Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 32

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Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 421-436).

Chapitre XXXII


1802. — En ce mois de septembre, j’ai été invité à dévaster dans le nord les landes d’un ami et, en me rendant chez lui, je me suis trouvé sans m’y attendre à une quinzaine de milles de Gimmerton. Le palefrenier d’une auberge au bord de la route tenait un seau devant mes chevaux pour les abreuver quand vint à passer une charrette d’avoines très vertes, fraîchement coupées. Il remarqua :

— Ça vient de Gimmerton, pour sûr ! Y sont toujours en retard de trois semaines su’l’s autres pour la moisson.

— Gimmerton ? répétai-je… mon séjour dans cette localité n’était déjà plus qu’un souvenir vague comme un rêve. Ah ! oui, je sais. À quelle distance est-ce d’ici ?

— P’t êt’ben quatorze milles, par la montagne et une mauvaise route, répondit l’homme.

Je me sentis soudain poussé à revoir Thrushcross Grange. Il était à peine midi, et je pensai qu’autant valait passer la nuit sous mon propre toit que dans une auberge. Outre cela, je pouvais facilement prendre un jour pour régler mes affaires avec mon propriétaire et m’épargner ainsi la peine de revenir dans le pays. Après m’être reposé un moment, je dis à mon domestique de s’informer du chemin qui conduisait au village. Avec beaucoup de fatigue pour nos montures, nous arrivâmes à franchir la distance en trois heures.

Je laissai mon domestique dans le village et descendis seul la vallée. L’église grise paraissait plus grise et le cimetière solitaire plus solitaire. Je distinguai un troupeau de moutons de la lande qui broutait l’herbe courte sur les tombes. Le temps était doux, chaud… trop chaud pour le voyageur ; mais la chaleur ne m’empêcha pas de jouir du délicieux paysage qui s’étendait au-dessus et au-dessous de moi. Si nous eussions été plus près d’août, je suis sûr que j’aurais été tenté de passer un mois dans ces solitudes. En hiver, rien de plus lugubre, en été rien de plus divin que ces vallons resserrés entre les collines et que ces tertres aux escarpements hardis, couverts de bruyères.

J’atteignis la Grange avant le coucher du soleil. Je frappai, mais à en juger par une mince fumée bleue qui montait en spirales de la cheminée de la cuisine, les habitants s’étaient retirés dans les locaux situés derrière la maison, et ils ne m’entendirent pas. J’entrai dans la cour. Sous le porche, une petite fille de neuf ou dix ans était assise et tricotait ; une vieille femme, appuyée contre les marches cavalières, fumait sa pipe d’un air songeur.

— Mrs Dean est-elle là ? lui demandai-je.

— Mrs Dean ? Non. E’ n’habite point ici ; elle est là-haut, à Hurle-Vent.

— Est-ce donc vous qui gardez la maison ?

— Oui, j’gardions la maison.

— Eh bien ! je suis Mr Lockwood, le maître. Y a-t-il une chambre où je puisse loger ? Je voudrais passer la nuit.

— El’maître ! s’écria-t-elle tout étonnée. Eh ben ! qui c’est qui s’serait douté qu’vous alliez venir ? Vous auriez dû envoyer un mot. Y a pas un coin qui soye sèche ni convenable dans toute la maison ! Y en a pas un !

Elle ôta sa pipe de sa bouche et entra avec précipitation ; la petite fille la suivit, et j’en fis autant. M’apercevant vite que ses dires étaient exacts et, de plus, que mon apparition inopportune lui avait presque bouleversé la cervelle, je lui dis de se calmer. J’allais faire un tour ; pendant ce temps-là, elle n’avait qu’à tâcher de me préparer un coin dans un salon, pour y souper, et une chambre à coucher pour y dormir. Inutile de balayer et d’épousseter : je ne demandais qu’un bon feu et des draps secs. Elle parut disposée à faire de son mieux, bien qu’elle grattât la grille du foyer avec la balayette au lieu du tisonnier, et qu’elle fît un emploi aussi peu judicieux d’autres ustensiles de ménage. Mais je me retirai, me fiant à son zèle pour trouver, quand je rentrerais, un endroit où me reposer. Les Hauts de Hurle-Vent étaient le but de l’excursion que je projetais. Une arrière-pensée me ramena sur mes pas quand j’eus traversé la cour.

