Les Historiens anglais/01

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Les Historiens anglais
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 68-103).
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Les
historiens anglais

I.

J.-A. FROUDE.


I. Lives of the English Saints. — II. Shadows of the Clouds, 1847. — III. The Nemesi of the Faith, 1848. — IV. History of England from the fall of Wolsey to the destruction of the Spanish Armada, 12 vols, 1856-1871. — V. The English in Ireland during the eighteenth century, 3 vols, 1872-1874. — VI. Short studies on great subjects, 4 vols, 1850-1883. — VII. Life of Carlyle, 4 vols, 1882-1884. — VIII. Oceana, 1886.


I.

Il y a quarante-neuf ans, un jeune homme, appelé James-Anthony Froude, arrivait à Oxford pour y prendre ses degrés. La ville universitaire présentait à peu près l’aspect qu’elle offre aujourd’hui, son quadrangle historique, sa rivière aux eaux paisibles, ses cloîtres normands, entrecoupés de verts ombrages et de larges pelouses, que balaient les robes noires des undergraduates. Mais, si l’on regarde au dedans des âmes, combien l’Oxford de 1838 différait de celui que nous connaissons ! Une crise terrible agitait les consciences et troublait surtout la jeunesse ; elle n’allait à rien moins qu’à détruire la réforme religieuse du XVIe siècle. Pour comprendre comment elle était née, comment elle avait grandi, il faut se représenter la période d’engourdissement et de sécheresse qui avait précédé. Si vous étiez entré, vers 1830, dans une église de village, vous l’auriez trouvée telle que les puritains l’avaient laissée. Murs blanchis à la chaux ; en guise d’autel, une table ; point de vitraux, point d’orgue, point de croix, jamais un chant ; rien qui aide à prier, rien pour pacifier, exalter, attendrir, rien qui rappelle la présence de Dieu dans sa maison. Le ministre ne se distinguait des autres gentlemen du canton que par le collet de sa redingote, et par le soin qu’il prenait de ne pas jurer. Il chassait, montait à cheval, siégeait au banc de la justice de paix. C’est lui qui admonestait les filles-mères, envoyait au cachot les petits vagabonds. On l’appelait pour exorciser un esprit ; on le consultait aussi quand les vaches étaient malades. Ses devoirs religieux se bornaient, dans la semaine, à célébrer les mariages et les enterremens, le dimanche à marmotter les paroles du service divin devant quelques vieilles femmes somnolentes. Le père de M. Froude, l’archidiacre de Totnes, était un clergyman de ce type. C’était un homme pratique, qui, avant toute chose, désirait voir ses enfans « casés, » et de bonne heure. « Notre éducation religieuse, dit James-Anthony, n’alla jamais plus loin que le catéchisme. »

Comme les murs de l’église, la foi était une et glaciale. Quelqu’un a ainsi défini l’église anglicane : « Un prayer-book catholique, un credo calviniste, un clergé arminien. » En effet, le Book of Common prayer est un rituel romain d’où l’on a arraché quelques pages, les plus belles, les plus significatives. Quant aux trente-neuf articles qui forment, depuis Elisabeth, la base de l’orthodoxie, ils ont été conçus de manière à marier, dans leur insidieuse ambiguïté, Rome et Genève. A travers les mailles de ce filet mystique, destiné à attraper les consciences, la substance dogmatique s’était échappée… Au fond, que croyait-on ? Croyait-on quelque chose ? Avait-on une religion vivante ou une religion morte ? Même, cette religion avait-elle jamais existé ? Voilà ce qu’on se serait demandé, si l’on s’était demandé quelque chose. Mais les enfans répétaient machinalement les paroles que leurs pères avaient prononcées, et c’était tout. Encore ce fantôme de dogme, tel quel, semblait-il condamné à être emporté par le grand vent libéral qui soufflait en tempête sur l’Angleterre, à la veille de la réforme de 1832.

Tout à coup, quelque chose remua dans cette immobilité, le cadavre donna des signes de vie. Le premier symptôme fut la publication de l’Année chrétienne, de Keble, en 1827. Livre charmant, un des plus bienfaisans que je connaisse, vraiment fait pour annoncer une ère nouvelle, car il a la douceur et la sérénité un peu froide de l’aube qui précède un beau jour. Qu’on ne s’imagine pas de fades et niais cantiques. Ce clergyman était un vrai poète, digne de lutter, s’il l’eût voulu, d’originalité avec Coleridge, de profondeur émue avec Wordsworth. Il avait les deux grands dons : il était humain et il sentait la nature. Pas à pas, de fêle en fête, il suivait la lente révolution de l’année religieuse, confondant nos croyances et nos sensations, associant les phases de la vie du Christ avec les transformations de la terre, tantôt lumineuse et souriante, tantôt voilée de pleurs. L’anglicanisme, c’était la foi romaine, dépouillée de sa poésie : Keble lui restituait cette poésie.

Parmi les âmes qui tressaillirent à ces accens nouveaux étaient, au premier rang, le docteur Pusey et John-Henry Newman, destiné à devenir ce grand cardinal Newman dont j’écris le nom avec un respect infini, et qui vit encore parmi nous, entouré d’hommages et chargé d’années, ils formèrent avec Keble une sorte de triumvirat religieux, où Newman eut bientôt la prépondérance, et dont l’action se manifesta par la publication d’une série de Traités pour le temps. À ces traités travailla une légion d’auteurs ; j’y retrouve, avec Gladstone et Manning, le frère aîné de l’historien, Hurrell Froude, esprit fougueux, ouvert à toutes choses, épris surtout de force et d’autorité. Ces jeunes gens avaient pour but de combattre le rationalisme, d’éclaircir les questions de discipline et d’histoire ecclésiastique, de définir le dogme, et surtout de donner aux croyances une vie nouvelle. Il me semble voir passer une croisade intellectuelle où chacun s’est armé comme il a pu et marche à sa guise, mais où l’enthousiasme supplée à la tactique. En route, il y a des égarés, des traînards, des dissidens ; mais le gros de l’armée continue à s’avancer, dans un nuage de poussière, vers je ne sais quelle terre promise, ou à la rencontre d’un ennemi mal connu.

Il y avait deux ans que l’aîné des Froude avait été prématurément enlevé à ses amis, lorsque James-Anthony arriva à Oxford, précédé par le bruit de ses succès à Westminster College. On devine quel accueil lui fit le docteur Newman. Ceux qui ont senti l’influence magnétique d’un prêtre, ceux qui savent combien cette influence est délicieuse, apaisante, doucement irrésistible, comprendront ce que j’ai à dire présentement de Newman et de son disciple. Je me rappelle l’ascendant qu’exerçait le père Gratry sur quelques jeunes gens de ma génération. Il les fascinait de son sourire, les enveloppait de sa dialectique, les éblouissait de ses visions, les ravissait avec lui dans ce monde théologique, qui a son évidence et sa logique différentes des nôtres, et où l’entendement, comme un marin qui voit pour la première fois les constellations de l’hémisphère austral, doute de lui-même et ne se connaît plus. Je me figure ces facultés portées à leur comble chez Henry Newman. Il était poète comme Keble : il a jeté, çà et là, des vers exquis dans la Lyre apostolique. Il était critique : témoins les nombreux articles qu’il a semés dans les Magazines. Il raillait quand il voulait, mais il ne voulait point, a Son esprit, dit M. Froude, était large comme le monde, » et, avec cela, mobile, aérien, presque fluide, « la légèreté même. » Passant par bonds et sans effort d’un pôle à l’autre de l’intelligence, « rien ne lui semblait trop grand ou trop trivial, qui pouvait servir à éclairer une vérité » et à convaincre une âme. Dans tout ce qu’il disait, on sentait « une pitié infinie » pour l’infirmité humaine ; mais c’était la pitié angélique, la pitié de l’être supérieur qui ne connaît point ces défaillances. Prêchait-il, « tous ses mouvemens, toutes ses paroles semblaient s’adresser à chacun de ses auditeurs en particulier, comme ces portraits dont chaque spectateur croit sentir le regard dirigé sur soi. » Les phrases les plus simples, les vérités auprès desquelles on avait passé vingt fois sans s’arrêter, perdaient sur ses lèvres leur banalité. On les recueillait, haletant, et tout à coup on voyait ce qu’on n’avait jamais vu. Il était si sûr de lui-même, il présentait avec tant de force les argumens des philosophes qu’il risquait de faire des incrédules. Mais bientôt le spectacle et la contagion de sa foi sereine reprenaient les âmes qu’il avait un moment découragées. Au besoin, son affirmation eût suffi. Il y avait alors, à Oxford, un mot qui répondait à toutes les objections : Credo in Neumannum. Pour s’emparer ainsi de la jeunesse, il faut être un homme de génie, un saint ou un magicien, et peut-être tout cela à la fois.

L’année finie, le jeune Froude alla passer ses vacances dans une famille de protestans irlandais. C’étaient des « évangéliques, » nuance sévère et un peu puritaine de l’église établie. Leur sérieux, leur simplicité enchanta James-Anthony, et le jeta dans de grands doutes. S’il est vrai, pensait-il, que l’on doive juger l’arbre à ses fruits, la vie de ces gens prouvait encore plus que les argumens du docteur Newman. En effet, l’Anglais s’élève rarement à la conception sublime de la virginité ecclésiastique : la vertu se présente à son esprit sous la forme d’un patriarche, au centre d’un groupe de jeunes gens robustes et de jeunes filles rougissantes.

Sur une table, le jeune étudiant trouva un livre qu’on ne lisait guère à Oxford, et qui, sans doute, n’avait point de place dans la bibliothèque de l’archidiacre, le Voyage du pèlerin, de Bunyan. Le vieil et rude esprit calviniste, l’âme populaire, dans sa grossière énergie, bornée, violente, vindicative, capable, néanmoins, de tendresse et de poésie, se révélait au futur historien de la réforme. Il ressentit un choc, comme tout homme qui rencontre pour la première fois, dans la vie ou dans les livres, la famille d’esprits à laquelle il appartient.

Après les vacances, le jeune Froude rentra dans le cercle enchanté. C’est à ce moment que Newman publia le fameux traité n° 90, d’où date le néo-catholicisme anglais, — catholicisme sans le pape, cela va sans dire. Le docteur montrait, dans ce traité, que les croyances catholiques pouvaient se concilier avec les trente-neuf articles. On cria à la trahison, au jésuitisme ; on vit là un tour de force de casuiste. Ce n’était que la mise en relief d’une vérité historique. Plus fort et plus franc que les auteurs de ce credo d’escamoteurs, Newman retournait contre eux leur piège théologique.

M. Froude prit ses degrés. Agrégé d’Exeter-College en 1842, il fut ordonné diacre en 1844. Il suivait encore, ou paraissait suivre Newman, qui l’employa à écrire les vies de quelques saints anglais et irlandais. Tâche fatale ! Le jeune écrivain était sensible à la poésie des légendes, mais les miracles l’étonnaient, le blessaient : à part l’impossibilité scientifique, il n’y voyait que des jeux puérils. Cependant les événemens se précipitaient. Newman, descendu de sa chaire, vivait dans un petit village, entouré de jeunes hommes qui étudiaient et priaient avec lui ; sa maison était un couvent, moins le nom. Dans une sorte de testament religieux qu’il avait laissé, en mourant, à ses frères, Hurrell Froude leur disait ceci : « Quand vous verrez Keble et Newman en désaccord, alors, mais seulement alors, reprenez votre indépendance, et croyez comme vous pourrez. » Ce jour-là, dans la pensée du mourant, ne devait jamais venir. Il vint pourtant, et lorsque Newman, en 1845, eut définitivement embrassé la foi romaine, James-Anthony Froude se trouva sans guide spirituel, moitié prêtre et moitié laïque, debout sur le seuil du sanctuaire, hésitant à y pénétrer.

Il songea à la littérature. N’est-ce pas le refuge de tous ceux qui ne veulent plus de leur métier ou dont leur métier ne veut plus ? En 1847, il publia, sous le pseudonyme de Zêta, un petit volume intitulé : les Ombres des nuages. Les deux nouvelles qui le composaient ne répondaient que trop bien à ce titre prétentieux et vague. Les situations étaient des impossibilités, les caractères des fantômes. A quelques observations fines, à quelques traits d’humour, un expert eût peut-être deviné, dans cette œuvre ennuyeuse et enfantine, le talent qui se trompe de route. Mais le grand public n’avait que faire d’un livre où les digressions, les demi-confidences, les réminiscences de l’étudiant et du collégien tenaient la place des événemens et des sentimens.

