Les Historiettes/Tome 1/55

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 317-320).


LE MARQUIS D’ASSIGNY[1].


Le marquis d’Assigny étoit frère de feu M. le duc de Brissac. C’étoit un Don Quichotte d’une nouvelle manière. Il lui est arrivé plusieurs fois d’envoyer dans les forêts de Bretagne pour l’avertir, quand il viendroit en certains endroits, où il passoit exprès, qu’une dame étoit retenue par force dans un château, ou quelqu’autre aventure de chevalerie ; et content d’avoir fait semblant d’y aller, il retournoit par un autre chemin à sa maison.

Il dépêchoit quelquefois des gentilshommes à M. le cardinal de Richelieu, ou du moins on les voyoit partir, afin de faire accroire qu’il avoit part aux affaires. Une fois Le Pailleur en rencontra un sur le chemin de Paris, qui avoit été nourri page de notre marquis. Cet homme, qui n’étoit pas moins fou que son maître, lui disoit : « Ah ! monsieur, l’admirable homme que M. le marquis ! au retour de la chasse, il ne m’a pas permis de rentrer dans le château ; il m’a donné ce paquet que vous voyez » ; et, en disant cela, il lui montra un paquet de lettres gros comme la tête. « Faites diligence, m’a-t-il dit, car il y va du service du Roi. Il faut avouer, ajouta ce pauvre fou, qu’on apprend bien à vivre chez Monsieur. Que penseriez qu’il fait pour nous aguerrir ? Il fait que quelqu’un, comme nous venons de nous mettre à table, vient crier : Aux armes, les ennemis approchent. Aussitôt chacun court à ses armes, et nous courons quelquefois une demi-lieue jusqu’à ce qu’on nous vient dire qu’ils se sont retirés. Deux autres gentilshommes et moi sommes toujours auprès de Monsieur, de peur qu’il ne s’engage trop avant parmi les ennemis ; aussi nous tient-il pour les plus vaillants. Après, nous retournons dîner. » Le Pailleur disoit que ce bon gentilhomme parloit si sérieusement, qu’on ne savoit s’il croyoit qu’effectivement les ennemis parussent, quand on venoit donner l’alarme.

Ce monsieur le marquis traitoit un jour bon nombre de gentilshommes. Ses propos de table étoient toujours de quelque bel exploit de guerre. Ce jour-là on parla fort des neuf preux, et entre autres d’Alexandre, d’Annibal et de César[2]. Un de la troupe, plus éveillé que les autres, et peut-être, aussi, las d’entendre tant de fariboles, se mit à dire qu’on faisoit trop d’honneur à ces gens de ne parler point de leurs vices ; qu’Alexandre étoit un ivrogne, qu’il avoit tué Clytus, etc. etc. ; César un débauché, un tyran, et Annibal un f.... borgne. À peine eut-il prononcé ces blasphêmes, que le marquis se lève et lui fit signe de le suivre dans un coin de la salle ; là, il lui dit : « Je ne sais pas de quoi vous vous avisez de m’offenser de gaîté de cœur comme cela. » L’autre, le voyant parler si sérieusement, eut quelque frayeur, et crut que c’étoit tout de bon. Il lui répond qu’il n’a jamais eu intention de le fâcher, et qu’il ne sait pas en quoi il lui peut avoir déplu. « Pourquoi est-ce donc, continua le marquis, que vous dites du mal d’Alexandre, d’Annibal et de César ? — Ah, monsieur, dit le gentilhomme qui entendoit raillerie, je ne savois pas, ou Dieu me damne ! qu’ils fussent ni de vos parents ni de vos amis ; mais je réparerai bien le tort que je leur ai fait ; » et tout d’un temps, avant que de se remettre à table, il se fait apporter à boire, et boit à Alexandre et à tous les autres, et se fit faire raison.

Ce M. d’Assigny et sa femme[3] ont fait le plus chien de ménage qu’on ait jamais fait. Il l’a accusée de supposition, et elle, lui, d’impuissance. Messieurs de Brissac ont hérité de ce fou-là.

  1. Charles de Cossé, marquis d’Acigné.
  2. Les autres sont : Josué, David, Charlemagne, Artus, Godefroi de Bouillon. (T.)
  3. Hélène de Beaumanoir, marquise d’Acigné.