Les Huiles végétales

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Les Huiles végétales
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 174-202).
LES
HUILES VÉGÉTALES


I

Nombreux sont les végétaux dont le fruit ou la graine écrasés laissent exsuder de l’huile, mais, parmi ces plantes ou arbres de tout climat et de tout pays, le premier rang a toujours appartenu et sans doute appartiendra toujours à l’olivier. L’arbre de Pallas est originaire d’Asie Mineure et plus particulièrement de Cilicie : des légendes que nous mentionnons sans y attacher grande importance le font transporter d’Egypte en Attique par Cécrops, de Lydie en Provence par les Phocéens émigrés, d’Hellade en Italie par les colons accompagnant Tarquin l’Ancien. Olea prima omnium arborum est, proclamaient les Romains, qui ne se montrèrent pas moins bons agronomes que grands ingénieurs et habiles légistes. Jamais les ordonnances qui poursuivirent maintes fois l’abus des plantations de vigne ne s’appliquèrent à la proscription d’un arbuste dont on connaissait déjà une douzaine de variétés, dont on savait conserver les fruits, les presser rationnellement de manière à obtenir une marchandise d’excellente qualité, dont l’usage culinaire était forcé et l’emploi indispensable pour l’éclairage, les soins de propreté quotidiens, les sacrifices des dieux. Au reste, dans l’Écriture Sainte, constamment revient la triple énumération : blé, vin, huile, lorsque le poète sacré veut énumérer les bienfaits de Dieu, chanter cette abondance agricole à laquelle les anciens Hébreux étaient fort sensibles, ou simplement la solliciter par la prière. Si le pain nourrit l’homme, si le vin l’abreuve, l’huile sert à réjouir sa face, à la parfumer, rôle non moins noble et, aux yeux des Juifs, tout aussi important. Les Grecs, eux, ne pouvaient prendre part au moindre exercice de gymnase sans se frotter d’huile, pratique que ne négligeaient pas non plus les Romains au sortir du bain.

Le feuillage argenté de l’olivier reluit le long des côtes de presque toute la Méditerranée, et l’arbre, par sa seule présence, caractérise un climat tempéré non sans chaleur, doux en hiver, souvent variable en toute saison et relativement sec : le climat de l’Espagne, moins les provinces basques et la Galice ; de l’Italie, moins le Piémont et le Milanais ; de la péninsule des Balkans, moins sa partie centrale ; des côtes de l’Asie Mineure, de la Palestine, de la Crimée, de presque toute la zone barbaresque.

La France ne possède d’oliviers que dans un territoire assez resserré dont la délimitation a occupé plus d’un botaniste, plus d’un agronome, plus d’un météorologiste. Supposons un voyageur débarquant à Marseille et se dirigeant vers l’intérieur de la France, en observant à travers la portière de son wagon les modifications de la culture des champs ; s’il s’attache à suivre l’olivier, il le perdra de vue : en allant à Toulouse, avant Carcassonne ; en montant à Clermont, aux approches de la Grand’Combe ; en se tournant vers Lyon, un peu en deçà de Montélimar ; en s’élevant vers Grenoble, aux alentours de Sisteron. En revanche, l’olivier ne cesse de border les voies littorales Marseille-Vintimille et Marseille-Cerbère.

Si on essaie de comparer cette limite culturale avec d’autres frontières végétales, on voit surgir de curieuses anomalies. A l’ouest du Rhône, dans la direction des Corbières, l’olivier refuse de se maintenir au delà de 300 ou 400 mètres d’altitude, et, plus accommodant, le chêne vert spontané déborde en dehors du domaine de l’olivier. Au pied des Basses-Alpes, les deux rôles mutuels s’intervertissent. Déjà, dans les Baronnies, — arrondissement de Nyons, — l’olivier, enfoncé à plus de 150 kilomètres des côtes, grimpe à 500 ou 600 mètres. Dans le recoin montagneux du Var où nous écrivons ces lignes, vignobles et olivettes s’évanouissent en même temps lorsqu’on remonte les vallées qui serpentent entre les chaînons que nous avons sous les yeux. Dans les Alpes-Maritimes, on a cité des récoltes d’huile provenant d’olives cueillies à plus de 1 000 mètres d’altitude.

Des savans distingués ont soutenu que, depuis l’ère chrétienne ou du moins depuis le moyen âge, le climat de l’Europe s’était refroidi ; mais ce changement est loin d’être prouvé. Quelques accidens locaux sans importance ont été généralisés à tort ; on a oublié que les caprices de la météorologie amènent souvent des séries d’années exceptionnelles qui encouragent le cultivateur à tenter des essais fatalement destinés à échouer à la suite de succès éphémères ; on ne s’est pas rappelé surtout que jadis la difficulté des communications rendait particulièrement avantageuses certaines cultures, et que l’appât d’un fort gain assuré dans les bonnes années décidait les agriculteurs à courir les risques d’organiser une plantation d’oliviers, par exemple, fréquemment improductive et vouée à la mort au bout de trente ou quarante ans, surtout alors que le terrain et la main-d’œuvre coûtaient fort peu et que le propriétaire savait et pouvait attendre l’arrivée de récoltes lucratives.