— Tout va bien à Hurle-Vent ? demandai-je à la femme.

— Oui, pour c’que j’en savions, répondit-elle, et elle disparut avec un poêlon plein de tisons ardents.

J’aurais voulu lui demander pourquoi Mrs Dean avait abandonné la Grange, mais il ne fallait pas songer à la retarder dans une pareille crise ; je fis donc demi-tour et sortis, m’en allant sans me presser. Derrière moi resplendissait le soleil à son déclin, devant moi se levait la lune dans sa douce gloire. Peu à peu l’éclat du premier s’affaiblit, celui de l’autre grandit, tandis que je quittais le parc et que je montais le chemin qui bifurque vers la demeure de Mr Heathcliff. Avant que je fusse arrivé en vue des Hauts, il ne restait d’autre jour qu’une lueur ambrée diffuse à l’ouest ; mais je voyais chaque caillou du chemin et chaque brin d’herbe grâce à ce clair de lune splendide. Je n’eus ni à escalader la barrière, ni à frapper… elle céda sous ma main. Voilà un progrès, pensai-je. Et mes narines en perçurent un autre : un parfum de giroflées et de ravenelles se dégageait d’entre les rustiques arbres fruitiers.

Portes et fenêtres étaient ouvertes ; pourtant, comme c’est l’habitude dans les districts charbonniers, un beau feu rouge illuminait la cheminée. La jouissance que l’œil en éprouve rend supportable la chaleur superflue. La salle de Hurle-Vent est d’ailleurs si grande que ses occupants ont toujours largement la place de se mettre à l’abri de l’ardeur du foyer ; aussi ceux qui s’y trouvaient pour le moment s’étaient-ils établis non loin d’une des fenêtres. Je pus, avant d’entrer, les voir et les entendre parler et, en conséquence, je regardai et j’écoutai, mû par un sentiment de curiosité et d’envie mélangées, qui s’accrut à mesure que je m’attardais davantage.

Con-traire ! disait une voix douce comme une clochette d’argent. C’est la troisième fois que je vous le répète, âne que vous êtes ! Je ne vous le dirai plus. Tâchez de vous en souvenir, ou je vous tire les cheveux !

— Eh bien ! contraire, alors, répondit une autre voix au timbre grave mais un peu voilé. Et maintenant, embrassez-moi, pour m’être si bien souvenu.

— Non, relisez d’abord correctement, sans une seule faute.

L’interlocuteur masculin commença de lire. C’était un jeune homme convenablement habillé et assis à une table, un livre devant lui. Son beau visage brillait de plaisir et ses yeux avaient peine à ne pas se détacher de la page pour se porter sur une petite main blanche appuyée sur son épaule, qui le rappelait à l’ordre d’une bonne tape sur la joue chaque fois qu’il donnait de pareils signes d’inattention. La personne à qui appartenait cette main se tenait derrière lui. Ses boucles légères et soyeuses se mêlaient par moments aux mèches noires de l’élève, quand elle se penchait pour surveiller le travail de celui-ci ; et sa figure… il était heureux qu’il ne pût pas voir sa figure, car autrement il n’aurait jamais été attentif à sa leçon. Moi, je pouvais la voir ; et je me mordais la lèvre de dépit en pensant que j’avais laissé passer la chance de faire quelque chose de plus que de contempler sa beauté captivante.

La leçon s’acheva, non sans autres bévues ; mais l’élève réclama une récompense, et reçut au moins cinq baisers, qu’il rendit d’ailleurs généreusement. Puis ils vinrent à la porte et, à leur conversation, je jugeai qu’ils allaient sortir et faire une promenade dans la lande. Je supposai que je serais condamné dans le cœur de Hareton Earnshaw, sinon par sa bouche, au plus profond abîme des régions infernales, si je laissais voir en ce moment ma malencontreuse personne ; avec la conscience de ma bassesse et de mon envie, je me glissai par derrière pour chercher refuge dans la cuisine. De ce côté non plus je ne rencontrai pas d’obstacles. À la porte était assise ma vieille amie Nelly Dean, qui cousait en fredonnant une chanson, souvent interrompue de l’intérieur par des paroles bourrues, sarcastiques et intolérantes, dont les accents n’avaient rien de musical.

