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Les Histoires amoureuses d’Odile/11

La bibliothèque libre.
La Vie parisienne (p. 57-60).

XI 

Trente-cinq ans.


Albert Jauray est musicien de son état, il recommence Wagner — en le complétant — au reste, il a du talent. La grosse Emilia, qui a un goût peu dissimulé, mais malheureux pour sa blême figure de prêtre intelligent, ses cheveux plats, sa grande silhouette courbée de lassitude, me l’a présenté à un concert. Jauray était assis derrière moi, et en me retournant je trouvai toujours ses yeux vigilants prêts à rencontrer les miens. Le concert fini, comme il faisait un joli temps de gel, sec et léger, Émilia, qui étouffe dans sa graisse, proposa de marcher un peu pour s’aérer. Et le musicien nous accompagnant, nous partîmes le long de la Seine, au milieu de la vaine et attristante animation des soirs de dimanches. Jauray m’intéressa vite par son habileté à découvrir dans les choses des aspects inattendus. Il avait une diction ralentie et pesante qui agaçait d’abord, puis qui prenait, par l’autorité qu’elle communiquait à ses paroles. Il fabriquait sans cesse des idées, de bizarres idées tourmentées, déformantes, qui ne laissaient rien de sa forme conventionnelle à ce qu’elles touchaient. Sa conversation irritait l’esprit et le sollicitait à un fonctionnement plus actif. En me quittant, sur le ton de prédication qu’il gardait pour dire les mots les plus ordinaires, il exprima qu’il se jugeait bien heureux de m’avoir connue, et il accentua cette formule d’un drôle de regard qui, à peine posé, disparut sous cet abaissement de paupières qui s’enseigne dans les séminaires en même temps que la Somme de saint Thomas.

À partir de ce jour-là, je rencontrai souvent Jauray dans des maisons où on l’accueillait avec des exclamations de surprise joyeuse : comment, c’était lui, le sauvage sur qui on ne pouvait jamais mettre la main ! Des dames pleines de sourires s’extasiaient de ce changement de conduite. Il trouvait toujours moyen de causer un peu avec moi, et je prenais l’habitude de ses battements de paupières destinés à éviter aux yeux les dangers de la concupiscence. Je lui supposais le projet de me faire la cour, et cela n’était pas pour me déplaire, car il devait apporter à cette besogne une ingéniosité au moins égale à celle dont il usait pour analyser le goût du thé chinois, le dessin des nuages ou une symphonie de Beethoven.

Je ne sais pourquoi l’idée qu’il était marié ne m’avait jamais traversé l’esprit, aussi fut-ce avec une surprise intense et un peu désagréable que je le vis entrer un soir de musique chez les Unzasky, avec une très jolie femme blonde, coiffée, ou plutôt décoiffée comme une faunesse, dont elle avait les yeux retroussés, l’allure souple et tumultueuse. Cette belle créature me déplut infiniment. Je n’ai jamais pu supporter les femmes qui ont cet air en quête et toujours prêt ; je diagnostiquai sans plus attendre qu’Albert Jauray était malheureux en ménage, et ma sympathie pour lui s’en augmenta.

Je lui avais donné rendez-vous à cette fête, il me parut donc assez simple que son expression inquiète fît place à la satisfaction d’avoir trouvé ce qu’il cherchait lorsqu’il m’aperçut. Mais ce fut avec un déplaisir sensible que je le vis dire un mot à sa femme et la conduire vers moi. S’il y avait quelqu’un dont je souhaitais peu faire la connaissance, c’était bien cette faunesse blonde. Mais quoi, il fallait être polie, je me levai et j’esquissai le faux sourire de salon auquel, toutes, nous devons nos rides. Jauray, après m’avoir saluée, me présenta sa femme.

— Vous ne vous imaginez pas quel désir j’avais de vous voir, commença la faunesse, qui, elle aussi, souriait, mais d’un beau sourire libre qui l’offrait. — Albert ne me parle que de vous, et je tiens à me prouver à moi-même que la jalousie que vous m’inspirez est justifiée.

Il y avait tant d’ironique insolence pour son mari, dans le ton dont elle prononça ceci, que j’eus vers lui un rapide regard de pitié pendant que je répondais avec une froideur à enrhumer :

— Je ne le pense pas, Madame.

