni femme (qui n’ont qu’une académie !) Ceux-là, au mois d’août, à Paris, il leur semble qu’ils sont tout seuls sur la terre et qu’il n’existe plus du tout, mais du tout d’humanité qui les aime.

Et les coquins d’enfants ?

Un tas de choses affectueuses.
Edmond de Goncourt.


M. Alphonse Daudet à M. E. de Goncourt :


Néris, août 1882.
Bien cher,

En revenant de mon vingt et unième bain, égayé de quelques douches, je trouve à l’hôtel votre bonne petite lettre qui nous ravit. Mais, au fait, avez-vous reçu celle de Julia, envoyée de Néris, il y a une quinzaine ?

Pays bête, mais hôtel calme, à vaste jardin fruitier. Presque pas de douleurs. J’ai travailloté, causé avec des rhumatisants et des névropathes, cerveaux affaiblis se mettant à dix pour chercher le mot qui manque, conversations sans dates ni noms propres, ni noms de pays. Hier, à dîner, une voisine de table a cherché pendant un quart d’heure le mot industriel. J’espère n’être pas pris de cet horrible mal, car je fais un livre bien difficile.[5]

Nous partons lundi matin pour Champrosay, renonçant à notre beau voyage du midi. Il faut travailler et, là-bas, chez les Parrocel où on vous espérait avec nous — on est trop bien. Vous serez tout à fait gentil, en septembre, dans un jour pas trop chaud, de venir nous lire une page neuve de Mlle Tony Fréneuse[6] et de ne pas attendre les temps froids pour embrasser vos amis.

Le ménage à vous bien tendrement.
Alphonse Daudet.

M. Edmond de Goncourt à Mme Alphonse Daudet :

4 septembre 1882.
Chère madame,

Que c’est aimable de se rappeler aux gens par de si bonnes choses ! Et moi qui justement les adore, les poires ! Et des jaunes et des vertes ! Et de celles qui demandent à être mangées tout de suite et de celles qui consentent à attendre !

Il me semble, au ton de la lettre du mari, que le moral va bien. J’ai lu à Burty… le passage de la lettre où son voisin de table cherche en vain, tout un dîner, le mot industriel. Diable ! j’aurais un peu besoin de ces eaux-là pour la retrouvaille des noms propres. Quelle misère de nous, bon Dieu !…

Et, là-dessus, je vous abandonne pour prendre le chemin de fer de Saint-Gratien où je vais passer une vingtaine de jours. À la suite de quoi, si j’ai encore quelque chose dans ma vieille cervelle, ce dont je doute un peu, je me mets décidément à travailler.

Mes amitiés au gentil ménage.
Edmond de Goncourt.

M. Edmond de Goncourt à M. Alphonse Daudet :

Janvier 1883.
Mon petit,

C’est gentil de penser au vieux, mais le vieux n’est pas brillant dans le moment. Il a eu une colique néphrétique, dans la nuit du samedi, qui l’a brisé, comme s’il avait fait une grosse maladie. Enfin, il espère que, jeudi, il sera redevenu une fourchette, n’étant, dans le moment, qu’une petite cuiller à bouche. L’embêtant de ça, c’est qu’il comptait donner un coup de collier ces jours-ci, et qu’il est incapable de faire acte d’imagination.

Si, par impossible, on continuait à être malade, on vous enverrait une dépêche jeudi matin.

Mille tendresses au ménage.
Edmond de Goncourt.

M. A. Daudet à M. E. de Goncourt :

24 juin 1884.

Écoutez-moi sans pousser de cris ! La maison est calme, le jardin vraiment joli, nous avons pour vous une grande chambre suffisamment confortable, à l’abri des cris d’enfants. Mettez donc des chemises et une brosse à dents dans un sac de nuit et venez passer quelques jours avec nous, entre deux mercredis, si vous recevez encore.

Ce sera une acclimatation pour le mois de septembre ; vous verrez si vos amis ne vous tapent pas trop sur les nerfs. Nous ne marcherons pas, le fricot est convenable, ordinaire de fermiers à leur aise, et les ceux qu’ils veulent rester en chemise de nuit — façon de dire d’un pion de Léon — ils y restent, sans se faire traiter de salopiaus.

Mon cher Goncourt, nous vous aimons tendrement et vous nous manquez. Voilà !

Alphonse Daudet.