— J’aimerions deux fois mieux avoir leurs jurons dans l’s oreilles du matin au soir, et n’point vous entendre, en tout cas, dit celui qui était dans la cuisine, en réponse à un propos de Nelly qui n’était pas parvenu jusqu’à moi. C’est eune pure honte, qu’je n’puissions ouvrir el Livre sacré sans qu’vous en offriez les gloires à Satan et à toute l’indigne perversité qu’y a jamais eu su’la terre ! Oh ! vous êtes eune vraie prop’à rien ; et elle en est eune autre ; et l’pauvre gars y va être perdu entre vous deux. Pauvre gars ! ajouta-t-il en gémissant ; il est ensorcelé, j’en étions sûr et certain ! Ô Seigneur, jugez-les, car y a point d’loi ni point d’justice en ce monde !

— Non ! sans quoi nous serions assises sur des fagots en flammes, je suppose, répliqua la chanteuse. Mais taisez-vous, vieillard, et lisez votre Bible comme un chrétien, sans vous occuper de moi. C’est Le mariage de la Fée Anne que je chante… un joli air… il donne envie de danser.

Mrs Dean allait recommencer, quand je m’avançai ; elle me reconnut aussitôt et sauta debout en s’écriant :

— Dieu vous bénisse, Mr Lockwood ! Comment avez-vous eu l’idée de revenir ainsi ? Tout est fermé à Thrushcross Grange. Vous auriez dû nous avertir !

— Je me suis arrangé pour m’y installer pendant le peu de temps que j’y resterai ; je repars demain. Mais comment se fait-il que vous soyez transplantée ici, Mrs Dean ? Racontez-moi cela.

— Zillah a quitté la maison et Mr Heathcliff m’a fait venir ici peu après votre départ pour Londres ; je devais y rester jusqu’à votre retour. Mais entrez donc, je vous en prie. Êtes-vous venu à pied de Gimmerton ce soir ?

— De la Grange. Pendant qu’on y prépare ma chambre, je désirerais régler mes comptes avec votre maître, car je ne pense pas en retrouver facilement l’occasion.

— Quels comptes, monsieur ? dit Nelly en m’introduisant dans la salle. Il n’est pas là pour le moment et il ne rentrera pas de sitôt.

— C’est au sujet du loyer.

— Oh ! alors, c’est avec Mrs Heathcliff que vous vous arrangerez, ou plutôt avec moi. Elle n’a pas encore appris à gérer ses affaires, et je la remplace : il n’y a personne d’autre.

Je parus surpris.

— Ah ! vous n’avez pas entendu parler de la mort de Heathcliff, je vois.

— Heathcliff mort ! m’écriai-je, étonné. Combien y a-t-il de temps ?

— Il y a trois mois. Mais asseyez-vous et donnez-moi votre chapeau ; je vais vous mettre au courant. Attendez, vous n’avez encore rien mangé, n’est-ce pas ?

— Je n’ai besoin de rien ; j’ai commandé mon souper à la maison. Asseyez-vous aussi. Je n’aurais jamais songé qu’il fût mort ! Je serais curieux de savoir comment c’est arrivé. Vous dites que vous ne comptez pas les voir rentrer d’ici quelque temps… vous voulez parler des jeunes gens ?

— Oui, je suis obligée de les gronder tous les soirs à cause de leurs promenades trop prolongées ; mais ils ne font guère attention à mes remontrances… Au moins, prenez un peu de notre vieille ale ; cela vous fera du bien ; vous avez l’air fatigué.