Elle rejeta en arrière sa triomphale tête d’or et dit joyeusement :

— Vous me trouvez mal élevée ?… Je le suis ! Seulement, d’ordinaire, on me pardonne… Vous ?… Pas ?…

— Je n’ai le goût de rien pardonner jamais, madame, mais vous n’êtes pas dans le cas de vous en apercevoir.

— Albert ! votre belle amie ne peut pas me souffrir ! s’écria la faunesse ; puis, tournant le cou, d’une grâce câline qui chez une autre m’aurait touchée : — Ne me prenez pas en grippe, voulez-vous ? fit-elle, je ne sais pas pourquoi j’ai envie que vous m’aimiez. Ce n’est pas vrai que je sois jalouse de vous, je ne suis jamais jalouse, mais vous êtes la seule femme dont j’aie entendu mon mari faire l’éloge, alors j’ai souhaité voir comment vous étiez… Vous êtes terrible, mais ça ne fait rien, vous verrez, vous m’aimerez, comme les autres…

— Je n’en doute pas, répondis-je, et je sentis que pour compléter l’aménité de mon attitude, il ne me manquait qu’une Bible, des lunettes et un nez maigre et pointu.

La faunesse se mit à rire : les muqueuses fraîches de ses lèvres sertissaient le pétillement blanc de ses petites dents, on voyait sa langue de chatte dans sa bouche ouverte, et je constatai avec surprise que cela pouvait être indécent de rire. Quand elle en eut assez, elle dit :

— Albert m’a débinée, avouez-le ?…

— J’ignorais votre existence il y a un quart d’heure, madame.

— Comment ! Vous ne saviez pas qu’Albert était marié ?…

Il y a très peu de temps que j’ai le plaisir de connaître M. Jauray et nous n’avons causé ensemble que de choses générales.

La faunesse était devenue sérieuse, elle regardait son mari avec attention.

— Comme c’est drôle, fit-elle, après un silence, que ni Jauray ni moi n’avions la moindre tentation de rompre ! Eh bien oui madame, il est marié cet homme de génie, et très mal marié, avec une femme qui ne le comprend pas !… Si, laissez-moi vous mettre au courant… Albert, allez-vous en, votre amie m’inspire une irrésistible envie de raconter mon âme, ou ce qui m’en tient lieu !…

Jauray, avec un léger mouvement de tête, s’éloigna. La faunesse blonde s’assit et moi près d’elle ; nous étions dans un coin bien abrité par d’énormes bacs à palmier, sous le tournant d’un escalier de bois.

— Figurez-vous, commença-t-elle, en posant le bout de son éventail de plumes sur mon bras, que je ne voulais pas l’épouser cet homme. Il me déplaisait avec son air de curé… Vous n’avez pas remarqué qu’il avait un air de curé ?… Non ? c’est étonnant, et sa manière de regarder ?

Elle mima les abaissements de paupières de son mari avec une telle drôlerie perverse et méchante que je ne pus m’empêcher de sourire.

— Ah ! vous avez remarqué cela ! Il vous a donc regardée aussi de cette façon-là. Je croyais que ça m’était réservé… Qu’est-ce que je disais ?… Oui, voilà : il me déplaisait. J’aurais voulu épouser un joli garçon. J’aime la beauté, moi, avant tout… Mais il a tellement prié, tellement entortillé ma famille — il était riche, et moi… pas ça ! — elle craqua ses doigts gantés très haut d’un air enchanté. — Vous comprenez, j’ai fini par l’épouser pour ne plus entendre faire son éloge ! Naturellement je ne lui avais pas promis de me disloquer pour le rendre heureux, non, quand on épouse une femme malgré elle on ne s’attend pas à ça ordinairement… Eh bien si, il s’y attendait. C’est un homme singulier. Tout de suite il a commencé à être indigné, et il l’est encore… Pour tout vous dire, il m’assomme ! Il ne fait pas de scènes, non, il est doux par tempérament, seulement il a la résignation morne, vous voyez ça d’ici ? Il y a un reproche dans chacune de ses respirations. Il m’en veut de ne pas m’intéresser à sa musique, il m’en veut de ce que les gens me trouvent jolie, il m’en veut d’être gaie, il m’en veut d’être triste, il m’en veut surtout… comment dire ?… d’aimer la solitude… Est-ce que je vous scandalise ?

