Les Hommes de la guerre et de la Commune - Chefs et foules (1870-1871)

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Les Hommes de la guerre et de la Commune - Chefs et foules (1870-1871)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 675-708).
LES HOMMES DE LA GUERRE
ET DE
LA COMMUNE[1]

CHEFS ET FOULES (1870-1871)

Par la publication d’un quatrième et dernier volume : la Commune, MM. Paul et Victor Margueritte ferment le cycle qu’ils s’étaient proposé de décrire sous ce titre : Une Époque, et où ils se sont efforcés de faire tenir, découpé à même le temps, avec l’amoncellement d’événemens qui s’y pressent, le long espace de « l’année terrible ; » sorte de Divine Comédie, ou, ce qui suffit déjà, de tragédie humaine ; nouveau chant d’un nouvel Enfer, plus réellement crié et entendu que les autres, plein, comme les autres, de misères, de tristesses, de fureurs, de larmes et de sang.

On voudra bien ne pas chercher ici, sur un pareil ouvrage, qui, sans doute, au point de vue purement littéraire, peut être discuté, et qui mérite de l’être, un jugement qu’il n’est point de ma compétence de rendre. Pareillement, je ne me mêlerai pas, à ce propos, par extension ou voie de conséquence, de décider en doctrine si « le roman historique » est ou n’est pas un genre faux ; s’il l’est, notamment, et même lorsqu’il n’altère en rien ni la substance ni l’apparence, — c’est-à-dire la physionomie ou le caractère des faits, — parce qu’il confond et brouille ou du moins réunit, sur le même plan, dans la même lumière, trois espèces de figures : la figure complètement et rigoureusement historique (le personnage vrai sous son vrai nom) ; la figure à demi historique (le personnage vrai sous un nom supposé) ; la figure d’invention ou de fantaisie. Plus positivement, sinon plus modestement, je m’attacherai à dégager, de l’œuvre, à cet égard encore, considérable, des frères Margueritte, des portraits d’hommes et, pour ainsi parler, des portraits de foules, toute une série de types politiques et sociaux ; représentatifs, dans le roman, à travers les deux grands déchiremens, les deux grands bouleversemens de la guerre étrangère et de la guerre civile, — d’un gouvernement, d’une armée, d’un Etat, d’une nation, d’un peuple, — les nôtres ; — et par là, pour nous, représentatifs d’une « époque » très récente, qui fut la nôtre.

Jusqu’à quel point, tels que MM. Paul et Victor Margueritte les ont peints, dessinés ou ébauchés, ces portraits d’hommes sont-ils ressemblans, ces portraits de foules sont-ils justement et exactement expressifs ? Dans quelle mesure la part d’histoire que contient cette vaste tentative de roman historique est-elle de l’histoire ? Enfin, jusqu’à quel point et dans quelle mesure les opinions que professent les auteurs, les sentences de condamnation et de réhabilitation qu’ils prononcent, les conclusions surtout, politiques et sociales, qu’ils entendent tirer de ce roman qui est de l’histoire ou de cette histoire qui leur a paru matière à roman, sur quoi, en quoi, pourquoi tout cela est-il fondé ? Ou, au contraire, sur quoi, en quoi, pourquoi ne l’est-ce pas ? C’est la seule question que je me croie, quant à moi, autorisé à poser, et c’est la seule aussi à laquelle je voudrais essayer ici de répondre.


I

Une époque, trois temps ; un drame, trois actes : I. Le Désastre (Saint-Cloud, le Rhin, Metz, juillet-octobre 1870) ; II Les Tronçons du Glaive (la Loire, le Nord et l’Est, septembre 1870-janvier 1871) ; III. La Commune (Paris et Versailles, mars-mai 1871). En outre, mais un peu hors cadre, et un peu artificiellement, en tout cas très accessoirement, formant un quatrième volume : Les Braves Gens, quelques tableaux ou récits épisodiques dont le premier : La Chevauchée au Gouffre, la charge de Sedan, n’est certes pas sans grandeur. Des scènes pourtant trop détachées les unes des autres, trop faiblement rattachées à l’ensemble, et qui peuvent être supprimées, sans qu’il y soit retranché quoi que ce soit d’essentiel et de nécessaire. Ces minutes dispersées de l’époque, nous ne nous y arrêterons pas : ce quatrième acte du drame, ajouté et intercalé, nous le négligerons donc ; mais le Désastre, les Tronçons du Glaive, la Commune, se tiennent, s’enchaînent, s’appellent, se commandent, s’entraînent, tombent d’un bloc, comme les trois parties d’un développement, comme les trois momens d’une action, en des heures qui se suivent, dans des lieux qui se touchent, avec les mêmes protagonistes et les mêmes chœurs, sous le coup de la même fatalité. Les hommes du Désastre expliquent les hommes de la Commune ; la foule parisienne de juillet 1870 explique la foule parisienne de mars 1871.

Elle est enflammée et belliqueuse, au grand soleil de thermidor, et comme en mal d’épopée, et patriote jusqu’aux confins de l’épilepsie, la foule de juillet 1870. Des profondeurs au sommet, elle se soulève, s’enfle et déferle en mugissant. Le plus humble des Français n’échappe pas à cette folie des armes : le plus obligatoirement, le plus physiologiquement pacifique s’y laisse emporter par l’élan de tous :

Le concierge était en train de piquer des petits drapeaux tricolores dans une caisse à réséda, devant la fenêtre de sa loge. Dans son enthousiasme guerrier qu’exaltaient de récentes libations chez le marchand de vins, il répétait au savetier d’en face, impotent comme lui :

— A Berlin ! A Berlin ! En avant, partons !

Il reconnut le commandant, ébaucha un salut militaire et cria :

— Vive l’armée !

D’habitude, cet homme, en proie à son catarrhe, ne quittait jamais la loge où on le voyait assis, les jambes en croix, ravaudant des fonds de culottes. La concierge, énorme femme potinière et couarde, dont le café au lait, très sucré, était l’unique idéal, courut après Du Breuil pour lui remettre lettres et journaux :

— Ah ! monsieur, que je suis contente ! La guerre est déclarée ! Vous allez les hacher en morceaux, ces grosses saucisses ?


C’est bien l’ « enthousiasme guerrier, » et c’est un enthousiasme français, mais c’est, de plus, un enthousiasme parisien, qui, dans la gravité, dans la solennité même des circonstances, flâne, blague, chante et plaisante. Une rampe de gaz qui s’allume, une traînée d’esprit qui brûle en plein ruisseau ; le mot de la minute jaillissant, à la minute, du trottoir :


Un cheval étonnamment maigre soufflait dans les brancards. Le cocher, par contre, était obèse.

Dès qu’il aperçut l’uniforme de Du Breuil, il manifesta un grand zèle, brossa les coussins, sourit en s’informant de l’adresse, et unit par se hisser sur le siège, avec une joyeuse lourdeur. Un coup de fouet :

— Hue ! Bismarck !


Au loin sonne la fanfare d’un escadron en marche : une rumeur l’interrompt et la couvre : Vive l’armée ! L’ardeur, « l’emballement » de chacun, dans le piétinement par lequel est poussé il ne sait où ce peuple en promenade qui se croit rué à la charge, s’entretient, s’accroît, se multiplie, au voisinage, au contact prolongé, trépidant, de tant d’« emballemens » et d’ardeurs semblables. On dirait que la foule, stagnant ou glissant lentement en un double courant, le long des maisons, s’est fait en un instant un système nerveux commun, qui perçoit avec une intensité exaspérée les moindres sensations et les rend aussitôt en secousses violentes, portées à la millionième puissance. Pour que ce soit tout à fait parisien, les femmes se mettent de la partie et la mènent.


Les tables des cafés étaient prises d’assaut. Sur les boulevards, la foule compacte grouillait… On se disputait les journaux frais parus. On parlait haut, on ricanait. Les femmes, en toilette claire, étaient les plus excitées. De gros bourgeois se redressaient avec une mine martiale ; quelques-uns donnaient la main à des enfans déguisés en soldats. Dans un fiacre, trois filles enlacées, bleu, blanc, rouge, saluaient au milieu des bravos et des lazzis. La bleue, une assez jolie blonde, jeta des baisers à Du Breuil, enthousiasmée par ses aiguillettes d’or.


Tout, d’ailleurs, n’est pas pur aux sources de ce délire, et tout n’y est pas non plus, on ne veut pas dire sincère, mais spontané. Cette manifestation est comme beaucoup de manifestations : la fièvre en a été un peu préparée et chauffée :


Soudain la Marseillaise, beuglée à pleins poumons, retentit. Les voitures durent s’arrêter. Des blouses blanches, en tête d’une colonne où les casquettes se mêlaient aux chapeaux de soie, fonçaient à travers la chaussée. Ces énergumènes saisissaient les chevaux à la bride, brandissaient des gourdins. Un vieillard barbu criait si fort que les yeux lui sortaient de l’orbite. A côté de lui, un adolescent livide balançait de droite et de gauche une tête alourdie par l’ivresse. Le flot s’écoula, suivi d’un acre relent de sueur et de vin. Des titis faisaient escorte, avec des cabrioles de singes.

Dans une telle cohue, la violence est à fleur de peau : il suffit d’un rien pour la déchaîner. Une barbe rousse, c’est un Prussien : tue ! tue ! Un promeneur, philanthrope attardé ou pacifiste avant la moderne Epître aux Gentils, risque une protestation timide. Cinquante voix grondent ou grognent : A bas les taffeurs ! D’autres voix, avinées, font écho, qui hurlent : « Mourir pour la patrie… » puis, à la fin des strophes, avec des cris d’animaux, glapissent : A Chaillot, le roi de Prusse ! » tandis que « quelques voyous lèvent en guise de torches » et agitent des balais enduits de résine…

J’ai peut-être appuyé un peu sur tous ces traits dont est fait le portrait de Paris en juillet 1870 ; mais c’est, il faut le répéter, que la foule de mars 1871 sera faite précisément de ce dont est faite celle-ci : des bouillonnemens refoulés du savetier impotent qui n’aura pas cessé de crier : A Berlin ! sans être jamais sorti de son échoppe ; des espoirs déçus de la concierge qui n’aura pas vu « hacher en morceaux ces grosses saucisses ; » de ce patriotisme surexcité, hypertrophique, débordant en torrent de lave, et subitement resserré, figé, ou captif sous la glace d’une défaite sans précédent et, pour beaucoup, sans explication naturelle ; d’une sorte de rage de jouir aigrie en rage de souffrir, ou, au contraire, de la rage de souffrir tournée en rage, en faim et en soif, de jouir. On y retrouvera, — mais en rouge seulement, — les demoiselles qui, six mois auparavant, s’étalaient publiquement en bleu, blanc, rouge ; les énergumènes aux gourdins, les « vieillards barbus » aux yeux égarés, les « adolescens livides » aux têtes ballantes, et, dans le même « relent de sueur et de vin, » les mêmes « titis » avec les mêmes « cabrioles de singes. » Hélas ! on y retrouvera les mêmes « voyous » agitant, moins innocemment, des torches.