M. Edmond de Goncourt à M. A. Daudet :

Dimanche, 29 juin 1884.
Cher petit,

Votre lettre me rend malheureux comme les pierres. Elle est si gentille, si aimable, si tendre pour le vieil homme, et je me sens si veule, si désespérément lâche à l’endroit d’un déplacement, de la couchée dans un lit qui n’est pas le mien. Puis, au fait, avez-vous un édredon ? Concevez-vous que, par ce temps de chaleurs tropicales, j’ai froid aux pieds ? Oui, il y a, dans mon individu, de la température arctique, et mes veines charrient, je crois bien, des microbes d’ours blancs, et sauf, sous la neige de mes cheveux blancs, un peu de chaleur cérébrale, c’est tout ce qu’il y a en moi au-dessus de zéro, et cela m’enlève tout ressort, toute volonté pour la locomotion, pour le mouvement, en même temps que j’ai toujours peur de me trouver malade chez les autres.

Enfin, vrai de vrai, je me regarde comme un être tout à fait dégoûtant, ignoble, une épluchure d’homard, quoi ! de ne pas être chez vous après une lettre aussi caressante que celle que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, monsieur et ami.

Enfin je vais tâcher de m’exciter, de me monter, de m’entraîner par la lecture de quelque voyage autour du monde… Blague sous le bras, je vais tâcher d’aller estiver un peu chez vous… mais faut, faut que je prenne mon élan !

J’ai envie d’embrasser et l’homme et la femme et les enfants.

Edmond de Goncourt.

M. E. de Goncourt à Mme A. Daudet :

Château de Jean d’Heurs, Bar-le-Duc, Meuse, 27 juillet 1884.
Chère madame,

Une de ces nuits passées, crac, je me réveille avec crampes d’estomac, sueurs, etc., etc., tout l’exorde d’une petite attaque de choléra, et, pendant ce, je pense qu’il serait assez original d’avoir des lettres de faire-part de mon décès fabriquées par l’imprimeur à qui j’ai fait enterrer Chérie[7].

Ce n’était qu’un faux choléra, mais, malgré cela, je suis resté assez souffreteux et, hier encore, j’ai passé les trois quarts de ma journée au lit, et n’ai point dîné. Enfin aujourd’hui, ça va un peu mieux, mais, au fond, le tube digestif est dans un état défectueux. Et voilà ce qui fait que je ne vous ai pas écrit ces jours-ci où j’en avais l’envie et pas le courage.

Ah ! il est bachelier ès sciences, le grand, le beau, le chic Léon. C’est de ce coup-là que je n’oserai plus l’embrasser et je vous en fais compliment, parce que ces gredins d’enfants me semblent donner au père et à la mère leurs émotions d’examens, et, comme ménage d’auteurs, vous en avez assez, vraiment assez !

… N’ajoutez pas à mes remords de n’avoir pas été à Champrosay, de n’avoir pas entendu vos délicates sensations… Ça ne fait rien, je penserai au titre et, si j’en trouvais un digne de votre écriture[8], je vous l’enverrais, quitte à vous de le prendre ou de le rejeter.

Les choses sont bien incertaines cette année. Je ne sais pas si je vais revenir à Paris ou passer encore quelque temps ici…

Au gentil ménage, amitiés tendres.
Edmond de Goncourt.

Si on m’écrivait encore une fois, ce serait gentil, mais, là, bien gentil !

Mme A. Daudet à M. E. de Goncourt :

Néris-les-Bains, Allier, 8 août 1884.
Cher monsieur,

Maintenant nous sommes bachelier ès lettres. C’est donc complet et fini pour cette année, et vous aviez raison de nous plaindre de toutes ces émotions répétées. J’espère bien que Néris va remettre le papa, redonner au fils un peu de teint. Nous retrouvons dans ce pays éloigné tout dans le même état qu’il y a deux ans ; les promenades ne sont pas plus belles, ni plus nombreuses les distractions, ni moins ahuris les habitués, et Néris, dans sa laideur, est comme ces femmes qui ne perdent rien à vieillir et n’ont jamais à regretter. C’est une monotonie d’horloge à musique, ramenant les bains, les repas, les réunions sous le même arbre, avec un assez joli horizon de pommiers frôlant des gazons.

À peine a-t-on le courage de lire, de travailler un peu. M. Zézet[9] surtout se désole à l’idée des devoirs ; il est si gâté, si admiré de tout le monde. Léon monte des chevaux qui regrettent de ne pas être des ânes ; mais cela me tourmente quand même et il n’y a pas, pour lui, d’autres distractions que ces courses et des parties d’échecs dans un petit salon où des vieilles dames font de la tapisserie, tandis que nous causons avec un sourd ou que l’on fait un peu de musique. Et lui qui ne rêve que chic, bals, cols montants, sorti de ses cahiers de mathématiques !