Elle se hâta d’en aller chercher avant que je pusse refuser, et j’entendis Joseph demander « si ce n’était pas un scandale criant qu’elle eût des amoureux à son âge. Et puis, les régaler aux dépens du maître ! Il avait honte d’assister tranquillement à un pareil spectacle ».

Elle ne s’arrêta pas pour riposter, mais revint au bout d’une minute avec une pinte d’argent débordant de mousse, dont je louai le contenu avec la conviction qui convenait. Puis elle me conta la suite de l’histoire de Heathcliff. Il avait eu une fin « bizarre », selon son expression.


Je fus mandée à Hurle-Vent environ quinze jours après que vous nous avez eu quittés, dit-elle ; j’obéis avec joie à cause de Catherine. Ma première entrevue avec elle me peina et m’affecta beaucoup, tant elle avait changé depuis notre séparation. Mr Heathcliff ne m’expliqua pas les raisons qui lui avaient fait modifier son opinion, sur ma venue ici ; il me dit simplement qu’il avait besoin de moi et que la présence de Catherine le fatiguait : je devais m’installer dans le petit salon, où elle se tiendrait avec moi. C’était bien assez qu’il fût obligé de la voir une ou deux fois par jour. Cet arrangement parut plaire à Catherine. Peu à peu, je parvins à me procurer un grand nombre de livres et d’autres objets qui lui avaient servi de distraction à la Grange ; et je me flattai que nous pourrions en somme mener une vie assez tolérable. L’illusion ne dura pas longtemps. Catherine, contente au début, devint vite irritable et inquiète. D’abord, il lui était interdit de sortir du jardin, et elle était très contrariée d’être ainsi confinée dans cette étroite enceinte à l’approche du printemps. Puis les soins du ménage m’obligeaient de la quitter souvent et elle se plaignait de son isolement ; elle aimait mieux se quereller avec Joseph dans la cuisine que de rester en paix dans sa solitude. Je ne faisais pas attention à leurs escarmouches ; mais Hareton était souvent obligé, lui aussi, de chercher un refuge dans la cuisine, quand le maître voulait avoir la salle pour soi seul. Bien qu’au début elle quittât la pièce quand il y entrait, ou qu’elle vînt tranquillement prendre part à mes occupations en évitant de paraître le remarquer ou de lui adresser la parole, et bien qu’il fût toujours aussi morose et taciturne que possible, au bout de quelque temps elle changea d’attitude. Elle ne pouvait plus le laisser en paix ; elle lui parlait ; elle faisait des commentaires sur sa stupidité et sa paresse ; elle se montrait surprise qu’il pût supporter la vie qu’il menait… qu’il pût passer des soirées entières assis à regarder le feu et à somnoler.

— On dirait d’un chien, n’est-ce pas, Hélène ? observa-t-elle un jour ; ou d’un cheval de charrette. Il fait son travail, expédie sa pitance, et dort perpétuellement ! Que son esprit doit être vide et lugubre ! Rêvez-vous jamais, Hareton ? Et alors, de quoi rêvez-vous ? Mais vous n’êtes pas capable de me parler !

Là-dessus, elle le regarda ; mais lui n’ouvrit pas la bouche et ne leva pas les yeux.

— Peut-être est-il en train de rêver, continua-t-elle. Il vient de contracter son épaule comme fait Junon. Demandez-lui, Hélène.

— Mr Hareton va prier le maître de vous envoyer là-haut, si vous ne vous conduisez pas mieux, dis-je.

Il avait contracté non seulement l’épaule, mais le poing comme s’il se sentait tenté d’en user.

— Je sais pourquoi Hareton ne parle jamais quand je suis dans la cuisine, s’écria-t-elle une autre fois. Il a peur que je ne me moque de lui. Qu’en pensez-vous, Hélène ? Il avait commencé un jour d’apprendre à lire tout seul ; puis, parce que j’ai ri, il a brûlé ses livres et abandonné son étude. N’a-t-il pas été bien stupide ?

— N’avez-vous pas été bien méchante ? Répondez à cette question.

— Peut-être ; mais je ne croyais pas qu’il aurait été si sot. Hareton, si je vous donnais un livre, le prendriez-vous maintenant ? Je vais essayer.