Voilà la grande foule, le peuple, ou, comme va le dire Jules Vallès, « la rue. » Voici « la Cour, » le « Château. » A Saint-Cloud, dans les jours qui précèdent le départ, les salons dorés regorgent et fourmillent. Sous les lustres en feu passe, — se coudoyant, — et MM. Paul et Victor Margueritte nous le montrent du doigt sans sympathie, — tout un monde de courtisans aux genoux usés et de chambellans au dos poli par tous les régimes ; de généraux ventrus, à l’air endormi, mais finauds et matois dans leur graisse ; de sénateurs crochus et claudicans, de députés à tout dire, de publicistes à tout faire, et de financiers a tout prendre, encore plus interlopes que juifs ; de dames d’honneur, séchées sur pied de rivalité servile et à qui « l’envie a donné la jaunisse ; » de coquettes incapables également de vieillir et de rajeunir ; de marquises à façons d’intrigantes et d’entremetteuses ; de femmes qui ne demandent qu’à tromper leurs maris et de maris qui ne demandent qu’à être trompés par leurs femmes, pour avoir le plaisir de leur rendre la pareille ; viveurs cacochymes et ridicules, vieux marcheurs, jeunes noceurs, sempiternels joueurs. Et puis des conseillers d’État, « béats » et apoplectiques ; de hauts magistrats, joufflus, dodus, abominablement « raseurs, » solennellement imbéciles sous les favoris qui encadrent leurs faces poupines, imposans en dépit de tout et « dont on admire cependant les lumières comme jurisconsultes. » Et puis, rien : pas une valeur, pas une intelligence, pas un caractère. Et, sans doute, il s’entend que c’est un symbole, et que tout symbole est une simplification ; mais tout de même trop est trop, et, ici, est-ce que le symbole ne simplifie pas trop ? Nous voulons bien que ces médiocres échantillons d’humanité se soient rencontrés autour des souverains, au déclin de l’Empire ; mais vraiment n’y avait-il pas autour d’eux quelques autres gens et quelque autre chose ? Soit : déjà, de temps en temps, un craquement a retenti ; mais personne ne croit l’écroulement prochain ; et d’ailleurs, depuis quand les rats, loin de déserter le navire, l’envahissent-ils lorsque la membrure craque ? Aux approches, confusément senties ou pressenties, des catastrophes, s’éprouvent les fidélités, et ce ne sont pas alors les pires qui accourent, ce sont les meilleurs qui restent. Comment ne serait-il resté auprès du trône chancelant que tout ce qui, moralement, aurait dû s’en aller ? Telle quelle, enfin, et telle que les frères Margueritte l’ont vue de leurs yeux peut-être un peu prévenus, la Cour impériale est là, guettant, par dévouement ou par habitude, la venue des souverains ; et il y a dans son insouciance l’éveil d’une vague inquiétude ; sa frivolité a comme des syncopes, et sa légèreté comme des étourdissemens subits qui l’alourdissent :


Une pensée unique animait les visages ; on attendait l’apparition des souverains. Le béat sourire, les oreilles tendues de M. Jousset-Goumal, les regards d’aigle de Jaillaut, le zèle de Mme d’Avilar surveillaient les portes-fenêtres du salon, par où Leurs Majestés devaient sortir… Combien prolongeraient en pensée, au-delà de la grille du parc, le départ du maître ? Combien le suivraient du cœur ? Combien, les adieux faits, tourneraient les talons, pour ne plus songer qu’à soi ?… Était-ce la terne clarté du jour, sous le ciel bas ? Du Breuil remarqua presque chez tous une expression lasse, lourde. Hauts dignitaires, sénateurs, députés, lui parurent éteints, sous le même masque fatigué, repu. Seul, le comte Duclos conservait sa morgue. L’amiral Le Véronnech était plus affaissé que jamais. Tout ce monde, aux lumières, lui avait semblé plus jeune, plus vivant. Il douta si l’Empire vieillissait…


L’Empereur, lui, avait sûrement vieilli. Face plus éteinte entre ces faces éteintes ; regard plus las parmi ces regards las ; masque plus épaissi que tous ces masques seulement repus, enflé sous les yeux, « abaissé aux coins de la bouche. » Par instans, « une souffrance, due à la cruelle maladie dont les plus intimes évitaient de s’entretenir, tiraille le visage auguste. » — « Pas brillant, ce soir !… » murmure le général Jaillant à l’oreille du général Chenot. L’Impératrice « demeurait la souveraine, un être hors race, où la femme disparaissait dans la splendeur du rang. Grande, elle était dans tout l’éclat de sa maturité. Le charme de sa beauté blonde avait quelque chose de despotique. Ses yeux d’une splendeur glaciale brillaient d’orgueil et de volonté. La fièvre de ses pensées donnait à son teint, plus animé que de coutume, une expression ardente et tendue. » Le Prince Impérial était un enfant : « Dégagé dans un frac de drap noir, — col blanc rabattu, les yeux clairs, les cheveux blonds, il avait l’air d’un jeune Anglais. » À cette triple esquisse, on devine où est l’âme, la force, la volonté. On comprend qu’en cette fin de rogne, s’il est permis de le dire, les rôles sont intervertis, que l’homme, c’est la femme, que le prince, c’est la princesse, que le sens de l’Etat s’est réfugié tout entier en elle, et que l’Empire, comme la dynastie, ne tient plus que par elle. Elle seule est vaillante au soir des adieux : bien que la mère souffre dans ses nerfs et dans son cœur, « l’Impératrice n’avait jamais eu plus grand air. » Elle seule est impériale : « Fais ton devoir, Louis ! » dit-elle à son fils, quand le train s’ébranle. L’Empereur, ses cheveux gris pendant en longues mèches hors de son képi, la paupière pesante trahissant, lorsqu’elle se descelle, « la clairvoyance d’une âme désabusée, » dans « la paralysie du bon vouloir inutile » et comme dans « le demi-sommeil » accablé et résigné qu’il ne peut vaincre, Napoléon III n’est plus qu’une chose qui va. Le convoi qui « emporte vers l’inconnu le destin du pays, la fortune de la France, » outre le train majestueux des voitures vertes aux N sommées de la couronne, tout le matériel des cuisines, des tables, des chambres impériales, emporte aussi le plus encombrant, le plus gênant des bagages : et c’est la personne à demi morte, le demi-fantôme de l’Empereur. M. Émile Zola, s’il me souvient bien de la Débâcle, avait fait de Napoléon III, à l’armée, comme une ombre rôdeuse et songeuse, partout présente quoique absente de tout, et, en quelque manière, toujours collée aux vitres. « Une sorte de bagage gênant, » qui retarde et embarrasse soit la marche, soit la retraite, c’est ainsi et ce n’est qu’ainsi, selon MM. Paul et Victor Margueritte, que l’armée connaît l’Empereur. Et, de Saint-Cloud au Rhin, et du Rhin à Sedan, la chose impériale et lamentable va, arrêtant toutes choses.

L’Empereur avait un teint de cendre, des yeux morts ; des boursouflures, dessous, faisaient poche. Il portait la petite tenue de général sous un par-dessus civil. La démarche était lourde, affaissée… Il avait présidé, depuis midi, au lent défilé de l’armée. Face à la chaussée, devant l’interminable cohue, il était resté des heures entières, assis sur une chaise de cuisine. Et, sans un cri, sans un vivat, les divisions étaient passées, silencieuses, devant cet homme à l’œil terne, au teint blafard, au ventre tombant, qui était l’empereur Napoléon III. Cette rêverie du malheureux, regardant s’écrouler devant lui ce qui restait de sa puissance, personne n’y pouvait penser sans tristesse.

Autre foule, l’armée, « interminable cohue, » et cohue dès le premier jour. « Le départ des troupes était tumultueux ; la foule, à la gare de l’Est, versait rasade aux soldats. Beaucoup s’enivraient. » Aussi bien, il semblait depuis quelque temps que la discipline faiblît. « Des généraux s’étaient plaints récemment à l’Empereur, avaient demandé le rétablissement d’une discipline inflexible. » Les moins aveugles, qui passaient pour les plus chagrins, découvraient « de graves symptômes de maladie dans notre armée : » elle ressemble, font dire, assez audacieusement, les frères Margueritte à l’un de leurs héros, le capitaine de lanciers Lacoste, qui représente dans le corps élégant et brillant des officiers l’élément populaire, « elle ressemble à ces visages qui paient de mine, et que la syphilis ronge. » Néanmoins, au repos, avant la mobilisation, vue rapidement en traversant la chambrée, « cette simple chambrée qui sentait la tanière ; avec ses dormeurs nus, avec ses effets d’équipement, l’acier des lances et des sabres, » l’armée, toute l’armée, comme chaque régiment, gardait l’apparence « d’une chose formidable : » Dans ce régiment et dans tous les autres, dans cette caserne et dans toutes les casernes de France, un emmagasinement énorme, un entassement de « force brute » sommeillait, un approvisionnement, que l’on eût dit inépuisable, de « chair d’hommes n’évoquant que mâle énergie, muscles bandés à l’action, vigueur destructive. » Et, d’autre part, il y avait derrière cette armée, avec elle, le prestige de tant de victoires, anciennes et nouvelles, la vertu de tant de sang héroïquement versé, séché depuis un siècle ou frais encore sur le drapeau, l’impulsion d’un passé si puissant, en même temps si long et si voisin ! Il y avait tant de bras qui se levaient, tant de mains qui se crispaient sur l’épée : ce qu’il n’y avait point, ce qui manquait surtout, c’était une tête. La machine, même un peu rouillée, un peu détendue, était là ; mais pas de mécanicien ; et elle avait encore son foyer, mais non son volant de direction.

Des milliers de dépêches étaient expédiées, reçues. Et les généraux, les états-majors, les services administratifs, artillerie, génie, infanterie, cavalerie, forces actives, réserve, s’entassaient dans les trains. Aux points de rassemblement, tout débarquait pêle-mêle, hommes, chevaux, matériel, approvisionnemens, dans une confusion extrême. Les gares étaient encombrées, mais les magasins étaient vides. De tous côtés arrivaient les doléances, les réclamations. Le malin même, une dépêche de l’intendant général de l’armée avait mis les bureaux sens dessus dessous : « Il n’y a à Metz ni sucre, ni café, ni riz, ni eau-de-vie, ni sel, peu de lard et de biscuit. Envoyez de suite au moins un million de rations à Thionville. »

Vienne un échec et, pour comble, que le malheur, en se répétant, en engendrant le malheur, tourne à la catastrophe : aussitôt le désarroi qui est dans les services se mettra dans les rangs. Ne doutant pas de soi, n’en voulant, n’en pouvant et, peut-être, n’en devant pas douter : — Battus, ces hommes-là… Allons donc ! battus ! était-ce possible ? — on commence à douter des chefs. Si ce sont toujours les mêmes qu’on fait tuer, ce sont toujours les mêmes qui se font battre. Ne se feraient-ils pas battre exprès ? Le vieux goût national pour la fronde et la mazarinade reparaît ; le même goût qui dictait, il y a cent ans, à un bel esprit :


Soubise dit, sa lanterne à la main :
« Où diable donc ai-je mis mon armée ? »


dicte à présent aux soldats, aidé qu’il est par la facilité de la rime, des refrains contre leurs généraux.