Excessif développement de la culture de la vigne, goût pour la cuisine à la graisse, construction du canal du Midi favorisant les rapports avec Toulouse, tels sont les motifs qui ont fait sacrifier les oliviers de Carcassonne. Ce sont les progrès du commerce qui ont chassé les mêmes arbres, de Saint-Péray vis-à-vis de Valence, jusqu’à la Voulte, qui marque actuellement l’extrême frontière nord de l’olivier sur la rive droite du Rhône, tandis que la rive gauche, moins favorisée, n’en nourrit qu’au sud de Montélimar. Encore, à la Voulte, les plantations régulières et productives se sont-elles fondues, ne laissant que quelques pieds isolés, abandonnés à eux-mêmes, qui subsistent comme témoignage d’un passé à jamais disparu.

L’hiver de 1709, si tristement célèbre dans les annales de notre histoire, fit périr un très grand nombre d’oliviers dans le Midi de la France. Qui sait si les désastres analogues qui survinrent pour la même cause en 1789 ne contribuèrent pas à aigrir les esprits ? Du moins, les fâcheuses gelées de 1820 et de 1829 n’amenèrent aucune crise politique ni économique trop grave. En semblable cas, on pourrait croire que le froid éprouve surtout les plantations des zones frontières de culture et fait alors reculer le domaine propre à l’olivier. C’est absolument inexact. Dans les territoires comme Nice ou Cannes, le froid n’atteint jamais une violence assez grande pour nuire à l’existence de l’arbre, et, à cause précisément de cette circonstance, le végétal se développe avec toute sa vigueur. Dans les cantons où le climat commence à ne plus tolérer l’olivier qu’avec difficulté, l’instinct des cultivateurs les amène à n’en planter que dans des recoins favorables et bien abrités : d’ailleurs, le froid normal de chaque année, à force de détruire la récolte et de flétrir l’arbre, détermine forcément le propriétaire à arracher comme improductif ou malade l’arbuste insuffisamment armé contre la lutte. Vienne un hiver un peu plus dur, et nos oliviers, placés dans de bonnes conditions, résisteront. Mais il reste toute une zone intermédiaire, bien plus large que les deux extrêmes, dans laquelle se succèdent des plantations nombreuses, régulières, productives ; elles supportent passablement des épreuves ordinaires, mais sont endommagées ou succombent si le froid sévit par trop vivement.

L’olivier prospère dans tous les sols ; quoique calcicole, il s’accommode assez bien de la silice et supporte passablement le gypse, dans lequel néanmoins ses produits restent inférieurs. Il n’affectionne guère les terrains mouilleux et sous ce rapport s’accommode de la Provence et du Languedoc, à l’exclusion de la Camargue, où il est complètement inconnu.

On soumet l’olivier à une taille bisannuelle, pratiquée au printemps, d’où résultent naturellement des récoltes faibles l’année de la taille et plus abondantes l’année suivante, sauf intervention de la coulure, du « noir, » du « ver » ou Dacus oleæ, — ces derniers fléaux d’origine italienne. — En considérant l’ensemble de chacun des départemens à plantations d’oliviers, les récoltes sont très régulières dans les Basses-Alpes, l’Ardèche, l’Aude, aux vergers peu nombreux, régulières aussi dans les Bouches-du-Rhône, le Var, Vaucluse, le Gard, pays assez productifs ; irrégulières, au contraire, aussi bien dans la Drôme, dont les olivettes s’accumulent toutes aux alentours de Nyons, que dans les Pyrénées-Orientales et l’Hérault, zones médiocrement riches sous ce rapport ; que dans les Alpes-Maritimes, où l’huile constitue la meilleure ressource agricole du pays ; qu’en Corse, où cette denrée ne jouit que d’une importance relative. Ou trop abondantes, ou mal ramassées, ou trop difficiles à transporter, les olives, à poids égal, se vendent meilleur marché dans le Var, les Alpes-Maritimes, les Pyrénées-Orientales, la Corse, le Gard, l’Aude, que dans l’Ardèche, les Basses-Alpes, les Bouches-du-Rhône, l’Hérault, et surtout en Vaucluse et dans la Drôme.

D’après des renseignemens, un peu anciens déjà, recueillis par M. P. d’Aygalliers, si on néglige les pieds isolés, seuls le Var et les Bouches-du-Rhône comptent plus de 20 000 hectares en oliviers ; la Corse et les Alpes-Maritimes, de 15 000 à 20 000 hectares ; puis viennent le Gard (moins de 15 000), l’Hérault et Vaucluse (moins de 10 000), la Drôme, les Basses-Alpes et les Pyrénées-Orientales et, en dernier lieu, l’Aude et l’Ardèche, qui ne possèdent pas chacun 1 000 hectares plantés.

Quoique M. Müntz ait pu calculer ce que la taille et l’enlèvement de fruits dérobaient chaque année au sol d’un hectare planté en oliviers, en fait de potasse, d’acide phosphorique, d’azote, il est permis de dire que l’arbre est médiocrement exigeant et qu’un excès même de fumure lui nuit plutôt qu’il ne lui profite. Plus il trouve d’acide phosphorique et de potasse à sa disposition dans le sol, plus il rend d’huile.

