Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 13

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Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 186-202).

Chapitre XIII


Les fugitifs restèrent absents deux mois. Durant ces deux mois, Mrs Linton traversa la crise la plus dangereuse de ce qu’on appelait une fièvre cérébrale, et en triompha. Jamais mère n’eût pu entourer son enfant unique de soins plus dévoués que ceux qu’Edgar lui prodigua. Jour et nuit, il veillait, et endurait patiemment tous les tourments que peuvent infliger des nerfs irritables et une raison ébranlée. Bien que Kenneth fît observer que ce qu’il arrachait à la tombe ne récompenserait son dévouement qu’en devenant par la suite la source d’une constante anxiété — en fait, qu’il sacrifiait sa santé et ses forces pour conserver une simple ruine humaine — sa reconnaissance et sa joie ne connurent pas de bornes quand la vie de Catherine fut déclarée hors de danger. Il restait assis à côté d’elle pendant des heures, à épier le retour graduel de sa santé physique et à nourrir ses trop ardents espoirs de l’illusion que son esprit aussi retrouverait son juste équilibre, que bientôt elle redeviendrait tout à fait elle-même.

Ce fut au début du mois de mars suivant qu’elle sortit pour la première fois de sa chambre. Mr Linton avait mis le matin sur son oreiller une poignée de crocus dorés. Son regard, depuis longtemps déshabitué de tout objet gracieux, tomba sur eux quand elle s’éveilla. Elle parut ravie et les ramassa avec empressement.

— À Hurle-Vent, ce sont les premières fleurs, s’écria-t-elle. Elles me rappellent les douces brises du dégel, les chauds rayons du soleil et la neige presque fondue. Edgar, le vent ne vient-il pas du sud et la neige n’a-t-elle pas à peu près complètement disparu ?

— La neige a tout à fait disparu ici, ma chérie, répondit son mari, et je ne vois que deux taches blanches sur toute l’étendue de la lande. Le ciel est bleu, les alouettes chantent et les ruisseaux coulent à pleins bords. Catherine, au printemps dernier, à pareille époque, j’aspirais à vous avoir sous ce toit. Maintenant, je voudrais vous voir à un mille ou deux d’ici, sur ces collines ; l’air y est si doux que je suis sûr qu’il vous guérirait.

— Je n’irai plus jamais là-bas qu’une seule fois, dit l’invalide ; alors vous me quitterez et j’y resterai pour toujours. Au printemps prochain, vous aspirerez encore à m’avoir sous ce toit, vous tournerez la vue en arrière et vous songerez que vous étiez heureux aujourd’hui.

Linton lui prodigua les plus tendres caresses et essaya de la réconforter par les paroles les plus affectueuses ; mais elle regardait distraitement les fleurs, laissant sans y prendre garde les larmes s’accumuler dans ses cils et ruisseler sur ses joues. Nous savions qu’elle était réellement mieux ; en conséquence nous jugeâmes que son abattement était dû en grande partie à sa longue réclusion dans un même endroit et qu’un changement de milieu pourrait la soulager notablement. Mon maître me dit d’allumer le feu dans le petit salon déserté depuis plusieurs semaines et d’y installer une bergère au soleil près de la fenêtre. Puis il la descendit, et elle resta longtemps à jouir de la bienfaisante chaleur, ranimée, comme nous nous y attendions, par la vue des objets qui l’environnaient : objets qui, qui, bien que familiers, n’étaient pas associés aux lugubres souvenirs attachés à son odieuse chambre de malade. Vers le soir, elle parut très épuisée ; pourtant aucun argument ne parvint à la persuader de retourner dans cette dernière pièce, et je dus lui faire un lit sur le sofa du petit salon, en attendant qu’on ait pu lui installer une autre chambre. Pour lui épargner la fatigue de monter et de descendre l’escalier, nous préparâmes celle-ci, où vous êtes à présent, au même étage que le petit salon ; et bientôt elle fut assez forte pour aller de l’une à l’autre, appuyée au bras d’Edgar. Ah ! me disais-je, elle devrait se rétablir, soignée comme elle l’est. Et il y avait une double raison de le souhaiter, car de son existence en dépendait une autre : nous nourrissions l’espoir que, dans peu de temps, la naissance d’un héritier réjouirait le cœur de Mr Linton et soustrairait ses biens à la griffe d’un étranger.