La carriole longeait maintenant une file de chasseurs à pied, nu-tête, sans armes, débandés. Ivres de fatigue et de faim, ils chantaient à pleine gorge :


Le général Frossard
N’est qu’un sal’ rossard !

A la vue des insignes de Du Breuil, ils ricanaient.


Il n’est plus temps, et il n’est plus de moyen, de « rétablir une discipline inflexible. » Elle achève de s’écraser contre les ruines des grands espoirs d’hier, et le contraste entre ces espérances sans bornes — ce serait le cas de dire sans frontières — et les tristesses de la réalité, s’accuse parfois avec une ironie cruelle, dont MM. Paul et Victor Margueritte ont exprimé toute l’amertume en un raccourci vigoureux :


<small< La nuit s’était faite. La carriole roulait toujours, côtoyant des femmes, des voitures pleines de blessés, des fourgons, des cantines. Du Breuil se retourna, mordu au cœur. Un cri aigu, strident, grinçait :

A Berlin ! A Berlin !

Qui donc raillait ainsi ?… Avec un rire sanglotant, la voix enrouée jeta de nouveau :

A Berlin ! A Berlin !

Ah ! ces mots, quel souvenir ! Et sur le toit d’une cantine, la patte fichée à son perchoir, Du Breuil aperçut un perroquet vert tout hérissé, qui s’égosillait en battant des ailes.


Ce qu’on a d’abord chanté, on continue à le dire, et, à force de le répéter le long des chemins où l’armée s’enfonce, tirant après elle l’Empereur et tout le bagage impérial, en des marches sans but et des contremarches sans raison, à force d’y penser continuellement, on finit par le croire. L’horrible soupçon s’insinue et se propage : on ne prend même pas garde que, lorsqu’il s’attache à certains noms, il n’y a pas seulement impiété, mais impossibilité. Nul, cependant, n’y échappe : aucune renommée, aucune gloire, aucune histoire, aucune légende n’en garantit et n’en sauve. Ils y passent tous, les Frossard, les Failly, les Wimpffen, — plus tard Ducrot et Trochu, — et même Mac Mahon, et même Canrobert. C’est toujours le même sentiment : « Battus, des soldats comme nous ! Allons donc ! Est-ce possible ? » Et, comme il faut bien se résoudre à reconnaître que c’est vrai, la première fois, avec Abel Douay, à Wissembourg, on a été « surpris » et, à partir de la deuxième ou de la troisième fois, on a été « trahi. » En cela encore, le contraste entre les réputations et les résultats rend dure la désillusion. Tout à coup et tout d’un coup l’événement rapetisse les chefs de tout ce dont l’imagination les avait grandis. Pas un feu de bivouac, à l’armée, pas un repas de famille, dans le civil, où l’on n’ait tenu quelque propos de ce genre : « Mac Mahon ! voilà un homme ! Franc comme son épée. Il va nous balayer le terrain ! » Et le petit père Changarnier, juché sur son barbe alezan, avec son képi à l’ancienne mode, sa tunique à petite jupe et son pantalon à pieds d’éléphant, propret et — c’est impayable ! — pommadé, parfumé à son âge, « le général Bergamotte, » sec, énergique, rendant le salut brusquement, de même que brusquement il portera les coups ! Puis, superbe là-bas, la tête haute, presque renversée, le cou trop court en quelque sorte roidi pour émerger des épaules, les cheveux envolés comme une crinière, la moustache dressée comme des poils de lion, ensoleillé de tout le soleil d’Afrique, rouge de la flamboyante auréole de Constantine et de Zaatcha, héros authentique passé au rang de héros modeste par son désintéressement devant Sébastopol et son désintéressement sous Metz, si gai, si fécond en propos joyeux, si militaire, si chevaleresque, si troupier, si « troubadour, » si Gascon, si Français, — Canrobert ! « Battus, des généraux comme eux, commandant des soldats comme nous ! Allons donc ! Ce n’est pas possible ! » — Et pourtant ils sont battus… C’est donc qu’ils se font battre exprès,… qu’il y a quelque chose, on ne sait pas quoi…. quelque chose…

Pour Bazaine, on sait quoi… La justice, du moins, a cru le savoir… Mais l’histoire en est-elle très sûre ?… Le Bazaine du Désastre est, à mon avis, une des figures supérieurement dessinées de l’œuvre de MM. Paul et Victor Margueritte ; et, sans paradoxe, elle est supérieurement dessinée peut-être parce qu’elle l’est très peu, parce qu’elle n’est qu’en flottement dans l’indécis et dans l’énigmatique. Une énigme, Bazaine l’est de la tête aux pieds, et du commencement à la fin.


Bazaine, seul, en calèche découverte, suivait au milieu du cortège de généraux, d’écuyers, de piqueurs. Il était très pâle, avec des yeux boursouflés, des rides, un air de fatigue et d’ennui… Son visage a quelque chose d’impénétrable. L’air d’un homme qui pense à soi.

— Un ambitieux, souligna le major. Sa conduite au Mexique l’a bien prouvé.

— Possible, dit Boisjol, je n’en sais rien. Mais brave comme les plus, braves ! Je l’ai connu en Italie, moi.


Sa conduite au Mexique… En effet, toutes sortes d’histoires avaient couru, de canons abandonnés, jetés à dessein dans un lac, de machinations perfides, de spéculations blâmables, de rêves de fortune, et même, après le mariage du maréchal avec la nièce d’un ministre mexicain, de rêves d’empire avortés. Des lettres, connues plus tard, de l’empereur Maximilien, de l’impératrice Charlotte, du roi des Belges Léopold Ier, leur père et beau-père, semblent bien démentir et détruire ces mauvais bruits[2]. Mais, comme disait Boisjol, possible ! et personne n’en savait rien. Justement, parce qu’on ne savait rien, on supposait tout, et l’on affirmait tout. Que se passait-il derrière le mur de ce visage impénétrable ? Peut-être rien non plus, on ne savait… A quoi pensait cet homme qui avait l’air de penser à soi ? On ne savait : peut-être à rien. Rancunes anciennes, désirs de revanche contre la destinée qui, bien qu’ayant tenu beaucoup, avait un moment paru promettre davantage, froissemens de vanité vulgaire. — « On disait Bazaine blessé de se voir réduit à la direction d’un simple corps ; » — calculs d’ambition ou d’intérêt ; petites trahisons précédant et préparant la grande trahison ? Le « visage impénétrable, » la face de granit du sphinx n’a point livré son secret, si ce fut un sphinx et s’il eut un secret. Il devait pourtant entendre le cheminement sourd et sentir, à peine amorti par un reste, par un geste de respect hiérarchique, le poids de la suspicion. Frossard mis en déroute, comment Bazaine, chef responsable, avait-il laissé battre son lieutenant sans le secourir ? Selon les uns, il lui portait envie. Il avait voulu, selon d’autres, lui laisser gagner seul son bâton de maréchal. Ou bien craignait-il lui-même d’être attaqué à Saint-Avold ? Quoi qu’il en fût, sa conduite restait sans excuse. Toutes les suppositions allaient devenir permises. « C’est à croire que Bazaine trahit ! » s’était écrié un des hauts personnages de l’entourage impérial. » Et, d’autre part, quand « l’opinion publique, » par une de ces contradictions dont elle est coutumière, l’a désigné et imposé, quand il est investi du commandement en chef de l’armée du Rhin, quand il ne peut plus se plaindre de n’avoir qu’un simple corps d’armée, d’être en sous-ordre, quand il est le vice-empereur de la guerre, quand il va l’être sans l’Empereur, — énigme encore.


Serait-il l’homme ? Répondrait-il au cri unanime qui appelait un maître, un sauveur ? S’il n’avait pas l’élan chevaleresque de Canrobert, la droiture de Mac Manon, il possédait, avec un rare courage, un renom d’habileté. Chacun vantait son endurance aux plus dures fatigues. Il avait des goûts simples, qui lui faisaient éviter la représentation et tournaient volontiers au renfermé, beaucoup de ténacité dans les idées, l’humeur égale. Il était affable, timide presque, parlant peu et mal. Une incroyable chance l’avait toujours servi. Ses ennemis lui refusaient deux qualités essentielles, la fierté du caractère et la hauteur de l’âme. Plusieurs même l’accusaient de manquer de sens moral. Mais Du Breuil savait quelles calomnies provoquent les hommes en vue. Il se réjouit, avec toute l’armée, d’avoir enfin un chef.


Le lendemain, énigme comme la veille :


Le maréchal passait près d’eux. Du Breuil le regarda. Comment se garder d’un trouble, devant l’homme qui commandait au destin de l’armée, devant le chef haussé à ce faîte d’honneur par l’opinion publique ? Lourd et ferme en selle, ramassé dans sa taille trapue, Bazaine, sous son couvre-nuque, portait un fort visage dont l’impression première déroutait, tant ses traits semblaient inaccessibles à l’émotion. L’impassibilité légendaire du maréchal, en effet, ne paraissait pas seulement braver le danger, mais l’abolir. Les balles pleuvaient autour de lui sans qu’il s’en aperçût ; et, d’un point à l’autre du champ de bataille, il se promenait comme dans son jardin.

Aides de camp, estafettes, accouraient, repartaient. Rien d’émouvant à voir comme cette fièvre, ces élans désordonnés. Tout convergeait vers ce gros vieil homme aux épaulettes d’or. Il semblait diriger la bataille sans y prendre goût, parce qu’il était là, parce qu’il le fallait. Du Breuil l’entendit ordonner à un colonel :

— Qu’on repousse l’attaque, mais qu’on ne s’engage pas en avant ! La retraite sera reprise aussitôt après le combat.


Dans la maison qu’occupe le généralissime, « la jolie maison d’aspect calme, avec son toit d’ardoises bleues dans les arbres, » rien ne bouge. Les chevaux des officiers d’ordonnance piaffent à la porte. « Vous pouvez faire desseller, messieurs ! dit le chef d’état-major. Vite au travail de bureau. Vite au tableau d’avancement, si impatiemment attendu de l’armée ! » Le tableau d’avancement ! Comme si ce n’était pas à la victoire de le dresser ! Et les commentaires vont leur train. « — Que fait Bazaine ? — Il joue au billard ! » ricane Floppe. « Laissez donc ! Le maréchal a son plan. C’est un malin. Lebœuf dans la mélasse, Frossanl aplati, il n’y a plus guère que Canrobert qui puisse lui porter ombrage. Alors… » Du Breuil « avait envie de lui crier, à ce gros homme aveugle et sourd, dont il apercevait le des courbé, la nuque lourde sur les broderies d’or : « Mais on se bat ! On se bat ! Va donc voir ! » Lui, placide, il n’allait pas voir. Lebœuf, Frossard, Canrobert ? « Ils ont de bonnes positions ; qu’ils les défendent ! » Mac Mahon ? Il y est, qu’il y reste ! Peu à peu, chez les plus confians et les plus solides, le ver du soupçon creuse son trou : l’année, maintenant, en est toute rongée :


Restaud doit avoir raison, songeait Du Breuil. Peut-être a-t-il des renseignemens particuliers qui le tranquillisent ?… C’est en toute connaissance de cause qu’il s’en remet à ses lieutenans… A moins d’être le dernier des incapables et de s’en rendre compte, — mais il s’agiterait, alors, chercherait à donner le change ; — à moins d’être pis encore, le plus ténébreux des… mais non, c’était bon pour Floppe, ces pensées-là !