Jamais homme, dit le vieil Hésiode, n’a goûté le fruit d’un olivier qu’il a planté. Effectivement l’arbre ne porte récolte pleine qu’à 50 ans, ce qui est bien long pour l’agriculteur moderne ; en revanche, il « rejette » avec une grande facilité ce qui tend sans cesse à rajeunir le vieux pied, presque immortel par le fait.

Nous avons parlé longuement de l’influence du climat sur l’olivier ; notons encore les températures critiques. Un froid sec de — 10 degrés cause peu de mal ; mais, si les rameaux sont mouillés, tout est perdu, feuillage et semence. À — 15 degrés, l’olivier gèle et meurt, mais repousse ensuite du pied. Comme tous les végétaux, il redoute beaucoup un dégel rapide succédant à un froid très vif.

L’olivier n’est pas rare en Algérie, mais il se multiplie surtout lorsque l’on s’éloigne de la province d’Oran pour se diriger vers la province de Constantine ; l’Est de la colonie est donc mieux pourvu à cet égard que l’Ouest. L’olivier abonde aussi en Tunisie, principalement du côté de Sousse, où sa culture a beaucoup d’avenir. Mieux utilisé, il deviendrait aussi une source de richesse pour la Corse, où le chétif arbrisseau des Bouches-du-Rhône se transforme en un magnifique arbre de haute futaie, rappelant à l’esprit la comparaison laudative de l’Écriture : Quasi oliva speciosa in campis.

Nous reviendrons du reste sur l’olivier, sa culture et ses produits, comme sur d’autres végétaux oléifères que nous allons énumérer dès à présent. Le noyer suppléait beaucoup autrefois et supplée encore aujourd’hui à l’olivier dans une bonne partie de la France moyenne ; cet arbre, pour être cultivé industriellement, exige un climat relativement tiède et ne donne pas de produits réguliers dans l’extrémité septentrionale de la France, où le pavot, cet « olivier du Nord, » régnait naguère exclusivement, avant que la facilité des communications rendît universel l’emploi de l’huile d’olive (ou soi-disant telle). Le chou-colza (famille des Crucifères) enrichissait jadis les mêmes régions en fournissant l’huile-type d’éclairage. Au contraire, le sésame et l’arachide sont d’importation étrangère.

La culture du sésame est très importante en Égypte, en Turquie, dans l’Inde, en Syrie. Quant à l’arachide, son nom scientifique, Arachis hypogæa, dérive de cette curieuse circonstance que ses fruits mûrissent sous terre ; on voit cette plante sur les bords de la Méditerranée occidentale, juste à l’opposé du sésame.

Colza, arachide, sésame, pavot, présentent un trait commun de ressemblance qui les écarte nettement de l’olivier ; celui-ci, outre qu’il s’accommode des terrains les plus maigres, peut se passer de fumure, tandis que les Flamands, les Espagnols, les Levantins, sont obligés de prodiguer, ces derniers, l’eau, et tous, les engrais, aux terres consacrées à la culture des graines oléagineuses en question.

Cette nomenclature comporte encore deux lacunes assez sensibles. D’abord, les aires de culture ne sont pas limitées strictement aux territoires mentionnés à titre d’indication générale ; puis, bien des noms resteraient à citer, car il n’existe pas moins de 70 végétaux dont les graines ou fruits sont aptes à fournir de l’huile. Les progrès de la botanique, les succès d’acclimatation, le perfectionnement des industries mécaniques et chimiques grossiront certainement ce nombre, que les spécialistes affirment d’ores et déjà pouvoir être doublé.

Pour le moment, il existe par exemple, en dehors du colza, d’autres Crucifères qui fournissent de l’huile : telles sont, dans l’Est de la France, la navette ; dans le Nord, la cameline ; un peu partout, les diverses variétés du genre Sinapis (moutarde blanche, moutarde noire, ravisson de Russie). Quoique le lin, le chènevis, le coton soient cultivés comme végétaux textiles, ils peuvent aussi se ranger parmi les oléifères : l’huile de lin, qui s’épaissit très vite à l’air, sert de base aux peintures, et l’huile de coton a l’honneur de remplacer le beurre, repoussé, comme produit d’origine animale, de la cuisine des végétariens intransigeans d’Amérique. Nous parlerons brièvement de la palme un peu plus longuement du coprah. Quant au ricin, il suffit de le mentionner ici.

Sous le nom vulgaire de « cacaouët » ou de « noisette d’Espagne, » la graine d’arachide se mange très bien crue ou mieux encore légèrement torréfiée. Inversement, parmi les graines exotiques auxquelles on s’adresse pour en extraire de l’huile, il en est de vénéneuses ou du moins très dangereuses. Ainsi, au mois de juin 1902, un accident typique se produisit à Marseille. Des gamins ramassèrent sur les quais de la Joliette des graines tombées de quelques sacs mal fermés, se les distribuèrent entre eux et les croquèrent de confiance, croyant avoir affaire soit à des pignons communs, soit à des arachides. Quelques heures après, nos gourmands se tordaient dans d’affreuses coliques accompagnées de vomissemens ; le lendemain soir, tout le monde était hors de danger, sinon remis. On reconnut les malfaisantes graines comme appartenant au Iatropha curcas, vulgairement « grand pignon d’Inde, » qui constitue un drastique violent, pouvant même produire la mort s’il est ingéré à haute dose ; les termes synonymes de « purgère » et de « ricin d’Amérique » ne sont pas moins significatifs. Les pauvres enfans auraient payé de leur vie leur imprudence, s’ils avaient consommé des fruits non du grand, mais du petit pignon d’Inde. Ce dernier n’est autre, en effet, que le Croton tiglium, dont l’huile est connue comme un vésicant énergique. En dehors de leurs usages pharmaceutiques, ces huiles suspectes ou dangereuses jouent un rôle, secondaire, il est vrai, dans la savonnerie marseillaise. Ainsi s’explique, dans les cargaisons des navires et dans les docks, la présence de graines malsaines. Du reste, le Croton est généralement non exporté, mais traité sur place en vue de la préparation de son huile.