— Oh ! pas du tout ! Mais rassurez-vous, tout cela s’arrangera un jour. M. Jauray se lassera de vous aimer… alors vous serez tranquille !… Est-ce que vous le trompez beaucoup ?

Elle eut un petit redressement du dos, un remuement vif de ses prunelles grises.

— Vous en avez de bonnes, vous ! dit-elle d’un ton dont la canaillerie voulue, venant d’elle, prenait de l’élégance. Croyez-vous que je vous le dirais si cela était ?

— Oui, je le crois, répondis-je sérieusement.

Elle aussi était devenue grave, — et comme le repos des lignes donnait un beau style à sa figure !

— Eh bien non ! Je ne le trompe pas encore, je n’ai rien trouvé qui vaille, mais je le tromperai certainement.

— Je le crois !

— Vous trouvez que j’ai l’air d’une drôlesse ? lança-t-elle avec un insolent retroussement de sa lèvre.

— Vous détestez votre mari, vous êtes très belle, vos principes ne semblent pas gênants…

— Oui… cela arrivera un jour ou l’autre… Il le sait… Je le lui ai dit.

— Et qu’a-t-il répondu ?

— Des choses qu’il croit spirituelles. Il fait semblant de n’attacher aucune importance à ma fidélité.

— Il est peut-être sincère…

— Voyons ! Ce n’est pas possible ! Vous croyez que vraiment un homme qui aime une femme…

— Mais êtes-vous certaine qu’il vous aime encore ?

Dame !… Après tout je n’en sais rien… Depuis quelque temps en effet, il est très différent, depuis… tenez, depuis qu’il vous connaît !… Vous rougissez ?… Est-ce qu’il est amoureux de vous ?

— Bien certainement non, je vous prie de le croire !

— Ne vous fâchez pas, ou vous allez me faire penser que vous aussi…

— Permettez-moi, Madame, d’insister pour que la conversation prenne un autre ton ; quelque peu d’importance que vous attachiez aux choses que vous dites, elles sont quand même difficiles à écouter !…

— Vous êtes vraiment en colère !… Est-ce possible ? Je vous demande pardon, j’avais si peu l’intention de vous déplaire.

— Vous ne m’avez pas déplu, fis-je en me levant pour m’en aller.

Elle me retint d’un joli geste brusque agrafé à mon bras.

— Est-ce que vous me permettez d’aller vous voir ?

— Mais certainement, Madame, dis-je avec toute la fausse urbanité désirable. Et ainsi finit notre conversation.

À peine entrée dans le salon où Paderewsky égrenait des octaves en gammes, je trouvai Albert Jauray, qui me proposa d’aller au buffet, à peu près désert. Il semblait nerveux, et regardait ses manchettes et le tapis avec préoccupation. Tout de suite il s’excusa de sa femme. Il avait eu l’incompréhensible maladresse de lui parler de moi de façon à la rendre curieuse, pas jalouse, elle avait dit la vérité en me l’affirmant. La jalousie n’avait pas cours dans leur ménage… Nous étions arrivés dans un très petit salon où il n’y avait personne, je m’assis et lui près de moi. Alors il cessa d’examiner le tapis et me fixa avec intensité. Le regard direct et appuyé, si différent de ses habituels coups d’œil furtifs, lui faisait une physionomie nouvelle. Il n’avait plus l’air d’un prêtre. Quels beaux yeux ! combien de choses étranges flambaient derrière leur ombre…

Je disais des paroles distraitement évasives sur la jeunesse de sa femme qui expliquait son excentricité, passagère, sans doute : il m’interrompit.

— Non, elle sera toujours ainsi, mais qu’importe ? Je ne l’aime plus, elle m’a découragé. C’est un être de surface. Elle n’a donné qu’une preuve d’intelligence dans toute sa vie, et c’est lorsqu’elle a refusé de m’épouser — encore était-ce une pure manifestation d’instinct. Elle avait deviné que nous étions deux types antagonistes. J’ai mis, moi, longtemps à m’en convaincre, encore ne l’ai-je pleinement compris que le jour où j’ai rencontré la femme qui est le complément de mon être.

— Ah !… Vous avez une maîtresse ?

— Non, Madame… J’aime…

— Et… on vous aime ?

— On ne sait même pas que l’on est ainsi adorée. Cette femme à qui je me suis donné irrévocablement a beaucoup souffert, c’est une de celles qui ne sauraient aimer deux fois… C’est le cœur le plus merveilleusement fait pour l’amour, mais gardé par un si bel orgueil douloureux qu’espérer d’elle autre chose que sa pitié serait sacrilège et imbécile.