Et ces pensées « bonnes pour Floppe, » les Du Breuil les veulent chasser, les chassent une fois, deux fois, mais elles reviennent. Ils ont beau se dire, dans « l’austère grandeur de la servitude militaire : « Je ne dois pas juger celui qui est le chef suprême et responsable… Il peut avoir, il a certainement pour règle et excuse de sa conduite des raisons que j’ignore ! Un soldat comme moi ne doit pas raisonner. » Malgré tout, malgré eux, ils raisonnent et ils jugent

Une ombre louche pesait sur l’insomnie de Du Breuil… Si c’était vrai, pourtant ?… Trahir ? Non ! mais louvoyer, tergiverser, obéir aux conseils d’une prudence intéressée, aux calculs d’une ambition sourde… Tenir campagne offrait des risques ; Metz, au contraire, était un appui sûr. Vainqueur, Mac Mahon débloquait son collègue, — ou son rival, — sans que celui-ci se fût expose ; vaincu, de quel secours Bazaine lui serait-il ?… Paris, sans doute, ne tiendrait pas longtemps… alors, en cas de négociations, l’armée de Metz, intacte, vaudrait que l’on comptât avec elle, avec son chef…


Ainsi, de jour écoulé en jour qui s’écoule, d’occasion manquée en occasion perdue, l’ombre descend et s’accumule sur le dos courbé, sur la nuque lourde « du gros vieil homme aux épaulettes d’or. » MM. Paul et Victor Margueritte la peignent d’un mot : « une ombre louche, » dans laquelle il n’y a peut-être que « l’incapacité » consciente d’elle-même ; où l’attitude impassible n’est peut-être que la lassitude invincible ; où peut-être n’y a-t-il que la jalousie ordinaire entre lieutenans de César et l’espèce de besoin, plus fort que le devoir même, qu’ils éprouvent de se nuire mutuellement ; dans laquelle il n’y a peut-être qu’orgueil exalté, frénésie du moi, délire des grandeurs, ou peut-être quelque intrigue politique ; et dans laquelle il y a peut-être le plus exécrable, le plus impardonnable, le plus inexpiable des crimes contre la patrie. Ce crime, il faut bien qu’il y ait été, puisque les juges de Bazaine l’y ont vu. Tous les certificats de Frédéric-Charles ne sauraient suffire à l’en laver[3]… Et cependant, le cri de la défense : « Le maréchal Bazaine a trahi… Ah ! vous m’expliquerez pourquoi ! » Personne, jamais, n’a expliqué pourquoi. Le visage et l’ombre sont demeurés également louches, mais impénétrables. Ce qui est certain, c’est que, dans cette ombre où se décompose l’année, germent, percent, poussent le doute, la discussion et la révolte ; se lèvent les Francastel, les Massoli, les d’Avol à l’esprit critique, les Barrus au front de sectaire, — autrement dit, les Boyenval, les Rossel ; — s’aigrissent ou pourrissent quelques-uns de ceux par qui l’année terrible va devenir l’année horrible, par qui, de la guerre, va sortir la Commune.


II

Interposez six mois. En ces six mois faites tenir un hiver d’une extrême rigueur, un siège, un bombardement, trois campagnes, par-ci par-là comme une reprise de souffle avant l’étouffement définitif, Bapaume, Coulmiers, Villersexel ; les espoirs qui renaissent et meurent et font mourir dix fois pour une ; la faim, le froid, la réclusion dans la ville ; l’absence de toutes communications, la privation de toutes nouvelles ; la suspension ou le renversement des rapports sociaux antérieurs ; la capitulation de Sedan, la captivité de l’Empereur, l’effondrement de l’Empire ; une révolution, le 4 septembre, et plusieurs émeutes, le 31 octobre, le 22 janvier ; la Défense nationale et l’Assemblée nationale, Tours et Bordeaux ; tant de proclamations et de protestations, tant d’excitation et d’agitation, tant d’appels et de rappels ; cette espèce de concours entre avocats et généraux : le Verbe armé, — Gambetta, — l’Armée verbeuse, — Trochu ; — parmi tout cela, les manigances des partis, la manie des conspirateurs incorrigibles ; lorsque les portes de Paris sont ouvertes, le départ en masse des élémens d’ordre, l’arrivée en flot d’élémens de désordre, légion garibaldienne licenciée, troupes débandées, condamnés politiques, et autres peut-être, à tort, libérés ; tout travail, tout commerce, tout moyen de vivre réduit, restreint aux trente sous par jour que l’on touche à son bataillon, en jouant et pour jouer au soldat, et avec des galons par-dessus le marché ; tant de malheurs et tant de misères ; tant de folies éclatantes ou discrètes, tant de douleurs publiques et privées ; tant de rage, de honte et de gêne ; la Commune n’est pas là-dedans tout entière, mais elle est là-dedans.


III

C’est ce que MM. Paul et Victor Margueritte ont très bien vu. Ils ont bien vu que, dans une révolution, l’acteur principal est la foule ; qu’elle est toujours, au fond, la maîtresse de ses chefs (et l’on peut presque donner à ces mots tous leurs sens) ; qu’il faut donc la connaître pour la faire connaître ; et que, pour connaître la foule du 18 mars, il fallait la prendre avant le 18 mars. Ils l’ont prise au 26 février 1871, le jour du meurtre de l’agent Vicenzini, en plein cœur du Paris révolutionnaire, « sur la place de la Bastille, où les boulevards Beaumarchais et Richard-Lenoir, la rue et le faubourg Saint-Antoine, les quais du canal Saint-Martin dégorgent leurs flots compacts. » D’heure en heure, elle grossit, elle bourdonne, elle s’exalte autour de la colonne de Juillet. Dans cette foule, il y a de tout : ouvriers des faubourgs, petits bourgeois des quatre-vingts quartiers, soldats désarmés, bayant aux cabarets, badauds patriotes et républicains, — les « vieillards barbus » et les « adolescens livides » qui jadis criaient : A Berlin ! et les « voyous » aux balais promenés comme des torches, et les « titis » « aux cabrioles de singes. » Depuis le matin, spectacle militaire : défilé de gardes nationaux avec musique et bouquets d’immortelles, en cet anniversaire de 1848. Tout là-haut, lié au flambeau que secoue le génie de la Liberté, un drapeau rouge claque au vent :

— C’est pas Chambord qui grimpera l’enlever ! dit un gros homme roux, qui avait une loupe sur l’œil.

— Ni Badingue !

— Vous direz ce que vous voudrez, citoyen ; si je tenais le tas d’avocats qui nous a livrés aux Prussiens !…

Il fit le geste d’écraser des poux. La Loupe approuva, véhémente :

— Et ça se dit républicains ! Favre, Picard, Simon, des foies blancs, v’là ce que c’est…

On rit, une bonne humeur frondeuse soulageait la douleur, la colère concentrées.

— Toutes les réactions se conjurent, reprit un bourgeois, doctrinal dans sa redingote. A la tête de l’armée, un suppôt du Deux-Décembre, un sénateur de l’Empire, le fusilleur de janvier, Vinoy… Au pouvoir exécutif, Thiers, l’orléaniste !… Si Paris ne veillait pas…


Foule rieuse : « Une voix fraîche d’ouvrière perlait, dans un rire. Chatouillée, elle se retourna : Bas les pattes, Médor ! » Foule douloureuse : « L’ouvrière tendit son visage souffreteux, où des yeux ardens luisaient. Elle avait dans sa maigreur une grâce, les épaules serrées encore des longues attentes grelottantes, aux queues des boucheries, sous la neige. » Foule crédule et injurieuse : « Non, elle n’était pas l’image de la France, cette Assemblée élue dans un jour de malheur, tapie à Bordeaux, d’où elle épiait hargneusement Paris. » Foule criminelle et féroce : « A l’eau, à mort le flic !… Il avait un revolver chargé ! On a trouvé sur lui une carte d’inspecteur de police !… A l’eau, Vicenzini !… » Foule changeante comme la mer un jour d’orage, passant en un instant du bleu clair au vert sombre, de l’azur à l’écume. Mêlée à elle, faite d’elle, la Garde nationale, l’armée citoyenne, « délestée du poids mort des riches, partis dès les portes ouvertes, courant à leurs intérêts de famille et d’affaires ; » force passive : « boutiquiers, employés, gens d’ordre qui ne souhaitaient que les affaires et les habitudes reprises, un tranquille progrès ; » force active : « des ouvriers, les excellens et les pires, et aussi des déclassés, des réfractaires, tous ceux qu’avaient attirés la prospérité du règne, les grands travaux d’Haussmann, et qui, à eux seuls, étaient toute une population, écrasée par la cherté de la vie, sans emploi depuis la guerre ; » ordre passif, désordre actif, force destructive.

Du premier coup, les traits essentiels de la physionomie de Paris au sortir du siège sont fixés : le voilà, en sa physiologie et en sa psychologie. Il est patriote : « L’armistice va finir : les Prussiens entreront ce soir ! » et il ne veut pas que les Prussiens entrent ; il ne veut pas qu’on lui enlève ses canons, « ces canons que nous avons payés de nos économies, » car il a peur, si on les lui enlève, qu’ils ne soient livrés à l’ennemi. (Quelques-uns, sans doute, d’intentions moins pures, ont déjà une arrière-pensée.) Paris est militariste ou plutôt militarisé : en face d’une garnison de douze mille hommes, la masse énorme de deux cent mille lignards et mobiles errans désœuvrés, de trois cent mille gardes nationaux, « trépidans et de leur longue inaction et de leur force dédaignée, » fiers de s’appeler des combattans, furieux de n’avoir pas combattu. (Et tout de même quelques-uns peut-être se seraient fait prier pour combattre.) Paris est républicain et communaliste, mais surtout anti-provincial et parisien. Ce qu’il déteste le plus dans l’Assemblée de Bordeaux, c’est qu’elle représente, on le lui a dit et il le croit, la province la plus arriérée : « hobereaux fossiles, bourgeois couards, débris d’anciens régimes,… revenans qui couvraient de clameurs la voix de Garibaldi, pour le remercier d’avoir mis, vieux et malade, son épée illustre au service de la Défense. (Et il se peut que, derrière cette épée, quelques-uns aient traîné des sabres peu rassurans.) Ils insultaient la Garde nationale dans le colonel Langlois, blessé devant Paris. Ils n’avaient nommé Thiers à la présidence qu’en escomptant son bon vouloir à leurs menées. Un pacte les liait : attendre de concert qu’on pût statuer sur des institutions nouvelles, chacun les accommodant d’avance à sa sauce, Orléans ou Chambord, Napoléon même, si l’on eût osé… Le pavillon de la République bon seulement, jusque-là, pour couvrir la marchandise, et liquider. » Ce que Paris aime le plus dans la Commune, c’est Paris : Paris s’appartenant à lui-même, s’administrant lui-même, se gouvernant lui-même, et, sinon gouvernant, éclairant de tous les rayons de la Ville-Lumière, illuminant la France et le monde. (Cependant, le gouvernement de la Défense nationale avait été un gouvernement parisien à ses origines, mais c’était le gouvernement qu’on a, et Paris se reconnaît toujours mieux dans le gouvernement qu’il n’a pas.) Au surplus, toute révolution parisienne est en tout temps apparue au peuple de Paris comme une palingénésie, et il n’est pas un épicier de la rue Saint-Bon qui, en remuant son pavé aux Trois Glorieuses, n’ait rêvé qu’il enfantait une civilisation.