II

A en croire Pline, le pasteur Aristée, immortalisé par Virgile, aurait appris le premier aux Achéens l’art d’écraser les olives pour en retirer de l’huile. D’autre part, un passage de la Genèse nous montre le patriarche Jacob comme portant déjà sur lui une petite provision d’huile, lors de sa fuite chez Laban, et frottant de cette huile, rituellement, la pierre sur laquelle il reposait sa tête lors de son fameux songe.

Caton l’Ancien nous donne des détails très précis et curieux sur la conduite d’un domaine occupé par des plantations d’oliviers. Il nous indique d’abord le nombre de têtes de travailleurs, libres ou esclaves, à installer sur la propriété ; il compte les bœufs et les ânes indispensables (il n’est question ni de chevaux ni de mulets) et n’oublie pas une pièce du matériel à installer. Plus d’un propriétaire étranger à la Provence centrale recueillerait dans le texte latin des conseils des plus profitables. « Cueillez, dit-il, l’olive aussitôt qu’elle est mûre, et ne la laissez que le moins possible sur la terre et le plancher, car elle y pourrit. » Les olives tombées à terre fournissent l’huile de qualité inférieure destinée à la consommation de la ferme. Il faut compter sur un sextarius (un peu plus d’un demi-litre) par tête et par mois[1]. Les soins de propreté à observer au moulin sont judicieusement exposés, et le vieux Romain conseille sagement, lorsqu’il recommande au propriétaire qui donne à forfait la cueillette de ses olives, d’empêcher qu’on ne les gaule, ce qui abîme l’arbre en détériorant surtout les rameaux fructifères.

Columelle, postérieur à Caton de deux siècles et plus expansif que lui dans son texte, se montre très enthousiaste à l’endroit de l’olivier. Il tient, dit-il, le premier rang entre tous les arbres, et, quoiqu’il ne rapporte du fruit que de deux années l’une, sur du bois de deux ans, l’année qui suit la taille, il n’occasionne du moins presque pas de dépenses, à la différence de la vigne, qu’il faut cultiver à grands frais, même les années où elle ne se charge point de raisins. Si les grosses olives sont meilleures à consommer, poursuit Columelle, les petites fournissent de meilleure huile, et cette remarque se vérifie encore de nos jours. L’agronome latin compte une dizaine de variétés d’oliviers ; on n’en cultive guère plus en France aujourd’hui. Columelle n’ignore pas non plus que les amendemens calcaires profitent à l’olivier. Suivent les règles relatives à la cueillette : elle doit s’opérer au mois de décembre, et nous apprenons que, chez les Latins, des claies de roseaux jouaient le rôle de ces bourrins ou draps grossiers qu’on étend aujourd’hui sous les arbres et sur lesquels on fait pleuvoir les olives. Comme Caton, Columelle prêche les soins de propreté et recommande de porter au pressoir les fruits récemment cueillis sans les laisser fermenter dans le grenier ; en retardant ainsi l’opération de quelques jours, les olives rendent plus d’huile, il est vrai, pour une même mesure, mais c’est pure apparence, car l’accroissement d’exsudation résulte de la diminution de volume de la chair. Pallade, autre agronome bien postérieur à Columelle, préconise le mois de novembre comme étant le plus convenable à la pressée des olives ; pour tout le reste, il copie ses devanciers en les abrégeant.

Mais les sages préceptes de ces auteurs classiques sont négligés par les cultivateurs du moyen âge. Au XVIIIe siècle, les techniciens français observent déjà que les huiles récoltées en Italie, réputées délicieuses dans l’antiquité, ne valent rien comme goût. En Languedoc, elles laissaient aussi beaucoup à désirer. Thomas Platter, étudiant bâlois, séjourne à Montpellier en 1595 pour étudier la médecine ; il narre ses impressions et n’oublie pas de décrire la fabrication de l’huile. On gaule les olives comme ailleurs les noix, dit sa relation, et nous savons que c’est une détestable pratique agricole. Après les avoir entassées, on les laisse fermenter : autre hérésie. Les moulins ouvrent à la Noël, — nous n’ignorons plus que c’est beaucoup trop tard, — et ne ferment qu’à Pâques. Quelle atroce marchandise devait résulter de semblables manipulations !

