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Les Histoires amoureuses d’Odile/1

La bibliothèque libre.
La Vie parisienne (p. 661-663).


I


On dit souvent : « Je me rappelle cela comme si c’était d’hier. » Moi, je ne me souviens pas des choses : je les revis avec la prodigieuse netteté de perception que l’on a dans l’état d’attente du bonheur ou du plaisir.

La volupté du souvenir m’est une manière de délire à forme précise où la douleur même prend une saveur puissante. Mes familiers s’étonnent de me savoir si souvent seule, volontairement, au coin de ma cheminée, ou près de ma fenêtre, ouverte sur les branches. Ils me demandent si je ne m’ennuie pas…

Non, oh ! non, je ne m’ennuie pas !

Quand j’ai allumé ma lampe électrique sur le bureau, dont les vieux cuivres ont l’air de briller de joie ; empilé derrière moi, contre la soie chinée de ma bergère, mes petits coussins bourrés de sachets, dont les parfums en lutte — vainqueurs et vaincus tour à tour — semblent une causerie à voix basse autour de mes songeries, roulé mes pieds frileux dans la tiédeur de ma couverture d’eider, comme je suis bien, pour déboucher les vieux flacons où attendent mes émotions d’antan ! De la vie extérieure, dont les bruits s’arrêtent en route, accrochés aux rameaux du jardin, rien d’autre ne m’arrive qu’une vibration, qui par moments remue les girandoles du lustre et met dans leur cristal une musique dolente, qui semble elle aussi venir du Passé. Et je goûte dans le silence des heures délicieuses.

On m’a dit quelquefois que j’avais de l’esprit, je n’en suis pas bien sûre, mais ce que j’ai à n’en pas douter c’est une grande perfection dans l’appareil de la mémoire. Un son, une couleur, l’effleurement d’un bibelot au bout de mes doigts, une odeur reconnue, recréent dans mes centres nerveux les sensations abolies aussi fraîches qu’à l’heure où elles sont nées en moi. Je n’ai rien oublié, pas une seconde de ma vie ne s’est effacée, je les ai là toutes, sans qu’elles aient rien perdu de leur arome, ni que le goût s’en soit atténué.

Ce soir, je suis hantée par mon premier amour, tout mon être, nerfs et cœur, redevient puéril, délicieusement. J’ai les neuf ans d’alors, et je retrouve en moi la fillette un peu bizarre, que j’étais. Mon enfance est restée dans mes souvenirs avec le caractère de tristesse qu’elle a eu en réalité, le temps ne l’a pas glacée de rose comme c’est l’ordinaire lorsque les grandes amertumes de la vie servent de point de comparaison. On me grondait beaucoup. J’avais d’immenses besoins de tendresse qu’on ne songeait guère à satisfaire. Mais je ne me plaignais pas, et mon orgueil trouvait quelque consolation dans le sentiment même de la solitude où s’étouffait mon pauvre petit morceau de cœur. Il m’arrivait d’aller au fond du jardin pour me faire pleurer en me détaillant précieusement les iniquités dont j’étais l’objet. Je rassemblais avec soin les anecdotes, entendues ou lues, d’enfants battus, abandonnés, de petits pauvres mourant sous la neige, de petites princesses persécutées, j’ajoutais toutes leurs souffrances à ma misère actuelle et je me dilatais l’âme dans une exaspération de douleur.

En face de notre maison, dans un autre grand jardin habitaient un monsieur et une dame liés de grande intimité avec mes parents. Ils avaient un fils unique, de trois ans mon aîné. C’est lui mon premier amour.

Il se nommait Henry Hartmann et m’inspirait une immense admiration. Tout de suite il m’avait fascinée par la correction de ses manières, et parce qu’il disait constamment des choses que je ne comprenais pas. C’était un frêle garçon, blond avec des yeux clairs, calmes et intelligents, une bouche triste et une figure pâle. Nous nous connaissions depuis plusieurs années, mais notre vraie intimité ne datait guère que de quelques mois. Il avait pris sur moi de l’ascendant, je lui racontais tous mes chagrins, il m’écoutait d’un air sérieux puis disait avec un hochement de tête : « Tous les parents sont pareils, leurs enfants les ennuient ». Et quand j’essayais de l’interroger sur les peines qu’il devait avoir lui aussi, il avait de brusques froncements de sourcils qui lui donnaient l’air méchant et il m’enjoignait de me taire avec un « du reste, tu ne comprendrais pas » qui coupait net dans mes curiosités.