Tout autrement intéressante est la Némésis de la foi, qui parut l’année suivante et fit quelque bruit dans le monde universitaire et clérical. Le héros, Markham Sutherland, est placé dans la position délicate où se trouvait l’auteur lui-même. On le presse d’entrer dans les ordres et il s’y refuse. Il écrit à un ami pour lui exposer ses scrupules, ou plutôt pour lui raconter ses angoisses. Il lui est impossible de « prêcher » la Bible. Peut-être pourrait-il imposer silence à sa raison, mais c’est son cœur qui proteste : or le cœur ne peut errer. Un Dieu immoral, rancuneux et cruel ne sera jamais son Dieu. Du Nouveau-Testament, il refuse d’accepter tout ce qui sent le juif, surtout l’enfer. Ces sentimens sont peints avec une ardente sincérité et avec le désordre des émotions vraies ; on n’est point en présence d’un comédien drapé dans son scepticisme, mais d’un honnête homme déchiré, navré de ne pas croire. Lorsque Markham parle de ses doutes à des hommes plus âgés, à des clergymen, ceux-ci soupirent, lèvent les yeux au ciel et lui laissent voir des doutes semblables, enterrés dans leurs propres consciences et auxquels personne n’a jamais répondu. Peu à peu ces doutes sont descendus, par leur propre poids, jusqu’à ce lit de vase qui est au fond des âmes comme au fond des rivières. On entraîne Markham à peu près comme on entraine une jeune fille qui hésite à prendre un mari sans inclination. « A quoi bon l’inclination ? Épousez toujours : l’amour viendra après. » Ainsi de la vocation religieuse ; elle nait de l’habitude, de la sainte routine des bonnes œuvres. La vie, ce n’est pas le rêve, c’est l’action : agir, tout est là ! Markham se laisse faire. Il sera prêtre, pour faire plaisir à son père et à ses sœurs, pour ne pas désobliger son évêque.

A peine dans sa paroisse, le jeune clergyman célibataire est entouré d’intrigues. La vanité, la curiosité, l’envie, toutes les passions froides, — les plus mauvaises de toutes, — braquent leurs lorgnettes, nouent leurs complots. Les femmes, âpres gardiens de l’orthodoxie dans toutes les religions parce qu’elles ne doutent de rien, flairent le déiste sous le surplis du ministre. Nous entrevoyons des religious tea-parties, où, entre un psaume et une tasse de thé, on conspire la perte du pauvre jeune recteur, coupable d’avoir dédaigné ces pieux enfantillages. Ce n’est qu’une esquisse, et c’est dommage. Espionné, provoqué, mis sur la sellette, Markham laisse échapper son secret : pour lui, la Bible est un tissu de mensonges et d’abominations. On devine le résultat. Contraint de résigner sa cure, Markham reprend sa liberté. On se demanda à Oxford si M. Froude avait voulu raconter son histoire. Il répondit fièrement dans la préface de sa seconde édition : « Ce livre n’est pas une confession, mais admettons que c’en est une. » En effet, c’était et ce n’était pas une autobiographie. Les aventures appartenaient bien à Markham Sutherland ; les sentimens étaient ceux de Froude. L’université en jugea ainsi : elle censura l’auteur, qui répondit par une démission. Le voici, à trente ans, en quête d’une foi, d’une carrière et d’un maître.


II

A peu près dans le même temps où Newman publiait le traité n° 90, Thomas Carlyle donnait à Londres ses lectures sur les Héros et le culte des héros. Les jours où il parlait, Portman-Square était encombré d’équipages. Cette physionomie orageuse, ces longs cheveux rebelles, ces yeux ardens et tristes, profondément encaissés sous les broussailles du sourcil, ces mâchoires de tigre, — l’expression est d’un contemporain, — tout cet extérieur qui sentait l’apôtre plus que le conférencier, obtenait un succès d’étrangeté et d’étonnement. Les vieilles sociétés aristocratiques, qui meurent de satiété et d’ennui, ont une indulgence sans bornes pour l’homme qui les amuse en les insultant, et les casseurs de vitres sont les bienvenus dans un salon où l’on étouffe. C’est pourquoi l’on venait entendre ce paysan qui débitait des énormités avec son bizarre accent de la vallée d’Annan. L’oreille et l’esprit se faisaient à sa rude mélopée, à ses comparaisons baroques, à sa langue mélangée de patois écossais et de mots allemands. On subissait gaîment les éclaboussures de son humour et les intempéries de son éloquence. La curiosité le poursuivait dans la vie privée. Les jolies femmes couraient après lui, les bas-bleus, anglais et américains, lui formaient une cour ; le comte d’Orsay dessinait son profil, et sir Robert Peel l’invitait à dîner. On se le montrait au parc, lorsqu’il y paraissait, monté sur un cheval qu’un banquier, son admirateur, l’avait supplié d’accepter, coiffé d’un immense feutre blanc et vêtu d’une de ces longues redingotes que lui faisait le tailleur de son village, et qui étaient destinées à devenir légendaires comme le costume de cuir de George Fox, le quaker.

Sans s’arrêter à ces excentricités de l’homme extérieur, un esprit comme M. Froude devait chercher et trouver le vrai Carlyle, déchiffrer ce que le philosophe appelait « son message. » Or, voici comment il comprit ce message.

Les croyances de l’homme, suivant Carlyle, n’ont été jusqu’ici que des illusions d’optique religieuse. Comme il s’est cru, pendant de longs siècles, le point fixe autour duquel tournaient le soleil et les étoiles, de même il se prend aujourd’hui pour le centre de l’univers moral ; il voit en mouvement les choses éternellement immobiles et se trompe ainsi, non sur leur existence, mais sur leur façon d’être. Toutes les religions sont donc fausses dans leurs dogmes, vraies dans leur principe. Dieu est, nous ne savons rien de plus, mais c’est assez. La seule prière qui convienne, c’est le silence. Y a-t-il en une révélation ? Non, mais il y en a eu plus de cent, depuis le commencement des temps, par l’intermédiaire des voyans, des inventeurs, des poètes, des pontifes, des princes, de tous ceux qui sont venus ici-bas avec une mission de l’infini, et que Carlyle nomme des héros. Le progrès continu des idées est une chimère ; les institutions ne peuvent que se fausser en vieillissant. On s’égare lorsqu’on travaille à les rendre assez parfaites pour fonctionner comme des machines mises en mouvement par le premier venu. En toute chose, cherchez, au contraire, l’homme doué, l’homme capable, the able man, et laissez-le faire. La métaphysique n’a pas encore en son Galilée ; l’heure de la philosophie n’a pas encore sonné. L’histoire peut seule nous édifier sur le problème qui nous intéresse, en nous faisant connaître intimement les héros du passé, les épanouissemens et les éclipses de la pensée religieuse, la gravitation de l’univers moral autour de l’immuable vérité. Tout livre d’histoire est une bible, puisque Dieu est toujours l’auteur et l’homme toujours l’acteur du drame historique.

Pour rendre cette conception intelligible par des exemples, Carlyle a écrit Cromwell et l’Histoire de la révolution française. Par une ironie qui parut difficile à accepter à ses premiers lecteurs, Olivier le régicide nous est offert comme le roi-type, le gouvernant modèle, le born ruler of men. Quant à la révolution française, elle a détruit, mais non construit ; elle a fait disparaître un vieux mensonge, mais n’est point elle-même une vérité. Elle n’a point de héros, et elle aboutit à la restauration de l’église catholique, de ce Dieu que Carlyle trouvait plaisant d’appeler « un bonhomme de pain d’épice empoisonné. »

Il y a, dans ces deux livres, autre chose qu’une nouvelle façon d’envisager l’histoire : il y a une manière nouvelle de l’écrire. Carlyle a raconté la révolution comme s’il en avait été le témoin. A force de lire les mémoires, les pamphlets et les journaux du temps, et de surchauffer ces laves refroidies au feu de son imagination, il les a obligées à rentrer en fusion. Il a rallumé le volcan et nous a fait assister à son éruption. Aussi est-ce à la fois le livre le plus vrai et le plus faux qui ait été écrit sur cette époque, un livre monstrueux, mais vivant. Autant d’inexactitudes que de lignes, mais ce sont les inexactitudes d’un contemporain, trop ému pour bien voir : ses erreurs mêmes sont des documens. Il est impossible à un historien-apprenti d’imiter ce livre extraordinaire, qui demeure une œuvre à part, un accident du génie. Dans Cromwell Carlyle est plus abordable et nous laisse mieux surprendre son secret. Là, tout est authentique, puisé aux sources, passé au crible de la critique. Ce n’est plus la folie, la fièvre, mais la vie avec ses pulsations normales et son jeu régulier. Le Protecteur est là, devant vous, si près que vous êtes tenté de baisser les yeux. Vous entendez son souffle pesant, vous voyez ses muscles tressaillir, ses paupières battre, les veines de son front se gonfler. L’homme se peint lui-même, par ses discours, par ses lettres, par tout ce qui reste de lui. Ne rien atténuer, ne rien retrancher, même ce qui gêne, ce qui contredit la thèse de l’auteur ; ne rien draper pour l’effet ne jamais escamoter un détail ; ne point « poser » le modèle, ne pas choisir ses bons momens ni ses beaux aspects, comme fait le peintre : tous les momens et tous les aspects appartiennent à l’histoire. Cette tâche remplie, l’historien prend parti avec passion, avec furie. Toujours exact, jamais impartial, vous pouvez le maudire comme juge, vous ne pouvez le récuser comme témoin. Concluez contre lui, si cela vous plaît : ce sera le plus bel éloge que vous puissiez faire de son honnêteté.

Tel est l’homme, tel est le système auquel se donna James-Anthony Froude. La doctrine de l’adoration silencieuse, la foi sans dogme, comme une musique sans paroles, endormait ses doutes sans y répondre ; elle satisfaisait aux besoins de cette double nature : tempérament religieux, esprit critique. Elle lui permettait de rester en communion sympathique avec ces puritains qu’il admirait ; car elle ne s’écarte pas trop de cette religion individuelle où chaque homme, dans son temple intérieur, est l’interprète des Saintes Écritures. Mieux encore : elle était, dans la pensée de M. Froude, sinon dans celle de Carlyle, la transformation finale du puritanisme. En même temps, une manière nouvelle de comprendre et d’écrire l’histoire lui indiquait l’emploi futur de ses talens. Restait à trouver un sujet. Obéissant à cet esprit quelque peu hargneux qui était en lui et le portait à défier les opinions reçues, il prit pour thème la réforme anglicane, parce que personne, même en Angleterre, n’osait en parler. L’opinion commune voulait qu’Henry VIII eût été un tyran et un scélérat, Élisabeth une femme de génie. M. Froude entreprit de démontrer que l’un avait été un honnête homme et un grand prince, l’autre une vieille fille capricieuse et médiocre. C’est à ce double paradoxe qu’il a consacré douze volumes et vingt ans de sa vie. A-t-il réussi, et dans quelle mesure ?


III

Au moment où s’ouvre le récit de M. Froude, en 1529, Henry règne depuis vingt ans. Déjà l’obésité alourdit et déforme cette beauté merveilleuse que les poètes avaient chantée, que l’Europe entière admirait. Il a gardé, cependant, sa supériorité dans tous les exercices du corps. Habile archer, excellent écuyer, il est, de plus, théologien et ingénieur. Il a l’amour du canon, que les souverains partagent avec les enfans, bien qu’il se contente d’être un artilleur platonique. Dans ses préambules législatifs, dans son immense correspondance administrative et diplomatique, se montre, avec une instruction variée, une certaine puissance personnelle d’expression, qui se fait jour à travers les circonvolutions pénibles de la période. Il expose et discute les thèses économiques et sociales du XVIe siècle avec compétence et surtout avec un luxe édifiant de bonnes intentions. « Les royaumes sans justice, écrit-il au comte de Surrey, ne sont que brigandage. » Il dit ailleurs : « D’après l’Écriture, les princes doivent être pères et nourriciers de leurs sujets ; ils doivent veiller à ce que la vraie religion et la pure doctrine soient partout maintenues et enseignées ; faire en sorte que les sujets soient bien conduits et gouvernés par de bonnes et justes lois, que toutes choses nécessaires leur soient fournies en abondance, et que le peuple et la communauté augmentent ; les défendre contre l’oppression et l’invasion tant au dedans qu’au dehors du royaume ; pourvoir à ce que la justice soit également administrée à tous ; entendre leurs plaintes avec bonté, et leur montrer, même quand ils ont failli, une paternelle pitié ; finalement, corriger ceux qui sont mauvais, de telle façon qu’il soit visible que les princes eussent mieux aimé les sauver que les perdre, n’était le regard de la justice et le maintien de la paix et du bon ordre en la république. » Belles paroles, encore qu’un peu vagues, et qui font écrire à M. Froude que « la justice fut la passion dominante d’Henry ! » Belles paroles, si les actes y répondent ! Sinon, elles se retournent contre l’hypocrite qui les a prononcées.