La Révolution qui commence s’annonce, à son début, autant que les autres, joyeuse comme une création, mais, plus que les autres peut-être, âpre comme une revanche. Railleuse et rieuse, douloureuse, crédule, injurieuse, criminelle, féroce, la foule de mars 1871 sera tout cela ; tour à tour, et plus ou moins, à l’aller des jours ; et tantôt l’un des caractères ressortira, prédominera, tantôt l’autre ; tour à tour, et plus ou moins, elle sera patriote, internationaliste, républicaine, communaliste, anti-provinciale, anti-sociale ; d’abord, surtout crédule, patriote et républicaine ; vers la fin, surtout internationaliste, communaliste, anti-sociale, et, par éclats, délibérément féroce. Chacun de ces caractères généraux de la foule se retrouvera comme frappé en types plus saillans dans les chefs ; ils lui ressembleront, et, pour ainsi dire, la reproduiront en la résumant, en la concentrant, ce qui est, d’ailleurs, tout naturel ; car rien ne ressemble ou du moins rien ne devrait ressembler autant à la foule qu’un gouvernement issu révolutionnairement de la foule. Ceux-là ressemblent à celle-ci. Il y a le songeur et le phraseur humanitaire, variété du « vieillard barbu » qu’on a surnommé la « vieille-barbe, » ou, en langage plus libre encore, le « quarante-huitard ; » généreux, désintéressé, utopiste, le meilleur des hommes, qui ne se résout ou ne se résigne à faire du mal aux hommes que pour le bien de l’humanité. Il y a l’arriviste à qui tout est sujet d’avancement, et le farceur à qui tout est sujet d’amusement. Il y a le « profiteur » qui veut faire du bénéfice, et le « poseur » qui veut faire de l’étalage. Il y a celui qui entend commander, et celui qui entend ne plus obéir. Il y a le bandit authentique et le fou authentique, le drôle parfait et le parfait idiot. Il y a beaucoup de médiocres, indifférens par impuissance, par impotence, et que la pression du doigt incline à gauche ou à droite, associés aux excès les plus scandaleux comme aux mesures les plus raisonnables ; il y a de braves gens, et même quelques très honnêtes gens, et qui sont non seulement très honnêtes, mais, de surcroît, très sincères et très intelligens. Et il y en a aussi d’intelligens qui ne sont pas sincères, de sincères qui ne sont pas intelligens, d’intelligens et de sincères qui ne sont pas honnêtes, d’honnêtes qui ne sont pas intelligens et sincères, ou sincères ou intelligens, ni intelligens, ni sincères. Ce petit monde est le monde ; mais il roule, désorbité, dans le chaos. MM. Paul et Victor Margueritte en parlent comme nous en parlons nous-mêmes. Quand ils ont mis à part « une demi-douzaine de radicaux, sympathiques à une évolution décisive, — l’euphémisme est joli ! — mais nette de sang versé » et qui « se réservent de retirer leur concours, attendant de juger à l’œuvre » — les malins ! — ils ajoutent :


Reste le gros, une soixantaine de personnalités disparates, pêle-mêle de tout acabit, des ignorés, des ignorans, des déjà célèbres et des depuis longtemps oubliés, orateurs de siège, vieilles barbes de 48, jacobins notoires, polémistes d’avant-garde, disciples de Blanqui, socialistes de l’Internationale ; les plus pures intentions et les pires instincts ; l’intelligence froide et lucide ; les cœurs ardens à côté de niais emphatiques et de butors stériles, l’esprit et le gâtisme aux mêmes bancs ; ceux qui volent au bruit comme des phalènes à la flamme, les impulsifs, les névropathes, les faibles qui veulent paraître redoutables, les cabotins du mal, et encore ceux qu’une difformité physique, la souffrance injuste, les lois mal faites dressaient irrités, pleins de rancœur.


Et ici s’ouvre une longue galerie de portraits : grotesques et tragiques, les deux masques ; et le troisième, la nullité plate ou la platitude nulle :


Une figure de nuit, Pourille dit Blanchet, paralytique et boiteux, énergumène qui, sous sa barbe de capucin défroqué, cache l’ancien secrétaire de commissariat de police et le banqueroutier. — Le général en chef Bergeret, ex-sergent de voltigeurs, ranci dans la peau de l’ouvrier typographe, petit, maigre et bilieux, à cheval sur sa suffisance et promenant en voiture son incapacité. — Babick, illuminé à longue barbe, fervent prophète d’un M. de Toureil qui avait créé le culte fusionnien, une salade mystique de toutes les religions ; excellent homme et habile vendeur d’onguens, sous l’étiquette dont il s’affublait : « enfant du règne de Dieu et parfumeur de la rue de Nemours. » — Billioray, peintre aigri, à qui ses couleurs pauvres avaient tourné dans le sang, raté qui voyait rouge. — Antoine Arnaud, employé de chemins de fer et magnétiseur de sombre mine, au regard voilé de lunettes, aux traits impassibles, cachant le fanatique.


Passons-en, et non des meilleurs. Voici ensuite :


Ranvier, cinquante-deux ans, le maire de Belleville et l’une des idoles de son quartier, grandi par ses condamnations, maladive figure blême, à l’ardeur de phtisique, enfiévré par ses succès de club, soldat sans pitié de la guerre sociale. — Brunel, quarante ans, proposé pour la croix après Buzenval, type militaire, ancien officier de cavalerie et actuel propriétaire, jeté à la tête de l’émeute du 22 janvier par indignation patriotique ; caractère entier, capable de pousser la bravoure jusqu’à l’exaltation, s’enfonçant en désespéré dans l’impasse, sans retourner la tête. — Enfin, Jourde, trente ans, grand, distingué, un intelligent visage encadré d’une longue barbe blonde, une parfaite honnêteté professionnelle et de grandes qualités de comptable, au service d’une âme modérée.


Dans le groupe de l’Internationale, — c’est à lui que vont les tendresses de MM. Paul et Victor Margueritte, c’est là, suivant eux, que « dans sa forme indécise est le bon germe de la Révolution, le blé de la terre mêlé d’ivraie, qui lève dans le fumier, pousse des tigelles vertes » :


Varlin, dont les yeux noirs éclairent d’un feu d’âme le front pensif ; figure sévère dans le collier de barbe carrée ; dévoué à sa mission, depuis des années remplie à travers la prison, l’activité tenace, l’organisation ardue ; une volonté, une conscience, des mains pures. — Malon, trente ans aussi, autre pilier de l’Internationale qu’il avait assise dans le Nord ; fils de paysans pauvres, s’apprenant à lire à l’école de la vie ; d’abord garçon de peine, puis ouvrier teinturier ; bientôt le premier parmi tous ses compagnons de servage, dont aux congrès il porte la voix ; correspondant de journal à la grève du Creusot qu’il fomente avec Varlin sous le masque d’Assi ; un an de prison au procès de Blois ; adjoint des Batignolles au 4 septembre, député de Paris en février, démissionnaire à la paix. Un homme de bien, écrivant, pour l’éducation des autres, ce que la sienne, dure et féconde, lui a enseigné. — Lefrançais, ancien maître d’école, et en gardant l’air, avec ses traits accusés, ses petits yeux malins et bons. Dans ses idées et ses actes, d’une logique révolutionnaire sans réserve, et dans sa vie privée le plus pacifique des êtres ; le désintéressement et l’héroïsme simple. — Le général Duval, ouvrier fondeur, un sombre et un violent, prêt à sacrifier pour son idéal son existence aussi bien que celle des autres…


Passons-en encore : voici maintenant, pas trop maltraités :


Vaillant, docteur ès sciences, perfectionnant ses études dans les universités d’Allemagne et d’Autriche, nourri de philosophie et de rêves sociaux, théoricien du progrès coûte que coûte. — Frankel, Hongrois au nez juif, à la tête osseuse, travaillant dans l’économie politique. — Le menuisier Pindy, poitrinant sous un uniforme galonné, un médiocre et un extrême. — Le cordonnier Dereure, bourgeois sous le vernis rouge. — Le tourneur en cuivre Chalain, voix sonore, tête creuse.


Et voici les grands premiers rôles, Delescluze :


En tête de la presse radicale, le vieux Delescluze se détache. Le long supplice de sa vie, immolée à la rigueur inflexible, à l’intégrité austère de ses convictions, a blanchi sa barbe et ses cheveux, desséché ce corps sec, creusé ce visage jaune, où, dans le relief dur des traits parcheminés, dans la froide clarté des yeux, une volonté indomptable, une énergie désespérée se tendent… Il sort de cachot après le 31 octobre et le 22 janvier, — car il est de toutes les affaires, — « épuisé, sans voix, secoué d’une toux mortelle ; » mais « l’étonnant cortège » des vicissitudes de sa vie, subies d’une âme stoïque, l’auréolait d’une gloire qui, en dépit de son caractère raide, de sa vertu revêche, forçait le respect.

Rien ne le force en Félix Pyat, et quand on l’invoque à propos de lui, c’est plutôt le mépris qui se lève :


Aussi célèbre que Delescluze, Félix Pyat arbore, sur une taille haute et cambrée, une tête romantique encore belle, à grisonnante chevelure et barbe frisée, il roule des yeux de rêve et de superbe. Delescluze est l’homme de la Terreur, lui en est le prêtre… Sa spécialité révolutionnaire est de se sauver. De Belgique, d’Angleterre, il tisonne sa popularité par des lettres flamboyantes,… se cache, conspire prudemment, fait lire le toast : A la petite balle ! reparaît au 4 septembre, agite des foudres de fer-blanc, plonge au 31 octobre, se tient coi le 18 mars, et, le péril passé, ressurgit, bombant le torse : c’est la veille des élections. Il casse l’encensoir sur le Comité, « qui rond tout nom modeste et tout génie mineur. » On l’a lu, on l’élit, et l’enfiellé danseur de phrases, ses mains blanches pleines de décrets, bondit sur la corde raide, d’où il saura culbuter à temps, pour mettre à l’abri son venimeux orgueil et son incurable lâcheté.