Henry professait un grand dédain pour l’intelligence des petites filles en général, et pour la mienne en particulier. Cependant il m’aimait. Il me l’avait dit avec solennité en me demandant de lui jurer une éternelle fidélité. J’avais juré, même nous avions commis un document qui témoignait de la solidité de nos intentions. Sur une grande feuille de papier bordée de dentelle il avait écrit d’abord : « Je m’engage à épouser Odile d’Heilly lorsqu’elle aura dix-huit ans », puis : « Je m’engage à épouser Henry Hartmann lorsque j’aurai dix-huit ans. » Il avait signé et m’avait fait signer cet engagement et, après l’avoir longuement tamponné avec du papier buvard, il l’avait mis dans sa poche en disant : « Maintenant tu ne peux plus te marier qu’avec moi. »

Lorsque tout fut bien réglé entre moi et Henry, je lui demandai si nous ne ferions pas bien d’avertir nos familles que nous étions fiancés. Il répondit avec autorité : « Laisse donc tranquille, ils trouveraient moyen de nous séparer ! » Et comme devant l’horreur d’une telle perspective je demeurais béante et consternée, il ajouta : « Du reste, ils feront bien de ne pas nous ennuyer, parce que je t’enlèverais… Je t’emporterais sur mon dos comme le nègre dans Paul et Virginie. » Je m’informai avec animation de ce que pouvaient être ces inconnus, mais il m’affirma une fois de plus que : je ne comprendrais pas, vu la pénible infériorité de mon intelligence et que du reste ça ne faisait rien puisqu’il était là pour veiller aux choses.

J’avais toute confiance dans la profondeur de ses combinaisons et je ne m’occupai plus qu’à goûter la joie de n’être plus seule, d’avoir un ami, un confident, un fiancé. Quand il n’était pas là je m’ennuyais de tout et de plus en plus souvent j’allais au fond du jardin, mais ce n’était plus pour y pleurer sur mes infortunes. Je répétais le nom d’Henry tout bas puis un peu plus haut, je finissais par le crier comme un appel, et ce m’était toujours un étonnement que ce cri ne le fît pas apparaître. Je m’expliquais toutes les beautés de ma situation comme un peu plus tôt je m’en expliquais les atrocités. « Tu n’es plus une petite fille, tu es une demoiselle, puisque tu es fiancée » me confiais-je à mi-voix, et je marchais dans les allées avec lenteur, comme si j’avais dû inspirer à des spectateurs attentifs une haute idée de ma maturité mentale. Le secret de mon amour dont j’étais si fière communiquait à toutes mes façons un air de mystère. Je mettais de la discrétion dans mes gestes ; pour répondre aux questions les plus simples, j’avais des intonations pleines de sous-entendus, et, quelquefois, je disais des paroles qui me semblaient d’une effroyable imprudence, pour la joie de sentir dans ma tête cette grave affaire dont j’aurais pu tout à coup étonner l’indifférence de ma famille — si j’avais voulu.

Henry faisait des vers, qu’il me récitait. À la vérité, leur sens général m’échappait totalement, mais les images m’en demeuraient. Il y était beaucoup question de montagnes et de torrents, de prairies émaillées de fleurs, et la conception s’élaborait en moi d’un univers spécial qui devait se trouver à quelque distance de Paris et où j’irais un jour avec lui me promener sans gouvernante. Endroit prodigieux, où il ne pleuvrait pas et où l’herbe serait pleine de violettes et totalement dépourvue de vers de terre, et des laides araignées qui, dans les pelouses familiales, me jetaient dans un affolement de dégoût peureux.

De temps en temps, le besoin d’accomplir des actes héroïques pour me rendre digne d’Henry par un beau déploiement de courage occulte, me faisait me lever la nuit, et avec des précautions infinies aller chercher dans le tiroir de mon armoire à poupées la photographie de mon petit ami. Pieds nus, silencieuse, le souffle diminué par le sentiment du danger, je venais la regarder à la lueur de ma veilleuse, puis je retournais la remettre à sa place parmi les casseroles de mon ménage, et je me couchais étouffant et moite d’angoisse. Je trouvais à ces expéditions une joie grisante que mes pires imprudences ne m’ont jamais rendue, il me semblait que c’était là des actes de grande personne libre, et la conscience des risques courus m’exaltait. Je pouvais être surprise par ma gouvernante, qui dormait dans la pièce voisine. Je savais que, mon secret connu, on me mettrait au couvent ainsi que l’on m’en menaçait sans cesse et, à risquer les pires catastrophes, j’acquiérais à mes propres yeux une importance gigantesque. Ah ! la violence de vie intérieure des enfants, les complexes romans que tissent leurs sensibilités naissantes, comme on les ignore — faute de vouloir se rappeler !