Je dois relater qu’Isabelle adressa à son frère, quelque six semaines après son départ, un court billet annonçant son mariage avec Heathcliff. Ce billet semblait sec et froid ; mais à la fin était griffonnée au crayon une confuse excuse, et la prière d’un bon souvenir et d’une réconciliation, si sa conduite l’avait offensé. Elle ajoutait qu’elle n’avait pu agir autrement et que, maintenant que c’était fait, c’était irrémédiable. Linton ne lui répondit pas, je crois. Une quinzaine plus tard, je reçus une longue lettre qui me sembla étrange, de la part d’une jeune mariée qui venait à peine de terminer sa lune de miel. Je vais vous la lire, car je l’ai gardée. Toutes les reliques des morts sont précieuses, quand on faisait cas d’eux de leur vivant.


Chère Hélène,

Je suis arrivée hier soir à Hurle-Vent et j’y ai appris pour la première fois que Catherine avait été et est encore très malade. Je suppose que je ne dois pas lui écrire, et mon frère est trop fâché ou trop désolé pour répondre au billet que je lui ai envoyé. Pourtant, il faut que j’écrive à quelqu’un et je n’ai pas d’autre choix que de m’adresser à vous.

Dites à Edgar que je donnerais tout au monde pour le revoir, que mon cœur est revenu à Thrushcross Grange vingt-quatre heures après que j’en fus partie, et qu’il y est en ce moment, plein de tendresse pour lui et pour Catherine. Je ne peux cependant l’y suivre (ces mots sont soulignés) ; qu’ils ne m’attendent pas et qu’ils tirent de ma conduite les conclusions qu’ils voudront, pourvu toutefois qu’ils ne mettent rien au compte d’une faiblesse de volonté ou d’un manque d’affection.

Le reste de cette lettre est pour vous seule. J’ai deux questions à vous faire. La première est celle-ci : comment êtes-vous arrivée à conserver la sociabilité qui est dans la nature humaine quand vous demeuriez ici ? Je ne puis découvrir en moi aucun sentiment commun avec les êtres qui m’entourent.

La deuxième question m’intéresse particulièrement. La voici : Mr Heathcliff est-il un homme ? Si oui, est-il fou ? Si non, est-ce un démon ? Je ne vous dirai pas les raisons que j’ai de faire cette demande. Mais je vous supplie de m’expliquer si vous le pouvez, quel être j’ai épousé, quand vous viendrez me voir, et il faut que vous veniez, Hélène, très prochainement. N’écrivez pas, mais venez et apportez-moi quelque chose d’Edgar.

Maintenant, il faut que je vous dise comment j’ai été reçue dans ma nouvelle demeure, car j’imagine que c’est ainsi que je dois considérer les Hauts. C’est pour m’amuser que je m’arrête à des sujets tels que le manque de commodités matérielles ; ils n’ont jamais occupé ma pensée, sauf au moment précis où j’en souffre. Je rirais et danserais de joie si je découvrais que ces privations sont toutes mes misères et que le reste n’est qu’un rêve fantastique !

Le soleil se couchait derrière la Grange quand nous débouchâmes sur la lande ; je jugeai par conséquent qu’il pouvait être six heures. Mon compagnon s’arrêta une demi-heure pour inspecter de son mieux le parc, les jardins et, probablement, la maison elle-même, de sorte qu’il faisait nuit quand nous mîmes pied à terre dans la cour pavée de la ferme. Votre vieux camarade Joseph sortit pour nous recevoir à la lueur d’une chandelle, avec une courtoisie qui faisait honneur à sa réputation. Il commença par élever la lumière à hauteur de ma figure, loucha d’un air mauvais, avança la lèvre inférieure et fit demi-tour. Puis il prit les deux chevaux et les conduisit à l’écurie ; il revint ensuite fermer la barrière extérieure, comme si nous vivions dans un château-fort du temps jadis.

Heathcliff s’arrêta pour lui parler et j’entrai dans la cuisine, un trou noir et sale ; je crois que vous ne la reconnaîtriez pas, tant elle est changée depuis le temps où c’était votre domaine. Près du feu se tenait un enfant, à l’air canaille, fortement charpenté et malproprement vêtu ; il y avait dans ses yeux et dans sa bouche une expression qui rappelait Catherine.