— L’orgueil peut empêcher qu’on s’abandonne à l’amour, mais il n’empêche pas d’aimer, fis-je nerveusement, car à peser sur moi ainsi qu’ils faisaient, ses yeux me troublaient.

— Le croyez-vous ? Le croyez-vous vraiment ? Croyez-vous que si je disais à cette femme : vous m’avez inspiré le plus profond des sentiments de piété, de vénération et de ferveur, vous êtes pour moi comme la suprême intelligence et la suprême bonté. Je voudrais réfugier mon âme auprès de la vôtre… croyez-vous qu’elle comprendrait la gravité de mes paroles et qu’elle me donnerait sa chère main pour m’aider dans ma route solitaire ?…

En disant cela, il eut un mouvement qu’il n’acheva pas, vers celle de mes mains qui s’appuyait à un coussin tout près de lui.

— Vous pourriez toujours essayer, répondis-je avec une tentative avortée de gaieté.

— Eh bien… dit-il en se penchant vers moi… Mais la faunesse blonde apparaissait au seuil. Elle nous regarda, puis, d’un air tranquille :

— Albert, Mlle Raimbaud va chanter un air de vous, elle vous demande.

Il s’était levé brusquement, le regard au sol.

— J’y vais, dit-il. Voudrez-vous Madame, me faire le grand honneur de venir aussi ?

— Certainement.

Mme Jauray était partie en avant. Je ne la revis pas, car après le morceau je demandai ma voiture.

Le premier courrier du lendemain m’apporta une lettre de Jauray. La femme qu’il aimait, c’était moi. Assez longtemps je restai la tête renversée sur mon oreiller, goûtant ma joie. C’était si noble, si haut, cet amour ! Il disait que le sens de la vie était dans l’abnégation, la souffrance acceptée et chérie, le mépris des médiocres satisfactions de l’instinct. Certes il y avait du trouble dans le sentiment qu’il m’offrait, mais en le brûlant au feu des renoncements il en ferait de l’encens pour mon culte. Il me priait de lui faire porter ma réponse, afin qu’il n’attendît pas trop le bonheur de se savoir ma chose.

J’écrivis une offre d’amitié en termes mesurés qui le satisfirent probablement car à onze heures je recevais quatre pages de remerciements fous, et un poème d’opéra qu’il me priait d’examiner et d’annoter de critiques. Je passai l’après-midi à cette besogne et à six heures je renvoyai le poème. Le valet de pied chargé de le remettre chez lui me rapporta une troisième lettre, dans laquelle était un fauteuil pour la première que l’on donnait ce soir-là à l’Opéra, et des supplications d’y venir. J’allai à l’Opéra et la soirée fut parfaitement exquise. Pas une fois, dans le côte-à-côte où nous étions, Jauray ne fit la moindre tentative pour frôler mon épaule ou ma jupe. C’était vraiment l’amour idéal.

Le lendemain matin un bleu m’apprit que mon musicien avait rêvé de moi toute la nuit. À midi il m’envoyait des chrysanthèmes qui, derrière la glace d’une boutique, l’avaient appelé pour demander la grâce de mourir auprès de moi. À cinq heures, c’est lui-même qui vint et il resta jusqu’à sept. Il demanda la permission de revenir le lendemain pour me jouer le premier morceau d’une symphonie qu’il terminait. Puis il fallut que je donnasse mon avis sur une chanteuse qu’on lui offrait pour créer son nouvel opéra. Après cela il voulut que je dessinasse des costumes pour ce même opéra et je passai des journées à la Bibliothèque, fouillant dans des gravures. Il me faisait assister à des répétitions, lire ses traités avec les théâtres. Il m’écrivait au moins trois lettres chaque jour, et tout le temps que me laissaient les besognes variées dont il me chargeait, était occupé à lui répondre. À vivre ainsi la vie de cet homme, tout mon être s’emplissait de lui, je n’avais plus d’autre pensée, aussi lorsqu’il fut obligé à une courte absence, malgré les télégrammes et les lettres que je recevais de lui, je tombai dans un ennui intense.

Peu de temps avant son retour Mme Jauray vint me voir. Elle était d’une élégance piaffante et superbe, et avait un air de combat. J’étais seule lorsqu’on l’annonça.

