Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 24

La bibliothèque libre.
Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 337-351).

Chapitre XXIV


Au bout de trois semaines, je fus en état de quitter ma chambre et de circuler dans la maison. La première fois que je pus passer la soirée debout, je demandai à Catherine de me lire quelque chose, parce que mes yeux étaient affaiblis. Nous étions dans la bibliothèque ; le maître était allé se coucher. Elle consentit, un peu à contre-cœur, me sembla-t-il. M’imaginant que le genre habituel de mes lectures ne lui convenait pas, je la priai de faire elle-même choix d’un livre. Elle prit un de ses ouvrages favoris et lut sans interruption pendant une heure environ. Puis vinrent de fréquentes questions.

— Hélène, n’êtes-vous pas fatiguée ? Ne feriez-vous pas mieux de vous coucher, maintenant ? Vous vous rendrez malade à rester debout si tard, Hélène.

— Non, non, ma chérie, je ne suis pas fatiguée, répondais-je toujours.

Voyant qu’il était impossible de me faire bouger, elle essaya d’une autre méthode pour manifester le déplaisir que lui causait son occupation. Elle se mit à bâiller, à s’étirer, puis :

— Hélène, je suis fatiguée.

— Eh bien ! cessez de lire et causons.

Ce fut bien pis. Elle s’agitait, soupirait, regardait sa montre et enfin, à huit heures, elle regagna sa chambre, accablée de sommeil… à en juger par son air maussade et ses yeux lourds qu’elle ne cessait de frotter. Le lendemain soir, elle parut plus impatiente encore ; et, la troisième soirée depuis qu’elle avait recouvré ma compagnie, elle se plaignit d’un mal de tête et me quitta. Je trouvai sa conduite singulière. Après être restée seule assez longtemps, je me décidai à aller voir si elle était mieux et à lui demander de venir s’étendre sur le sofa, au lieu de rester en haut dans l’obscurité. Mais impossible de découvrir Catherine ni en haut ni en bas. Les domestiques affirmèrent qu’ils ne l’avaient pas vue. J’écoutai à la porte de Mr Edgar : tout était silencieux. Je retournai à sa chambre, éteignis ma bougie et m’assis à la fenêtre.

La lune brillait d’un vif éclat ; le sol était saupoudré de neige. Je me dis que peut-être elle avait eu l’idée de faire un tour dans le jardin pour se rafraîchir. Je distinguai une silhouette qui se glissait le long de la haie à l’intérieur du parc. Mais ce n’était pas ma jeune maîtresse ; quand la silhouette émergea dans la lumière, je reconnus un des palefreniers. Il resta immobile pendant longtemps, regardant la route de voitures qui traversait la propriété ; puis il partit d’un bon pas, comme s’il avait découvert quelque chose, et reparut bientôt, conduisant le poney de Miss. Elle-même, qui venait de mettre pied à terre, marchait à côté de lui. L’homme mena furtivement la bête vers l’écurie en traversant la pelouse. Catherine entra par la porte-fenêtre du salon et se glissa sans bruit en haut, où je l’attendais. Elle poussa doucement la porte, enleva ses chaussures couvertes de neige, défit son chapeau et allait retirer son manteau, sans se douter de mon espionnage, quand tout à coup je me levai et révélai ma présence. La surprise la pétrifia un instant : elle poussa une exclamation inarticulée et resta immobile.

— Ma chère Miss Catherine, commençai-je, sous l’impression encore trop vive de la tendresse qu’elle m’avait témoignée tout récemment pour pouvoir la gronder, où êtes-vous allée à cheval à cette heure-ci ? Et pourquoi avez-vous cherché à me tromper en me faisant un conte ? Où êtes-vous allée ? Parlez.

— Au fond du parc, balbutia-t-elle. Je ne vous ai pas fait de conte.

— Et nulle part ailleurs ?

— Non, murmura-t-elle.

— Oh ! Catherine ! m’écriai-je avec douleur, vous savez que vous avez mal agi, car autrement vous ne seriez pas incitée à me dire des faussetés. C’est cela qui me fait de la peine. J’aimerais mieux être trois mois malade que de vous entendre forger de sang-froid un mensonge.

Elle s’élança vers moi et, fondant en larmes, me jeta les bras autour du cou.

— Voyez-vous, Hélène, j’ai si grand peur que vous ne soyez fâchée ! Promettez-moi de ne pas vous fâcher et vous saurez toute la vérité : j’ai horreur de la cacher.