M. Froude a pris pour point de départ, non sans raison, le jour où tombe Wolsey : c’est, en effet, ce jour-là que le schisme apparaît à Henry comme une solution. En réalité, le drame de la réforme commence lorsque les yeux du roi tombent, pour la première fois, sur une jeune fille qui revient de la cour de France et que la reine a prise au nombre des filles d’honneur. Voilà ce que dit l’histoire, catholique ou protestante ; M. Froude voit les choses différemment. Il avoue que les femmes ont fait du tort à son héros. « Avec les hommes, il a toujours fait et dit ce qu’il convenait de dire ou de faire. » Pour faire plaisir à l’historien, on voudrait, en jugeant Henry VIII, faire abstraction des « histoires de femmes. » Mais le moyen, avec un homme qui a été marié six fois, sans compter les maîtresses ? Le roi, nous dit M. Froude, voit dans les couches désastreuses de Catherine et dans la mort prématurée de ses enfans mâles un châtiment de la Providence, qui le punit d’être entré dans le fit de son frère. Il veut, d’ailleurs, assurer la succession, pour éviter au pays les maux d’une nouvelle guerre civile. C’est pourquoi, fidèle aux principes de dévoûment qu’il a lui-même posés tout à l’heure, il est prêt à se sacrifier à son peuple, en échangeant une femme de quarante-cinq ans, déplaisante et flétrie, contre une jeune fille de vingt, dont il est amoureux.

Feignons d’ignorer qu’Henry a deux sœurs et que toutes deux ont des enfans ; que son neveu, Jacques V d’Ecosse, est prêt à épouser sa fille, la princesse Marie, et à consommer ainsi l’union des deux couronnes ; qu’à défaut de Jacques et de Marie, le sang des Plantagenets coule dans les veines de dix personnes, toutes plus dignes d’occuper le trône que l’arrière-petit-fils d’Owen Tudor, le gentillâtre gallois. Prenons la question dans les termes où elle est posée. Il s’agit d’un divorce politique : la situation d’Henry et de Catherine serait à peu près celle de Napoléon et de Joséphine. Qui ne voit la différence, ou plutôt le contraste ? Napoléon répudie une personne de condition ordinaire pour épouser la princesse la plus noble de l’Europe ; Henry répudie la tante de Charles-Quint pour épouser la fille d’un hobereau. Napoléon croit affermir sa dynastie en s’unissant aux Hapsbourg ; Henry compromet la sienne en se brouillant avec les deux grandes puissances qui se partagent le monde, l’empire et la papauté. Bien loin de fermer l’ère des révolutions, il commence une lutte stérile qui durera soixante ans.

Considérez maintenant Anne Boleyn, et dites si cette femme n’explique pas le genre d’amour qu’elle inspire. Elle n’a pas eu d’enfance. A sept ans, — d’autres disent à douze, — elle a été jetée au milieu de la cour de France, c’est-à-dire en pleine galanterie. Est-elle jolie ? Le portrait d’Holbein répond négativement, mois Holbein n’est pas un peintre de jolies femmes. Si elle n’est pas belle, elle est pire. Vierge et vicieuse, pétrie de volupté, elle a gardé dans le regard et dans le sourire quelque chose des impuretés qui l’ont frôlée et chiffonnée au passage. Elle a les goûts de la courtisane, la paresse, les diamans, la mangeaille. On lui fait sa cour en lui envoyant des carpes et des crevettes, dont elle soupe en petit comité. Rusée, insolente, ingrate, sa platitude envers Wolsey tout-puissant n’a d’égale que sa joie lorsqu’il est chassé. Avec quelle effronterie elle accepte ce vilain rôle équivoque de reine en double ! Pas la plus fugitive pitié pour son ancienne maîtresse, dont elle a volé la place, pour l’épouse délaissée qui se consume de douleur, à quelques pas d’elle, dans ce même palais de Greenwich. Loin de là : elle voudrait prendre la vie de la princesse Marie, « dût-elle être ensuite brûlée ou écorchée vive[1]. » Mariée, ses adultères ne seront que des fantaisies rapides, des jeux sensuels. Malgré le danger qui l’assaisonne, la faute lui paraîtra fade si elle n’y joint le ragoût de l’inceste. Dans sa prison, condamnée à mort, elle reste la même. Elle fait encore des projets : « Si le roi me pardonne, j’irai à Anvers ; je vivrai de telle et telle façon… » Et un moment après : « Si je meurs, je serai une sainte. » Elle se fait apporter le billot, s’essaie à y poser la tête, répète sa grande scène finale. Le roi a fait venir pour elle le bourreau de Calais, un virtuose qui lui tranchera la tête d’un seul coup, non avec une hache, fi donc ! mais avec une épée. « Comme le roi est bon ! .. D’ailleurs, l’exécuteur n’aura pas grand mal : j’ai le cou si petit ! » Et elle éclate une dernière fois de ce rire coquet qu’elle a appris en France et qui a affolé tant d’hommes. Au fond, que lui importe ! Sa vraie mort, la mort de sa vanité, a été le jour où, devant les pairs assemblés, on lui a ôté son manteau de reine et sa petite couronne de pierreries.

Voilà la femme qui tient le cœur d’Henry, et qui, avec la ténacité de la pieuvre, l’enlace chaque jour davantage. Comme sa rancune, le désir du roi sait attendre. M. Froude se donne une peine infinie pour démontrer qu’Henry n’a point cédé à sa passion avant l’heure légale, qu’il a respecté dans Anne Boleyn, — je cite ses expressions ce qu’on appelle en termes techniques l’honneur d’une femme[2]. Soit : la situation est moins coupable ainsi, elle est aussi malpropre et beaucoup plus ridicule. Lorsque Henry se dispose à venir voir son allié, le roi de France, il emmène avec lui « mistress Anne. » François Ier a grand soin d’exclure de sa suite les jeunes seigneurs connus pour être « mocqueurs et gaudisseurs. » Dès cette époque, les Anglais redoutaient l’esprit. D’abord, c’était un produit étranger ; et puis, rien ne prêtait tant au ridicule que ce gros bellâtre de quarante ans, traînant dans ses bagages une fille qui n’était ni sa femme ni sa maîtresse. Tout le monde était las de cette attente, excepté lui. Chacun lui disait, à mots couverts : « Mariez-vous, on s’inclinera devant le fait accompli ; » Le pape lui-même, à travers mille réticences italiennes, laissait presque deviner la même pensée. Mais le roi n’entendait rien : son orgueil s’irritait à l’idée de pécher en cachette et d’être absous. Il ne lui suffisait pas d’avoir Anne Boleyn, il voulait encore avoir raison. Il rêvait qu’un concile œcuménique lui ouvrît solennellement les rideaux de cette alcôve devant laquelle il se morfondit sept ans.

Il se trouva un homme pour dire à Henry VIII : « La puissance spirituelle vous tient en échec : absorbez-la dans la vôtre. Le pape vous gêne : soyez vous-même pape et roi. » L’idée parut à Henry un trait de génie ; il la mit en pratique et fit du donneur d’avis la seconde personne du royaume. Cet homme, un des grands aventuriers de l’histoire, s’appelait Thomas Cromwell. Il disparaît un peu dans l’illustration de son homonyme du siècle suivant ; pourtant, il n’a pas fait moins de mal, laissé derrière lui une trace moins profonde ni moins sanglante. Une obscurité effrayante plane sur ses commencemens. Lorsqu’il émerge dans l’histoire, il atteint déjà le milieu de la vie. D’où sortait-il ? qu’avait-il fait ? La légende dit qu’il était fils d’un forgeron de Putney, qu’il avait d’abord été page chez lady Dorset : la légende raconte ce qui lui plaît. Tout ce que nous savons, c’est qu’il avait été soldat de fortune en Italie. « J’étais alors un ruffian, » disait-il plus tard à Cranmer. Un ruffian ! Et dans cette Italie du XVIe siècle, la terre des vices sans nom et des violences sans frein ! On frémit à ce mot qui vaut une confession. Par échappées, on revoit Thomas Cromwell mendiant à la porte d’un banquier florentin qui le recueille et l’emploie, agent d’affaires à Anvers, marchand de laines à Middleborough, enfin membre du parlement et domestique de Wolsey. Cet homme est le vrai père du protestantisme anglais. Lorsque son maitre tombe, il le défend avec énergie dans le parlement, non par générosité, comme M. Froude a la bonté de le croire, mais parce que, impliqué dans tous les secrets du cardinal, en plaidant pour lui, il sauve sa propre tête. On trouve beaucoup d’hommes capables de cette générosité-là. Quoi qu’il en soit, il prend lestement la place, sinon le titre, de son patron, et inaugure une politique toute contraire.

Il fallait briser la résistance des évêques qui se dessinait déjà. Entrons avec M. Froude dans ce parlement ecclésiastique, longtemps plus puissant que l’autre, et qui se nomme la Convocation. Prélats séculiers et réguliers y siègent dans un commun désarroi, sous la présidence de l’archevêque de Canterbury, le vieux Warham, Henry VIII veut être reconnu chef suprême de l’église. Les évêques demandent à voir le roi et ne sont point reçus. Ils implorent des délais, d’abord trois jours, puis un seul : ce délai est refusé, et les juges viennent, au nom du roi, jusque dans leur salle des délibérations, menacer les évêques de la confiscation et de la prison. « Ils hésitèrent encore pendant une nuit entière. Le lendemain, l’archevêque soumit à la chambre haute la clause fatale, à laquelle il avait ajouté une restriction : « Nous, les églises et le clergé d’Angleterre, reconnaissons le roi pour notre seul protecteur, notre maître unique, et autant que la loi du Christ le permet (quantum per Christi legem licet), pour le chef suprême de ladite église. » Ces mots, lus tout haut par l’archevêque, furent reçus en silence. « Acceptez-vous ? » dit Warham. — L’assemblée resta muette. « Quiconque se tait, reprit le président, semble consentir. » — Alors une voix, partie de la foule, répondit : « En ce cas, nous nous taisons tous ! »

Telle fut cette séance mémorable. On cite des résolutions fameuses votées au scrutin secret à la majorité d’une voix, d’autres à la tribune et par l’appel nominal, d’autres par acclamation. Celle-ci est sans doute le seul exemple d’un grand changement politique et religieux voté à l’unanimité du silence. De ce jour date l’anomalie monstrueuse dont quelques vestiges subsistent, et qui, à un moment de l’histoire, a pu donner pour tête à cette église bizarre une vieille femme athée ou hétérodoxe. « Tout ce que je veux est canon, » disait l’empereur Constance. Henry VIII agit comme parlait Constance. Il compose un credo en six articles, le retouche, le remanie, suivant l’humeur ou le besoin. Lorsqu’il tient sur ses genoux Catherine Howard, qui appartient à une famille catholique, il voit d’assez bon œil le culte des images et la confession auriculaire ; il incline au luthéranisme lorsqu’il songe à épouser Anne de Clèves, qui est luthérienne. Que la ligue de Smalkalde accepte son alliance et son patronage, il est prêt à signer la confession d’Augsbourg. Ainsi, de quelques avantages temporaires, concédés par trois ou quatre principicules allemands, dépend la question de savoir si les Anglais croiront ou non à la présence de Jésus-Christ dans le sacrement de l’autel !

À peine comptait-on quelques protestans clairsemés : des ouvriers flamands réfugiés à Londres, des scholars de Cambridge et d’Oxford qui avaient lu en cachette les écrits de Luther et de Melanchton. L’immense majorité de la nation répugnait aux nouveautés de doctrine. En effet, on devient hérétique, mais on naît schismatique : l’hérésie procède de l’entendement, tandis que le schisme est dans le caractère. Le pape est un prince italien, cela suffit. Lui envoyer de l’argent anglais sous forme d’annates, de premiers fruits, de denier de Saint-Pierre, le laisser pourvoir à certaines charges, obéir à des tribunaux où la justice se rend en son nom, c’était plus que l’Anglais ne pouvait supporter. Pour l’hérésie, il la détestait. Les Lollards, ces socialistes et ces anarchistes du XVe siècle, avaient achevé de l’en dégoûter. Il n’ergotait pas sur les miracles, ne marchandait pas sur le nombre des mystères ; alors, comme aujourd’hui, il était prêt à tout croire. Son rêve eût été d’avoir un dieu à lui, un dieu national, fait à la maison comme le pudding, un dieu anglais, an english God : le mot se trouve en toutes lettres sous la plume de Latimer, un des pères de la réforme. Le schisme est donc endémique dans l’île ; il est une des formes de l’exclusivisme britannique, qui n’a d’égal dans le monde que l’exclusivisme juif. Voilà pourquoi l’Angleterre reste paisible lorsque Henry VIII la sépare du pape, pourquoi elle commence à s’émouvoir quand on brûle des images vénérées, et quand on jette à la voirie les os de Thomas Becket.