— Me voici, dit-elle en entrant, vous voyez que j’ai du courage !

— Beaucoup d’amabilité surtout…

— Ah ! vous êtes en femme du monde, aujourd’hui… moi je suis en diablerie, ça ne va pas marcher nous deux !

— Que vous est-il arrivé ?

— Rien ! Je suis de mauvaise humeur… L’absence de mon mari, sans doute !

— Oh ! croyez-vous ?…

— Franchement non, mais tout de même j’en suis moins sûre que vous ne semblez l’être… Vous l’avez vu souvent depuis six semaines, mon mari ?

— Quelquefois… Mais que vous importe ?

— Seulement quelquefois ?… Oh ! ça m’est bien égal… Vous avez de l’amitié pour lui ?

— Beaucoup.

— C’est curieux ! Il ne vous ennuie pas alors ?

— Je le trouve un homme de grand talent et de grand cœur, très spirituel et parfaitement intéressant en toute circonstance.

— … Pourquoi me détestez-vous ?

— Pourquoi croyez-vous que je vous déteste ? Parce que je dis du bien de votre mari ?

— Peut-être, mais surtout à cause des yeux que vous me faites… Savez-vous pourquoi je suis venue ? Pour vous annoncer que je vais prendre un amant… Ça vous fait rire… Vous ne me croyez pas ?… Ou bien cela vous ferait-il plaisir que j’eusse un amant ?

— Vous avez une forme de plaisanterie à laquelle il faut évidemment être habitué…

— Mais je ne plaisante pas ! Je vais même vous dire le nom de mon flirt, il a été très amoureux de vous dans les temps… C’est Marcel d’Égrignac.

— Il est charmant.

— Ah ! alors vous me le conseillez ?

— Avez-vous vraiment besoin de conseils ?…

— J’ai besoin des vôtres… Vous devez être une conseillère admirable…

— Eh bien, fis-je avec une irritation impossible à dominer, car elle avait un ton de méchanceté agressive qui me mettait hors de moi, je vous conseille d’être honnête ; cela vous sera peut-être plus difficile, mais cela vaudra beaucoup mieux.

— Merci… J’y songerai. Mais dites-moi, en échange de la confiance que je vous témoigne, est-ce que vous en avez, vous, des amants ?

— Ce que j’ai, c’est d’autres habitudes d’éducation que vous, à n’en pas douter ?

— Ça vous va joliment bien d’être en colère… Quels beaux yeux cela vous fait… Vous trouvez que c’est abominable d’avoir des amants ?

— Je ne juge personne, chacun fait ce qu’il veut… ou ce qu’il peut.

Si j’avais un amant, penseriez-vous que mon mari ferait bien de demander le divorce ?… Qu’est-ce qui vous prend ? C’est simple cependant ma question. Il n’y a pas de quoi rougir et faire cette figure-là…

— Je ne crois pas, Madame, vous avoir donné le droit de prendre ce ton avec moi, vous abusez des devoirs que me crée le fait d’être chez moi…

— Là ! là ! calmez-vous… Qu’ai-je fait ? Je désire savoir de vous quel conseil vous donneriez à mon mari au cas où je le tromperais, c’est simple, ça ! Il ne vous a jamais dit qu’il eût envie de divorcer ?

— Certes non ! Et je suppose qu’il n’y a jamais pensé. Ce n’est pas lui qui aurait intérêt à divorcer.

— Qui donc, alors ? Moi ?… Pour épouser Égrignac ? C’est une idée… J’en parlerai à Albert dès son retour.

Elle s’était levée, énervée presque aux larmes. Je dis avec une voix qui tremblait sottement :

— Pourquoi toutes ces folies, ne pouvez-vous faire un effort pour apprécier mieux votre mari et le rendre heureux ?…

Elle me regarda étrangement.

— Vous êtes une drôle de femme, décidément, fit-elle, une drôle de femme.

Et d’un geste violent, imprévu, elle me prit à la taille et m’embrassa comme avec colère, puis en trois pas rapides, joignit la porte et disparut.