Nous nous assîmes près de la fenêtre. Je l’assurai que je ne la gronderais pas, quel que pût être son secret, que je devinais, bien entendu. Alors elle commença :


J’ai été à Hurle-Vent, Hélène, et n’ai jamais manqué un jour d’y aller depuis que vous êtes tombée malade, sauf trois fois avant que vous ayez quitté votre chambre et deux fois après. J’ai donné à Michel des livres et des images afin qu’il prépare Minny tous les soirs et qu’il la ramène à l’écurie ; il ne faut pas que vous le grondiez non plus, lui, n’est-ce pas ? J’arrivais à Hurle-Vent vers six heures et demie, puis je rentrais au galop. Ce n’était pas pour m’amuser que j’allais là-bas : j’étais souvent bien malheureuse tout le temps. Quelquefois seulement j’étais heureuse : une fois par semaine, peut-être. Au début, je m’attendais à bien des difficultés pour vous persuader de me laisser tenir la parole que j’avais donnée à Linton ; car, au moment où nous l’avions quitté, je m’étais engagée à revenir le lendemain. Mais, comme ce jour-là vous êtes restée en haut, j’ai été tirée d’embarras. Dans l’après-midi, pendant que Michel était en train de replacer la serrure de la porte du parc, j’ai pris la clef et je lui ai dit que mon cousin désirait vivement avoir ma visite, parce qu’il était malade et qu’il ne pouvait venir à la Grange, mais que papa ferait des objections à cette visite ; puis j’ai négocié avec lui pour le poney. Il aime beaucoup à lire, et il a l’intention de partir bientôt pour se marier ; aussi m’a-t-il offert, si je voulais lui prêter des livres de la bibliothèque, de faire ce que je lui demandais. Mais j’ai préféré lui en donner des miens, et il a été plus content.

À ma seconde visite, Linton paraissait plus animé. Zillah (c’est leur femme de charge) nettoya la pièce, alluma un bon feu et nous dit que, comme Joseph était allé à une réunion pieuse et Hareton parti avec ses chiens — braconnant les faisans dans nos bois, comme je l’ai su plus tard — nous pourrions faire ce qu’il nous plairait. Elle m’apporta du vin chaud et du pain d’épices et se montra extrêmement prévenante. Linton s’assit dans le fauteuil et moi dans la petite chaise à bascule, devant le feu. Que nous rîmes et causâmes gaiement, et combien de choses nous trouvâmes à nous dire ! Nous combinions des promenades et formions des projets pour l’été. Je n’ai pas besoin de vous répéter tout cela, car vous trouveriez que c’est absurde.

À un instant cependant, nous avons failli nous quereller. Il disait que la manière la plus agréable de passer une chaude journée de juillet était de rester couché depuis le matin jusqu’au soir sur un talus de bruyère au milieu de la lande, à écouter comme dans un rêve le bourdonnement des abeilles sur les fleurs, le chant des alouettes qui planent bien haut au-dessus de votre tête, à regarder le ciel bleu sans nuages et le soleil brillant d’un éclat implacable. Telle était sa plus parfaite idée du bonheur céleste. La mienne était de me balancer dans un arbre au vert feuillage bruissant, quand souffle un vent d’ouest et que de beaux nuages blancs glissent rapidement dans le ciel ; quand non seulement les alouettes, mais les grives, les merles, les linottes, les coucous prodiguent de tous côtés leur musique ; quand on aperçoit la lande au loin, coupée par de frais vallons noyés dans l’ombre ; et, tout près, de grands tertres couverts d’herbe haute ondulant en vagues sous la brise ; des bois et de l’eau tumultueuse, le monde entier en mouvement et frémissant de joie. Il aimait à voir tout reposer dans une extase de paix ; j’aimais à voir tout étinceler et danser dans un glorieux jubilé. Je prétendais que son paradis ne serait qu’à moitié vivant ; il disait que le mien serait ivre. Je prétendais que je m’endormirais dans le sien ; il disait qu’il ne pourrait pas respirer dans le mien. La discussion commençait à le rendre très hargneux. Enfin nous convînmes que nous ferions les deux expériences dès que le temps serait propice ; puis nous nous embrassâmes et redevînmes amis.

