Les Historiettes/Tome 1/19

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 114-118).


LE MARÉCHAL D’ANCRE[1].


Il étoit Florentin et se nommoit Concini. Son grand-père fut secrétaire d’État du grand-duc Côme. Ce bonhomme pouvoit avoir gagné cinq ou six mille écus de rente, mais il avoit grand nombre d’enfants. Son fils aîné étoit père de Concini dont nous parlons. Ce garçon, en sa jeunesse, s’adonna à toutes les débauches imaginables, mangea tout son bien, et se rendit si infâme, que la première chose que les pères défendoient à leurs enfants, c’étoit de hanter Concini.

N’ayant plus rien de quoi vivre à Florence, il s’en alla à Rome, où il servit de croupier au cardinal de Lorraine, qui y étoit alors ; mais il ne voulut pas le suivre et demeura à Rome, d’où il revint à Florence. Quand il sut qu’on faisoit la maison de Marie de Médicis, dont le mariage étoit conclu avec Henri IV, il y entra en qualité de gentilhomme suivant, et vint en France avec elle. Or la Reine-mère avoit une femme de chambre appelée Léonora Dori, fille de basse naissance, mais qui étoit adroite, et qui connut incontinent que sa maîtresse étoit une personne à se laisser gouverner. En effet, elle prit tant d’empire sur son esprit qu’elle lui faisoit faire tout ce qu’elle vouloit. Concini, qui avoit de l’esprit, s’attacha à cette Léonore, et lui rendit tant de petits soins qu’elle se résolut à l’épouser. Elle déclara son intention à la Reine, qui n’avoit garde de ne la pas approuver. Ainsi ils se marièrent, quoique le Roi en eût fait difficulté assez long-temps.

Henri IV ayant été assassiné, ce fut alors que le pouvoir de la Léonore parut tout de bon ; elle mit son mari si bien avec la Reine, que cette princesse leur laissoit faire tout ce qu’ils vouloient[2]. Quant à lui, c’étoit un grand homme, ni beau ni laid, et de mine assez passable ; il étoit audacieux, ou pour mieux dire insolent. Il méprisoit fort les princes ; en cela il n’avoit pas grand tort. Il étoit libéral et magnifique, et il appeloit assez plaisamment ses gentilshommes suivants : Coglioni di mila franchi. C’étoient leurs appointements. On ne l’a pas tenu pour vaillant. Il eut querelle avec M. de Bellegarde, qui avoit prétendu à être galant de la Reine-mère, et il se sauva à l’hôtel de Rambouillet, car M. de Rambouillet étoit de ses amis, pour de là tenir la campagne ; il monta au deuxième étage, et se fit découdre sa fraise par une fille qui avoit été à sa femme. Cette fille a rapporté qu’il étoit extraordinairement pâle. On ne sait pourquoi il quittoit sa fraise, si ce n’étoit peut-être pour n’être point reconnu par ceux que la Reine avoit envoyés après lui. Ils furent raccommodés.

Il n’a jamais logé dans le Louvre, mais il couchoit souvent dans un petit logis qu’on vient d’abattre[3], qui étoit au bout du jardin vers l’abreuvoir ; à la vérité il y avoit un petit pont, pour entrer dans le jardin, qu’on appeloit vulgairement le Pont-d’Amour.

Quand il fut assassiné par l’ordre du Roi sur le pont du Louvre[4], on dit que M. de Vitry, capitaine des gardes, dans le transport où il étoit, le passa, et que M. Du Hallier, son frère, lui donna le premier coup[5]. M. de Vitry alla ensuite prendre les clefs de l’appartement de la Reine. Les gens de la populace, le lendemain, le déterrèrent de Saint-Germain-l’Auxerrois, le traînèrent par les rues, et contraignoient ceux qu’ils rencontroient à les suivre et à leur donner de quoi boire. Le Roi, du balcon du Louvre, leur faisoit signe de la main de continuer, et la Reine entendoit tout cela.

L’hôtel des ambassadeurs extraordinaires au faubourg Saint-Germain étoit à lui[6] ; c’étoit où il logeoit. On y trouva pour deux cent mille écus de pierreries. M. de Luynes eut sa confiscation : Anet, Lesigny, etc. Il avoit un fils d’environ treize ans, qu’on laissa aller en Italie, où il est mort jeune. Il y pouvoit avoir quinze ou seize mille livres de rente, de ce que son père et sa mère y avoient envoyé durant leur faveur. Il eut aussi une fille qui mourut à cinq ou six ans ; on l’avoit déjà demandée en mariage.

Revenons à la maréchale d’Ancre[7]. Quoiqu’elle eût été si long-temps avec la Reine, elle n’en savoit pas mieux son monde. En Italie, elle ne voyoit personne, et dès qu’elle fut en France, elle s’enferma, car elle étoit fort bizarre ; de sorte qu’elle ne savoit point vivre à la mode de la cour, et j’ai ouï dire à madame de Rambouillet qu’elle embarrassoit fort la maréchale, lorsqu’elle l’alloit voir, et que quelquefois cette femme, croyant lui faire bien de l’honneur, ne la traitoit pas selon sa condition. C’étoit une petite personne fort maigre et fort brune, de taille assez agréable, et qui, quoiqu’elle eût tous les traits du visage beaux, étoit laide à cause de sa grande maigreur.