— C’est le neveu par alliance d’Edgar, me dis-je, le mien en quelque sorte ; il faut que je lui donne la main et… oui… il faut que je l’embrasse. Il est bien d’établir la bonne entente dès le début.

Je m’approchai et, essayant de prendre sa grosse patte, je lui dis :

— Comment vas-tu, mon chéri ?

Il me répondit dans un jargon que je ne comprenais pas. Je fis une nouvelle tentative pour poursuivre la conversation.

— Serons-nous amis, toi et moi, Hareton ?

Un juron et une menace de lâcher Throttler sur moi si je ne « décampais » pas furent le seul fruit de ma persévérance.

— Hé ! Throttler, mon gaillard ! murmura le petit drôle en faisant sortir du repaire qu’il occupait dans un coin un bouledogue à demi sauvage.

— Maintenant, veux-tu t’en aller ? me demanda-t-il avec autorité.

Le souci de ma sécurité m’obligea d’obéir ; je repassai le seuil pour attendre l’entrée des autres. Mr Heathcliff était toujours invisible. Joseph, que je suivis à l’écurie et que je priai de m’accompagner dans la maison, me regarda d’un air stupide, marmotta entre ses dents, tordit son nez et répondit :

— Doucement ! doucement ! doucement ! Jamais chrétien a-t-y entendu quéqu’chose d’pareil ? Vous mangez vos mots, vous l’s avalez ! Comment que j’pourrions d’viner c’que vous dites ?

— Je dis que je désire que vous veniez avec moi dans la maison ! criai-je, croyant qu’il était sourd et néanmoins très dégoûtée de sa grossièreté.

— Que nenni ! J’ons quéqu’chose d’aut’à faire, répliqua-t-il.

Et il continua son ouvrage, sans cesser de remuer ses joues creuses, en examinant avec un mépris suprême mon costume et ma mine — l’un beaucoup trop élégant, mais l’autre, j’en suis sûre, triste à souhait.

Je fis le tour de la cour, franchis une petite barrière et arrivai à une autre porte où je pris la liberté de frapper, dans l’espoir que quelque domestique un peu plus poli se montrerait. Au bout d’un moment la porte fut ouverte par un homme de haute taille, maigre, sans cravate et d’ailleurs extrêmement mal tenu. Ses traits étaient noyés dans une masse de cheveux hirsutes qui lui pendaient sur les épaules ; et ses yeux, eux aussi, ressemblaient à ceux du fantôme de Catherine dont toute la beauté serait anéantie.

— Que faites-vous ici ? demanda-t-il d’un ton farouche. Qui êtes-vous ?

— Mon nom était Isabelle Linton, répondis-je. Vous m’avez déjà vue, monsieur. J’ai épousé récemment Mr Heathcliff et il m’a amenée ici… avec votre agrément, je suppose.

— Il est revenu, alors ? interrogea l’ermite en lançant des regards de loup affamé.

— Oui… nous venons d’arriver. Mais il m’a laissée à la porte de la cuisine ; quand j’ai voulu entrer, votre petit garçon s’est mis à faire la sentinelle en faction et, avec l’aide d’un bouledogue, m’a fait reculer tout effrayée.

— Le damné coquin a bien fait de tenir sa parole ! grommela mon futur hôte en scrutant les ténèbres derrière moi pour y découvrir Heathcliff ; puis il se livra à un soliloque d’imprécations et de menaces sur ce qu’il aurait fait si le « démon » l’avait trompé.

Je me repentais d’avoir essayé cette seconde entrée et j’avais envie de m’échapper avant qu’il eût terminé ses malédictions ; mais je n’avais pas encore pu mettre ce projet à exécution qu’il m’ordonna d’entrer, ferma et reverrouilla la porte. Il y avait un grand feu, et c’était la seule lumière dans la vaste pièce dont le sol avait pris une teinte uniformément grise ; les plats d’étain autrefois si brillants, qui attiraient mon regard quand j’étais petite fille, avaient la même nuance sombre due à la saleté et à la poussière. Je demandai si je pouvais appeler la servante et me faire conduire à une chambre à coucher. Mr Earnshaw ne daigna pas me répondre. Il arpentait la salle, les mains dans les poches, paraissant avoir tout à fait oublié ma présence. Je le voyais si profondément absorbé et son aspect général était empreint d’une telle misanthropie que je n’osai le déranger en renouvelant ma question.