Après être restée tranquillement assise pendant une heure, je regardai la grande salle avec son dallage lisse et sans tapis, et je pensai qu’on y jouerait joliment bien, si l’on enlevait la table ; je demandai à Linton d’ appeler Zillah pour nous aider. Nous pourrions jouer à colin-maillard ; elle essayerait de nous attraper, comme vous faisiez, Hélène, vous savez. Il ne voulut pas : ce n’était pas amusant, dit-il ; mais il consentit à jouer à la balle avec moi. Nous trouvâmes deux balles dans un buffet, au milieu d’un tas de vieux jouets, toupies, cerceaux, raquettes et volants. L’une était marquée C et l’autre H. J’aurais voulu avoir le C, parce que cela représentait Catherine, et l’H pouvait signifier Heathcliff, qui est le nom de mon cousin ; mais l’H laissait échapper du son et cela ne plaisait pas à Linton. Je le battis constamment ; il en devint maussade, recommença de tousser et regagna son fauteuil. Ce soir-là, cependant, il retrouva facilement sa bonne humeur. Il fut charmé de deux ou trois jolies chansons… vos chansons, Hélène ; et, quand je fus obligée de partir, il me pria, me supplia de revenir le lendemain soir. Je le lui promis, Minny et moi rentrâmes à la maison avec la vitesse du vent, et je rêvai jusqu’au matin de Hurle-Vent et de mon cher petit cousin.

Le lendemain, je fus triste ; en partie parce que vous n’alliez pas bien, en partie parce que j’aurais souhaité que mon père connût et approuvât mes excursions. Mais, après le thé, il y avait un magnifique clair de lune ; je montai à cheval et, en cours de route, ma mélancolie se dissipa. Je vais passer une autre bonne soirée, me disais-je ; et, ce qui me fait encore plus de plaisir, mon gentil Linton en passera une aussi. Je remontais au trot le jardin des Hauts et je tournais pour gagner le derrière de la maison, quand je rencontrai cet Earnshaw, qui prit ma bride et m’invita à entrer par la porte de la façade. Il caressa Minny sur l’encolure, dit que c’était une bonne bête ; il avait l’air de désirer que je lui parlasse. Je me bornai à le prier de laisser l’animal tranquille, sans quoi il recevrait une ruade. Il répondit avec son accent vulgaire : « sa ruade ne m’ferait pas grand mal », en considérant avec un sourire les membres de Minny. J’avais presque envie de lui en faire faire l’expérience ; mais déjà il s’était avancé pour ouvrir la porte. En soulevant le loquet, il regarda en l’air du côté de l’inscription du fronton et me dit, avec un mélange stupide de gaucherie et de vanité :

— Miss Catherine ! je peux lire ça, à présent !

— Admirable ! m’écriai-je. Je vous en prie, faites-nous voir comme vous êtes devenu habile.

Il épela en ânonnant, syllabe par syllabe, le nom : Hareton Earnshaw.

— Et les chiffres, lui dis-je d’un ton d’encouragement, voyant qu’il s’était arrêté net.

— Je ne peux pas encore les lire.

— Oh ! quel butor ! dis-je en riant de tout mon cœur de son échec.

L’imbécile me regarda, bouche bée, avec une sorte de ricanement sur les lèvres, tout en fronçant les sourcils ; il avait l’air de se demander s’il pouvait partager ma gaieté et s’il devait y voir une aimable familiarité, ou bien du mépris, ce qui était vraiment le cas. Je dissipai ses doutes en reprenant tout à coup ma gravité et en lui disant de s’en aller, car j’étais venue pour voir Linton et non lui. Il rougit. — la clarté de la lune me permit de m’en apercevoir — lâcha le loquet et s’éloigna furtivement, parfaite image de la vanité mortifiée. Il s’imaginait sans doute être aussi accompli que Linton, parce qu’il était arrivé à épeler son propre nom ; et il était absolument déconfit que je n’eusse pas de lui la même opinion.

— Arrêtez, Miss Catherine, ma chérie, interrompis-je. Je ne veux pas vous gronder, mais je n’aime pas la façon dont vous vous êtes conduite là. Si vous vous étiez souvenue que Hareton était votre cousin aussi bien que Master Heathcliff, vous auriez senti combien il était peu convenable de le traiter de cette manière. C’était au moins une louable ambition de sa part que de désirer d’être aussi accompli que Linton ; et il est probable que ce n’est pas simplement par ostentation qu’il s’était mis à l’étude. Vous l’aviez déjà fait rougir de son ignorance auparavant, j’en suis certaine ; il voulait y remédier et vous plaire. C’était faire preuve de très mauvaise éducation que de vous moquer de sa tentative imparfaite. Si vous aviez été élevée comme lui, auriez-vous été plus raffinée ? Enfant, il se montrait aussi vif et intelligent que vous ne l’avez jamais été ; et je suis choquée qu’on le méprise maintenant, parce que ce vil Heathcliff l’a traité aussi injustement.