Un jour qu’il était venu jouer chez moi avec d’autres camarades, Henry me dit d’un air préoccupé :

— Il y a du grabuge.

Maigre mes supplications, il refusa de s’expliquer davantage. Une grande agitation s’empara de moi. Évidemment, on avait découvert notre papier, ses parents savaient tout et allaient le dire aux miens. Qu’arriverait-il d’atroce, de quelles monstrueuses sévérités étions-nous menacés ?

Je reconduisis mes camarades jusqu’à la grille du jardin et pendant qu’ils s’en allaient, je m’accrochai au bras d’Henry pour le retenir. Lorsqu’ils furent tous partis, je l’interrogeai : avait-on pincé le papier ?

— Oh ! non, fit-il, il n’y a pas de danger, je l’ai toujours dans ma poche ; ce n’est pas de nous qu’il s’agit, c’est entre les familles qu’il y a des histoires. Je ne sais pas encore bien. Demain je viendrai après le lycée, sous prétexte de t’apporter le Général Dourakine ; tâche que Miss te lâche. Je te raconterai.

Du moment où le papier était sauf, tout était bien. J’exécutai une cabriole en lançant mon pied à la hauteur de mon œil en signe d’allégresse. Qu’importait qu’il y eût grabuge entre les familles, qu’avions-nous à faire de leurs histoires ?

Henry me regarda sévèrement.

— Comme c’est bête les filles ! remarqua-t-il en secouant ses épaules, ça ne comprend jamais rien. Si nos parents se brouillent, on ne nous laissera plus jouer ensemble.

Je m’abasourdis un instant, mais dans un rapide retour d’optimisme je m’écriai, triomphante d’être si lucide :

— Eh bien, tu m’emporteras sur ton dos, comme le nègre !

— Nous sommes trop petits, répondit Henry avec un hochement de tête, on nous rattraperait, on nous enfermerait, on nous battrait… est-ce qu’on sait ce qu’on nous ferait !…

Depuis ce jour-là j’ai bien souvent senti la contrainte sociale me peser sur le dos, mais rien ne m’a rendu l’amertume de cette première et confuse constatation de la dépendance de l’individu.

On m’appelait. J’embrassai hâtivement Henry et je courus vers la maison.

Mon père était en voyage depuis quelques jours. Pendant ses absences, toute la vie changeait ; ma mère rentrait tard, les repas devenaient irréguliers, les domestiques étaient de mauvaise humeur et, comme par un fait exprès, quelqu’un tombait toujours malade dans la famille de ma gouvernante, ce qui l’obligeait chaque après-midi à me quitter pour aller soigner les siens. On me confiait à la femme de chambre. Elle me grondait beaucoup, mais, heureusement, je l’ennuyais, et après m’avoir garanti que les petites filles qui tachent leurs robes finissent mal, sans qu’on connaisse d’exception à cette règle, elle m’enjoignait généralement d’aller jouer ailleurs, ce que j’exécutais avec joie.

Je la trouvai sur le perron, elle me dit que ma mère me demandait dans sa chambre, et je montai l’escalier sans hâte. Je savais que maman avait sa migraine, circonstance qui à l’ordinaire me bannissait de sa présence. Pourquoi ce jour-là justement voulait-elle me voir ?

Lorsque j’entrai, la chambre était tout assombrie par les rideaux tirés, dont le velours, du haut en bas, était fendu d’un trait de lumière.

— Est-ce toi Odile ? demanda ma mère.

Je ne reconnus pas sa voix ; à l’ordinaire, la sécheresse du ton mettait du commandement jusqu’en ses paroles affectueuses.

— Oui, maman, fis-je très bas. Je commençais à comprendre que je ne serais pas grondée ; cependant mon inquiétude persistait.

— Viens près de moi, mon petit chat. T’es-tu bien amusée avec tes amis ? Henry a-t-il été gai ? Qu’est-ce qu’il a raconté ?

— Je ne sais pas… rien.