Vous ne serez pas surprise, Hélène, que je me sois sentie particulièrement abattue, assise à ce foyer inhospitalier, dans une compagnie pire que la solitude et songeant qu’à quatre milles de là était ma charmante demeure, où se trouvaient les seuls êtres que j’aime sur la terre. L’Atlantique ne nous aurait pas mieux séparés que ces quatre milles : je ne pouvais les franchir ! Je me demandais vers qui me tourner pour trouver un réconfort. Puis — ayez soin de n’en rien dire à Edgar ni à Catherine — un autre chagrin dominait toutes mes peines du moment : le désespoir de ne trouver personne qui pût ou voulût être mon allié contre Heathcliff. J’avais cherché presque avec joie un refuge à Hurle-Vent, parce qu’ainsi j’étais dispensée de vivre seule avec lui ; mais il connaissait les gens chez qui nous venions et ne craignait pas leur intervention.

Je restai longtemps assise à méditer tristement. L’horloge sonna huit heures, puis neuf heures ; mon compagnon continuait à marcher de long en large, la tête inclinée sur la poitrine, dans le plus complet mutisme, sauf les grognements ou les violentes exclamations qui s’échappaient de temps à autre de ses lèvres. J’écoutais, dans l’espoir de découvrir une voix de femme dans la maison, et me laissais assaillir, en attendant, par de cruels regrets et de lugubres prévisions, qui, à la fin, m’arrachèrent des soupirs et des pleurs que je ne pus réprimer. Je ne m’aperçus que ma douleur était si manifeste que quand Earnshaw, dans sa lente promenade, s’arrêta en face de moi et me jeta un regard de surprise. Profitant de l’attention qu’il m’accordait à nouveau, je m’écriai :

— Je suis fatiguée de mon voyage et voudrais aller me coucher. Où est la servante ? Conduisez-moi à elle, puisqu’elle ne vient pas.

— Il n’y en a pas. Il faudra que vous fassiez votre service vous-même.

— Où dois-je coucher, alors ? sanglotai-je. J’avais perdu tout amour-propre, accablée que j’étais de fatigue et de misère.

— Joseph vous montrera la chambre de Heathcliff. Ouvrez cette porte… il est là.

J’allais obéir, mais il m’arrêta tout à coup et ajouta sur le ton le plus singulier :

— Ayez l’obligeance de tourner votre clef et de tirer votre verrou… n’y manquez pas !

— Bien, dis-je. Mais pourquoi, Mr Earnshaw ?

Je n’aimais pas beaucoup l’idée de m’enfermer volontairement avec Heathcliff.

— Regardez, répondit-il en tirant de son gilet un pistolet de fabrication curieuse, avec un couteau à ressort à deux tranchants fixé au canon. Voilà une grande tentation pour un homme au désespoir, n’est-il pas vrai ? Je ne puis m’empêcher de monter toutes les nuits avec cette arme et d’essayer d’entrer chez lui. Si jamais je trouve sa porte ouverte, il est perdu ! Je n’y manque pas une fois, même si une minute avant je me suis remémoré mille raisons qui devraient me retenir. Il faut que ce soit quelque démon qui me pousse à déjouer mes propres desseins en le tuant. Combattez ce démon pour l’amour de lui aussi longtemps que vous pourrez : quand l’heure sera venue, tous les anges du ciel ne le sauveraient pas !

Je considérai l’arme avec attention. Une idée affreuse me frappa : quelle ne serait pas ma puissance, si je possédais un semblable instrument ! Je le lui pris des mains et touchai la lame. Il parut surpris de l’expression qui passa sur mon visage pendant une brève seconde : ce n’était pas de l’horreur, c’était de la convoitise. Il m’arracha le pistolet jalousement, ferma le couteau et replaça le tout dans la poche où il était caché.