Pour réconcilier le pays avec le nouvel ordre de choses, il fallait l’impliquer dans une complicité analogue à celle qui unit le bandit au receleur. La confiscation des biens des couvens vendus à vil prix par la couronne devait amener, comme en 1793, un immense déplacement de la fortune territoriale et la création d’une classe nouvelle de propriétaires, qui se serreraient énergiquement autour du trône pour se défendre en commun contre toute revendication. Mais, pour persuader au parlement de sanctionner cette confiscation, il était nécessaire de constituer aux maisons religieuses et à leurs habitans un dossier d’infamie, en faisant peser sur tous les vices et les crimes de quelques-uns. En réalité, ce qu’on se préparait à voler, c’était la part des pauvres, des malades, des orphelins, car les monastères étaient à la fois des hôpitaux, des écoles, des foyers de science et souvent de vertu[3]. Cromwell sut trouver des instrumens dignes de lui et de la tâche qu’il allait leur confier.

Ici, M. Froude, j’ai le regret de le dire, s’écarte même de l’exactitude matérielle des faits, soit qu’il ait ignoré beaucoup de choses, soit que le préjugé contre le papisme ait triomphé de son honnêteté. Tout en parlant dédaigneusement des « Visiteurs, » il laisse croire au public que leurs accusations sont généralement fondées. Or, comment un seul mot de vérité serait-il sorti de pareilles bouches, tombé de pareilles plumes ? Qu’on lise leurs lettres, ce mélange d’adulation plate et de familiarité impudente, de facétie grossière et de jargon hypocrite : c’est à peu près dans ce style que le mouchard moderne rédige ses rapports sur le coin d’une nappe tachée de vin bleu. Lorsque les portes des couvens ne s’ouvrent pas assez vite, ils les enfoncent à coups de hache. S’agit-il d’éventrer une paillasse, de fracturer un tiroir, de sonder les murs, de dépecer un calice orné de pierres précieuses, ils ne laissent à personne l’honneur d’accomplir cette besogne. Les misérables qui les accompagnent se font des cuirasses avec les chasubles, des selles avec les chappes, des fourreaux de poignards avec les reliquaires. On les voit sur toutes les routes, hurlant des refrains obscènes sur des airs sacrés, ivres du vin des messes qu’ils ont bu à flots dans les celliers ecclésiastiques.

Le désordre s’étend sur tout le royaume. A chaque instant, le service religieux est interrompu par d’effroyables tumultes. Ici, c’est un sacramentaire qui, au moment de la consécration, élève dans ses bras, par dérision, un petit chien ; ailleurs, l’officiant est poignardé sur les marches de l’autel. Un prêtre marié amène dans la maison curiale celle qu’il nomme sa femme, tandis qu’à quelques milles de là on chasse, au milieu des huées, la concubine du prieur. L’archevêque Cranmer, qui a épousé d’abord une servante et s’est remarié en secondes noces avec la nièce d’Osiander, la fait voyager, d’une résidence à l’autre, dans une grande caisse-percée de trous ; Comme pour mettre le comble à cette confusion, à cette inexprimable détresse des consciences, le gouvernement, impartial et méthodique, fait pendre à Tyburn trois prêtres papistes pour refus de serment, et brûler à Smithfield trois anabaptistes pour crime d’hérésie.

Il faut aborder enfin le côté sanglant du règne. Le supplice de sir Thomas More et celui du cardinal Fisher sont présens, dans leurs touchans détails, à toutes les mémoires. On connaît moins la mort du vénérable abbé de Glastonbury, celle du père Forrest, celle de Haughton, prieur des Chartreux, et de ses compagnons, tous compris, et à juste titre, dans la liste des béatifiés qui a été publiée en décembre dernier. De plus pures, de plus innocentes victimes, je n’en connais pas. Comme le fait remarquer M. Froude, ces hommes n’étaient même pas coupables d’un crime d’opinion ; ils n’avaient prêché publiquement aucune doctrine défendue. Que leur reprochait-on ? Quelques mots murmurés sous les arceaux d’un cloître ; moins encore, une pensée intime, murée dans le sanctuaire obscur de la conscience. On produisit contre eux des témoins qui prétendaient avoir entendu quelque chose par-dessus les murs d’un jardin ; d’autres qui s’étaient présentés au tribunal de la pénitence et, sous prétexte d’obtenir un conseil, avaient arraché le secret du confesseur. A défaut de ces témoignages, les réponses des accusés, chose inouïe, devinrent le corps même de l’accusation. Condamnés pour crime de haute trahison, ces hommes, déjà exténués par la torture, étaient traînés sur la claie jusqu’à Tyburn, où des potences étaient dressées. On les y suspendait ; mais, dès qu’ils avaient senti l’angoisse de ce supplice, on se hâtait de couper la corde. Les entrailles de ces infortunés étaient alors arrachées de leur corps vivant et jetées, sous leurs yeux, dans une chaudière pleine de poix bouillante ; on y précipitait ensuite le foie et le cœur. Alors seulement on leur tranchait la tête, et on coupait le tronc en quartiers, pour exposer en différentes places ces lambeaux humains. M. Froude a suivi, à travers ces épreuves, le prieur Haughton, admirable figure, d’une tendresse féminine, d’une suavité angélique, mais il n’a point raconté ce qu’on fit des dix derniers chartreux. Attachés au mur de leur cachot par un carcan de fer qui ne leur permettait ni de se coucher ni de s’asseoir, les bras et les genoux attachés, ils périrent de faim l’un après l’autre, s’appelant, se consolant, se bénissant à travers les ténèbres glacées et priant jusque dans le délire de la souffrance. Une femme courageuse parvint à leur faire passer quelque nourriture, et ne fit que prolonger leur agonie. Au bout d’un mois, un seul restait vivant : on le supplicia. Ainsi souffrirent et moururent des hommes dont le seul crime était de n’avoir pas voulu s’incliner devant cette hideuse absurdité, Henry pape de l’église anglaise.

La jalousie et la politique du roi en frappèrent bien d’autres, qui n’étaient pas des saints, mais qui moururent tous avec décence et courage. On ne voit guère que lady Rochford qu’il fallut porter sur le billot, et qui se débattit jusqu’à la dernière seconde dans une frénésie de terreur et de désespoir. Hommes et femmes se composaient une toilette d’échafaud, s’endimanchaient pour mourir, les uns par une coquetterie funèbre, les autres par une charité posthume, car le bourreau héritait du dernier costume porté par le condamné. Sur la plate-forme, on prononçait d’ordinaire une sorte de sermon où l’on établissait avec précision sa manière de penser sur la Sainte-Trinité, sur la transsubstantiation et sur les autres points de controverse. Puis on pardonnait à l’exécuteur et l’on priait pour le roi. Pas un n’y manqua ; pas un ne maudit la main sanglante qui s’appesantissait sur lui. Craignaient-ils de prononcer des paroles de haine, des souhaits de vengeance sur le seuil de l’autre vie ? Ou redoutaient-ils encore le tyran qui pouvait rendre leur supplice mille fois plus horrible, enfermer plusieurs morts dans une seule ? Aussi bien, l’échafaud était entré dans les mœurs. Comme la peste ou la suette, c’est une maladie du temps, une maladie dont mouraient les gens bien portans. C’était surtout, comme la goutte, une maladie de riches : le plus exposé était celui qui offrait la proie la plus grasse aux proscripteurs. Je ne suivrai pas cette lugubre procession d’ombres décapitées, qui commence à sir Thomas More et finit au comte de Surrey. Quiconque avait dans les veines quelques gouttes de sang princier, quiconque remplissait dans l’état des fonctions auxquelles s’attachait une responsabilité, quiconque avait plu, puis cessé de plaire, devait apercevoir, dans une brume de sang, Tower-Hill ou Tyburn comme le terme probable, la fin presque nécessaire de toutes les grandeurs.

On trouvera peut-être qu’il y a de la naïveté ou du raffinement à accuser un meurtrier de manquer de tact ; cependant le portrait d’Henry VIII serait incomplet, si je ne le montrais insultant ses victimes et joignant, en toute circonstance, la grossièreté au crime. L’homme qui enjoignait à sa fille légitime de se reconnaître bâtarde sous peine de haute trahison, qui envoyait son fils adultérin, le duc de Richmond, présider à la punition de l’adultère dans la personne d’Anne Boleyn, qui épousait sa troisième femme le lendemain de l’exécution de la seconde, qui notifiait ses infortunes conjugales aux puissances étrangères et les soumettait à l’examen minutieux de tous les légistes du royaume, qui, sans consommer le mariage, partagea six mois le lit d’Anne de Clèves en lui tournant le dos et en rêvant aux moyens de divorcer, cet homme appartenait à la farce aussi bien qu’au drame. On peut être un lourdaud en même temps qu’un scélérat. Le peuple ne s’y est pas trompé : il a mieux vu que les historiens lorsqu’il a fait d’Henry VIII un Néron-Sganarelle qui montre une face grotesque et une face effrayante. On m’oppose ses dépêches, ses préambules de lois, ses pamphlets théologiques : que me font ces écrivailleries ? Je vois que ses talens militaires se sont bornés à assister au siège de Boulogne et à échouer devant Montreuil ; qu’il a légué à l’Angleterre l’anarchie religieuse, gaspillé les trésors de l’église, transformé le parlement, cet instrument de liberté, en un instrument de despotisme ; qu’au dehors, loin de tenir la balance entre la France et l’empire, il a mendié en vain l’alliance des protestans d’Allemagne. Un règne se juge sur des résultats, non sur des phrases.

La dernière scène se passe dans ce parlement, devenu si abject, que ses membres se lèvent et saluent lorsque le chancelier prononce le nom du roi. Henry, couvert d’ulcères, ivre tous les soirs, n’est plus qu’un corps inerte que l’on promène de chambre en chambre, dans un fauteuil roulant. Il a voulu haranguer encore une fois ses fidèles communes, et leur adresse un appel à la tolérance et à la concorde, interrompu par les sanglots de l’auditoire et par ses propres larmes… A peine les a-t-il essuyées, il signe l’arrêt de mort de Surrey, le noble poète, le soldat héroïque, et d’Anne Ascue, une des femmes les plus distinguées et les plus vertueuses de l’Angleterre. Quelques semaines après, il meurt tranquille, en serrant la main de Cranmer, qui a béni tous ses crimes.

Pour tracer cette physionomie, je n’ai pas fait un seul emprunt à Pôle, à Sanders, à Campion, pas même à l’honnête Lingard ; j’ai laissé également de côté la version ultra-protestante de Burnet et de ceux qui l’ont suivi. A peine ai-je indiqué deux ou trois faits nouveaux, révélés par les publications plus récentes du docteur Brewer, de M. Gairdner et de M. Friedmann[4]. Je n’ai même pas mentionné les débauches monstrueuses attribuées à Henry VIII ; je n’ai point fait de lui l’amant de la mère et de la sœur aînée d’Anne Boleyn. J’ai admis la pureté des relations du roi avec la fille d’honneur jusqu’à leur mariage ; je n’ai pas chicané sur la date, très importante, de ce mariage, bien qu’il me fût aisé de le faire. Catherine a-t-elle été empoisonnée ? La condamnation d’Anne Boleyn n’a-t-elle été qu’un meurtre juridique, destiné à frayer le chemin du trône à la nouvelle favorite, Jane Seymour ? Vérité ou légende, j’ai laissé toutes ces questions dans l’ombre. J’ai voulu que l’historien plaidât contre lui-même : Froude contre Froude, suivant la formule qui retentit si souvent dans les cours de justice anglaises. D’un côté, les faits acceptés par lui ; de l’autre, ses appréciations. Au lecteur de choisir.


IV

Je trouve, au frontispice du septième volume, un portrait d’Elisabeth, devant lequel il faut s’arrêter un moment. Promenez-vous le dimanche, entre l’heure du lunch et l’heure du thé, dans une petite ville de province anglaise, et, à travers le miroitement des vitres soigneusement lavées, vous apercevrez beaucoup de faces semblables, souriant d’un sourire précieux et vainqueur, droites, immobiles dans la rigidité de leur robe neuve, diamans aux oreilles et chaîne d’or au cou. Celle que nous avons ici sous les yeux est moins une figure qu’un museau. Un menton étroit et un grand front, tous deux fuyans ; un petit œil rond, froid, sournois, jaloux et susceptible, enchâssé dans d’énormes pommettes ; la bouche sèche, impérieuse, dépourvue de charme féminin ; enfin ces traits, à la fois massifs et pointus, qui caractérisent la laideur, ou, si l’on veut, la beauté britannique. Une gorge très basse, qui n’eut jamais d’autre mérite que la blancheur, et dont elle tirait une vanité indécente. Joignez à tout cet ensemble une certaine fraîcheur qui alluma un désir passager chez Philippe II, personnage peu difficile et sujet aux rages d’amour en présence d’objets vulgaires.