En Provence, au contraire, — probablement parce que la région d’entre Aix et Arles était imprégnée jusqu’à la moelle des habitudes romaines, — en Provence, on procédait beaucoup mieux. Nous avons des témoignages favorables et concordans, à cet égard, d’agronomes divers en dissension complète sur d’autres points. Nous pouvons nous en rapporter à l’auteur d’un excellent dictionnaire d’agriculture, l’abbé Rozier, Lyonnais d’origine, mais installé à Béziers, où Young le visita lors de son tour de France : il inspecta minutieusement les huileries de Provence. Nous pouvons aussi feuilleter l’ouvrage très complet de l’abbé Couture sur l’olivier et l’huile intitulé : Traité de l’olivier présenté à nos seigneurs et messieurs les procureurs des gens des Trois-Etats du pays et comté de Provence, destiné à compléter et à rectifier divers mémoires sur le même sujet que l’Académie de Marseille avait couronnés en 1782 et réunis en volume pour être publiés aux frais de la Société.

La bonne huile, pouvons-nous dire avec Couture, possède au début un léger goût d’amertume, très apprécié des connaisseurs provençaux, et qu’elle ne tarde guère, du reste, à perdre en vieillissant. Un bon Provençal, affirme notre auteur, se priverait de manger plutôt que de subir une cuisine apprêtée avec de la mauvaise huile (à présent, avouons-le, on est moins difficile). Contrairement à un préjugé assez répandu, l’huile n’est bonne que très jeune ; au bout d’une année, et même si elle a été bien faite, son prix diminue. C’est absolument l’inverse de la règle applicable au vin. Les huiles provenant d’olives cueillies elles-mêmes dans des olivettes bien sèches se conservent deux ou trois ans ; mais, ajoute le bon curé, il est aussi difficile d’empêcher à force de soins une huile de rancir qu’un homme de vieillir.

Mais c’est trop nous attarder dans le passé. Etudions maintenant à Aix, ville où les vieilles traditions se perpétuent fidèlement, la confection de l’huile. Sur la cueillette des fruits, une seule remarque à formuler : c’est en somme une opération assez pénible ; chaque olive devant être arrachée à l’aide de la main engourdie par la bise de novembre, l’ouvrière ou oùlivarello était perchée presque immobile sur une échelle, dans une position peu agréable en cette saison. Quelle différence avec la vendange pratiquée dans nos climats, après les grosses chaleurs et bien avant les froids, sans stationnemens prolongés, et avec la ressource de croquer de temps à autre quelque grappe appétissante ! Et pourtant, nous avons entendu de braves paysannes de la Crau manifester hautement leur préférence pour « l’olivage. »

On compte assez peu d’oliviers, généralement parlant, dans les rares plaines du terroir oriental des Bouches-du-Rhône et, en tout cas, l’huile provenant de ces plaines n’est pas réputée la meilleure par les connaisseurs. A l’inverse, les produits supérieurs proviennent des pieds de Saurin et d’Aglantaù, qui s’étagent sur les collines du pays et notamment sur celles qui enlacent la vallée de l’Arc au nord et au sud de la ville d’Aix. L’huile de première qualité vaut en moyenne 2 fr. 25 le kilogramme, car, ici. elle se vend toujours au poids, jamais à la mesure.

Les temps actuels sont durs pour les petites industries. Autrefois, chaque village, chaque hameau, presque chaque propriété importante de la banlieue d’Aix, possédait son moulin à huile, soit à eau, soit « à sang, » c’est-à-dire à bras d’homme ; actuellement, ces usines en miniature étant fermées, il ne reste plus que cinq ou six moulins assez achalandés, concentrés dans l’enceinte de l’octroi de la ville.

Nous allons introduire nos lecteurs dans la plus ancienne huilerie d’Aix ; elle aurait fonctionné, s’il faut en croire les vieux titres de propriété, avant l’époque de la reine Jeanne et du roi René, ce qui représente une jolie somme d’activité, même pour un établissement qui travaille un mois de l’année et se ferme les onze autres mois. Il est facile à ceux de nos lecteurs qui résident à Paris de se faire une idée du local : ils n’auront qu’à se rendre au Louvre pour rechercher un tableautin du grand peintre provençal Granet, portant, si nous ne faisons erreur, le numéro 257 du catalogue et montrant des captifs rachetés à Alger. Leur cachot a été copié sur le modèle du moulin souto terro (comme tout le peuple de la ville l’appelle), que l’artiste, en sa qualité d’Aixois, connaissait parfaitement.