Elle lui mit dans la main celui qu’elle lisait en ce moment. Il le lança au loin et grommela que, si elle ne cessait pas, il lui tordrait le cou.

— Bon, je le mets là, dans le tiroir de la table ; et je vais me coucher.

Puis elle me dit à l’oreille d’observer s’il y touchait, et s’en alla. Mais il ne s’en approcha même pas ; ce que je lui annonçai le lendemain matin, à son grand désappointement. Je vis qu’elle était peinée de sa maussaderie et de son indolence persistantes ; sa conscience lui reprochait de l’avoir arrêté dans ses tentatives pour s’améliorer soi-même : et c’est bien ce qu’elle avait fait en réalité. Mais son ingéniosité se mit à l’œuvre pour réparer le mal. Pendant que je repassais, ou que j’étais occupée à quelque autre besogne sédentaire que je n’aurais pu faire convenablement dans le petit salon, elle apportait quelque joli livre et me le lisait tout haut. Quand Hareton était là, elle s’arrêtait en général à un passage intéressant et laissait le volume ouvert ; elle répéta plusieurs fois cette manœuvre. Mais il était têtu comme une mule et refusait de mordre à l’hameçon. Si le temps était pluvieux, il se mettait à fumer avec Joseph ; ils restaient assis, comme deux automates, de chaque côté du feu, le plus vieux heureusement trop sourd pour comprendre les vilaines sottises de Catherine, comme il aurait dit, le plus jeune faisant de son mieux pour avoir l’air d’y être indifférent. Par les belles soirées, Hareton partait pour ses expéditions cynégétiques. Catherine bâillait, soupirait et m’importunait pour que je lui parlasse ; puis dès que je commençais, elle se sauvait dans la cour ou dans le jardin. Comme dernière ressource, elle pleurait et disait qu’elle était lasse de l’existence : sa vie était inutile.

Mr Heathcliff, qui devenait de plus en plus insociable, avait à peu près banni Earnshaw de la pièce où il se tenait. Au début de mars, à la suite d’un accident, le jeune homme fut confiné dans la cuisine pendant quelques jours. Son fusil avait éclaté alors qu’il était seul sur les hauteurs ; un éclat lui avait entaillé le bras, et il avait perdu beaucoup de sang avant d’avoir pu regagner la maison. Il se vit donc, bien malgré lui, condamné au coin du feu et au repos jusqu’à sa guérison. Sa présence dans la cuisine parut plaire à Catherine et, en tout cas, lui fit détester plus que jamais sa chambre du haut ; elle m’obligeait à lui trouver de l’ouvrage en bas, pour pouvoir m’y accompagner.

Le lundi de Pâques, Joseph alla à la foire de Gimmerton avec des bestiaux. L’après-midi, j’étais occupée à repasser du linge dans la cuisine. Earnshaw, morose comme à l’ordinaire, était assis au coin de la cheminée, et ma petite maîtresse tuait le temps en faisant des dessins sur les vitres de la fenêtre ; elle variait cette distraction en chantonnant de temps à autre. Elle laissait échapper des exclamations et de rapides regards d’ennui et d’impatience dans la direction de son cousin, qui fumait imperturbablement, les yeux fixés, sur la grille. Comme je lui faisais observer qu’elle me cachait le jour, elle se dirigea vers le foyer. Je ne prêtais que peu d’attention à ses mouvements, quand tout à coup je l’entendis qui disait :

— J’ai découvert, Hareton, que je désire… que je suis heureuse… que je voudrais que vous fussiez mon cousin, maintenant, si vous n’étiez pas devenu si désagréable et si bourru avec moi.

Hareton ne répondit pas.

— Hareton ! Hareton ! Hareton ! entendez-vous ?

— Allez-vous-en ! grogna-t-il avec une implacable brutalité.

— Laissez-moi prendre cette pipe, dit-elle. Elle avança prudemment la main et la lui retira de la bouche.

Avant qu’il eût pu essayer de la rattraper, la pipe était en morceaux et dans le feu. Il lança un juron et en prit une autre.