Animez cet aimable portrait. Elisabeth monte à cheval, tire le pistolet, boit de la bière, crache et jure comme un troupier. Sa voix est rude, et, quand elle cherche à la moduler, devient ridicule. Elle a le goût des étoffes rêches, des sons aigres, des couleurs criardes. Elle fait broder sur ses robes des yeux et des oreilles, des salamandres, des crocodiles et autres objets qui flattent sa passion du baroque. Elle est brave en présence d’un danger réel, peut-être parce qu’elle n’y croit pas ; mais elle est malade d’une simple menace pendant deux jours, quoique son orgueil dissimule cette émotion sous une effronterie sans égale. Son courage, c’est ce que le peuple, à Paris, appelle « du toupet. » Après son éloge, ce qu’elle aime le plus à entendre, c’est le décri des autres femmes. Quand on revient d’une mission à Paris, la consigne est de tourner en ridicule les dames de la cour de France : alors le laideron couronné ne se tient plus de joie.

Lorsqu’elle parle ou qu’elle écrit, elle s’exprime dans cette langue pédante et maniérée qu’on a appelée l’euphuisme, et que ses contemporains parlent et écrivent comme elle. Des connaissances trop vastes et trop vite acquises barbouillent les cervelles du XVIe siècle ; elles en ressortent, indigérées, en un flot d’apophthegmes, de tropes et d’antithèses. Les enfans trop instruits trouvent naturellement de ces choses contre nature. Elisabeth est capable de répondre en latin et même en grec aux docteurs d’Oxford et de Cambridge, mais elle ne résiste pas à la tentation de parler encore grec et latin en anglais. Elle compose et apprend par cœur de pompeux exordes, auprès desquels le galimatias double de Lyly est un modèle de clarté. Puis, quand elle a consommé sa provision de rhétorique, elle se livre à l’improvisation ; le ton change, la nature reparaît, et la harangue, commencée par des périodes académiques, finit par des mots de la halle. Ainsi elle a deux manières bien distinctes : l’une, âpre, basse, populacière, quand elle est irritée ; l’autre, prétentieuse et ambiguë, quand elle se possède. Sa phrase tortueuse reflète alors fidèlement sa pensée, car elle ment sans cesse, contre toute évidence, contre toute raison, même contre son intérêt et jusque dans ses prières.

Elle aime les hommes qui n’en sont pas, les transis, les éperdus, les tendres pleurnicheurs, ceux qui lui font entendre non le langage viril de la passion, mais la monotone et énervante cantilène de l’amour. « Je ne vis qu’à demi quand vous n’êtes pas là, » écrit Leicester. « Vous voir, c’est le ciel, — écrit de son côté Hatton ; — loin de vous, c’est l’enfer ! » Elle caresse Hatton, l’appelle « son mouton. » Mais « Robin, » c’est-à-dire Robert Dudley, comte de Leicester, est son préféré. Un jour qu’elle feint de vouloir le marier à sa rivale Marie Stuart, elle détaille à l’ambassadeur écossais les charmes de son favori : « Voyez le bel homme ! Comme il est bien fait ! » Par une belle soirée d’été, la barge royale glisse sur les eaux limpides de la Tamise, portant la reine, son Dudley et leur confident, l’ambassadeur d’Espagne : un évêque, mais un évêque du XVIe siècle. Dudley est couché sur des coussins, aux pieds de sa maîtresse, qui lui donne de petites tapes sur les joues et lui chiffonne tendrement les oreilles. Excité par ce jeu, il lève des yeux pleins de langueur sur Elisabeth : « Qui nous empêche d’être heureux ? Nous avons un prêtre avec nous. Il n’a qu’un mot à dire, et nous sommes unis. » La reine hausse les épaules, l’évêque se tait, et, rentré chez lui, rédige le récit de cette scène, qui a dû faire passer un pâle sourire sur les lèvres du maître de l’Escurial. Au fond, que voulait cette étrange vieille fille, qui rôdait, moitié effrayée, moitié tantalisée, autour de l’amour, avançant les lèvres vers le fruit défendu et reculant dès qu’il approchait ? Quel sentiment était le plus fort chez elle, le goût de l’homme ou la peur du mariage ?

Ses projets matrimoniaux, toujours repris, toujours abandonnés, font le désespoir de ses diplomates et la risée de l’Europe. Nous avons Dudley, le candidat du cœur ; Arundel, le candidat des catholiques ; Arran, le candidat des Écossais ; nous avons le candidat perpétuel dans la personne de l’archiduc Charles. On ne veut pas de lui, on ne l’épousera jamais, à cause « de sa longue tête. » Mais il n’en sait rien et se prête avec une bonne grâce admirable à des négociations dérisoires. Il faut quinze ans pour lasser la patience de cette longue tête, qui paraît avoir été en même temps une tête carrée. Elisabeth s’en sert comme d’un écran contre l’importunité irritée de son parlement, qui veut la marier. Elle tire surtout vanité des prétendans couronnés ; elle les compte complaisamment sur ses doigts : « D’abord ç’a été le roi d’Espagne, puis le roi de Danemark et le roi de Suède ; maintenant c’est le roi de France, presque un enfant ! .. » Elle voudrait qu’ils fussent tous réunis autour d’elle, ou, tout au moins, que les ambassadeurs lui fissent la cour par procuration. Les années se passent, elle vieillit, les projets de mariage vont toujours leur train. En 1566, elle trouve, avec raison, que Charles IX est trop jeune pour elle. Cinq ans plus tard, elle accueille avec plus de faveur l’idée d’épouser son frère cadet, le duc d’Anjou. Elle a trente-sept ans, il en a vingt. Une seule chose l’inquiète : l’aimera-t-on ? Car il ne lui suffit pas d’être respectée comme reine, elle veut être aimée comme femme, mais sérieusement et sans tricherie. Elle connaît certaines historiettes sur Philippe II, qui, à travers un vasistas, ne dédaignait pas de jeter un coup d’œil dans la chambre où s’habillaient les filles d’honneur, et elle ne veut point d’un mari qui chercherait « des compensations. »

— « Quand il sera un homme, je serai une vieille femme, » dit-elle en minaudant. Et l’ambassadeur de répondre : « Votre Majesté ne sera jamais une vieille femme ! »

Anjou faisant la grimace, Catherine de Médicis propose Alençon, qui n’a que seize ans, et ce projet, plus absurde que le précédent, est encore mieux reçu de la reine. Pendant sept ans, ce mariage insensé est sur le tapis ; il semble à deux doigts de s’accomplir. Le fiancé, que M. Froude définit « un nain malsain et grêlé, » vient à plusieurs reprises en Angleterre, lutte de tendres soupirs et d’extravagance amoureuse avec Hatton et Leicester. Elle danse, joue du luth, déploie ses grâces devant lui et le cajole comme les autres ; il est « sa grenouille, son crapaud… » D’ajournement en ajournement, de promesse en promesse, elle est arrivée au pied du mur. Mauvissière, l’ambassadeur de France, presque menaçant, lui serre le bouton : « Qu’annoncerai-je au roi mon maître ? — Que le duc sera mon mari. » En même temps, elle colle ses lèvres flétries aux lèvres noires de sa « grenouille, » lui passe un anneau au doigt, et appelle ses dames pour rendre hommage à leur futur roi. Les mignons accourent, désespérés : « Qu’avez-vous fait ? — Rien dont vous ayez sujet d’être inquiets. — Mais comment vous tirer de là ? — Par des mots : c’est la monnaie qui a cours en France. »

On persuade au pauvre duc qu’il y a une grande et belle aventure à courir aux Pays-Bas, et qui sait ? peut-être une principauté à s’y tailler, en trahissant à la fois et Philippe et ses sujets révoltés. Pourtant il se débat encore. Hélas ! on ne l’aime pas, on ne l’a jamais aimé. La reine jure qu’elle l’adore, mais elle veut la gloire de son héros. Eh bien ! il partira, mais il partira marié. — Mais elle ne peut épouser un catholique. — Il se fera protestant pour l’amour d’elle. — Non, décidément, elle ne peut vaincre son aversion pour le mariage… Le prince, au paroxysme de l’exaltation, s’écrie qu’il préférerait la voir morte et expirer lui-même avec elle plutôt que de renoncer à sa main. Elisabeth savoure cette situation romanesque. Personne n’avait encore parlé de se tuer pour elle ni de la tuer par amour. Elle le gronde doucement : « Ce n’est pas la raison, c’est la passion qui parle en vous, ou vous ne menaceriez pas ainsi une pauvre vieille femme dans son propre royaume. — Ah ! madame, vous ne me comprenez pas. Je ne voudrais pas toucher un cheveu de votre tête sacrée ; mais j’aimerais mieux souffrir mille morts que perdre l’espoir d’être votre époux et devenir la fable de l’univers ! » Il éclate en pleurs, et elle lui donne son propre mouchoir pour qu’il s’essuie les yeux. Enfin, il part ; et, comme sa fiancée fait les frais de cette folle entreprise, le baiser de Greenwich coûte 710,000 livres[5] au trésor d’Elisabeth. C’est un des baisers les plus coûteux dont l’histoire fasse mention.

La leçon est d’autant plus dure que sa seule passion sincère est pour l’argent. De son avarice, de sa cupidité, M. Froude raconte des choses vraiment surprenantes. Lorsque Marie Stuart arrive à Carliste, dénuée de tout, sous les habits d’une servante, Elisabeth lui envoie une pièce de velours, deux paires de souliers et deux chemises trouées. Au lieu de s’enrichir, on se ruine à son service ; pour cette raison il est malaisé de trouver un ambassadeur, presque impossible de découvrir un vice-roi pour l’Irlande. Aux diplomates qui n’ont pas réussi dans leur mission, elle rogne ou supprime les frais de voyage. Elle vérifie les comptes de caserne et d’hôpital, entre en fureur lorsque ses troupes font l’exercice à feu en temps de paix. « A quoi bon tirer à la cible ? Quel gaspillage ! Ne vaut-il pas mieux réserver ses munitions pour le moment où les ennemis seront là ? » Et quand sa flotte est engagée dans un duel à mort contre la flotte espagnole, il faut lui arracher chaque baril de poudre, chaque livre de biscuit ; si bien que ses marins, faute de vivres et de projectiles, abandonnent, en pleurant de rage, la poursuite de l’Armada. Lui propose-t-on un de ces crimes politiques qui rentrent dans la pratique ordinaire des gouvernemens du XVIe siècle, son premier mot est : « Sera-ce bien cher ? » Pour faire fructifier ses capitaux, elle prête sur gages aux souverains en détresse ; à un moment donné, la Tour de Londres contient les diamans de trois maisons royales. Elle met ses économies dans la piraterie et dans la traite des nègres, mais ne veut pas subir l’aléa que présentent ces sortes de placemens, ni perdre en aucun cas son dividende. Malheur aux vaisseaux du roi d’Espagne qui passent alors à portée de ses côtes, ou que la tempête oblige à chercher refuge dans ses ports ! Elle s’approprie sans façon le trésor de son allié, et, pour le garder, se jette dans ces menteries audacieuses et compliquées dont les habitués de la correctionnelle ont seuls conservé le secret.

Ses conseillers se lassent à suivre les variations de son humeur. Elle veut et ne veut pas, se réveille en pleurs après s’être endormie en riant, révoque un ordre dont l’exécution est commencée, ne tient jamais une promesse, ne conduit pas une seule résolution jusqu’au bout. Elle prévient ses serviteurs qu’elle les désavouera s’ils échouent, et qu’en aucun cas ils ne pourront se prévaloir de leurs instructions : à eux les risques de l’initiative, à elle l’honneur du succès. Elle punit ceux qui lui obéissent, et veut être devinée lorsqu’elle désire secrètement ce qu’elle défend tout haut. Elle a horreur de la guerre ouverte et ne connaît que la guerre « sous-main. » Elle ne se plaît que dans les conspirations, et ses ambassadeurs, — Randolph à Edimbourg, Throgmorton à Paris, — conspirent comme elle et avec elle. Mais il est dangereux de jouer à ce jeu en compagnie d’une telle partenaire : Écossais, Hollandais, huguenots se dégoûtent successivement d’une alliée qui les trahit et les vend à l’heure du danger. Une telle femme a-t-elle pu être l’ouvrière de sa propre grandeur ? A-t-elle seulement en conscience du mouvement qui l’a portée à la tête du protestantisme européen, elle qui n’était même pas une vraie protestante ? Non, répond l’historien : « Ce n’est pas le talent d’Elisabeth, c’est le caractère du peuple anglais qui l’a élevée à cette haute situation… C’est l’audace et le génie de ses sujets, » d’un Drake, d’un Cecil, d’un Walsingham, « qui ont bâti le magnifique piédestal du haut duquel sa mesquine image semble si imposante à l’histoire. »

Nous ne nous trouvons plus, comme tout à l’heure, en face d’une théorie préconçue, fabriquée avec des matériaux étrangers à l’histoire. La thèse de M. Froude prend sa principale force dans les lettres des ambassadeurs de Philippe II, extraites par lui des archives de Simancas, et où les caprices d’Elisabeth sont enregistrés et commentés, jour par jour, avec cette psychologie supérieure qui caractérise les diplomates espagnols et flamands du XVIe siècle. Tout ce qu’ils disent est confirmé d’ailleurs par la correspondance intime de Cecil, de Walsingham et des autres leaders calvinistes qui se répandent en plaintes continuelles sur la lâcheté et la versatilité de leur maîtresse. Ce double témoignage a une grande valeur. Et pourtant M. Fronde n’en a-t-il pas quelque peu exagéré l’importance ? Comme la mauvaise humeur de Cecil, les sarcasmes de Da Silva et de Mendoza ne l’ont-ils pas légèrement fourvoyé ? Avec plus de réflexion ou moins de parti-pris n’aurait-il pu apercevoir l’identité du but à travers les fluctuations de la conduite ? Du mal au bien, du bien au mieux, la ligne droite n’est pas toujours le chemin le plus court. Un pas en avant, puis deux en arrière ; une marche à droite, une contremarche à gauche. Si la politique, aujourd’hui encore, est un art d’équilibriste, que dire du temps où la moitié de l’Europe était gouvernée par des femmes, où la politique elle-même semblait femme, tant elle était faite de manèges et de caprices, de mensonges et de coups de tête ?