Je vois que Jean d’Heurs vous retiendra longtemps cette année et que Saint-Estève aura tort de toutes parts. L’épidémie a pourtant beaucoup diminué, mais les routes sont à craindre, qu’en pensez-vous ? À moins que, d’ici la fin du mois, ceci disparaisse tout à fait. Pas de chance, nos villégiatures en commun, quand nous serions si heureux d’un peu d’intimité auprès de vous.

Alphonse doit vous écrire, mais le traitement l’éprouve beaucoup pour commencer, l’endort et l’énerve. Ces longs bains d’eau chaude où des gens s’occupent à faire des jets d’eau avec leurs doigts pour abréger le temps, — il y a une recette pour cela que l’on s’apprend a table, — la douche qui suit, c’est vraiment une grande fatigue. Et des dames en traitement ont toujours les yeux rouges d’envies de pleurer. C’est toujours si ennuyeux de se soigner, mais Alphonse achète, en ce moment, le repos de son hiver. Tout notre tort a été de voyager l’année dernière et de sacrifier Néris à la Provence.

Si vous avez le courage de nous écrire un peu, ce sera charitable, vous si calme, si indépendant dans votre Auteuil. Quand je pense à une idéale vie d’art, c’est toujours la vôtre qui me vient à l’esprit.

Alphonse et moi, vous envoyons notre souvenir affectionné et les enfants ne vous oublient pas non plus.

Julia A. Daudet.

M. E. de Goncourt à Mme A. Daudet :

Dimanche, 12 octobre 1884.
Chère madame,

L’auteur des Idées et Sensations sent le besoin de dire à l’auteur des Fragments d’un livre inédit qu’il les trouve bigrement bien, ces fragments, et que c’est tout à fait de la belle ouvrage ! Le Goncourt, jusqu’à présent, méprisait les femmes comme stylistes, mais depuis que vous êtes, chère madame, dans la partie, diable, diable ! il faut se tenir ! Et voilà que la lecture de vos fragments m’a donné envie de lutter avec vous et m’a décidé à publier une suite à mon premier volume.

De petits chefs-d’œuvre les Mains de l’ouvrière malade, les Heures blanches de la vie des jeunes filles, le Printemps de Paris, le non consenti des femmes écoutant de la musique, le hâlo des sympathies et des antipathies, le roucoulement des tourterelles, la jeune femme au lorgnon, etc., etc. Et croyez bien que ce n’est pas un compliment banal ; je voudrais très sincèrement les avoir faits, lesdits morceaux.

J’ai été tout à fait malade, ces jours-ci. Je crois décidément que mon estomac fait maintenant tout à fait des manières ridicules pour digérer. Enfin ça va un peu mieux aujourd’hui et j’espère être en bon état jeudi.

Amitiés tendres au ménage.
Edmond de Goncourt.

À un projet de villégiature à Saint-Estève, se rattachent quelques circonstances curieuses. M. Parrocel, un descendant des dessinateurs du dix-huitième siècle, après de longs voyages et des aventures de toute sorte, a fait une grosse fortune dans le métier d’hôtelier, à Marseille. Retiré des affaires, il a créé, près d’Aix, une installation magnifique où il joue à l’hôte maintenant pour l’honneur et convie chez lui les gens de lettres qu’il admire. Déjà, une première fois, M. et Mme Daudet et M. de Goncourt avaient cédé à ses instances et passé quelques journées plantureuses à Saint-Estève. Ils avaient promis de revenir. Ce retour, on le voit, était alors empêché par le choléra.

M. Parrocel, historien de ses grands-pères, a écrit aussi de longs mémoires personnels, dans le genre de Rétif. On assure qu’ils renferment une quantité d’observations très originales et des aventures racontées avec une verve endiablée.

M. E. Goncourt à Mme A. Daudet :

Auteuil, 16 août 1884.
Chère madame,

Vous êtes vraiment bien charitable de m’écrire si longuement et si gentiment et je vous en remercie, car, en ces mois d’été, on est joliment privé d’amitiés tendres et, une lettre, c’est un peu une main affectueuse qui, de loin, presse la vôtre.