Comme elle étoit mal saine, elle s’imagina être ensorcelée, et, de peur des fascinations, elle alloit toujours voilée, pour éviter, disoit-elle, i Guardatori[8]. Elle en vint jusqu’à se faire exorciser. On se servit de cela contre elle dans son procès, et aussi de trois coffres remplis de boîtes pleines de petites boulettes de cire. Car en rêvant, elle avoit accoutumé de faire de petites boulettes de cire qu’elle mettoit dans ces boîtes. M. Perrot, père du président de même nom, se moquoit fort de ces accusations, et il fallut que sa famille, par politique, l’enfermât de peur qu’il n’allât au Palais faire quelque chose qui eût déplu à la cour et qui n’eût pas sauvé cette femme. Le Parlement, qui ne croit point aux sorciers, condamna la maréchale comme sorcière ; cela a fait dire qu’on ne l’avoit fait que pour couvrir l’honneur de la Reine. Quand on lui demanda de quels charmes elle s’étoit servie pour gagner l’esprit de la Reine, « Pas d’autre chose, dit-elle, que du pouvoir qu’a une habile femme sur une balourde. » Je doute qu’elle ait dit cela.

Dans son procès elle se nomme Léonora Galigai, quoique effectivement elle s’appelât Dori. Cela vient de ce qu’à Florence, quand une famille est éteinte, pour de l’argent on peut avoir la permission d’en prendre le nom, et c’est ce qu’elle a fait. On dit qu’elle mourut très-chrétiennement et très-courageusement[9].

  1. Concini Concino, maréchal d’Ancre, tué par ordre du Roi, le 24 avril 1617.
  2. Toutes les médisances qu’on en a faites sont publiques. Un jour, comme la Reine-mère disoit : « Apportez-moi mon voile ; » le comte du Lude, grand-père de celui d’aujourd’hui, dit en riant : « Un navire qui est à l’ancre n’a pas autrement besoin de voiles. » (T.)
  3. C’étoit l’ancienne capitainerie du Louvre, construite sur la partie du jardin de l’Infante qui est la plus rapprochée de la place de la colonnade du Louvre, et qui paroît avoir fait partie du Petit-Bourbon, hôtel du connétable. Tallemant écrivoit ceci en 1657.
  4. Du côté de la rue du Coq.
  5. On lit dans les Mémoires de Brienne, publiés en 1818, tom. I, pag. 255 : « Lorsque le coup fut décidé, on délibéra pour savoir qui l’on en chargeroit. Dubuisson le père, qui avoit soin de gouverner les oiseaux du Cabinet du Roi, fut choisi pour en faire la proposition au baron de Vitry, et eut ordre de l’assurer de la charge de maréchal de France pour récompense du grand service qu’il rendroit à Sa Majesté. En effet, Du Hallier, son frère, que nous avons vu depuis maréchal de l’Hôpital, et les autres gentilshommes qu’il avoit mis du complot, ayant tué sur le pont du Louvre le maréchal d’Ancre, Vitry reçut le jour même le bâton vacant par sa mort. »

    On voit par le récit de Brienne que les assassins de Concini, avides des récompenses qui étoient le prix de cette horrible expédition, se disputèrent l’honneur infâme d’avoir porté le premier coup. Du reste, ce service profita surtout aux deux frères Vitry et Du Hallier. Longues années après l’assassinat, en 1651, on fit graver un portrait du premier, au bas duquel on lit : « Il fut long-temps capitaine des gardes-du-corps du feu roi Louis XIII, qui s’en servit habilement pour étouffer la naissance d’une guerre civile, contre la personne du maréchal d’Ancre, qui divisoit tous les François ; arrachant des mains de cet ambitieux favori les prétextes aux mécontentements. Cet incomparable coup de justice de ce grand prince marquera à jamais qu’il étoit divinement inspiré pour le salut de son État et le repos de ses sujets. » (Ce portrait fait partie du cabinet des estampes à la Bibliothèque du roi.)

  6. Rue de Tournon. Il sert aujourd’hui de caserne à la garde municipale.
  7. Léonore Dori, dite Galigai, née à Florence, brûlée à Paris le 8 juillet 1617.
  8. Superstition du moyen âge ; sort que l’on croyoit être jeté par le simple regard ; on l’appeloit jettatura. Il falloit, pour l’éviter, rompre l’air entre l’œil du magicien et l’objet qu’il considéroit. Les habitans de nos campagnes ne sont pas encore guéris de ces chimères.
  9. On ne peut indiquer aux lecteurs une source plus curieuse pour tous les faits qui composent cet article, que la Relation exacte de tout ce qui s’est passé à la mort du maréchal d’Ancre. On la doit à Michel de Marillac, et on regrette de ne pas la voir reproduite dans la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France. Elle a été imprimée à la suite de l’Histoire des plus illustres favoris, par P. Dupuy ; Leyde, Jean Elzevier, 1659, in-12.