Elisabeth a eu pour elle la chance. Mais c’est déjà quelque chose, en ce monde, que de ne pas contrarier sa chance ! Elle a connu le côté faible de ses adversaires, cette France gouvernée par une reine sans patriotisme et déchirée par la guerre civile, ce Philippe « au pied de plomb, » qui mettait trois ans à prendre un parti et dix ans à l’exécuter. Considérez chacune des prétendues fautes d’Elisabeth, et elles s’évanouiront devant l’examen. Si elle trahit les gueux à l’heure décisive, c’est qu’elle aime mieux voir, aux bouches de la Meuse et de l’Escaut, une Hollande, province lointaine de l’Espagne, engourdie et paralysée par le despotisme, qu’une Hollande industrieuse et libre, rivale probable du commerce britannique. Si, en saisissant Le Havre, au mépris des traités, elle fournit à Catherine de Médicis un prétexte pour ne pas lui restituer Calais, c’est qu’elle sait à merveille que personne, en France, ne songe à rendre Calais. Si elle soutient si mollement les puritains écossais, c’est qu’une prescience singulière lui révèle, dans cette terrible démocratie religieuse, le danger qui emportera le trône de ses successeurs. A l’intérieur, sa politique d’oscillation est peut-être la seule possible, car son rôle ressemble à celui d’un souverain constitutionnel infiniment plus qu’on ne l’imagine. Ce n’est pas son parlement qui l’inquiète : elle le convoque à peine, et, quand il est réuni, sait imposer silence à d’importunes prêcheries. Son vrai parlement, c’est son Conseil, qui est permanent, qui a une droite et une gauche comme nos parlemens modernes. Si elle s’abandonnait à Norfolk, les puritains mettraient Londres en feu ; si elle n’écoutait que Cecil, les catholiques lèveraient leurs boucliers et appelleraient à eux les Espagnols. Elle ne s’appuie pas sur le bourreau comme son père, ni sur les dragons comme Louis XIV. Ses moyens sont à peu près ceux dont dispose une coquette pour tenir en haleine plusieurs soupirans : un sourire à celui-ci, une fleur à celui-là ; au troisième un coup d’éventail ; un baiser furtif au mieux aimé. Elle manœuvre entre tous les partis, les frappe et les protège tour à tour. Après tout, si les monarchies sont bonnes à quelque chose, n’est-ce pas à tenir ainsi la balance entre la majorité du jour et celle du lendemain ?

Je n’ai pas à blâmer Elisabeth d’avoir été une mauvaise protestante. Je ne la louerai pas davantage d’avoir été une catholique secrète et inconsciente. Un soir, les étudians d’une des universités ayant voulu la régaler d’une farce grossière contre la messe et les évêques papistes, elle s’en fut, irritée, dès la première scène et les laissa penauds. Vingt fois elle dit à ceux de la religion romaine : « Je crois ce que vous croyez. » Lorsqu’une bouffée de fanatisme, venue du dehors, éteignait les cierges sur l’autel de sa chapelle, elle se hâtait de les rallumer dès que les temps étaient redevenus calmes. Elle traitait ses évêques, surtout les évêques mariés, avec un mépris sanglant ; pendant le service divin, elle interrompait le prédicateur qui s’aventurait sur un terrain déplaisant, en lui criant tout haut : « Assez ! assez ! à votre texte ! » du même ton qu’on rappelle un chien à sa niche. Mais comment aurait-elle pu se rapprocher de Rome, elle, l’enfant du schisme ? Comment tourner le dos à ceux qui avaient acclamé son avènement ? Comment tendre les bras à ceux qui traitaient sa mère de prostituée, elle-même de bâtarde, et prodiguaient leurs bénédictions à sa rivale ? Elle s’abandonna aux circonstances. Au fond, peu lui importait. Catholique d’instinct, protestante par nécessité, qu’était-elle au vrai ? Une athée.

J’ai fini avec Elisabeth, et cependant je n’ai encore rien dit de Marie Stuart. Je voudrais n’en point parler, car, sur ce point, l’historien est en délire. Marie Stuart est catholique, elle est plus qu’à moitié Française : ce sont là des titres tout particuliers à la malveillance d’un élève de Carlyle. Aux yeux des gens modérés, il y a longtemps que Marie Stuart n’est plus ni une sainte, ni une diablesse, mais une femme très intelligente, très courageuse, très séduisante et très passionnée. Un amour indigne l’a conduite jusqu’à l’assassinat ; mais, avant comme après cette période criminelle, elle n’a fait que se défendre contre des ennemis qui ne la valaient pas. Elle n’eut pas l’ombre d’un tort envers Elisabeth, si ce n’est d’avoir parfois manqué de franchise avec une femme qui était elle-même l’incarnation du mensonge. Les torts d’Elisabeth envers Marie Stuart sont aussi variés que peut l’être la perversité humaine. Caresses hypocrites, basses tracasseries, pièges infâmes : ce que la jalousie a de plus amer et la méchanceté de plus raffiné. Quand elle la tient en son pouvoir, après l’avoir déshonorée de son mieux, elle la torture vingt ans. N’ayant pu la faire exécuter par ses propres sujets, ni assassiner par ses geôliers, elle signe l’arrêt de mort définitif, en feignant de croire qu’il ne sera pas exécuté. « Et pourtant, — répète M. Froude de page en page, — Marie Stuart n’avait pas de meilleure amie qu’Elisabeth ! »


V

Obscur lorsqu’il écrivait les premières lignes de son histoire, M. Froude était célèbre longtemps avant d’avoir publié les derniers volumes. Les professeurs hochaient la tête ; la critique ricanait ou se réservait. Mais le public était séduit par le coloris vif et franc des descriptions, par le tour moral et la veine d’humour qui courait à travers le récit. L’élément religieux indépendant, en Angleterre et surtout en Écosse, reconnaissait en M. Froude un de ses porte-bannières. L’université de Saint-Andrews, vieille citadelle des études calvinistes, au-dessus de laquelle plane encore le souvenir de John Knox, élut, en 1869 ; M. Froude pour son recteur. Saint-Andrews, en l’adoptant, le vengeait, à vingt ans de distance, des dédains d’Oxford.

Depuis 1860, il était devenu l’intime de la petite maison de Chelsea, où Carlyle se reposait, — si ce cerveau fiévreux connut jamais le repos ! — de sa dernière lutte avec l’ange, de sa dernière bataille contre sa pensée, de son livre-cauchemar sur Frédéric II. En 1866, Carlyle perdit soudainement celle qui avait été l’ordre de sa maison, le frein de son esprit, la gaîté de ses jours moroses. Dès lors il ne sortit plus de lui que des gémissemens inarticulés et des boutades sans lien entre elles. M. Froude devint le compagnon presque quotidien de ces longues promenades à pied où le vieillard épanchait ses rêveries et sa bile. Ils saluèrent ensemble la révolution et la guerre de 1870. Napoléon III était renversé, la France vaincue : double joie pour le maître et le disciple. « Il n’y eut jamais pareille guerre, — écrivait Carlyle dans une lettre que reproduisit la Gazette de Weimar, — jamais pareil écroulement de vanité ; jamais arrogance, longtemps menaçante, n’est tombée plus bas dans le néant… Je n’ai rien vu, dans ma vie, qui m’ait autant réjoui. » M. Froude partageait cette joie. Tous deux prenaient la lueur rougeâtre des bombes prussiennes éclatant dans la nuit au-dessus de Paris assiégé pour l’aurore d’un jour sans fin, où le monde retrouverait la paix, la conscience ses droits, et l’esprit humain la route perdue de la vérité[6].

C’est à ce moment où l’influence de Carlyle le pénétrait le plus intimement qu’il écrivit les Anglais en Irlande, le plus carlylien de tous ses ouvrages, c’est-à-dire le plus agressif, le plus amer, le plus bilieux, celui où la thèse s’affirme, dès les premières pages, comme un insolent défi. Dans la maison de Chelsea, il était de tradition de se moquer de l’Irlande. De même que la nation écossaise était un peuple de héros, la nation irlandaise était un peuple de vauriens : impossible à un esprit bien fait d’avoir aucun doute sur ces deux points. Une des facéties favorites de Carlyle, c’était de comparer l’Irlande à un rat, l’Angleterre à un éléphant ; il était de toute nécessité, disait-il, que l’éléphant piétinât un peu le rat de temps à autre. M. Froude mit cette impertinence en trois volumes.

Pourquoi les Anglais sont-ils en Irlande ? Je connais quatre réponses à cette question. Les mauvais plaisans vous diront qu’ils y sont de par la bulle du pape, qui a donné l’Irlande à Henry II comme fief du saint-siège, et à la condition expresse d’y rétablir l’orthodoxie. Les amateurs de droit féodal invoqueront le serment de vasselage prêté au même roi Henry II par Dermot Mac Morogh, petit prince irlandais, débauché, ivrogne et assassin, qui, ayant été chassé par ses sujets, fit don au souverain anglais de la terre qu’il ne possédait plus. L’Anglais normal, sain de corps et d’esprit, vous répondra : « Nous sommes en Irlande parce que cela nous plaît. L’Irlande est indispensable à notre sécurité : elle est notre « ouvrage avancé, » notre « fort détaché. » De plus, nous possédons un bon tiers des terres irlandaises. On assure que nos ancêtres ont volé ces terres il y a deux ou trois cents ans. Le fait est possible, mais un vol qui remonte à trois siècles est le plus respectable des titres de propriété. Aussi garderons-nous nos biens d’Irlande jusqu’au jour où la force nous les reprendra. » Dans l’école de Carlyle, on raisonne différemment. Le Saxon gouverne le Celte parce qu’une race supérieure a le « devoir » de gouverner une race inférieure. Êtes-vous en état de vous défendre ? Alors vous êtes libre. Tombez-vous sous le joug de l’étranger ? C’est que vous n’êtes pas digne de la liberté. La force n’engendre pas le droit, mais elle l’accompagne toujours ; elle en est le signe visible et la garantie. Telle est la théorie, que M. Froude, toujours mal à l’aise dans les généralisations, pose au début du livre, en termes d’une solennité un peu lourde.

L’Anglais supérieur à l’Irlandais ! Le Saxon supérieur au Celte ! Que de choses j’aurais à dire sur cette question ! Mais, d’abord, avant de discuter la supériorité, ne faudrait-il pas prouver la non-identité ? L’Irlande est-elle aussi celtique qu’on le pense ? L’Angleterre aussi saxonne qu’elle le croit ? Après la révolte de 1641, on estimait que la moitié de la population de l’Irlande était devenue anglaise. Imaginez ce que dut être la proportion après que Cromwell et Guillaume eurent établi dans le nord et dans l’ouest leurs vétérans. Le professeur Huxley considère que l’Irlande est plus saxonne que la moitié occidentale de l’Angleterre, et M. Lecky endosse cette opinion. Je m’abriterais derrière ces deux autorités, si je ne pouvais faire mieux encore, invoquer l’autorité de M. Froude lui-même. Lorsqu’il étudia la question des races à un point de vue plus large, en parcourant les colonies anglaises, il reconnut que l’écueil où s’est brisée la souveraineté britannique dans le Nouveau-Monde, et où elle se heurtera bientôt en Australie, c’est précisément le caractère saxon. L’esprit dominateur de la métropole et l’esprit d’indépendance du colon ne sont qu’un seul et même esprit. C’est cet esprit-là qui a rendu la vie si dure aux vice-rois de Dublin pendant le XVIIIe siècle.

Mais j’abandonne cette chicane ; j’accepte la question, cette fois encore, telle qu’elle est posée par M. Froude ; j’ouvre son livre pour y trouver la démonstration, par l’histoire, de sa thèse retentissante, et je n’y rencontre rien que la preuve de la profonde, de l’irrémédiable incapacité des Anglais à gouverner l’Irlande. Ils ont été tour à tour violens et faibles, corrupteurs et corrompus. Tracasseries parlementaires, roueries légales, terreur militaire, ils ont essayé de tout, — c’est M. Froude lui-même qui le dit, — de tout excepté de la justice. Si la race supérieure se comporte ainsi, que pourra faire de pis la race inférieure ?