Le séjour a été insupportable là-bas[10] ; j’avais toutes les nuits une insomnie qui m’arrivait vers les deux heures du matin et qui se changeait hypocritement en une crampe d’estomac vers les trois ou quatre heures, et qui durait jusqu’à la tasse de thé qu’on m’apportait à huit heures ; et, à la suite de ces nuits, des journées brisées, assommées, manquant d’inspiration. J’ai tout de même fabriqué une petite préface à En 18 qui, j’espère, n’aura pas le retentissement de celle de Chérie.

Enfin me voilà de retour à Paris où l’on ne voit personne dans les restaurants, où l’on ne rencontre pas un visage connu, où on sent même, dans les journaux qu’on lit, que les journalistes ne se sont pas donné la peine de s’appliquer. Ah ! l’été ! ah ! le sale beau temps ! je le prends en horreur et j’appelle les frimas, l’hiver enfin, la vraie saison des intelligences cultivées.

Je viens d’écrire à cette touchante madame Parrocel dont la lettre ne m’avait pas été envoyée à Jean d’Heurs et, si je ne me dégage pas absolument, ça y ressemble. Je me permets de lui dire que je ne sais pas si vous risquerez vos enfants par les routes contaminées[11] ; enfin que je vous écris pour savoir votre résolution ultime. Au fond, je trouve que ce n’est pas absolument l’année pour villégiaturer dans le département des Bouches-du-Rhône. Mandez-moi ce que vous faites et, si vous passez un peu de l’automne à Champrosay, je m’engage, sur l’honneur, à aller vivre quelques jours avec vous, si vous voulez encore de moi.

Amitiés tendres au gentil ménage.
Edmond de Goncourt.

Mme A. Daudet à M. E. de Goncourt :

Champrosay-Draveil (Seine-et-Oise), 17 août 1885.

Cher monsieur, le landau file sur Corbeil avec les grands-parents, Alphonse et Lucien ; et moi je reste, déjà occupée de mon départ de jeudi.

D’abord je vous ai promis des nouvelles. Toujours les mêmes : Alphonse souffre par moments de vives douleurs qui s’apaisent ensuite. De l’appétit, mais peu de sommeil. J’espère en Lamalou dont on nous vante les effets et j’ai hâte d’y être, malgré le chagrin de quitter nos parents et d’allonger encore la distance qui nous sépare de Léon. Deux jours et demi mettent les lettres à nous arriver. Il paraît gai, bien portant et nous écrit avec une gentille vivacité affectueuse. Mais quel grand vide pour nous tous, pour le petit frère. Ah ! que la vie a donc des complications d’inquiétudes et que je suis peu faite pour les séparations. Un jour sans nouvelles, on s’assombrit, on reste inactif, désemparé.

J’espère que vous allez tout à fait bien maintenant, cher monsieur, et nous pensions à votre joie de retrouver le jardin d’Auteuil, les jolis arbustes et ce calme particulier que l’on respire chez vous, si net, si reposant et plein.

Vous nous avez laissé ici un beau souvenir avec vos lectures d’après-midi[12] ; nous en causons souvent. Mes parents ont été ravis. Le salon est consacré. Je m’y sens plus intelligente et je suis tourmentée de travail depuis votre départ, de travail inexécuté…

À septembre maintenant. Dites-nous que votre santé est bonne et adressez ici, soit avant jeudi, soit après. Nous n’avons pas encore la réponse de l’hôtel où nous désirons descendre ; mais on vous avisera tout de suite.

Les grands, les petits vous envoient mille bonnes et affectueuses pensées, cher monsieur.

Julia A. Daudet.

Mme A. Daudet écrivait à M. E. de Goncourt :

Saint-Estève, par Orgon (Bouches-du-Rhône), août 1885.

Quelle consternation ici ! Justement on venait de vous adresser une dépêche ! La chambre au midi vous attend toute prête, en chapelle. Des rideaux, des portières, et, le soir, nous y entrions dès l’arrivée. — « Est-ce ainsi ? M. de Goncourt sera-t-il content ? » — l’édredon bouffait sur le couvrepied et, à table, on parlait de gibier, de bouillabaisse que l’on préparerait jeudi pour M. de Goncourt !

Sérieusement le soleil est tout pâle sur le jardin et le jet d’eau pleure, et j’ai bien envie d’en faire autant. C’était de si belles vacances ! un changement d’air vous ferait du bien ! À Lamalou, j’étais toute souffrante. Le docteur m’a dit : « Partez, changez d’air… » et j’ai bonne mine aujourd’hui. Je mange et je regardais tout à l’heure délicieusement ce joli ciel, ces arbres clairs, cette ombre bleue des allées. Tout est gâté maintenant. Un peu de courage, voyons, pour les amis ! On vous gâtera, on vous soignera ; vous ne vous doutez pas de l’affection vénérante de tout le monde pour vous !