De fait, notre moulin ne manque pas de pittoresque : la lumière du soleil qui filtre à travers le soupirail et la pâle clarté de quelques rares becs de gaz, substitués aux lampes antiques ou caleù, produisent de splendides effets de clair-obscur. Jour et nuit le moulin marche, du 25 novembre au 1er janvier. D’heure en heure les ouvriers se relaient ; une table est constamment dressée pour leur réfection, et ils dorment à tour de rôle sur un lit primitif qu’on aperçoit dans un coin du souterrain et qui se compose d’une botte de paille et de quelques couvertures. Sans être étouffant, le réduit est assez chaud, au grand avantage de la réussite de la besogne, et l’odeur d’huile fraîche qui le parfume n’a rien de désagréable. Un mulet, les yeux bandés, tourne les meules accouplées qui réduisent les olives en pâte. Cette pâte est chargée dans des « scourtins », sorte de paniers très plats et flexibles ; les scourtins sont empilés sur la presse, jadis en bois, maintenant en fer, dont quatre ouvriers actionnent la barre ; l’huile vierge jaillit sous forme de filet visqueux, jaune verdâtre, un peu trouble, et découle dans une « tinette » ou baquet qu’on vide de temps à autre dans un récipient plus grand, disposé dans un coin de la cave. On décharge ensuite la presse, les grignons sont arrosés avec de l’eau bouillante qu’on puise dans une chaudière qui ne s’éteint jamais, et l’on recommence l’opération. Mélangée d’eau, l’huile s’écoule dans les tinettes et surnage : on la recueille délicatement avec des « palettes, » qui ne détachent du liquide que la couche superficielle : quoique inférieure, cette huile « échaudée » est presque toujours mélangée à l’huile vierge ; la séparation des deux qualités constitue un raffinement devenu rare aujourd’hui. Il faut se rappeler que, moins une huile a été échaudée et pressée, meilleure et plus fine elle paraît ; le rendement augmente en raison inverse de la bonté.

Partiellement dépouillée de son huile, l’eau restante découle dans « l’enfer » ou récipient souterrain creusé sous l’huilerie, et, à la fin de la campagne, le locataire du moulin retire de cette nappe d’eau une certaine quantité d’huile plus ou moins crasseuse, de qualité très inférieure, qu’il vend, à son profit, pour l’éclairage. Les mauvaises langues ont affirmé de tout temps que, dans certains moulins, les palettes, adroitement maniées, n’écrémaient pas à fond les produits de la presse d’échaudage et que « l’enfer » fournissait encore pas mal d’huile à l’ouvrier chargé d’en extraire les résidus. A présent, l’huile d’éclairage vaut beaucoup moins et l’huile à manger gagne à ne pas recevoir un excès de liquide de seconde pressée, la force d’écrasement étant supérieure à celle de jadis : les intérêts de l’usinier et ceux de ses cliens ne sont plus en désaccord.

Naturellement, l’homme qui travaillait dans « l’enfer » se nommait autrefois « le diable. » Diables ou non, les travailleurs que nous écoutons dialoguer pendant l’exécution de la besogne conversent, non en piémontais, mais en pur patois de la banlieue d’Aix. Ce sont tous des ouvriers campagnards du voisinage, qui sont bien aises de se livrer passagèrement à ce dur travail, à une époque de chômage forcé dans les champs. Leur besogne est payée à la tâche par le patron, et ils peuvent ainsi gagner de 4 francs à 4 fr. 50 par vingt-quatre heures. Ont-ils à craindre pour leur santé, avec leur labeur ininterrompu au sein de ténèbres relatives ? Moins qu’on pourrait le croire, car, après le Jour de l’an, quand ils reprennent leur vie ordinaire, ils se retrouvent pâlis, mais sensiblement engraissés.

Outre les profits qu’il retire de son « enfer, » le locataire du moulin exige des propriétaires qui lui apportent leurs olives à triturer 0 fr. 25 de redevance par double décalitre de fruits, et il conserve le résidu ou « grignon. » Ces gâteaux, auxquels on donnait souvent le nom de « mottes, » servaient autrefois de combustible accessoire pour l’entretien de feux d’appartemens. Aujourd’hui, ils sont revendus aux fabricans de « ressences, » qui savent très bien tirer parti des 10 pour 100 environ des matières grasses qu’ils renferment, Tantôt on malaxe les grignons dans des bassins remplis d’eau ; les noyaux se précipitent au fond, et on recueille un peu d’huile qui surnage mêlée à la pulpe, traitée derechef par l’eau bouillante et pressée de nouveau. Mais le traitement industriel au sulfure de carbone est bien préférable ; il consiste à retirer l’huile par « diffusion, » comme le sucre du jus de betterave. L’usine D... à Salon, qui se livre à ce travail, voit son exemple suivi en Tunisie. Cela nous amène à remarquer que, dans ce dernier pays, fonctionnent de belles huileries d’olives, très perfectionnées.

L’abbé Rozier raconte qu’à la suite du cruel hiver de 1709 et de la destruction de beaucoup d’oliviers, l’huile d’olive manqua en France et qu’on essaya de la remplacer par les huiles de colza, de navette, de cameline, mais que les gourmets ne purent s’accommoder de l’odeur forte et du goût équivoque de ces produits de Crucifères. L’huile d’amande est chère et rancit vite en été ; l’huile de faînes est peu commune. On fut plus satisfait des produits du coquelicot ou pavot blanc ; on leur trouva une saveur douce, un parfum agréable ; l’huile ne rancissait pas trop promptement et contentait le public ; mais les importateurs d’huiles étrangères, qui craignaient la concurrence, insinuèrent que l’huile d’œillette devait, à cause de son origine, participer des propriétés somnifères de l’opium ; d’où de graves inconvéniens à redouter pour les consommateurs de ladite huile ! En 1717, la Faculté de Médecine de Paris nomme une commission, dont le rapport conclut que l’huile d’œillette ne nuit pas à la santé et ne renferme trace de narcotique. Mais les négocians ne désertent pas la lutte, et, au début de l’année suivante, une sentence du Châtelet intervient : elle défend, sous peine d’une amende de 3 000 livres, de vendre de l’huile de pavot pour de l’huile d’olive, ou de mêler la première à la seconde, et oblige enfin les marchands à étiqueter l’huile d’œillette pour éviter toute confusion. Mais, comme l’huile d’olive coûte deux fois plus cher que celle de pavot, et que celle-ci baisse de prix d’autant plus qu’elle est plus décriée ; comme les chimistes de l’époque ne connaissent pas de réactif propre à distinguer les deux produits, la tentation pour les fraudeurs est trop forte ; ils déclament contre l’huile de pavot, mais ils en achètent secrètement à vil prix, et en sont quittes pour vendre assez cher un mélange d’huile d’olive à goût très accentué avec de l’huile de pavot à saveur douce.