— Allons, Hélène, vous n’allez pas en pleurer, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle, surprise de mon ton sérieux. Mais attendez. Vous allez voir s’il apprenait son alphabet pour me faire plaisir et si cette brute méritait qu’on fût polie pour elle.


J’entrai. Linton était étendu sur le banc et se souleva pour me dire bonjour.

— Je suis souffrant, ce soir, ma chère Catherine ; il faut que ce soit vous qui parliez seule, et je vous écouterai. Venez et asseyez-vous près de moi. J’étais sûr que vous ne manqueriez pas à votre parole, et il faudra avant que vous partiez que je vous fasse promettre encore de revenir.

Je savais maintenant qu’il ne fallait pas le tourmenter quand il était malade. Je lui parlai doucement ; je ne lui fis pas de questions et j’évitai de l’irriter en quoi que ce fût. J’avais apporté pour lui quelques-uns de mes plus jolis livres. Il me pria de lui faire la lecture et j’allais commencer, quand Earnshaw ouvrit brusquement la porte : le venin lui était venu avec la réflexion. Il s’avança droit sur nous, saisit Linton par le bras et l’arracha de son siège.

— Va-t’en dans ta chambre ! dit-il d’une voix que la passion rendait presque inarticulée ; sa figure était gonflée de colère. Emmène-là avec toi, puisqu’elle vient pour te voir : tu ne m’empêcheras pas de rester ici. Allez-vous-en tous les deux !

Il nous lança quelques jurons et, sans laisser à Linton le temps de répondre, le jeta presque dans la cuisine ; tandis que je le suivais, il me montra le poing, comme s’il avait envie de m’abattre par terre. J’eus peur un instant et laissai tomber un des volumes ; il me l’envoya d’un coup de pied et ferma la porte sur nous. J’entendis un rire mauvais et chevrotant du côté de la cheminée et, en me retournant, j’aperçus cet odieux Joseph, debout, frottant ses mains osseuses et tout frissonnant.

— J’étions ben sûr qu’y vous fourrerait dehors ! C’t un rude gars ! En v’la-z-un qu’a l’esprit juste. Y sait… oui, y sait aussi ben qu’moi, qui c’est qui d’vrait être l’maître ici. Hé ! hé ! hé ! Y vous a fait déguerpir proprement ! Hé ! hé ! hé !

— Où faut-il que nous allions, demandai-je à mon cousin sans faire attention aux railleries du vieux coquin.

Linton était pâle et tremblait. Il n’était pas joli, à ce moment-là, Hélène. Oh ! non ! il était effrayant à voir : sa figure mince et ses grands yeux étaient tout déformés par une expression de fureur frénétique et impuissante. Il saisit la poignée de la porte et la secoua : elle était fermée en dedans.

— Si vous ne me laissez pas entrer, je vous tuerai !… si vous ne me laissez pas entrer, je vous tuerai ! disait-il, ou plutôt hurlait-il. Démon ! démon !… je vous tuerai !… je vous tuerai !…

Joseph fit entendre de nouveau son rire croassant.

— Ah ! ah ! ça c’est l’père, s’écria-t-il. Ça c’est l’père ! N’savons toujours en nous quéqu’chose d’chaque côté. T’inquiète pas, Hareton, mon gars… aie pas peur… y n’peut point arriver jusqu’à toi !

Je pris Linton par les mains et essayai de le tirer en arrière ; mais il se mit à hurler si affreusement que je n’osai pas continuer. À la fin, ses cris furent étouffés par une terrible quinte de toux ; le sang lui sortait de la bouche et il tomba sur le sol. Je courus dans la cour, folle de peur, et appelai Zillah de toutes mes forces. Elle m’entendit bientôt ; elle était en train de traire les vaches sous un hangar derrière la grange. Elle accourut et me demanda ce qu’on réclamait d’elle. Je n’avais pas assez de souffle pour lui répondre ; je l’entraînai dans la cuisine et je cherchai des yeux Linton. Earnshaw était venu examiner le mal qu’il avait causé et il était occupé à transporter en haut la pauvre victime. Zillah et moi nous montâmes derrière lui ; mais il m’arrêta à la dernière marche en disant que je ne devais pas entrer et que je n’avais qu’à retourner chez moi. Je m’écriai qu’il avait tué Linton et que je voulais entrer. Joseph ferma la porte, déclara que je n’en ferais rien et me demanda si je me croyais obligée « d’être aussi folle que lui ». Je restai là à pleurer jusqu’à ce que la femme de charge revînt. Elle affirma qu’il serait mieux dans un instant, mais qu’il ne pouvait pas se passer de hurler et de faire du vacarme ; elle me prit par le bras et me porta presque dans la salle.