Une autre dépêche en grâce, demain, après-demain. Sitôt cette petite crise de paresse dissipée, car, au fond, vous trouvez que Saint-Estève, c’est bien loin d’Auteuil. On est pourtant vite rendu, et, à Avignon, la voiture vous amènerait directement.

Si vous n’avez pas un cœur dur, à l’épreuve du fer et de la mine, il faut venir, ne pas nous laisser à tous cette grande déconvenue. Oui ! l’on vous attend encore, malgré tout et l’on vous espère avec entêtement, et on vous aime bien, bien que vous ne le méritiez plus.

Julia A. Daudet.

M. Edmond de Goncourt à Mme A. Daudet :

Château de Jean d’Heurs, Bar-le-Duc (Meuse), août 1885.
Chère madame.

Que vous êtes gentille, bonne, amicale, mais, vraiment, je ne peux pas ! Quand je retourne mon manuscrit qui a l’air d’un livre fait, je vois qu’il manque encore tant de choses, tant de choses qui ne sont peut-être que des riens… mais des riens demandant infiniment de temps encore[13]. Si je pouvais travailler chez les autres. Mais non ! En dehors de mon chez-moicomme je vous l’ai dit — je suis d’une lézarderie repoussante.

C’est ainsi que, par tous ces mauvais temps qu’il a fait, je regardais imbécilement de ma fenêtre tomber la pluie dans la rivière et voilà tout ce que j’ai fait. Et ce sera ainsi chez la princesse, et ce serait encore ainsi chez les Parrocel. Il faut donc, dans les premiers jours du mois de septembre, rentrer dans son cabinet de travail et là finir son bouquin entre ces murs de livres où je rentre en possession de ma cervelle d’homme de lettres.

Car, c’est très singulier ! non seulement chez les autres je ne travaille pas, mais je suis une pure bête, avec rien du tout sous le crâne, parole d’honneur ! Ne m’en veuillez donc pas, chère madame, de repousser vos affectueuses exigences et croyez bien, encore une fois, que je regrette autant que vous pouvez le regretter, de n’être pas au milieu de vous pendant le mois de septembre.

Et l’on vous serre la main, chère madame, ainsi qu’au rhumatisant, et l’on embrasse le grand fieu et le petit Zézet.

Edmond de Goncourt.
3 février 1886.
Chère madame,

On ira dîner jeudi et samedi. Alors, pourquoi pas, tout de suite, vous prendre en pension ? Discrète, oui, mais trop ! Je vous aurais préférée indiscrète. Ça aurait mis un peu d’humanité, pas tout à fait noire, dans mon milieu aux couleurs tendres.

Oh, les réclamiers ! les réclamiers ! nom d’un petit chien, ça manque-t-il de tact, à l’heure présente !

Amitiés tendres au ménage.
Edmond de Goncourt.

M. Alphonse Daudet à M. E. de Goncourt :

Dimanche 1er août 1886, saint Alphonse.

Dix heures du soir. La pluie fouette la vitre, une eau qui vient de loin et gicle. Je vous écris du petit cabinet d’en haut[14], bien seul, tous couchés… très heureux. Ma femme, en rentrant chez elle, m’a fait promettre de vous donner de nos nouvelles et je t’en donne, mon vieux Goncourt !

L’installation a été dure. Tout est bien, à part ça qu’on manque de tout. Julia se fait des mauvais sangs par pintes ; moi, je ne me plains pas. La douleur m’a bonzifié. Les grands-parents toujours bons et paisibles. Edmée s’entr’ouvrant à la vie et très surprise, Lucien nerveux, Léon toujours dans son squelette[15]. En somme, pas d’anicroche jusqu’à présent. Nous nous faisons tous une joie de vous avoir en septembre, et j’avalerai un Lamalou sans grimace avec l’espoir de votre noble binette plusieurs soirs de suite, en face de moi.

De cœur fraternel,
Alphonse Daudet.