Un peu plus bas ou un peu plus loin, en contraste avec Arthur Arnould, « une figure douce au grand front, aux yeux de pensée, » voici paraître :


Une mâchoire bourrue, des yeux durs et tristes, face paysanne embroussaillée, le poil noir, c’est Jules Vallès, l’enfant malheureux, le réfractaire aigri, l’insurgé tapageur, dont toute la personne exprime une sauvagerie orgueilleuse, et dont les chroniques d’un style violent, haché, haut en couleur, avaient éclairé d’un reflet de forge ce robuste marteleur de mots. A l’entendre, à le voir frapper, on l’eût cru courageux et terrible. Dogue qui aboyait bien fort, et que sa part au gâteau eût apprivoisé. Moins de caractère que de talent.


Autre contraste :


Un joli jeune homme, à figure vive et gracieuse, dont la correction soignée détonne, dans ce milieu insoucieux d’élégance : c’est le polémiste Paschal Grousset. Talent jadis à l’eau de rose, aujourd’hui à l’eau-forte. L’exaltation méridionale et l’ambition l’ont assis aux tables de l’Hôtel de Ville, où, risquant tout, il joue sa chance, une martingale, sur l’enjeu de la Commune.


Ministre des relations extérieures : on connaît le mot de Rochefort : « Plus d’extérieur que de relations. »


Et celui-ci, avec sa parole précipitée où les idées affluent, avec ses joues rondes, lisses et pâles, qui, sans ses petites moustaches presque rousses, et son perpétuel sourire d’ironie, aurait l’air d’un gras enfant de chœur, c’est Vermorel, le romancier et le journaliste dont la plume acérée, la verve mordante faisaient trou là où elles s’attaquaient. Alceste qu’une franchise agressive, une perçante sagacité signalaient aux représailles de la calomnie, autour duquel elle avait murmuré, qui en avait été blessé, et à qui il en lestait une amertume, un besoin d’affirmer, au prix de la vie, sa ferveur républicaine.


Une troisième fois, passons. Passons J.-B. Clément, « chansonnier à tournure de brigand d’opéra-comique : poète des humbles, dont les refrains sentimentaux, fredonnés au boulevard comme dans les ateliers, ont pour accompagnement la sourdine des tambours de Santerre ; » Cournet, » bon gros garçon affable » qui fait, sous Delescluze, du jacobinisme ; Miot, « détritus de 48, hanté par le spectre de 93, noble tête de vieillard à cervelle puérile, éloquence qui radote ; » le député Gambon, « l’homme à la vache. » Passons même cette « jeune, noble, ardente figure, une des plus sympathiques de l’époque, Gustave Flourens, fils du savant fameux, ayant lui-même professé au Collège de France où le faisait révoquer son indépendance, allant porter à l’insurrection de Crète un chevaleresque dévouement, rapportant à l’attaque de l’Empire sa frénésie, adjoint de Belleville où on l’adorait, cœur sur la main, bourse ouverte, promenant aux remparts avec une vanité naïve ses galons de major et, le 31 octobre, à l’Hôtel de Ville ses bottes rageuses sur la table du Conseil, d’où il eût voulu chasser les discoureurs incapables, les avocats qui perdaient Paris. »

Un petit groupe se forme à l’écart et se serre autour de quelqu’un qu’on ne voit pas, comme une enveloppe de mystère. C’est Gustave Tridon, qui, « de son talent, de sa grande fortune, de sa personne, a payé au service de la cause, quand elle semblait sans avenir ; » mais qui « n’a, pour la servir aujourd’hui, qu’une âme usée, dans un corps débile. » C’est Protot, le garde des sceaux de la Commune, « avocat pauvre et laborieux, qui, quoique instruit, intelligent, n’a pas la flamme de l’esprit, reste confiné à la rigueur de la lettre. » C’est « le général » Eudes, « ancien garçon pharmacien, puis correcteur d’imprimerie, puis gérant de la Libre Pensée, au total un esprit faible, rien qui remplisse la peau de son rôle, sa prestance de beau figurant. » Le « beau figurant » est en effet un personnage de la Commune, ou, plus généralement, c’est en effet un personnage de révolution, tout comme l’infirme ranci et enrageant dans son infirmité.

Raoul Rigault est plus près du beau figurant. « De bonne famille bourgeoise, étudiant bohème à front haut, barbe frisée, lorgnon insolent ; gamin cruel à flair de policier, Fouquier-Tinville de brasseries, un fanfaron de vice qui va jusqu’au crime ; » il s’exerce et s’amuse à « décapiter les noms de rues, partout où Dieu et saints figurent, en attendant qu’il puisse, comme il l’annonce froidement, faucher des vies. » Théophile Ferré est tout près de l’infirme. — « Ferré, clerc d’agent d’affaires, autre gamin haineux, nabot qui ne pardonne pas à la nature de l’avoir fait naître difforme, et à la société de le laisser végéter obscur, épileptique à froid, qui, avec sa face mangée de barbe et de cheveux noirs, ses yeux noirs sous le binocle, inquiète, et bientôt fera peur. »

Au-dessous, « les candidats des clubs, voix violentes et confuses, démolisseurs d’abus et prometteurs de réformes, à qui les paroles ont servi d’actes, et qui apportent avec eux l’atmosphère fumeuse et furieuse des salles en tumulte. » Ici se démènent et hurlent des « Méridionaux véhémens comme Léo Meillet, Rastoul, le vétérinaire Régère ; de vieux imbéciles vénérables comme Demay ou gâteux comme Allix, le fameux inventeur télépathe des escargots sympathiques ; des têtes brûlées, ivres de sève comme d’un punch flambant…, des nullités prétentieuses capables de tout…, des convictions égarées., des victimes de la vie…, des équivoques…, des inconnus qui jamais ne parurent… » Et enfin, au-dessous de ce dessous, la masse, « centra bouillonnant à la surface duquel tous les déchets populaires tournoient, » viennent crever les gaz de toutes les putréfactions morales et sociales…

Ainsi les frères Margueritte ont peint ces chefs, — si ce furent des chefs, — et ces foules qu’ils entraînèrent et qui les entraînèrent alternativement ; toute cette humanité bonne, mauvaise ou pire, toute cette trop faible, trop forte et déplorable humanité.

J’ai revu un à un ces portraits ; je les ai, autant que je l’ai pu, comparés aux originaux ; je sais quels documens ont servi pour les études ; il me serait souvent facile d’indiquer ligne par ligne les sources où les auteurs ont puisé ; et j’ose assurer que, pour la plupart, ces portraits sont ressemblans, que ces figures revivent dans ce livre, de la vie chimérique, ou falote, ou folle, ou scélérate, ou sotte et vide qu’elles vécurent. Vivantes, il n’est pas jusqu’aux silhouettes, à peine esquissées, qui ne le soient, et quelles silhouettes ! L’ex-officier de marine Lullier, « caracolant sur un cheval noir, » suivi de son chef d’état-major, « un vieil aventurier, qui se qualifiait dedjaz d’Abyssinie, ex-général du roi des Deux-Siciles, R. du Bisson ; » et « ce Ganier d’Abin, ancien sergent-major, ex-coq de paquebot, instructeur général des armées du roi de Siam ; » Assi, « Méridional et beau parleur ; » le vieux Charles Beslay, à la voix usée de qui soixante-dix-sept ans et de précédentes législatures donnent un prestige, député radical de 1830 et de 1848, ingénieur qui toute sa vie a dépensé sa fortune pour le bien des autres, patron philanthrope qui s’associait ses ouvriers, ami de Proudhon et continuateur ou commentateur du maître, qui a la douceur entêtée du mouton et dont, par une étrange association d’idées ou harmonie de sons, il semble que le nom lui-même bêle. Dombrowski, « petit, maigre, visage de finesse et de fermeté, soldat-né comme tous les Polonais, au feu, d’une bravoure folle et froide, théâtral dans son grand manteau, avec ses gants blancs, et l’uniforme neuf aux étoiles de divisionnaire ; » paré, lui aussi, d’une légende dont plus tard il eut grand besoin pour paraître encore vêtu d’une simple honorabilité ; — la générale Eudes, — générale de la main gauche, mais sa main gauche n’ignorait pas ce que prenait sa droite, — « cheveux dans le dos, en robe d’amazone, écharpée, ceinturée de rouge, passant de son nid capitonné aux caracolades des remparts, » et à qui il fallait « un autre palais pour la faire consentir à quitter la chambre de satin bleu où elle couchait, les salons où elle offrait des vins d’honneur ; » Charles Longuet, — « au long, maigre et turbulent corps ; » — Andrieu, professeur libre et bureaucrate, auteur d’une bonne Histoire du Moyen Age, un gros homme borgne, plein de bonhomie et de simplicité ; » — Vésinier, dit Racine de buis, « ancien secrétaire d’Eugène Sue, puis de femmes galantes, bossu et boiteux, d’esprit vif…, toujours prêt à cracher son venin d’invectives… ; » — un second chansonnier, rival de J. -B. Clément, et comme lui tournant le refrain tendre et la chanson furieuse, l’auteur de l’Internationale, Eugène Pottier ; — le triomphant Courbet, « gros enfant, » grosse voix, talent gros, grosse vanité, grosses plaisanteries ; « de ces simples qui se croient des novateurs en prenant le contre-pied des opinions reçues, incapables de contrôle et de réflexion ; il allait débitant des aphorismes contre tous les peintres en particulier (hors lui) et le monde en général ; » — Mégy, « pas un mauvais garçon peut-être, célèbre par le coup de pistolet dont il avait abattu un flic chargé de l’arrêter, avant la guerre, mais pas malin comme gouverneur. » Et d’autres, et d’autres.