Les Irlandais, il est vrai, ne sont pas mieux traités par un juge qui les a condamnés d’avance. Quoi qu’ils fassent, ils ont tort. Lorsqu’ils se révoltent : vous voyez, ils sont ingouvernables. Lorsqu’ils demeurent tranquilles : ils sont trop lâches pour revendiquer leur liberté par les armes. Ils émigrent : ils n’ont pas le sentiment du foyer. Ils meurent de faim dans leur chaumière de boue : pas d’énergie, pas d’initiative ! Ils se taisent : c’est pour conspirer. Ils parlent : peuple de bavards !

Dans son Histoire d’Elisabeth, M. Froude avait tracé le portrait de Shan O’Neil, comte de Tyrone. Singulière figure, à la fois grotesque et terrible, que ce Shan O’Neil, qui s’excuse de ses meurtres innombrables en alléguant son peu d’éducation, son ignorance des usages mondains ! Pour s’en défaire, on lui fait cadeau d’un baril de vin empoisonné : à peine réussit-on à le purger. Il enlève une comtesse écossaise, la tient à la chaîne toute la journée, ne la détache qu’à l’heure des repas et à l’heure du coucher, et, dans une condition aussi dégradante, la pauvre comtesse devient amoureuse de son ravisseur. Ces traits avaient fait les délices des lecteurs britanniques. M. Froude, dans ses Anglais en Irlande, crut pouvoir tirer la même caricature à plus de cent exemplaires différens. Ce n’est pas que l’écrivain se fût laissé aller à son imagination ; mais il usait, en artiste habile, de son talent pour distribuer la lumière et les ombres, rejetant certains faits à l’arrière-plan, éclairant les autres d’un rayon impitoyable, résumant en quelques phrases incolores les événemens qui l’incommodent, mettant dans le récit de ceux qui servent sa cause toutes les facultés du conteur dramatique et du peintre de mœurs ; portant, enfin, comme le dit son illustre adversaire M. Lecky, à sa dernière perfection l’art de fausser l’histoire sans articuler un seul mensonge.

J’ai hâte de me retrouver sur un terrain où les préjugés de l’école n’obscurciront plus la conscience de l’historien, et où sa bonne foi sera définitivement à l’abri du soupçon. La question irlandaise l’avait conduit à l’étude des questions coloniales. En 1874, il partit pour l’Afrique du Sud, non pas tout à fait comme touriste, mais avec une mission officieuse d’un caractère indéfini. « Voyez ce qui se passe là-bas, lui avait dit lord Carnarvon, et vous nous direz ce que vous aurez vu. « Il vit les choses et les vit trop bien, au gré de ceux qu’il était allé observer, et même de ceux qui l’avaient envoyé. Il avait quitté l’Europe la tête farcie des chimères pastorales de Carlyle, qui rêvait un large courant d’émigration agricole pour soulager les grandes villes de leur dangereux trop-plein. La terre moralise, disait-on à Chelsea. Tel vagabond de l’East-End deviendra, dans un autre hémisphère, un bon père de famille, un excellent fermier. Ainsi, sur un sol neuf, l’humanité, replacée dans ses conditions primitives, retrouvera, sinon les vertus de l’âge d’or, du moins cette civilisation patriarcale qui a fait, originairement, sa moralité et sa force. M. Froude constata bien vite que l’Angleterre exporte surtout, en Afrique, des chercheurs de diamans, des entrepreneurs de cafés-concerts et autres industriels qui spéculent sur la luxure ou la bêtise humaine. Le rêve d’une société rurale, il le trouva réalisé, non par des Anglais, mais par des hommes que les Anglais méconnaissaient et calomniaient grossièrement. Ces Boërs, qu’une philanthropie hypocrite représentait comme des brigands, persécuteurs des races natives, lui apparurent tels qu’ils étaient, tels qu’ils sont encore : simples, laborieux, hospitaliers, craignant Dieu et rudes à eux-mêmes, semblables en tout à ces compagnons de Hampden qui, la Bible dans une main et le manche de la charrue dans l’autre, défrichèrent les forêts de la Nouvelle-Angleterre.

Toute cette histoire de la colonisation africaine, depuis le moment où les Anglais avaient mis le pied au Cap pour la première fois en 1795, n’était qu’une longue série de trahisons, d’iniquités et de sottises. En se saisissant de cette florissante colonie, le gouvernement britannique avait déclaré qu’il la rendrait à la paix. La paix vint : on ne restitua rien. Les colons se soulevèrent : on les écrasa. « La nation anglaise, dit M. Froude, est la plus consciencieuse du monde quand il s’agit de juger la conduite de ses voisins. Que la France, l’Allemagne ou la Russie annexe un territoire appartenant à un autre peuple, nous ne protesterons jamais assez haut. Nous, nous avons avalé plus de territoires que toutes les autres nations réunies ensemble ; mais ce que nous en faisons, c’est pour le bien du genre humain. » Mécontens de la domination anglaise et trop faibles pour la secouer, un grand nombre de colons hollandais vont, en 1836 et dans les années qui suivent, fonder trois états nouveaux : Natal, Orange et le Transvaal, qui eussent formé à la province anglaise une ceinture protectrice et l’auraient préservée de tout dangereux contact avec les natifs. Mais un de ces nouveaux états possédait un port et assurait aux autres un débouché maritime hors de l’action du gouvernement anglais. Semblable anomalie ne pouvait être tolérée : on confisque Natal et on abandonne aux Boërs les solitudes de l’intérieur à défricher. A eux la rude vie du pionnier, la guerre avec les races sauvages. A l’Anglais les comptoirs maritimes et les bénéfices faciles.

On venait à peine de renouveler, en 1869, le traité d’Aliwal qui fixait irrévocablement les limites des possessions anglaises et des états libres, lorsque le hasard fit découvrir sur le territoire de l’état d’Orange des champs de diamans d’une richesse incalculable. » L’Angleterre, demande ironiquement M. Froude, pouvait-elle permettre que la plus belle mine du monde appartint à d’autres qu’à elle ? .. Certes, je n’accuse pas les agens britanniques d’avoir accompli sciemment ce qu’ils savaient être une spoliation. Quand un homme d’état anglais désire qu’une chose soit juste, il est convaincu qu’en effet cette chose est juste. » On mit en avant les prétentions d’un chef natif nommé Waterboer. Les Hollandais durent s’incliner, abandonner sans compensation les champs de diamans. La farce étant jouée, on relégua Waterboer à quelques lieues de là, dans une concession stérile, qui, loin de produire des diamans, eût à grand’peine produit des pommes de terre. Le nouveau gouverneur anglais des champs de diamans, n’ayant point de force armée à sa disposition et désirant intimider les Boërs, imagina de vendre des fusils aux natifs. Quelques-uns des indigènes ainsi armés appartenaient à la colonie de Natal. A peine furent-ils rentrés chez eux, avec les précieux joujoux dont ils étaient si fiers, le gouverneur de Natal les accusa de conspirer et les somma de remettre entre ses mains leurs fusils. Imaginez quelle opinion durent se faire ces pauvres sauvages de cette grande nation civilisatrice et chrétienne qui vendait des fusils à Kimberley pour les confisquer à Natal !

Les révélations de M. Froude ne plurent à personne : les conseils dont il les accompagnait furent encore plus mal accueillis. Bien loin de l’écouter, on s’engagea plus avant dans la voie des usurpations et des violences. Dans l’Afrique du Sud, l’ère des grandes folies allait commencer avec la mission de sir Bartle Frère, l’annexion brutale du Transvaal et la guerre des Zoulous, qui en fut la conséquence. Je n’ai pas besoin de rappeler les défaites d’Isandula et de Majuha-Hill, qui ont donné raison aux prévisions de l’historien. Les choses sont aujourd’hui à peu près dans l’état où elles étaient en 1874. Mais les colons britanniques émigrent en Australie ; l’élément hollandais continue à prédominer ; et les jours de la domination anglaise sont comptés dans l’Afrique australe.

Le voyage de M. Froude en Australie et à la Nouvelle-Zélande, dans le cours de l’année 1884, a été infiniment moins orageux. Il nous le raconte dans un volume qu’il a intitulé : Oceana, rappelant ainsi le titre d’un livre à demi oublié que le vieil Harrington dédiait jadis à Cromwell. Entre les deux Oceana, que de destinées accomplies, que de grandeur rêvée, puis réalisée, et penchant aujourd’hui vers la ruine ! J’aime ce livre d’Oceana, où respire un honnête patriotisme ; j’aime ce dernier-né[7] de M. Froude, parce que j’y sens, avec la sincérité de ses premiers écrits, la sérénité indulgente du vieillard qui, en regardant son fils, ne songe plus à railler les jeunes générations : quelque chose comme cet attendrissement de la lumière qui précède le coucher du soleil à la fin d’un jour d’été. Le génie de Carlyle a cessé de porter son ombre sur le talent de Froude, qui épanouit en liberté ses derniers fruits.

Ce voyage ressemble à un voyage de prince. S’en réjouisse ou s’en blesse qui voudra : c’est un spectacle auquel il faut nous habituer. Dans l’échange des politesses internationales, les supériorités intellectuelles remplaceront de plus en plus ceux qui se sont donné la peine de naître. M. Froude descend chez le gouverneur de Victoria ; on met à sa disposition un train spécial, avec un wagon-salon capitonné en satin bleu. Un ministre d’état lui sert de cicerone, et un butler, en cravate blanche, se tient dans un compartiment voisin avec des fruits délicieux et du Champagne à la glace. L’écrivain reçoit ces honneurs avec bonhomie. Il ne parle point, comme font chez nous les gens célèbres, de ses « humbles travaux, » de sa « modeste personnalité. » Mais il dit dans un banquet : « Ici, je commence à me prendre pour un petit personnage. Quel dommage que je sois obligé de retourner en Angleterre, où personne ne fait attention à moi ! » Il paie ce bon accueil d’une bienveillance à toute épreuve. Tous les hommes d’état sont intelligens et toutes les dames sont jolies. Le voyageur indique, sans y appuyer, les rivalités inter-coloniales de l’Australie, les folies budgétaires de la Nouvelle-Zélande, l’avortement de la petite culture, le caractère âpre et vulgaire de ces jeunes sociétés qui n’ont d’autre récréation littéraire que le roman énervant ou stupide, d’autre lieu de rendez-vous que le music-hall, d’autre idéal que la recherche du plaisir et le culte de l’argent ; enfin, la dégradation des indigènes, descendus, comme les Maoris, du brigandage à la prostitution, et réduits à amuser, de leur chorégraphie indécente, le libertinage de l’Européen.

En revanche, M. Froude nous décrit complaisamment la retraite où il a visité sir George Grey, l’homme d’état philosophe, qui, en dépit de quelques mécomptes, persiste à considérer la politique comme l’art supérieur de faire du bien aux hommes. Unissant ce que l’extrême civilisation a de plus intelligent avec ce une l’âge primitif eut de plus aimable, ce sage achève sa vie au milieu de ses belles fleurs, de ses manuscrits précieux, de ses tableaux rares, tout en défrichant des forêts et en formant des hommes. S’il y a quelque part dans le monde une grande découverte qui mûrit, un beau livre qui vient d’éclore, sir George Grey le sait presque aussitôt que nous et mieux que nous. Avant deux mois, ce numéro de la Revue sera sur sa table : qu’il lui porte, aux antipodes, la sympathie de tous ceux qui aiment encore la vertu !


VI

Carlyle avait maudit d’avance « l’imbécile » qui écrirait sa vie. Quelques années avant de mourir, il pria M. Froude d’être cet imbécile. Un remords avait produit ce singulier revirement. En se servant de la plume de son élève chéri, de son meilleur ami, Carlyle voulait faire une confession posthume et publique, s’humilier devant une ombre aimée, expier le tort d’avoir fait une servante de celle qui était cent fois digne d’être sa compagne.