— Il m’est indifférent que vous le lui disiez, reprit-il. Mettez le sur ses gardes et veillez sur lui. Je vois que vous savez en quels termes nous sommes : le danger qu’il court ne vous étonne pas.

— Que vous a fait Heathcliff ? demandai-je. Quels torts a-t-il eus envers vous, qui justifient cette haine effrayante ? Ne serait-il pas plus sage de le prier de quitter la maison ?

— Non ! tonna Earnshaw. S’il fait mine de partir, c’est un homme mort. Persuadez-le d’essayer et vous commettrez un meurtre. Faut-il que je perde tout, sans aucune chance de rien regagner ? Faut-il que Hareton soit un mendiant ? Oh ! damnation ! Je veux reprendre mon bien ; et je veux avoir son or aussi ; et puis son sang ; et l’enfer aura son âme ! Il sera dix fois plus noir avec cet hôte-là qu’il ne l’a jamais été !

Vous m’avez mise au courant, Hélène, des manières de votre ancien maître. Il est évidemment au bord de la folie, du moins y était-il la nuit dernière. Je frissonnais de me sentir près de lui et je pensai qu’en comparaison la grossièreté morose du domestique était agréable. Il reprit sa marche pensive ; je soulevai le loquet et m’échappai dans la cuisine. Joseph était penché sur le feu, surveillant une grande marmite qui se balançait au-dessus de l’âtre ; un bol de bois plein de gruau d’avoine était posé sur le banc à côté. Le contenu de la marmite commençait à bouillir, et Joseph se tourna pour plonger la main dans le bol. Je conjecturai que ces préparatifs devaient être destinés à notre souper et, comme j’avais faim, je décidai qu’il fallait que le plat fût mangeable. Aussitôt, criant sur un ton aigu : « Je vais faire le porridge », je plaçai le récipient hors de son atteinte et, tout en retirant mon chapeau et mon amazone, je poursuivis :

— Mr Earnshaw m’a annoncé que j’aurais à me servir moi-même : je vais m’y mettre. Je n’ai pas l’intention de faire la dame parmi vous, car je craindrais de mourir de faim.

— Bon Dieu ! murmura-t-il en s’asseyant et en passant la main sur ses bas à côtes depuis le genou jusqu’à la cheville. S’y faut qu’je r’cevions d’nouveaux ordres, juste quand c’est que j’viens d’m’habituer à deux maîtres, s’y faut qu’j’ayons eune maîtresse su’l’dos, il est grand temps que j’disparaissions. Je n’pensions point voir jamais l’jour qu’y m’faudrait quitter la vieille maison… mais j’croyons qu’il est ben proche !

Je ne pris pas garde à ces lamentations. Je me mis vivement à l’œuvre, en soupirant au souvenir de l’époque où tout cela n’aurait été qu’une joyeuse plaisanterie ; mais je fus bien vite forcée de chasser cette réminiscence. L’image de mon bonheur passé me torturait, et plus je redoutais d’en évoquer l’apparition, plus vite tournait la spatule et plus vite les poignées de farine tombaient dans l’eau. Joseph contemplait ma manière de faire la cuisine avec une indignation croissante.

— V’là ! s’écria-t-il. Hareton, t’auras point d’porridge ce soir ; ce n’seront ren qu’des boulettes aussi grosses qu’mon poing. C’est çà ! je jetterions d’dans le bol et tout le reste, si j’étions que d’vous. Allons, tirez l’écume et ça y sera. Pan ! pan ! C’est eune bénédiction que l’fond y soye point crevé !

C’était certainement un mets assez grossier, je l’avoue, quand il fut versé dans les assiettes. Il y en avait quatre préparées, et l’on avait apporté de la laiterie un pot de lait frais, dont Hareton se saisit ; il se mit à boire en en répandant la moitié. Je protestai et voulus qu’il versât son lait dans sa tasse. Je déclarai que je ne pourrais pas goûter à un liquide aussi malproprement manipulé. Le vieux cynique jugea bon de se montrer très scandalisé de ce raffinement ; il m’assura, à plusieurs reprises, que « l’gamin y m’valait ben », et qu’il était « aussi sain comme moi », s’étonnant que je pusse être si infatuée de ma personne. Pendant ce temps, le jeune vaurien continuait de téter et me regardait d’un air de défi tout en bavant dans le pot.