A toutes ces toiles et à tous ces dessins, il n’y a guère à corriger, et il n’y aurait guère à ajouter, de-ci de-là, qu’une touche ou un accent. Quelquefois, il est vrai, la touche serait brutale, et l’accent emporterait sans doute le morceau. Par exemple, l’ancien chef de la sûreté, M. Claude, ne parle pas de Mégy comme MM. Paul et Victor Margueritte. Il ne dit pas comme eux : « ce Mégy, pas un mauvais garçon peut-être…, » il dit tout net de lui et de son camarade Eudes : « C’étaient des assassins ! » Mais il est évident que M. Claude ne pouvait pas tenir pour une faute vénielle un coup de pistolet tiré à un « flic ! » De même, Billioray n’est pour nos romanciers historiens qu’un « peintre aigri et qui voit rouge ; » mais M. Claude se rappelle et rappelle qu’il a été condamné pour abus de confiance. De même, le colonel Chardon, était-ce le « gros chaudronnier braillard, » des frères Margueritte, devenu commandant militaire de la Préfecture de police ? Il avait eu des malheurs correctionnels et s’était vu infliger huit mois de prison : M. Claude les avait inscrits sur son carnet. Mais comme le fonds de noce et de bohème de Raoul Rigault est puissamment, quoique sobrement, rendu ! « Vieil étudiant, gamin cruel à flair de policier, Fouquier-Tinville de brasserie, » c’est bien l’homme sur le cas duquel M. Cresson dépose : « Raoul Rigault, que j’ai trouvé à la Préfecture de police dans le fauteuil de Lagrange d’où je l’ai chassé, se plaignait du manque d’argent… Raoul Rigault disait devant des agens secrets qui étaient de ses amis : « Mais il n’y a rien à faire avec ces gens-là : ils regardent à un sou. » A un plan secondaire, les orateurs favoris des cafés et des réunions publiques ne sont pas moins habilement croqués : « Léo Meillet, « Méridional véhément, » notent MM. Paul et Victor Margueritte. M. Cresson développe : « Léo Meillet ne pouvait pas avoir là (à la mairie du XIIIe arrondissement, et à cause de la personnalité du maire, M. Pernolet) une grande influence. Mais il était terrible comme acteur. Quand il allait dans les clubs, il retirait son habit, et apparaissait avec une chemise et un gilet rouge ; il tirait de ses vêtemens un drapeau rouge ; ces gestes, cette action agissaient sur les masses. » Le général Duval des frères Margueritte se suffit à lui-même ; cependant M. Choppin le complète par un détail d’hérédité : « Le père de Duval était un des assassins du général Bréa. » A un autre point de vue, et en élargissant jusqu’au tableau le cadre du portrait, MM. Paul et Victor Marguerilte ont nettement dégagé le sentiment qui faisait dire à Félix Pyat, s’adressant à Emmanuel Arago : « Quel malheur que je sois ton prisonnier ! Tu aurais été mon avocat ; » et, par suite, nettement marqué l’espèce de solidarité, puisqu’il ne saurait s’agir de complicité, qui unit entre eux tous les coups de force, à ce point que, lorsqu’on s’appelle Fructidor, il y a quelque hypocrisie à flétrir Brumaire, et que le 4 septembre n’a guère le droit de se plaindre du 31 octobre, ni du 22 janvier, ni même du 18 mars. Tout est dans la manière dont tournent les révolutions, mais elles commencent toutes de la même façon.

Quant à la composition, non point littéraire ou artistique, mais historique ou politique, de ce tableau, les personnages y sont groupés exactement par affinités naturelles, et s’il n’y avait une apparence d’ironie à le dire de quelques-uns d’entre eux, en parentés spirituelles : les blanquistes, Eudes, Miot, Tridon, Granger, les frères Levraud, les frères Villeneuve, ayant pour organe un journal, grossièrement imprimé sur papier jaune, la Patrie en danger ; l’ancienne « Société des Saisons » et, depuis le 4 septembre, la « Société de la défense à outrance, » avec des blanquistes du second degré, tels que MM. Ranc et Clemenceau, des blanquistes libres, tels que Protot, Ferré, Rigault, et, en marge, les Flourens, les Sapia, les Tibaldi. Les jacobins, Delescluze et Cournet, ont pour organe le Réveil. Entre les jacobins et les blanquistes, théoricien et praticien de « l’action directe, » le futur directeur des domaines sous la Commune, Fontaine, se fait la main en fabriquant des bombes, aidé ou approuvé par Dupont et Razoua ; Félix Pyat déverse dans le Combat, dans le Vengeur, à l’admiration de son fidèle Gromier, le trop-plein de ses hyperboles et de ses truculences. Dans l’Internationale, Franckel, Malon, Assi, Varlin, Pindy, et Eudes probablement comme lien avec les blanquistes. Enfin, il y eut quelque temps quelque part un Comité des Cinq, composé de Fontaine et Dupont déjà nommés, du médecin Tony Moi lin, qui devait mourir fusillé, et de deux illustres inconnus, Petiau et Godineau. Voilà par qui, par quels groupemens, tiraillée jusqu’au bout entre le Comité central de la Garde nationale et les membres de la Commune qui se disputaient les morceaux, lambeaux et oripeaux, la révolution du 18 mars fut dirigée, si toutefois elle fut dirigée par qui que ce soit, en quoi que ce soit, vers quoi que ce soit. MM. Paul et Victor Margueritte sont, à cet égard, je le crois bien, de l’opinion de M. Edmond Adam, qui déclarait : « La Commune, selon moi, n’a jamais su ni ce qu’elle voulait, ni ce qu’elle faisait. Elle est allée successivement des questions municipales aux questions politiques, pour devenir principalement sociale à la fin ; dans ce désordre même, je vois un défaut d’unité. La pensée directrice est comme absente[4]. »

Absente : ce mot nous ramène à celui que les frères Margueritte nomment le « Grand Absent, » à celui que M. Gustave Geffroy a nommé « l’Enfermé, » et que, plus familièrement, ses amis, ses disciples, car il eut plus de disciples que d’amis, avaient surnommé « le Vieux. » La pensée directrice, si elle eût pu être en quelqu’un, elle eût été en lui ; en lui, dans tous les cas, fut, pour une grande part, la pensée créatrice ou génératrice. Il était dans la destinée du Vieux d’être l’Enfermé et d’être l’Absent, d’être absent de partout, parce qu’il était toujours enfermé ; que, même libre, il s’enfermait de lui-même en lui-même ; et qu’ainsi, volontairement enfermé, même présent, il était absent. Il fut absent de la Commune par sa personne, bien qu’il y fût présent par son programme, par son exemple, par ses hommes ; et il est presque absent, — peut-être était-ce le meilleur moyen de l’y mettre ressemblant et vivant, — du livre des frères Margueritte. Cependant, au-dessus des siens, au-dessus de tous les autres, au-dessus de la Commune tout entière, flotte son image, « le souvenir du martyr des geôles, de l’éternel conspirateur, qui, verrouillé à Cahors, ne peut, l’heure venue, faire entendre sa parole brûlante et glacée à cette révolution que ses soixante-six ans affaiblis, implacables, ont attendue et préparée, dans l’in-pace des cachots, les casemates des forteresses, les mansardes où, en ses rares heures de liberté, il poursuivait son rêve fixe. Un long passé de souffrances le sacre, donne un prestige à sa tranchante doctrine dictatoriale. Et c’est, pour ses disciples, un amer déboire que celui qui écarte en un pareil moment, but de toute sa vie, l’acteur résolu du 31 octobre, le clairvoyant qui, dans la Patrie en danger, avait été, sur le vaisseau de Paris, l’avertisseur de proue, la vigie des écueils. » Les points de construction sont posés : pour achever le portrait, il suffirait de les rejoindre et de repasser sur les lignes, en appuyant un peu. Les « soixante-six ans affaiblis et implacables, » la « parole brûlante et glacée, » ce petit vieux tout menu, tout gris, laissant tomber de tout son haut, avec le coup sec, le déclic de sa main toujours gantée de noir, sa « tranchante doctrine, » sa doctrine « dictatoriale ; » Blanqui n’est pas là, mais il y est, et comme il y est, n’y étant pas, on ne peut point ne pas le reconnaître ; c’est lui. Restituez-lui ce que MM. Paul et Victor Margueritte lui ont ôté pour faire d’un mélange de lui et de Delescluze leur Jacquenne (n’est-ce pas là encore, pour le remarquer dans une brève parenthèse, un des inconvéniens du roman historique ? ), rendez à l’histoire ce que lui a emprunté le roman, et vous avez Blanqui. Vous avez le maître fanatique et despotique qui a proclamé : « Ni Dieu, ni Maître ! » le révolutionnaire jamais las qui est au fond un consulaire, le tyrannicide dictatorial. À ses origines, vous retrouverez la Grèce, Rome, Florence et Venise. Trop de latinité coule dans le sang de cet Italien : cet homme de lettres a bu trop d’antiquité et sucé trop d’humanisme. Machiavel, qu’il fréquente assidûment, le reconnaîtrait, parce qu’il l’a connu : le Vieux, c’est, après des siècles qui ne lui ont rien appris et qui ne l’ont pas changé, ce jeune Girolamo Olgiato, le meurtrier de Galéas, marchant au supplice comme à une fête, et latinisant, et plutarquisant : Mors acerba, fama perpetua : stabit vetus memoria facti. Non seulement Machiavel l’a connu, mais il l’a fait : c’est un de ses fils. Le chef suprême des Saisons, le tacticien de l’émeute, le révolutionnaire à l’âme consulaire et dictatoriale sort du Prince. L’éternel conspirateur, dont le caractère distinctif est de conspirer tout seul, le muet aux lèvres scellées du silence et du secret, l’Enfermé, qui ne s’entr’ouvre qu’au moment même d’exécuter, sort du Discours sur la première Décade. « Ne te confie qu’à toi : peut-être deux ; jamais plus de trois. » La conspiration de Blanqui est de la conspiration classique, dans les règles et selon la formule. Ce précurseur est un revenant.

J’ai, dans tout ce qui précède, je l’espère, rendu à la vérité et à la sincérité des portraits peints par MM. Paul et Victor Margueritte, — portraits de chefs et portraits de foules, — l’hommage que cette vérité et cette sincérité méritent. La conscience que j’ai de l’avoir fait me met à l’aise pour déclarer qu’il est pourtant dans la Commune deux portraits, — un portrait de foule, si l’on peut qualifier ainsi l’Assemblée nationale, et toute assemblée est foule, mais celle-ci, à bien des égards, le fut moins qu’une autre ; — un portrait de chef, M. Thiers, — ce dernier surtout, — qui sont, à mon avis, injustes.

« L’Assemblée honteuse, » dit le raisonneur Poncet ; — car il y a des raisonneurs dans ces romans comme dans les pièces de Dumas fils, ce sont eux qui sont chargés d’expliquer les événemens, et il est à supposer qu’ils les expliquent suivant la pensée de l’auteur. — C’est bien vite dit ! Et c’est bien vite fait de nous montrer, « sortant de leurs châteaux comme d’une tombe, les conservateurs les plus tremblans, les cléricaux les plus frénétiques, tous les survivans du passé, tous ceux qui depuis 1848 et 1830 se morfondaient de monarchie rentrée ; » de nous les montrer, « aveuglés par le jour » et ne s’éveillant que pour faire chorus avec « les industriels égoïstes, » les « grands écumeurs d’affaires » pour crier : La paix, la paix à tout prix ! » s’empressant de voter cette paix, afin de ne penser plus qu’à leur idée fixe, « enfiellée d’ambitions et de rancunes… étouffer une fois pour toutes l’ennemi, cet exécrable esprit de la Révolution, leur terreur de 89, de 48, de 70,… en délivrer l’avenir pour y restaurer le passé, leur idéal vermoulu de monarchie et d’église… » Il faut que ç’aient été en effet d’abominables desseins, puisque ce sont de si gros mots. Mais, sans ignorer et sans oublier tout ce qu’on pourrait lui reprocher, il n’empêche que l’Assemblée nationale fut une Assemblée remarquable par la réunion des talens et la qualité du travail, au moins dans sa première période, comme si la commotion inouïe qui venait de fendre la terre française en avait fait jaillir les réserves accumulées, les économies de force d’une vie nationale quinze fois séculaire. Et certes, il est possible que cette Assemblée de « hobereaux fossiles » ait eu de Paris une trop mauvaise opinion, mais il est sûr que Paris, en revanche, a gardé une trop mauvaise opinion d’elle. L’espèce de colère sourde et de jalousie rancunière elles-mêmes, avec lesquelles on y parlait de Paris, prouvent à quel point la France, centralisée par tous les régimes qu’elle a traversés, n’a jamais cessé de vivre de Paris et à Paris, et combien, à l’idée de perdre sa capitale, elle avait eu le sentiment épouvanté de perdre littéralement la tête ! Opposer à Paris l’Assemblée nationale, qui légalement représentait la France, et même, selon les vraisemblances, la représentait moralement, c’est donc non seulement opposer la France à Paris, mais la France à elle-même, et diviser la France contre elle-même.