— As-tu pensé à lui demander des nouvelles de ses parents ; tu sais que les enfants bien élevés doivent toujours faire cela.

— … Oui, je lui ai demandé.

— Ah !… Eh bien que t’a-t-il répondu ? Sa maman n’est pas malade ? Son papa non plus ?

— Non… Je ne crois pas… Je ne me rappelle plus.

Un silence.

— Miss n’est pas là, reprit ma mère, tu vas t’ennuyer toute seule, pauvre chérie !

— Oh non ! Ça ne m’ennuie pas du tout que Miss ne soit pas là. Je vais lire l’Auberge de l’Ange Gardien, j’ai encore dix pages. Après il y a le Général Dourakine, seulement je ne l’ai pas, mais Henry l’a ; alors il a dit qu’il me l’apporterait demain.

Ma mère se souleva de sa chaise longue.

— Pourquoi attendre à demain ? dit-elle, tu n’as rien à faire, va toi-même chercher ton livre, et… tiens, j’y pense, tu te chargeras d’une commission pour moi.

Elle était debout près de la fenêtre, dont elle tira le rideau. La lumière éclaira la chambre et je vis que maman était toute blanche, avec des yeux rouges, comme j’en avais après mes crises de larmes, avant d’être fiancée à Henry.

— Écoute-moi bien, dit-elle, je vais te charger d’une chose difficile, mais tu es intelligente et je suis sûre que je peux compter sur toi… Je veux faire à ton père une surprise pour sa fête, la semaine prochaine… C’était quelque chose de très difficile à trouver… M. Hartmann a bien voulu prendre la peine de l’acheter pour moi. Il doit l’avoir, et je voudrais qu’il me l’envoyât avant le retour de ton père, qui sera ici pour le dîner, aujourd’hui. Naturellement, je ne veux pas que ton père sache que ce n’est pas moi qui ai acheté le cadeau… ça lui ferait moins plaisir… Par exemple, la poupée que t’a donnée Henry au jour de l’an, tu m’as dit que tu l’aimais bien mieux, parce que c’était lui qui l’avait choisie… eh bien, c’est la même chose !… Seulement, personne ne doit savoir que M. Hartmann a fait la commission, sans cela on le redit… tu comprends bien, personne, ni Henry, ni… même Mme Hartmann, c’est très important. Alors, voilà ce que tu vas faire. J’écris une lettre pour réclamer l’objet, et je te la donne. Tu vas chez Henry, puis, sans avoir l’air de rien, tu demandes à aller dans le cabinet de M. Hartmann pour voir les bonshommes qui t’amusent tant, dans la vitrine. Si M. Hartmann est là, tu envoies Henry te chercher quelque chose, et, aussitôt qu’il sera sorti, tu donnes la lettre à M. Hartmann, sans rien lui dire… Tu seras une bonne petite fille qui fait plaisir à sa mère, et, pour te récompenser de ta discrétion, je t’achèterai le beau collier de corail dont tu as envie. As-tu bien compris ?

— … Oui maman… mais si M. Hartmann est sorti ?

— Il ne sera pas sorti, répondit-elle d’un ton bref. Va mettre ton chapeau.

Mon inquiétude était dissipée, je gonflais de vanité, satisfaite à l’idée de la mission si compliquée, confiée à mon génie. Même je poussais l’audace jusqu’à me demander si, malgré toute son intelligence, Henry aurait été jugé digne d’une pareille ambassade.

Lorsque je revins pour prendre la lettre, ma mère m’embrassa si fort que je sentis au front la dureté de ses dents.

La joie et l’étonnement d’Henry en me voyant, se manifestèrent, la première par un « Chic alors ! » dit très énergiquement, le second, par un froncillement de toute sa figure.

— C’est curieux qu’on t’ait permis de venir tout de même, fit-il, parce que, pour sûr, nos mères se sont disputées. J’ai entendu maman dire à papa : « Mme d’Heilly ne remettra pas les pieds chez moi, arrangez-vous. » Papa, après ça, a dit : « Vous êtes folle » et puis d’autres choses encore où il y avait « soupçons injustifiés », et puis ils ont fermé la porte.

— Qu’est-ce que ça pouvait vouloir dire : soupçons injustifiés ? demandai-je ; — l’affaire ne s’éclaircissait pas pour moi.

Henry eut un singulier regard ; pendant un moment, il cessa d’avoir une figure d’enfant.