M. Edmond de Goncourt à Mme A. Daudet :

16 août 1886.
Chère madame,

Malade ! au lit ! Qu’est-ce que vous m’annoncez là ! Ce ne sont que des petites bêtises ? Il n’y a rien qui puisse, je ne dis pas inquiéter, mais chiffonner vos amis ? — Moi, ça va beaucoup mieux, admirablement mieux. Je crains bien que, quand je suis un peu souffrant chez les autres, la peur nerveuse de le devenir un peu plus, ne me rende tout à fait malade. Du reste, le traitement que je suis chez moi n’est pas bien dur : c’est d’avoir absolument renoncé au vin rouge et de boire du vin blanc.

Or donc, la filleule commence à devenir un être. Elle est en train de se faire d’immenses yeux et d’abondants cheveux. Je plaisante, mais vous savez que c’est pour faire le blagueur, car je suis tout à fait heureux, au fond du cœur, de me trouver, par la jolie enfant qu’elle sera, un peu apparenté à vous et à Alphonse, les deux êtres que j’aime le plus maintenant sur la terre.

Ah ! ça vous plaît, ça vous amuse, mon Journal. C’est gentil de me l’avoir écrit ; mais, vraiment, ils en donnent bien peu et de manière à ôter toute valeur à la copie[16]. Et j’aurais besoin qu’ils marchent.

Je suis en train d’arranger l’année 1862, et je le déclare, c’est vraiment curieux. Il y a une première visite à Gautier, une première visite à Madame Sand, un dîner de Sainte-Beuve chez Gavarni, etc., etc. Je ne sache pas qu’on ait fait encore, en littérature, des croquis des gens si accentués en leur ressemblance morale et physique. Et, au train où ça va, ça ne paraîtra pas cette année. Je vous lirai ces portraits à Champrosay ; ce sera ma consolation.

Et ce mari, vous devriez bien lui dire de m’écrire un petit mot de là-bas, pour m’apprendre comment qui va, lui et son Montaigne à maculatures d’eaux ferrugineuses.

Je vous baise la main.
Edmond de Goncourt.
4 septembre 1886.
Chère madame,

Je reçois votre lettre en même temps qu’un billet du souffreteux de Lamalou, et je me réjouis de voir arriver le moment où nos cœurs et nos cervelles vont un peu fraterniser ; car je me trouve diantrement seul.

Comment ! vous avez été aussi malade que ça ! J’étais, au fond, inquiet de n’avoir aucune nouvelle du ménage et lui en voulais un peu de m’abandonner ainsi. Et vous allez bien maintenant ? Et ma filleule est en train de devenir la plus belle petite, petite, petite fille du monde !…

Vous douteriez-vous que, demain dimanche, nous devons organiser, avec Geffroy, pour les premiers jours de la semaine, un voyage à Champrosay et vous demander à partager une soupe sans cérémonie. Ça vous gêne-t-il ? Ça gêne-t-il les grands-parents ? — Un mot dans ce cas. Du reste, nous vous préviendrons du jour.

Agréez, chère madame, l’assurance de mes sentiments tendrement dévoués.

Edmond de Goncourt.

  1. Impressions de Nature et d’Art, 1 vol. in-12, Paris, Charpentier, 1879, p. 157.
  2. La première représentation de Jack, pièce en cinq actes, de MM. A. Daudet et Henri Lafontaine, fut donnée, à l’Odéon, le 11 janvier 1881.
  3. La Faustin.
  4. Mme la princesse Mathilde.
  5. L’Évangéliste.
  6. Premier titre de Chérie.
  7. Le roman se termine par la lettre de faire-part de la mort de Chérie. Après le : Priez pour elle, on lit, en caractères du bas de casse :
    Bar-le-Duc, imp. Vve Numa Rolin-Chuquet et Cie.
  8. Fragments d’un livre inédit.
  9. M. Lucien Daudet.
  10. Au château de Jean d’Heurs, nom défiguré des Gens d’Heures, confrères de la mort, dont c’était l’abbaye. Cette magnifique propriété, créée par le maréchal Oudinot, a été décrite dans Chérie. Elle appartient à M. Ratier, grand bibliophile et parent des Goncourt.
  11. Le choléra était en Provence.
  12. Lectures des cahiers manuscrits du Journal.
  13. Publication de la correspondance de Jules.
  14. M. Daudet n’avait pas encore, à lui, une installation à Champrosay. Il était chez son beau-père, M. Allard.
  15. Mlle Edmée, qui venait de naître, est la filleule de M. Edmond de Goncourt. — M. Léon Daudet, étudiant en médecine.
  16. Une partie du premier volume a paru dans le supplément hebdomadaire du Figaro.