D’autre part, expédier d’une chiquenaude dédaigneuse « un Dufaure, dur cerveau de juriste, utilité des cabinets de Louis-Philippe et de 48, où il fusilla très bien le peuple ; un Lambrecht, bon ingénieur, mais faible ministre du Commerce ; un de Larcy, ex-magistrat de Charles X…, » c’est méconnaître de grandes vertus et de grands services. Et cette méconnaissance dépasse toutes proportions quand elle n’épargne pas M. Thiers en personne, M. Thiers tout entier, le Thiers d’avant 1870, de 1870, et d’après 1870. Le raisonneur Poncet l’arrange à sa mode !


Petit homme d’État, grand homme d’affaires, grand surtout par l’idée qu’il se faisait de lui et qu’il avait su imposer à l’Europe. Type du bourgeois, avec ses qualités et ses défauts, frappé au millésime de 1840, et demeuré là ; parfaite expression de cette monarchie de Juillet piètre et cossue dont il avait été le ministre impitoyable et avisé, sachant aux Finances remplir les coffres et, à l’Intérieur, saigner l’émeute. Absolu au pouvoir, libéral dans le rang, maître Jacques imaginant aussi bien la malpropre arrestation de la duchesse de Berry que l’opposition ouverte aux ministères dont il n’est plus… Une soif d’ambition qui depuis trente ans le desséchait, les mains encore tremblantes d’avoir tenu la France et du prurit de la ressaisir ! Une vanité universelle, rageant d’être réduite à raconter l’histoire, alors qu’on prétend la faire ; conquérant en pantoufles, enflé à l’image de ceux qu’il étudie. Une vue nette, mais courte… Du bon sens, mais sec, sans élévation, plus de faconde que d’éloquence, de lieux communs que d’idées… Une pratique ingénieuse des hommes, toutes les fines ressources de l’esprit, sans la source vivifiante du cœur… Il apparaît comme l’homme providentiel… Mais à personne autant qu’à lui. Les uns le saluent le restaurateur du trône, les autres le fondateur de la République. Il les trompera tous. Le régime lui importe peu. Il ne voit que Thiers ! et, pour la prééminence de son égoïsme, il fera tout… Avec ce diabolique petit homme, aux yeux malins, froids sous les lunettes, savait-on quelles ténèbres d’arrière-pensées se dissimulaient jamais ?…


Ce n’est qu’un exorde. Plus loin nous verrons M. Thiers « déserter » Paris au 18 mars, « où le plus pressé, les troupes sauves, semble de mettre à l’abri les soixante-quinze ans de ce vieillard indispensable. » On ressuscitera pour nous « l’homme de la rue Transnonain, » prompt à provoquer l’émeute et à fuir devant elle, quitte à revenir l’étouffer dans le sang, à l’exemple de Windischgräz, dont il a plein la bouche. Nous le verrons persuadé, dans sa vanité sénile et son activité infatigable, « que les intérêts du pays, lui seul les incarne ; » et pour les bien servir, pour « déterger cette capitale orgueilleuse du sang vicié qui lui est monté à la tête, patience ! trempant, affilant l’arme ;… » arrêtant Galliffet le 23 mars à la redoute de Châtillon, afin que la vengeance, plus froide, fût plus savoureuse ; s’obstinant à « soumettre Paris à la puissance de l’Etat comme un hameau de cent habitans » et à ne lui « rouvrir les bras de la France que lorsqu’il aurait d’abord ouvert les siens ; » ne pardonnant pas à Paris de l’avoir vu « fuir, » — méditant de rentrer victorieux « pour la revanche éclatante et la répression terrible. » — Cela tourne à l’obsession, au moins chez Poncet. « Le vindicatif petit homme d’Etat, » « le nain agitant son toupet et dardant ses yeux glacés sous ses lunettes, » ce « foutriquet d’Obus Ier » a toutes ses énergies tendues à cet objet : « reprendre, châtier Paris, » le saigner à son heure ! Dans l’armée qu’il réorganise, « la main de ce vieillard ne flatte que l’outil sanglant, l’instrument des représailles. Soucieux de les justifier à l’avance devant l’opinion, il supprime, falsifie tout ce qui vient de la ville pestilentielle, » dépeinte « par les aboyeurs à sa solde comme une plaine sauvage où l’on détroussait et où l’on s’égorgeait. » « Homoncule attelé à une tâche géante,… finassier, ambitieux… qui ne poursuivait dans l’écrasement de Paris que sa passion de vieil homme d’ordre et d’autorité, que la satisfaction de ses manies guerrières. » Écraser Paris,… « rêve voluptueux de ses jours et de ses nuits, pour la réalisation duquel il refusait de reconnaître aux Parisiens la qualité de belligérans… Des belligérans, cela se tue, mais selon certaines règles ; un code spécial fixe les droits réciproques ; on conserve des égards encore… Reconnaître des belligérans dans ces Français rebelles, c’eût été… se priver de les pouvoir châtier, comme des criminels hors la loi, bêtes fauves à détruire, à encager, chair à prison et à chassepot… » Comme je continue de feuilleter, relevant encore par dizaines des phrases pareilles, je me souviens de les avoir déjà lues, je veux dire d’en avoir déjà lu l’équivalent ailleurs. « Combien de fois la réaction a jeté à dessein le peuple dans la rue et lui a mis le fusil aux mains pour le décimer après ! Lisez l’histoire du soulèvement de Lyon et de la rue Transnonain, lisez l’histoire des journées de Juin ; et, puisqu’il s’agit ici de la « répression » de mai 1871, étudiez les origines, si mal connues, du 18 mars : vous verrez qui a désiré, amené l’appel à la force ; et vous pourrez juger si le proverbe dit vrai : « Is fecit cui prodest. » — L’auteur de la guerre civile est celui qui en a profité[5]. »

Avouerai-je que MM. Paul et Victor Margueritte sont en cela, à mon goût, trop de l’avis de M. Camille Pelletan ; car ce jugement est de lui, dans les conclusions de sa Semaine de Mai. Que M. Thiers ait pu commettre des fautes, qui le nie ? Et qui, à sa place, n’en eût pas commis ? Que c’ait été une faute de quitter Paris le 18 mars, cela est douteux, mais cela est possible ; que c’en ait été une de ne pas faire occuper assez tôt, assez fortement, le Mont-Valérien, cela est certain ; que c’en ait été une de ne pas pousser plus activement le siège, et de ne pas avancer plus rapidement, une fois les troupes dans Paris, donnant ainsi aux passions qui s’entre-choquaient le temps et l’occasion de devenir enragées, cela est plus certain encore… Oui, « la revanche a été éclatante et la répression terrible, » mais comment soutenir que M. Thiers a « profité » de la guerre civile, et que, par conséquent, il en « a été l’auteur ? » Oui, il a exigé que Paris fût « soumis à la puissance de l’Etat comme un hameau de cent habitans ; » mais, chef de l’État, et responsable des destinées de la France, en un moment où la défaillance d’une minute pouvait être à tout jamais irréparable, comment ne l’eût-il pas exigé ? Oui, M. Thiers n’a « ouvert à Paris les bras de la France » qu’après que Paris a eu ouvert les siens ; et peut-être a-t-il beaucoup tardé ; et sans doute l’heure de la justice a été bien longue, l’heure de la clémence bien lente ; Poncet pense là-dessus en brave homme, mais penser en brave homme n’est pas tout dans les graves crises de conscience où l’on doit se décider à agir en homme d’Etat. Pour que la clémence ait son heure, il faut que la justice ait eu la sienne ; autrement, la clémence est interprétée à faiblesse, et tout est à recommencer, ce qui est le pire crime contre la patrie et le pire dommage à l’humanité…


La place va me manquer, et je m’aperçois que je n’ai encore ni discuté ni posé même les questions que soulève, historiquement et politiquement, le si intéressant, si documenté, si considérable ouvrage de MM. Paul et Victor Margueritte. Comment ne pas dire au moins un mot de leurs conclusions, qui tiennent d’ailleurs en ce seul paragraphe ? (C’est toujours Poncet qui les formule) :


Fondre nos misérables égoïsmes au feu d’une morale nouvelle. Revivifier à la source évangélique une religion de justice, sans paradis et sans enfer, une religion qui ne soit pas viciée en son essence par ces deux mobiles ignobles, l’intérêt ou la peur ! S’aimer les uns les autres et, pour s’aimer, tâcher d’abord de se comprendre…


Et c’est tout, et c’est peut-être un peu vague, mais le sentiment est très généreux : « D’un seul cœur, nous pourrons travailler alors à la réédification de la patrie ; » comme très généreuse était l’intention même dans laquelle les frères Margueritte ont écrit leur livre et qu’ils attestent solennellement en cette dédicace : « Aux vainqueurs et aux vaincus de la Commune, dont la bataille sacrilège acheva sous les yeux de l’étranger de déchirer la France ; à ces frères ennemis, pacifiés dans la mort et l’oubli, nous dédions ces pages en horreur et en haine de la plus odieuse des guerres. » Seulement, pour pacifier dans la mort et dans l’oubli les vainqueurs et les vaincus, il faudrait d’abord que ceux qui se portent pour leurs héritiers s’y prêtassent ; et puis, et surtout, que les traces de leurs luttes ne fussent pas encore vivantes jusqu’à nous révéler en quelque sorte les mobiles de leurs haines toujours agissans parmi nous,


CHARLES BENOIST.

  1. UNE EPOQUE, le Désastre ; — les Tronçons du Glaive ; — les Braves Gens ; — la Commune, par MM. Paul et Victor Margueritte ; 4 vol. in-16 ; librairie Plon.
  2. Ces lettres, datées de 1864, 1865, 1866, 1868, furent lues par Me Lachaud, dans sa plaidoirie pour Bazaine, à l’audience du 7 décembre 1873.
  3. A la séance du Conseil de guerre du 9 décembre 1873, l’avocat du maréchal. Me Lachaud, donna lecture de deux pièces, datées l’une du 28 septembre et l’autre du 6 décembre 1813, et dont la dernière est ainsi conçue :
    « Je déclare que je professe une entière et haute estime pour M. le maréchal Bazaine, spécialement pour l’énergie et la persévérance avec lesquelles il a pu si longtemps soustraire l’armée de Metz, à une capitulation qui, d’après mon opinion, était inévitable.
    Berlin, 6 décembre 1873.
    Signé : FREDERIC-CHARLES,
    Général feld-maréchal.
  4. Commission d’enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, t. II. Dépositions, M. Edmond Adam, p. 157. Les citations ci-dessus de MM. Claude, Cresson, Choppin, sont extraites du même recueil officiel.
  5. Camille Pelletan, la Semaine de Mai, deuxième édition, p. 405 et 407.