— Je ne sais pas, répondit-il à mi-voix, puis il ajouta : Maman a pleuré toute la nuit, je l’ai entendue à travers la porte.

Comme il paraissait n’avoir plus rien à dire, je demandai à aller regarder les bonshommes de la vitrine. Les choses se passèrent comme ma mère l’avait prévu. M. Hartmann était dans son cabinet ; à peine entrée, j’envoyai Henry chercher mon mouchoir oublié dans la salle d’études, et je remis la lettre exactement comme cela m’avait été ordonné.

M. Hartmann se leva violemment du fauteuil de cuir où il était étendu, il avait la figure toute blanche, comme maman, et ses yeux faisaient peur. Une grande envie de pleurer me prit ; pourquoi me regardait-il comme si j’avais fait quelque chose de très mal ?

— Vous savez, monsieur, dis-je, c’est pour le cadeau de papa.

Il me regarda encore plus étrangement.

— Ah oui, dit-il enfin, oui, je sais, — et il décacheta la lettre.

À cette minute même, deux portes s’ouvrirent, par l’une entrait Henry, par l’autre Mme Hartmann. M. Hartmann n’était plus pâle, mais au contraire très rouge. Mme Hartmann me regarda, puis son mari, et avec une rapidité incroyable elle lui arracha la lettre de maman. Il voulut la reprendre, et lui tordit le poignet, elle cria, Henry se jeta entre eux comme un fou et délivra sa mère ; il avait la bouche toute tirée et un air malheureux, si malheureux : M. Hartmann, lui, paraissait avoir peur. Mme Hartmann, qui respirait très vite, se tourna vers moi.

— Retournez chez vous, me dit-elle d’une voix rude, dites à votre mère que sa lettre est arrivée à son adresse, et faites-lui mes compliments sur les besognes auxquelles elle vous emploie… n’oubliez pas, hein ?

— Viens, Odile, me dit Henry à l’oreille, et il m’entraîna hors de la chambre. Je sanglotais, il y avait dans tout cela, que je ne comprenais pas, quelque chose que je devinais épouvantable.

Henry m’arracha des explications qu’il écouta avec cette même figure misérable et cette bouche tirée en bas qui lui donnaient l’air de ne plus être un enfant.

— Il faut retourner chez toi, me dit-il, et ne parler de tout cela à personne qu’à ta mère. Ne pleure pas, ce n’est pas ta faute… et embrassons-nous bien, car j’ai idée que nous ne nous embrasserons plus.

Il me disait de ne pas pleurer, et comme il pleurait, lui !

Ma mère était couchée lorsque je revins à la maison ; je ne la vis qu’une minute après le dîner ; mon père était là, elle ne me parla de rien.

Au milieu de la nuit, je me réveillai en sursaut d’un cauchemar atroce. Une forme sombre était penchée sur mon lit.

— N’aie pas peur, c’est moi — je reconnus la voix de maman. — Raconte-moi ce qui s’est passé là-bas, dit-elle encore.

Je tâchai de raconter, mes mots s’embrouillaient dans le trouble du sommeil ; elle m’écoutait sans parler ; son corps appuyé à mon lit tremblait si fort que j’en étais secouée. À la fin de mon histoire, je me mis à sangloter : « Oh ! maman, est-ce que c’est vrai que je ne reverrai plus Henry ? »

Elle appuya sa main sur ma figure, une main si lourde et si chaude, puis, sans dire une parole, elle disparut dans l’obscurité comme un fantôme.

Le lendemain, mon père dit en se mettant à table :

— Je viens de chez les Hartmann, ils sont partis pour le Midi. Est-il arrivé quelque chose ? Ils ne disaient rien de cela la dernière fois que je les ai vus ?

Mme Hartmann était un peu souffrante ces temps derniers, dit ma mère d’une voix tranquille.

Elle me regardait, et, sous ce regard, les cris et les sanglots dont ma gorge était pleine s’étranglaient, s’étouffaient, et son calme me domptait, me broyait, tuait en moi l’inconscience, la foi, — l’enfance.

Quelques jours après, Henry me renvoyait notre engagement et m’écrivait pour me rendre ma parole et me permettre d’épouser qui je voudrais. Je ne l’ai jamais revu, mais j’ai gardé le souvenir de notre dernier baiser, — pauvre baiser d’enfants sacrifiés. Le goût des autres larmes n’a pas effacé sur mes lèvres l’amertume des larmes de ce baiser-là.