— Je prendrai mon souper dans une autre pièce, déclarai-je. N’avez-vous pas un endroit que vous appelez le petit salon ?

— P’tit salon ! répéta-t-il en ricanant. P’tit salon ! Non, nous n’avons point de p’tits salons. Si not’compagnie n’vous plaît point, y a celle du maître ; et si c’est qu’vous n’aimez point celle du maître, y a la nôtre.

— Alors je vais monter. Montrez-moi une chambre.

Je mis mon assiette sur un plateau et allai moi-même chercher encore un peu de lait. Le vieux drôle se leva en grognant beaucoup et me précéda dans l’escalier. Nous montâmes jusqu’au grenier. Il ouvrait une porte de temps à autre et regardait dans les pièces devant lesquelles nous passions.

— Vlà eune chambre, dit-il enfin en faisant tourner sur ses gonds une planche branlante. Elle est ben assez bonne pour y manger un peu d’porridge. Y a un tas d’grain dans l’coin, là, qu’est gentiment propre ; si vous avez peur ed’salir vot’belle robe d’soie, étendez vot’mouchoir dessus.

La « chambre » était une espèce de débarras qui empoisonnait le malt et le grain ; différents sacs pleins de ces denrées étaient empilés tout autour, laissant un large espace libre au milieu.

— Voyons ! m’écriai-je en le regardant d’un air furieux, ce n’est pas là un endroit pour passer la nuit. Je désire voir ma chambre à coucher.

— Chambre à coucher ! répéta-t-il sur un ton moqueur. Vous avez vu toutes les chambres à coucher qu’y a ici… v’la la mienne !

Il me désigna un second galetas, qui ne différait du premier que parce que les murs y étaient plus nus et qu’il s’y trouvait un grand lit bas, sans rideaux, avec un couvre-pied indigo à un bout.

— Qu’ai-je à faire de la vôtre ? répliquai-je. Je suppose que Mr Heathcliff ne loge pas sous les toits, n’est-ce pas ?

— Oh ! c’est la chambre de M’sieu Heathcliff que vous d’sirez ? s’écria-t-il comme s’il faisait une découverte. Vous pouviez donc point l’dire tout dret ? J’vous aurions expliqué, sans m’donner tant d’peine, qu’c’est tout justement la seule que vous n’puissiez point voir… y la tient toujours fermée à clef et personne y entre jamais qu’lui.

— Voilà une jolie maison, Joseph, ne pus-je m’empêcher d’observer, et d’agréables habitants. Je crois que l’essence concentrée de toute la folie qu’il y a dans le monde s’est logée dans ma cervelle le jour que j’ai lié mon sort au leur ! Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la question pour le moment… il y a d’autres chambres. Pour l’amour du ciel, dépêchez-vous et laissez-moi m’installer quelque part.

Il ne répondit pas à cette adjuration. Il se borna à redescendre péniblement et d’un air bourru les degrés de bois et à s’arrêter devant une pièce qu’à la qualité supérieure de son ameublement je jugeai devoir être la meilleure de la maison. Il y avait un tapis : un bon tapis, mais le dessin en était caché sous une couche de poussière ; une cheminée tendue de papier tailladé qui tombait en lambeaux ; un beau lit de chêne avec de grands rideaux rouges d’une étoffe d’un certain prix, de fabrication moderne, mais qui avaient manifestement été mis à rude épreuve. Les bandes du haut, arrachées de leurs anneaux, pendaient en festonnant, et la tige de fer qui les supportait était courbée en arc d’un côté, laissant la draperie traîner sur le plancher. Les chaises aussi étaient endommagées, beaucoup d’entre elles sérieusement ; de profondes entailles dégradaient les panneaux des murs. J’essayais de me décider à entrer dans cette pièce et à en prendre possession, quand mon imbécile de guide annonça : « C’t ici la chambre du maître ». Pendant ce temps mon souper était refroidi, mon appétit enfui et ma patience épuisée. J’insistai pour avoir sur-le-champ un lieu de refuge et les moyens de me reposer.

