Les Honnêtetés littéraires/Édition Garnier/20

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 138-139).

VINGTIÈME HONNÊTETÉ.

C’est encore un secret admirable que celui de déterrer un poëme manuscrit qu’on attribue à un auteur auquel on veut donner des marques de souvenir, et de remplir ce poëme de vers dignes du postillon, du cocher de Vertamon ; d’y insérer des tirades contre Charlemagne et contre saint Louis ; d’y introduire au XVe siècle Calvin et Luther, qui sont du xvie ; d’y glisser quelques vers contre des ministres d’État ; et enfin de parler d’amour comme on en parle dans un corps de garde. Les éditeurs espèrent qu’ils vendront avantageusement ces beaux vers et libelles de taverne, et que l’auteur à qui ils les imputent sera infailliblement perdu à la cour.

Les galants y voyaient double profit à faire :
Leur bien premièrement, et puis le mal d’autrui[1].

Vous vous trompez, messieurs, on a plus de discernement à Versailles et à Paris que vous ne croyez ; et ceux quibus est æquus et pater et res[2] ne sont pas vos dupes. On n’imputera jamais à l’auteur d’Alzire ces vers :

Chandos, suant et soufflant comme un bœuf,
Cherche du doigt si Jeanne est une fille ;
« Au diable soit, dit-il, la sotte aiguille ! »
Bientôt le diable emporte l’étui neuf ;
Il veut encor secouer sa guenille…
Chacun avait son trot et son allure,
Chacun piquait à l’envi sa monture, etc.

On a pris la peine de faire environ trois cents vers dans ce goût, et de les attribuer à l’auteur de la Henriade : il y a des vers pour la bonne compagnie, il y en a pour la canaille, et cela est absolument égal pour quelques libraires de Hollande et d’Avignon.

Pour mieux connaître de quoi la basse littérature est capable, il faut savoir que les auteurs de ces gentillesses, ayant manqué leur coup, firent à Liége une nouvelle édition du même ouvrage, dans lequel ils insérèrent les injures qu’ils crurent les plus piquantes contre Mme de Pompadour[3]. Ils lui en firent tenir un exemplaire, qu’elle jeta au feu ; ils lui écrivirent des lettres anonymes, qu’elle renvoya à l’homme qu’ils voulaient perdre. C’est une grande ressource que celle des lettres anonymes, et fort usitée chez les âmes généreuses qui disent hardiment la vérité : les gueux de la littérature y sont fort sujets, et celui qui écrit ces mémoires instructifs conserve quatre-vingt-quatorze[4] lettres anonymes qu’il a reçues de ces messieurs.

  1. La Fontaine, livre IX, fable xvii, vers 12-13.
  2. Horace, Art poét., 248
  3. Voyez, tome IX, dans les variantes du chant second de la Pucelle, les vers :
    Telle plutôt cette heureuse grisette, etc.
  4. Voyez, ci-après, la Lettre de M. de Voltaire (datée du 24 avril 1767).