En 1735, défense, par ordre du Châtelet, de vendre de l’huile d’œillette, même sous son vrai nom, sans l’avoir « gâtée » par de l’essence de térébenthine ; l’interdiction est renouvelée en 1742 et en 1754, par lettres patentes enregistrées au Parlement. Ce corps judiciaire anathématise irrévocablement comme insalubre la nouvelle huile, malgré l’avis contraire des savans. Alors fixé à Paris, l’abbé Rozier se met en tête de réhabiliter l’œillette (1773). Ayant reconnu que l’huile de ses lampes provient exclusivement de la graine de l’œillette, il pousse le dévouement jusqu’à s’en servir pour sa cuisine et la fait consommer aux valets de sa métairie près de Paris. Personne n’est malade : Rozier se démène, consulte les maîtres-épiciers, confère avec les magistrats de police, et décide la Faculté à confirmer sa consultation de 1717. Le collège des médecins de Lille formule de son côté un avis semblable. Enfin Rozier a gain de cause, et on publie une nouvelle lettre patente, qui autorise dans tout le royaume la fabrication et la vente de l’huile de pavot.

Après les débats en Faculté, après les règlemens de police, l’idylle, toujours selon Rozier. Les noyers destinés à alimenter d’huile pour la table les nombreuses provinces dépourvues d’oliviers abondent surtout dans la région qui entoure Lyon et dans les terroirs compris entre la Basse-Loire et la Garonne. Comme étendue et comme valeur de produits bruts et de produits consommés, la culture de ces arbres dépasse de beaucoup en importance celle des oliviers du Midi et, par le fait, le peuple de la moitié du royaume ne connaît que l’huile de noix. Les noix sont gaulées, puis entassées, et il faut procéder à l’« émondage. » Sous la surveillance des parens, la jeunesse s’occupe à ce travail durant les longues soirées d’hiver : on chante, on rit, les conteurs rustiques narrent des histoires. Tout le monde est heureux, surtout lorsqu’une fille, par mégarde, oublie de détacher un fragment de coquille de la chair du fruit, car alors le garçon témoin de la faute s’adjuge le droit de l’embrasser, dans le seul intérêt de la bonne exécution du travail.


III

Depuis de longs siècles, la ville de Marseille, disposée au cœur d’une région riche en oliviers, recueillait les huiles inférieures du terroir pour les combiner avec la soude des plantes marines, plus tard avec la soude artificielle créée par le procédé de Leblanc, et obtenait ainsi les énormes masses de savons qu’elle écoulait dans le monde entier. Mais, il y a une soixantaine d’années, une nouvelle industrie, extrêmement favorable au commerce local, prit naissance, tant par suite du progrès constant de la fabrication de la soude et de la savonnerie que de la rapidité toujours croissante des communications maritimes. Il s’agissait, non plus de concentrer à Marseille les huiles provençales françaises ou méditerranéennes exotiques, mais d’importer d’Asie, d’Afrique, d’Amérique, des matières oléifères et de les traiter rationnellement sur place pour les transformer, d’une part, en huiles pour la table, l’éclairage, la savonnerie, le graissage des machines, et d’autre part, en tourteaux utilisables soit comme engrais, soit comme nourriture pour le bétail.

Le développement de cette fabrication coïncida sensiblement avec le milieu du siècle dernier. Plusieurs des 35 huileries actuellement existantes à Marseille sont encore dirigées par les descendans de ceux qui les ont fondées, et se sont transformées ainsi peu à peu sans perdre leur caractère traditionnel. Ces établissemens, comme on peut bien le penser, ne s’élèvent pas dans la cité proprement dite, mais dans ses vastes faubourgs : la majorité, peut-être, se groupe dans le quartier d’Arène, près des ports de la Joliette, mais la banlieue Sud, du côté du Prado, en compte un nombre à peine inférieur. Telle huilerie livre de l’huile fine « à bouche, » telle autre ne fournit que l’huile dite « de fabrique ; » cependant, la plupart de ces usines offrent au commerce les deux catégories de marchandises. La variété des matières premières est très grande, mais trois d’entre elles méritent une mention spéciale : le sésame, l’arachide, le coprah.