Hélène, j’avais envie de m’arracher les cheveux ! Je pleurai, je sanglotai au point de ne presque plus voir clair. Le misérable pour lequel vous avez tant de sympathie se tenait en face de moi, osant de temps en temps me dire « chut ! » et nier que ce fût de sa faute. À la fin, effrayé de mes affirmations que je le dirais à papa et qu’il serait emprisonné et pendu, il se mit à pleurer lui-même à chaudes larmes et se sauva dehors pour cacher sa lâche émotion. Pourtant, je n’étais pas débarrassée de lui. Quand enfin ils m’eurent forcée de partir et que j’eus fait quelques centaines de mètres hors de la propriété, je le vis tout à coup surgir de l’ombre dans laquelle se trouvait le bord de la route. Il arrêta Minny et posa la main sur mon bras.

— Miss Catherine, je suis bien fâché, commença-t-il ; mais vraiment c’est trop mal…

Je le cinglai avec ma cravache, pensant qu’il voulait peut-être m’assassiner. Il me lâcha, en proférant un de ses horribles jurons, et je rentrai au galop, la tête à moitié égarée.

Je ne vins pas vous souhaiter bonne nuit ce soir-là, et je n’allai pas à Hurle-Vent le lendemain. J’avais bien grande envie d’y aller, mais j’étais dans une étrange excitation : par moments je redoutais d’apprendre que Linton était mort, et par moments je frissonnais à la pensée de rencontrer Hareton. Le troisième jour, je rassemblai mon courage ; je ne pouvais plus supporter cette incertitude et, une fois de plus, je m’enfuis. Je partis à cinq heures, à pied, me figurant que je pourrais arriver à me glisser dans la maison et jusqu’à la chambre de Linton sans être vue. Mais les chiens donnèrent l’alarme à mon approche. Zillah me reçut, me dit que « le gars se rétablissait gentiment », et me conduisit dans une petite pièce propre, avec un tapis où, à mon inexprimable joie, j’aperçus Linton couché sur un petit sofa, et occupé à lire un de mes livres. Mais il ne voulut ni me parler ni me regarder pendant une heure entière, Hélène : il a un si malheureux caractère ! Et ce qui me confondit tout à fait, c’est que, quand il ouvrit la bouche, ce fut pour proférer un mensonge : c’était moi, paraît-il, qui étais cause de toute l’affaire et Hareton ne méritait aucun blâme ! Incapable de répliquer autrement qu’avec indignation, je me levai et quittai la chambre. Il me lança un faible « Catherine ! » Il ne s’attendait pas que je lui répondisse de la sorte ; mais je ne voulus pas me retourner. Le lendemain, pour la seconde fois, je restai à la maison, presque résolue à ne plus lui rendre visite. Pourtant, c’était si triste de me coucher, de me lever, sans jamais avoir de ses nouvelles, que ma résolution s’évanouit avant d’être bien formée. J’avais eu le sentiment que c’était mal d’avoir commencé d’y aller ; j’avais maintenant le sentiment que ce serait mal de n’y plus aller. Michel vint me demander s’il devait seller Minny ; je lui répondis que oui, et je considérais que je remplissais un devoir pendant que la bête m’emportait sur les hauteurs. Je fus forcée de passer devant les fenêtres de la façade pour arriver dans la cour : il était inutile d’essayer de dissimuler ma présence.

— Le jeune maître est dans la salle, me dit Zillah en me voyant me diriger vers le petit salon.

J’entrai. Earnshaw aussi était là, mais il sortit aussitôt. Linton était dans le grand fauteuil, à moitié endormi. Je m’approchai du feu et commençai d’un ton sérieux, avec la conviction que ce que je disais était en partie vrai :

— Puisque je vous déplais, Linton, puisque vous croyez que je ne viens que pour vous faire du mal, puisque vous prétendez que je vous en fais chaque fois, ceci est notre dernière entrevue. Disons-nous adieu ; et dites à Mr Heathcliff que vous ne désirez pas de me voir et qu’il est inutile qu’il invente de nouveaux mensonges à ce sujet.