— Mais où diable ? commença le religieux vieillard. Le Seigneur nous bénisse ! Le Seigneur nous pardonne ! Où diable c’est-y qu’vous voulez aller ? Vous êtes lassante, à la fin des fins ! Vous avez tout vu, excepté l’petit bout d’chambre de Hareton. Y en a pus d’autre dans la maison.

J’étais si irritée que je lançai à terre mon plateau avec tout ce qui était dessus ; puis je m’assis sur le haut de l’escalier, me cachai le visage dans les mains et pleurai.

— Ah ! ah ! s’écria Joseph. Ben fait, Miss Cathy ! ben fait, Miss Cathy ! Eh ben ! l’maître y va trébucher dans c’te vaisselle cassée ; et alors nous entendrons quéqu’chose ; nous verrons c’qui s’passera. Que stupide folie ! Vous mériteriez d’être en pénitence jusqu’à la Noël, pour j’ter ainsi à vos pieds les précieux dons de Dieu dans vos rages insensées ! Mais je m’trompions fort, on vous n’montrerez point c’te énergie-là longtemps. Pensez-vous que Heathcliff y va supporter ces jolies manières ? J’voudrions qu’y vous y prenne, à ce p’tit jeu-là. Oui, je l’voudrions.

Là-dessus, il redescendit à sa tanière en grognant et emporta la chandelle avec lui ; je restai dans l’obscurité. La réflexion qui succéda à ma sotte action me força de reconnaître la nécessité de faire taire mon orgueil, d’étouffer ma colère et de me hâter d’en faire disparaître les traces. Une aide inattendue se présenta tout à coup sous forme de Throttler, que je reconnus maintenant pour le fils de notre vieux Skulker : il avait passé ses premiers mois à la Grange et avait été donné par mon père à Mr Hindley. Je crois qu’il me reconnut aussi. Il frotta son nez contre le mien en manière de salut, puis se hâta de dévorer le porridge, pendant que je tâtonnais de marche en marche, ramassant les débris de faïence et essuyant les éclaboussures de lait sur la rampe avec mon mouchoir. Nos travaux étaient à peine terminés que j’entendis le pas d’Earnshaw dans le corridor. Mon aide baissa la queue et se colla contre le mur ; je me glissai dans l’encoignure de la porte la plus proche. Les efforts du chien pour éviter son maître n’eurent pas de succès, comme me l’apprirent un bruit de pas précipités et un hurlement prolongé et pitoyable. J’eus plus de chance : il passa, entra dans sa chambre et ferma la porte. Aussitôt après, Joseph monta avec Hareton pour le mettre au lit. J’avais trouvé un refuge dans la chambre de Hareton et le vieillard, en me voyant, dit :

— Y a d’la place pour vous et vot’orgueil, à présent, que j’pensions, dans la salle. Elle est vide. Vous pouvez l’avoir tout entière à vous, et à Celui qu’est toujours là en tiers, et en ben mauvaise compagnie !

Je profitai avec empressement de l’avis ; et, à l’instant même où je me jetais sur une chaise, près du feu, ma tête s’inclina et je m’endormis. Mon sommeil fut profond et doux, mais il prit fin beaucoup trop tôt. Mr Heathcliff me réveilla. Il venait de rentrer et me demandait, de sa manière charmante, ce que je faisais là. Je lui expliquai que, si j’étais encore debout si tard, c’est qu’il avait la clef de notre chambre dans sa poche. L’adjectif notre l’offensa mortellement. Il jura que sa chambre n’était pas et ne serait jamais la mienne et qu’il… mais je ne veux pas reproduire son langage ni décrire sa conduite habituelle : il est ingénieux et inlassable quand il s’agit de s’attirer mon horreur ! L’étonnement qu’il me cause parfois est tel que ma frayeur en est étouffée ; pourtant, je vous assure, un tigre ou un serpent venimeux ne pourraient m’inspirer une terreur égale à celle qu’il fait naître en moi. Il me mit au courant de la maladie de Catherine, accusa mon frère d’en être cause et me promit qu’il me ferait souffrir à la place d’Edgar, jusqu’à ce qu’il puisse mettre la main sur lui.

Je le hais… je suis bien misérable…j’ai été folle ! Gardez-vous de souffler mot de tout cela à la Grange Je vous attendrai chaque jour… ne trompez pas mon attente !

ISABELLE.