Cette visite me laissa un grand trouble. J’étais persuadée de la sincérité de cette folle. Elle haïssait son mari, elle en aimait un autre, il lui fallait sa liberté. Devinant que j’avais de l’influence sur Jauray, elle devait penser à se servir de moi pour aplanir les difficultés qui pourraient venir de lui. Elle voulait divorcer ! Il serait libre alors ! Cette idée fit en moi un travail d’une rapidité effrayante. J’avais la fièvre, j’avais peur. Je souffrais dans ma conscience, alarmée des responsabilités vers lesquelles je me sentais précipitée.

L’absence avait agi sur Jauray dans un sens également perturbateur.

Je le retrouvai très différent de lui-même. La belle tranquillité qui avait donné son charme rare à notre affection était disparue. Quand nous étions ensemble, nous tombions en des silences oppressés et il avait repris ce tic du regard furtif dont sa femme se moquait. Tout cela allait très mal.

Cette situation tendue, grosse de pensées que nous ne pouvions nous dire, dura deux mois entiers. Un soir, — il était sombre, inquiet, agité, moi malade d’un besoin de tendresse et d’espoir, — nous ne pouvions parvenir à nouer une conversation, il y avait entre nous des menaces indéfinies.

Je sentais qu’il avait à me dire des paroles qui ne peuvent se chuchoter que tout contre l’oreille. Je souhaitais de tout mon être qu’il me prît dans ses bras, qu’il me dît qu’il m’aimait et qu’il était à moi, et qu’il fallait que je fusse à lui. Un geste mal calculé nous rapprocha tout à coup. Il dut lire ma pensée dans mon regard affolé. Il sembla lutter contre lui-même, une angoisse lui tordit la bouche, puis soudainement il me saisit, me serra contre lui, me baisa au front, dit : Je vous bénis !… La seconde suivante il n’était plus là, et je restai étonnée, frissonnante, dans un malaise de cœur inexprimable.

Pourquoi était-il parti quand j’avais un tel désir de me réchauffer contre son cœur ?…


Le lendemain on m’apporta, de la part de Mme Jauray, un gros paquet et une lettre. J’ouvris avec des doigts malhabiles d’irritation et je lus :

« Je vous bénis, — une douleur rampa sur tout mon corps en crampe rapide, et mes yeux se hâtèrent, — je vous bénis, — quoique vous ne l’ayez certainement pas fait exprès — de m’avoir appris l’amour et le bonheur. Il me semble que je vois votre beau regard devenir féroce en lisant ma lettre ; pardonnez-moi, car, sincèrement, je vous aime. Vous m’avez servi à comprendre mon mari : sans vous, j’aurais passé ma vie auprès de lui à le détester. J’ai deviné qu’on pouvait l’aimer en vous voyant l’aimer, et j’ai appris l’amour par la jalousie, la plus féroce jalousie. Si vous saviez comme j’ai souffert quand j’ai cru que vraiment il vous aimait… Et maintenant que je sais que c’est moi, moi qu’il n’a jamais cessé d’adorer, et que vous lui avez servi de chemin vers ma tendresse, j’ai encore le cœur tout tressaillant d’angoisse. Je viens de passer la nuit à lire avec lui toutes vos admirables lettres, elles ont achevé l’œuvre, votre œuvre inconsciente et bienfaisante. — Pardonnez-lui, madame, de vous avoir ainsi trompée pour me conquérir… Vous trouverez peut-être qu’il n’aurait pas dû me montrer ces choses exquises que vous avez écrites avec le meilleur de vous, vous trouverez surtout qu’il n’aurait pas dû vous inciter à les écrire… Mais il avait compris qu’il me fallait un exemple, une émulation comme aux méchants enfants qui ne veulent pas faire leur tâche, et il vous a choisie, vous que votre beauté, votre intelligence, votre grand cœur marquaient spécialement pour servir de leçon à la médiocre créature que je suis. Il m’a montré comment une femme telle que vous pouvait l’aimer et… Ah ! madame, comme je l’aime !…


« Je vous renvoie toutes vos lettres sauf une, la plus belle, la plus tendre, et qu’Albert a voulu que je conserve. Nous partons ce soir pour Rome. Adieu. — Encore une fois soyez bénie.

« Yvonne. »


Pendant que je relisais, avec une figure toute refroidie, et des spasmes au cœur, la lettre de Mme Jauray, il me semblait entendre quelqu’un dire à côté de moi une phrase que j’ai souvent répétée : « La chance ce n’est que du bien jouer »… Il faut croire que j’ai mal joué ma vie… car, vraiment, je n’ai guère eu de chance !…