— Attendez, reprit-elle, il faut que vous m’écoutiez d’abord, et je ne peux pas parler au milieu de ces nuages qui voltigent dans ma figure.

— Allez au diable ! s’écria-t-il d’un ton féroce, et laissez-moi la paix !

— Non, je n’irai pas. Je ne sais comment m’y prendre pour vous faire parler ; vous êtes déterminé à ne pas comprendre. Quand je vous appelle imbécile, c’est sans conséquence ; cela ne veut pas dire que je vous méprise. Allons, il ne faut pas que vous m’ignoriez, Hareton : vous êtes mon cousin et vous devez me reconnaître pour votre cousine.

— Je ne veux rien avoir à faire avec vous et votre sale orgueil, et vos farces de démon ! J’irai en enfer, corps et âme, plutôt que de regarder encore de votre côté. Allons, écartez-vous de la grille à l’instant !

Catherine fronça le sourcil et se retira vers la fenêtre en se mordant les lèvres ; elle essaya, en fredonnant un air fantasque, de cacher l’envie de pleurer qui la gagnait.

— Vous devriez vivre en bons termes, avec votre cousine, Mr Hareton, interrompis-je, puisqu’elle se repent de ses impertinences. Ce serait excellent pour vous ; sa compagnie ferait de vous un autre homme.

— Sa compagnie ! Quand elle me déteste et ne me juge pas digne de nettoyer ses souliers ! Non, quand je devrais y perdre un royaume, je ne voudrais pas me déshonorer en recommençant à quêter ses bonnes grâces !

— Ce n’est pas moi qui vous déteste, c’est vous qui me détestez ! dit en pleurant Catherine qui ne cherchait plus à cacher son émotion. Vous me haïssez autant que Mr Heathcliff me hait et même plus.

— Vous êtes une damnée menteuse ! Pourquoi, alors, l’ai-je mis en colère en prenant cent fois votre parti ? Et cela, quand vous vous moquiez de moi, que vous me méprisiez, et… Continuez à m’ennuyer, et je vais là-bas dire que vous m’avez rendu le séjour de la cuisine intenable.

— Je ne savais pas que vous aviez pris mon parti, répondit-elle en séchant ses larmes ; j’étais méchante et cruelle pour tout le monde. Mais maintenant je vous remercie et je vous demande de me pardonner : que puis-je faire de plus ?

Elle revint près du foyer et lui tendit franchement la main. Le visage de Hareton s’assombrit et se couvrit d’un nuage chargé d’orage ; il tenait les poings résolument fermés et le regard fixé sur le sol. Catherine dut deviner d’instinct que c’était une obstination perverse et non de l’animosité, qui lui dictait cette attitude farouche ; car, après être restée un instant indécise, elle se pencha et lui mit un léger baiser sur la joue. La petite coquine croyait que je ne l’avais pas vue ; elle recula et reprit sa place près de la fenêtre avec un air de sainte nitouche. Je secouai la tête en signe de reproche. Elle rougit et me dit à l’oreille :

— Mais qu’aurais-je dû faire, Hélène ? Il ne voulait pas me donner la main, il ne voulait pas me regarder : il faut bien que j’arrive à lui montrer que j’ai de l’affection pour lui… que je veux que nous soyons amis.

Ce baiser convainquit-il Hareton ? c’est ce que je ne saurais dire. Il eut grand soin, pendant quelques minutes, de ne pas laisser voir son visage, et quand il releva la tête, il était fort embarrassé de savoir de quel côté tourner les yeux.

Catherine s’occupa à envelopper proprement dans du papier blanc un beau livre, et, l’ayant attaché avec un bout de ruban, elle y mit comme adresse : « Mr Hareton Earnshaw », puis me pria d’être son ambassadrice pour porter ce présent au destinataire.

— Et dites-lui que, s’il consent à le prendre, je viendrai lui apprendre à le lire correctement ; que, s’il le refuse, je vais monter et que je ne le taquinerai plus jamais.