Les lecteurs de la Revue n’ont certainement pas oublié une étude fine et profonde, parue il y a deux ans, et qui faisait la lumière sur cette étrange vie conjugale[8]. Ils se rappellent les appréhensions bizarres de Carlyle à la veille de son mariage, et ces deux fiancés qui se consolent et s’encouragent, comme s’ils allaient monter sur l’échafaud ; la petite maison isolée dans la banlieue d’Edimbourg, puis la solitude de Craigenputtock où ils transportent leur lune de miel, la lande stérile dominée par des monts arides et au-dessus de laquelle plane un éternel silence ; Mrs Carlyle, à genoux, la nuit, devant le fourneau, cuisant le pain du grand homme, ou lavant le plancher de la cuisine pendant qu’il la regarde en fumant sa pipe. Encore s’il l’eût aimée ! Mais ce mari extraordinaire ne savait aimer que par lettres et de loin. C’est à Londres que les véritables épreuves attendent la pauvre femme. Pendant qu’elle raccommode les bottes de M. Carlyle, une coquette glacée le retient loin d’elle, dans son élégant salon. Vous souvenez-vous des cris de souffrance qui lui échappent ? Vous souvenez-vous « de cette hideuse maison jaune dont chaque pierre pèse d’un poids si lourd sur le cœur de Jane Carlyle ? » Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que ces lignes ont dû devenir, du jour où elles ont paru, le bréviaire de toutes celles qui ont mal choisi le compagnon de leur existence et qu’une volonté étrangère traîne à travers la vie, leur imposant ou de cruels devoirs ou d’insipides plaisirs. Que reste-t-il à la femme à laquelle on a retiré tous ses ressorts : la maternité, la passion, la foi ? Le journal de Mrs Carlyle répond : il lui reste ce muet et involontaire stoïcisme de l’être supérieur qui ne veut pas déchoir, de l’être dévoué qui ne peut haïr, de l’être pur pour lequel une tache est pire que la mort.

Si ces pages nous émeuvent, quelle impression durent-elles produire sur le malheureux qui les avait inspirées ? Oh ! s’il avait pu la ressusciter cinq minutes pour se jeter à ses genoux ! Mais la mort ne rend ni ne prête, et Carlyle dut chercher une autre expiation. Il remit à M. Froude son propre journal, ses notes, la correspondance de sa femme. Ces documens devaient paraître après sa mort, et l’exécuteur testamentaire pouvait, sous sa responsabilité, publier ces manuscrits dans leur intégrité ou y pratiquer les coupures qu’il jugerait nécessaires. Il devait les accompagner d’une biographie qui donnerait, pour ainsi dire, la clé de ces documens. Carlyle mourut au mois de février 1881, et M. Froude se mit à l’œuvre. Devant cet immense amas de matériaux, le choix était embarrassant : il ne choisit pas et livra tout au public.

La révélation était imprévue, le scandale fut grand. De toutes parts s’élevèrent des voix irritées ou moqueuses qui accusaient M. Froude d’avoir exposé son maître à la risée et au mépris. Il avait beau se retrancher derrière la volonté expresse de Carlyle : écoute-t-on ceux qui veulent se perdre ? Le devoir d’un fils n’est-il pas de jeter un manteau sur la nudité paternelle ? M. Froude, lui-même, se demandait s’il n’était pas allé trop loin en plaçant Mrs Carlyle sur un autel et en montrant son mari à ses pieds, dans une attitude humiliée et repentante. Lorsque parurent les deux derniers volumes de la Vie de Carlyle (Life in London), le public eut une nouvelle surprise. Entre le tourmenteur et sa victime, les rôles semblaient presque renversés. Les torts de Carlyle étaient singulièrement allégés ; les travers de sa femme, jusque-là invisibles, paraissaient à tous les yeux. On retrouvait, au lieu d’une martyre muette et résignée, une femme aigrie qui, pendant vingt ans, n’a cessé de se plaindre ou de railler, qui, dans les scènes de ménage, rendait avec usure le mot âpre et le sarcasme amer, qui laissait son mari partir pour un long voyage sans un mot d’adieu, qui l’envoyait, à trois heures du matin, finir la nuit dans un hôtel de Dumfrids, à dix milles de sa chambre à coucher. L’impression finale fut équivoque. Carlyle ne parut pas plus aimable, Mrs Carlyle sembla moins touchante. On ne s’accorda que sur un point, pour déclarer que l’œuvre biographique de M. Froude était manquée.

Elle l’est en effet. Habitué à choisir et à polir ses matériaux, M. Froude n’avait retrouvé, dans cet ingrat travail, aucune des libertés de l’histoire. En publiant à part et à l’avance ses documens, il s’était interdit de les mettre en œuvre, et, de page en page, y renvoyait gauchement le lecteur désorienté. La vie conjugale des Carlyle, leurs voyages, leurs indigestions, leurs changemens de bonnes tenaient la moitié des volumes. Les quelques pages consacrées aux principaux ouvrages de Carlyle étaient de pauvres morceaux de critique ; l’effort tenté pour éclaircir ses vraies croyances religieuses échouait misérablement. En somme, la Vie de Carlyle ressemblait à un livre comme des monceaux de moellons et des amas de plâtre ressemblent à un temple grec. Peut-être était-ce là le monument funèbre qui convenait le mieux à cet ardent contempteur de l’art et du goût, à ce farouche iconoclaste : un tas de pierres, pareil à ces cairns qui se dressent, de distance en distance, parmi les bruyères de son pays.

Carlyle a exercé sur la seconde moitié de ce siècle une influence presque égale à celle de Goethe sur les cinquante premières années. Tel, chez nous, qui n’a jamais entendu prononcer son nom, est un carlylien sans le savoir. La religion sans paroles, le culte des héros, la germanolâtrie, l’histoire subjective, ont fait du bruit, sinon des prosélytes. Il n’est pas jusqu’à ce style exagéré, fiévreux, haletant, par lequel nos jeunes écrivains croient prouver leur force, qui ne soit un legs de Carlyle. N’est-ce pas lui qui leur a donné l’exécrable recette : « Dire d’autant plus que l’on sent moins ? » Mais cette action de Carlyle est, en quelque sorte, une action diffuse. Il n’a point laissé d’école ; M. Froude est le premier de ses élèves et sera le dernier. Maintenant que le maître n’est plus et que le disciple a presque achevé sa carrière, il est aisé de les comparer. Nés dans des sphères différentes, ils ont vainement essayé d’en sortir ; Fronde est demeuré bourgeois, Carlyle est resté paysan. Maître d’école à l’âge où les jeunes Anglais abordent l’université, Carlyle s’est instruit lui-même du peu de droit, un peu de théologie, beaucoup de mathématiques, une honnête dose de latin, surtout les littératures modernes, voilà son bagage primitif ; quant au grec, il l’apprit tard et mal. Froude, au contraire, a noué avec les anciens, à Westminster et à Oxford, une intimité qui dure encore. La bonne société et le goût antique lui ont laissé des aspirations et des répugnances dont il ne se défera pas et que son maître n’a pas connues. Carlyle a fabriqué à sa pensée un costume rutilant et bariolé qui la fait suivre des badauds. La phrase de Froude, d’abord prolixe et négligée, mais toujours agréable et limpide, s’est épurée peu à peu, a pris de l’énergie et de la couleur. Lisez, comme exemple de la puissance à laquelle l’écrivain peut atteindre, l’échec de la flotte française devant Gibraltar, dans les Anglais en Irlande : c’est là, je pense, un tableau de maître. De ces hideux mots anglo-allemands, qui s’échappaient par torrens sous la plume de Carlyle, et que Philarète Chasles signalait ici même, il y a juste cinquante ans, comme un danger pour la langue, Froude n’en a pas adopté un seul. L’intelligence de Carlyle reposait sur un fond teutonique, celle de son élève est à demi classique. Tous deux se rencontrent dans une commune défiance de la métaphysique religieuse et dans un commun mépris du scepticisme philosophique. Leur esprit, qui ne peut aborder et manier que le concret, a en même temps horreur du positivisme. Froude souffre de cette contradiction dans son être intime ; Carlyle s’en fait une originalité, une force, un système. Le disciple n’a point l’essor vertigineux du maître ; il ne monte jamais à ces régions supérieures d’où la pensée de Carlyle redescend en nuage fulgurant, mais il ne s’abat jamais avec lui dans la turlupinade et le calembour. D’un côté le génie, de l’autre l’art et le goût. Ce qu’il y a de meilleur, non de plus grand dans Carlyle, c’est Froude. Ce qu’il y a de plus haut, de plus subtil, mais aussi de plus inquiétant dans Fronde, c’est Carlyle.

La foi de M. Froude dans les idées auxquelles il a consacré sa vie persiste, j’en suis sûr, intacte et robuste, dans son énergique vieillesse. Pourtant que de démentis cruels les faits ne leur ont-ils pas donnés ? La démocratie, qu’on prétendait faire reculer, gagne chaque jour du terrain. Le parlementarisme, dont on se moquait, est plus puissant qu’il ne l’a jamais été. Il y a seize ans que « cette noble, patiente, profonde et solide Allemagne est devenue la reine du continent, au lieu de cette France vantarde et gesticulante, capricieuse, batailleuse et nerveuse[9]. » Pourtant le règne de la justice et de la paix, le triomphe de l’intelligence sereine sur les passions basses, n’ont pas suivi cet avènement providentiel. Le vieil empereur Guillaume est obligé de partager l’hégémonie avec le pape Léon XIII. Car le catholicisme qu’on devait « écraser, » — M. Froude a eu l’imprudence de reprendre pour son compte ce mot qui porte malheur ! — a repris sa marche ascendante. En Angleterre, la hiérarchie apostolique est réorganisée, et l’anglicanisme fait tous les jours un pas vers Rome. Le premier maître de M. Froude a vaincu le second ; l’œuvre de Newman a réussi, celle de Carlyle a échoué. Ses compatriotes ont refusé de le prendre pour guide, et lui décernent le plus cuisant éloge qui pût faire saigner sa vanité : ils le saluent un admirable artiste en phrases. Henry VIII est toujours un monstre, Elisabeth est encore une grande souveraine. L’Irlande a failli obtenir son autonomie, et, si on ne la lui donne pas, va la prendre. Pas un des rêves de M. Froude qui ne s’en soit allé en fumée. Pas un de ses paradoxes qui se soit fait accepter comme vérité définitive. M. Freeman le traite de menteur, M. Lecky le traite d’avocat : ce qui, j’en ai peur, veut dire à peu près la même chose. Les jeunes savans qualifient ses ouvrages « d’amusans, » et l’on sait si cette injure est sérieuse dans la bouche des jeunes savans !

Le labeur de M. Froude, — cet effort opiniâtre et désintéressé de quarante années, — est-il donc un labeur perdu ? Carlyle aurait aimé à porter sur un adversaire un pareil verdict. Je me garderai d’une conclusion aussi arrogante et aussi dure. Ce n’est jamais en vain qu’un homme ; a mis au jour des milliers de faits, éveillé des millions de pensées dans l’esprit de ceux qui l’admirent ou le combattent. Dans ses vingt-cinq volumes, M. Froude n’a pas mis seulement son propre talent, il y a reflété quelques traits de l’âme anglaise : l’individualisme religieux, la moralité brutale mais saine, la haine de l’étranger, l’orgueil granitique qu’aucune leçon n’entame, qu’aucune défaite ne courbe, et jusqu’à ces brusques accès de justice et de franchise qui préviennent le blâme et déconcertent la moquerie. À ce titre, il est, lui aussi, a representative man, c’est-à-dire un homme qui pense et parle pour beaucoup d’autres. Il vivra par les préjugés et par les passions qu’il a exprimés, et, bon gré mal gré, il faudra lui faire une place dans l’histoire des livres et des idées au XIXe siècle.


AUGUSTIN FILON.

  1. Paul Friedmann, Anne Boleyn, London, 1884.
  2. M. Friedmann, auquel je laisse toute la responsabilité de cette assertion, veut qu’Anne Boleyn se soit livrée à Henry VIII, au moment où elle fut créée marquise, plus de trois mois avant le mariage.
  3. D’après le professeur Brewer, qui représente l’opinion des protestans éclairés les couvens avaient perdu leur influence, au moins dans le sud de l’Angleterre. Les moines semblaient s’être assoupis dans leur longue prospérité : aucun homme distingué ne sortait plus de leurs rangs. On les accusait de bigotisme, de paresse et d’ignorance. Il y a loin de là aux effroyables turpitudes que fait entrevoir M. Froude.
  4. Les préfaces que le professeur Brewer a mises en tête des Calendars of State papers, pour le règne d’Henry VIII, font autorité. M. Gairdner a réédité ces préfaces avec des additions considérables. M. Friedmann est l’auteur d’une remarquable Vie d’Anne Boleyn, où Henry VIII est traité encore plus sévèrement qu’il ne l’est ici. Le seul tort de M. Friedmann est de mêler les hypothèses les plus aventureuses aux vérités les mieux démontrées.
  5. Environ 18 millions de francs, qui en vaudraient environ 150 aujourd’hui.
  6. M. Froude sait-il que, bien peu de temps après, Carlyle faisait offrir à Napoléon III de diriger l’éducation du prince impérial ? La proposition ne fut ni agréée, ni même discutée à Chislehurst : l’empereur eut un mélancolique haussement d’épaules, et ce fut tout.
  7. On annonça la publication d’un nouveau récit de voyage à travers les Indes, occidentales (Antilles anglaises) par l’infatigable M. Froude.
  8. La Femme d’un homme de génie : Madame Carlyle, par Arvède Barine. (Revue du 15 octobre 1884.)
  9. Lettre de Carlyle. (Times du 18 novembre 1870.)