— Asseyez-vous et enlevez votre chapeau, Catherine, répondit-il. Vous êtes tellement plus heureuse que moi que vous devriez être meilleure. Papa parle assez de mes défauts et montre assez le mépris qu’il a pour moi pour qu’il soit naturel que je doute de moi-même. Je me demande souvent si vraiment je ne suis pas aussi indigne qu’il le dit ; alors je me sens si irrité et si plein d’amertume que je hais tout le monde. Oui, je suis indigne, et de méchante humeur, et de méchant esprit, presque toujours. Si vous le voulez, vous pouvez me dire adieu : vous serez débarrassée d’un ennui. Seulement, Catherine, rendez-moi cette justice : croyez que, si je pouvais être aussi doux, aussi aimable, aussi bon que vous, je le serais. J’aimerais autant cela, et même plus, que d’avoir votre santé et votre bonheur. Croyez aussi que votre bonté m’a fait vous aimer plus profondément que si je méritais votre amour ; et, quoique je n’aie pas pu et que je ne puisse pas m’empêcher de vous laisser voir ma nature, je le regrette et je m’en repens, je le regretterai et je m’en repentirai jusqu’à ma mort.

Je sentis qu’il disait la vérité, que je devais lui pardonner et que, s’il recommençait à me chercher querelle dans un instant, je devrais lui pardonner encore. Nous nous réconciliâmes ; mais nous pleurâmes l’un et l’autre pendant tout le temps de ma visite. Non pas uniquement de chagrin ; pourtant j’étais bien affligée que Linton eût cette nature tourmentée. Jamais il ne laissera ses amis en paix et jamais il ne sera en paix lui-même !

Depuis ce soir-là, je suis toujours allée dans son petit salon, car son père revint le lendemain. Trois fois environ, je crois, nous avons été gais et confiants comme le premier soir ; toutes mes autres visites ont été tristes et troublées, tantôt par son égoïsme et sa maussaderie, tantôt par ses souffrances ; mais j’ai appris à tout supporter avec une patience à peu près égale. Mr Heathcliff m’évite à dessein : c’est à peine si je l’ai aperçu. Dimanche dernier, il est vrai, étant arrivée plus tôt que d’habitude, je l’ai entendu injurier cruellement Linton à cause de sa conduite de la veille au soir. Je ne sais comment il en avait eu connaissance, à moins qu’il ne nous eût écoutés. Linton avait certainement été exaspérant ; mais enfin, cela ne regardait personne que moi, et j’interrompis la réprimande de Mr Heathcliff en entrant et en le lui disant. Il éclata de rire et partit en déclarant qu’il était heureux que je prisse la chose de cette façon. Depuis, j’ai recommandé à Linton de parler à voix basse quand il aurait des choses désagréables à me dire.

— Maintenant, Hélène, vous savez tout. M’empêcher d’aller à Hurle-Vent, ce serait rendre deux êtres malheureux ; tandis que, si vous voulez bien seulement ne pas le dire à papa, mes visites ne troubleront la tranquillité de personne. Vous ne le lui direz pas, n’est-ce pas ? Vous seriez sans cœur si vous le lui disiez.

— Je prendrai une décision d’ici à demain, Miss Catherine, répondis-je. Cela mérite réflexion ; là-dessus, je vous laisse reposer et je vais y penser.

J’y pensai tout haut et en présence de mon maître. En quittant la chambre de Catherine, j’allai droit chez lui et lui racontai toute l’histoire, à l’exception des conversations des deux cousins et sans faire allusion à Hareton. Mr Linton fut alarmé et désolé plus qu’il n’en voulut convenir. Le lendemain matin Catherine apprit que j’avais trahi sa confiance, et elle apprit en même temps que c’en était fini de ses visites secrètes. Elle eut beau pleurer, se débattre contre cette défense, implorer son père d’avoir pitié de Linton : tout ce qu’elle obtint comme consolation fut une promesse qu’il écrirait et donnerait au jeune homme la permission de venir à la Grange quand celui-ci voudrait, mais en expliquant qu’il ne devait plus s’attendre à voir Catherine à Hurle-Vent. Peut-être, s’il eût connu le caractère de son neveu et l’état de sa santé, aurait-il jugé bon de ne pas même accorder cette mince satisfaction.