Je portai le paquet et répétai le message, surveillée avec inquiétude par ma maîtresse. Hareton ne voulut pas desserrer les doigts, de sorte que je dus poser le livre sur ses genoux ; mais il ne le repoussa pas non plus. Je retournai à mon ouvrage. Catherine conserva la tête et les mains appuyées sur la table jusqu’à ce qu’elle entendît le léger bruissement du papier qui enveloppait le volume ; alors elle s’approcha en catimini et s’assit tranquillement à côté de son cousin. Il tremblait et sa figure brillait : toute sa rudesse et sa dureté hargneuse avaient disparu. Il n’eut pas tout d’abord le courage de proférer une syllabe en réponse à son regard interrogateur et à la demande qu’elle murmura :

— Dites que vous me pardonnez, Hareton, dites-le. Vous pouvez me rendre si heureuse par ce simple petit mot !

Il marmotta quelque chose que je ne pus entendre.

— Et vous serez mon ami ? ajouta Catherine.

— Non, vous auriez honte de moi tous les jours de votre existence : d’autant plus de honte que vous me connaîtriez mieux ; et ce serait insupportable pour moi.

— Alors, vous ne voulez pas être mon ami ? dit-elle avec un sourire doux comme le miel et en se glissant tout près de lui.

Je n’entendis plus de conversation distincte mais, en me retournant, j’aperçus, penchés sur la page du livre accepté, deux visages si radieux que je ne doutai pas que le traité n’eût été ratifié des deux parts ; et les ennemis furent, dès lors, fidèles alliés.

L’ouvrage qu’ils examinaient était plein de très belles illustrations dont le charme, joint à celui de leur position, les tint immobiles jusqu’au retour de Joseph. Le pauvre homme fut complètement abasourdi à la vue de Catherine assise sur le même banc que Hareton Earnshaw, la main appuyée sur son épaule, et stupéfait de la manière dont son favori supportait ce voisinage ; il en fut tellement affecté que de toute la soirée il ne fit pas une seule observation à ce sujet. Son émotion ne se révéla que par les profonds soupirs qu’il poussa quand il posa solennellement sa grande Bible sur la table et la couvrit de malpropres billets de banque tirés de son portefeuille, produit de ses transactions de la journée. Il finit par appeler Hareton, qui se leva.

— Porte ces billets au maître, mon gars, dit-il, et reste là-bas. J’montions dans ma chambre. C’t endroit-ci n’est point décent ni convenable pour nous ; y faudra déménager et en chercher un autre.

— Allons Catherine, déclarai-je, il faut « déménager », nous aussi. J’ai fini mon repassage ; êtes-vous disposée à monter ?

— Il n’est pas huit heures ! répondit-elle en se levant à contre-cœur. Hareton, je laisse le livre sur la cheminée, et j’en apporterai d’autres demain.

— Les livres qu’vous laisserez, j’les porterons dans la salle, dit Joseph, et vous serez ben chanceuse si vous les retrouvez ; ainsi, faites c’qu’y vous plaira.

Cathy menaça de faire payer la bibliothèque de Joseph pour la sienne. Puis, passant devant Hareton avec un sourire, elle monta l’escalier en chantant : le cœur plus léger, j’ose le dire, qu’elle ne l’avait encore jamais eu sous ce toit, sauf peut-être durant ses premières visites à Linton.

L’intimité ainsi commencée se développa rapidement, malgré les interruptions momentanées qu’elle subit. Un simple désir ne pouvait suffire à civiliser Earnshaw, et ma jeune dame n’était ni un philosophe, ni un parangon de patience. Mais comme leurs esprits étaient tournés vers le même objet — l’une aimant et désirant de pouvoir estimer, l’autre aimant et désirant de pouvoir être estimé — ils arrivèrent finalement à l’atteindre.

Vous voyez, Mr Lockwood, qu’il était assez aisé de gagner le cœur de Mrs Heathcliff. Mais maintenant je me réjouis que vous ne l’ayez point essayé. L’union de ces deux êtres sera le couronnement de mes vœux. Je n’envierai personne, le jour de leur mariage : il n’y aura pas en Angleterre une femme plus heureuse que moi !