Le sésame offre ceci de particulier qu’il est produit par les cinq parties du monde, l’Europe ne contribuant, il est vrai, qu’une infime quote-part. La majeure partie de l’huile qui exsude du sésame provient des usines de Marseille, où, par la pression à froid de la graine, on obtient un produit neutre de goût et utilisable pour la cuisine. Chacun de nous en a goûté sous le nom fallacieux d’huile d’olive : ce qu’on ignore peut-être, c’est que le tourteau de sésame présente une saveur acide et amère analogue à celle du café vert ; et il paraît qu’en Égypte et aux Indes, les naturels consomment ce singulier « gâteau, » broyé et adouci par le miel. En France, il sert à nourrir les vaches et les moutons jusqu’à concurrence de 5 kilogrammes par jour pour les unes, 500 grammes pour les autres, sans désavantage, à condition que les tourteaux ne soient ni rancis, ni souillés de terre. Le traitement final au sulfure de carbone ne dégoûte même pas les bêtes. Comme le tourteau de sésame contient de l’acide phosphorique, un peu de potasse et une bonne proportion d’azote organique, son emploi comme engrais pour les céréales et les vignes s’est largement vulgarisé.

L’arachide marche à peu près parallèlement avec le sésame. Même taux d’importation, mêmes régions d’origine de la graine, même rendement en matière grasse, huile également comestible, tourteau résiduel également accepté par le bétail, et tout aussi propre à la fumure des terres. Cependant, l’huile d’arachide, lorsqu’elle est extraite à froid et en l’absence des coques, l’emporte en qualité culinaire, et, inversement, la saveur du tourteau en est si fade que les animaux ne l’acceptent que relevé avec un peu de sel. Éleveurs et agriculteurs n’ignorent pas non plus l’infériorité de l’arachide en taux d’acide phosphorique : aussi l’exclura-t-on de la ration des animaux trop jeunes dont les os ont besoin de se fortifier.

Sous le terme de « copran, » qui reconnaîtrait la noix de coco, si chère aux enfans et surtout aux lecteurs du Robinson suisse ? On importe à Marseille d’énormes chargemens de coprah sous forme de gros copeaux, de la dimension, sinon de l’aspect et de la couleur, d’une petite banane ; de ces copeaux, une fois pressés, l’industrie retire presque les deux tiers du poids brut en huile. L’huile pure de coprah se concrète facilement aux températures ordinaires ; elle rancit assez vite, en perdant l’agréable parfum d’amandes qui la caractérise quand elle est fraîche. Finalement le tourteau résiduel, nettoyé au sulfure de carbone, favorise chez le bétail la production de la viande et du lait, sauf, bien entendu, les accidens inévitables quand l’agriculteur est assez négligent pour présenter à ses bêtes des tourteaux avariés, rances ou moisis.

L’industrie huilière de Marseille comporte-t-elle des secrets quant au matériel ou des tours de main mystérieux ? Peut-être bien, car l’accès de quelques-unes de ces vastes usines demeure sévèrement interdit au public. Il y a aussi des exceptions, et tous les curieux sont admis gracieusement à parcourir l’huilerie que nous avons visitée nous-même, au boulevard National, près de la gare des marchandises du P.-L.-M. L’installation comprend plusieurs grands bâtimens ou hangars distincts dont le groupe est même coupé par des voies publiques.

La flotte de commerce apporte de Cochinchine, Zanzibar, Manille, Ceylan, le coprah qui alimente pour la majeure partie l’huilerie en question. Déchargée sur les quais de la Joliette, la marchandise est voiturée jusqu’à l’usine par des entrepreneurs de charroi indépendans de celle-ci. Des sacs du poids de 60 kilos s’empilent très régulièrement à une hauteur assez considérable, — 7 à 8 mètres, — dans les magasins ; ils sont hissés sur le bloc, non par un moteur mécanique, — on a renoncé à ce mode de traction, — mais simplement à dos d’hommes, les porteurs grimpant sur une échelle. Du magasin se dégage une odeur affadissante, et le pied du visiteur foule des débris de coprah jonchant le sol, identiques au contenu des sacs. Plus loin, ce sont des palmistes bruts en sac ; ces palmistes[2], bien que plus gros, ressemblent assez à des noyaux de cerises : l’odeur de rance s’accuse déjà plus sensible.

Elle se manifeste encore davantage à l’intérieur du second bâtiment consacré à l’extraction de l’huile, où la chaleur devient étouffante. Les ouvriers italiens, pieds, jambes et bras nus, vêtus d’une chemise crasseuse et d’un pantalon retroussé, d’aspect innommable, remplissent leur besogne au milieu des poussières qui flottent dans l’atelier, dont les planchers paraissent saupoudrés de sciure de bois et glissent sous les pieds. Pièces de machines, escaliers métalliques, rampes en fer, tout reluit de matières grasses. Le coprah, assez semblable d’aspect à des fragmens d’écorce, est précipité brut dans un entonnoir et broyé grossièrement par des rochets à dents ; remonté au premier étage, il est distribué dans des sacs et trié suivant qualité ; des laminoirs cannelés, disposés au second étage, continuent le broyage au sein d’une température de plus en plus élevée par suite de l’ascension naturelle de l’air chaud. La matière redescend au rez-de-chaussée où des laminoirs à cannelures plus fines et des bluteries parfont l’émiettage ; la poussière convenablement échauffée est enfin empaquetée dans des sacs ou scourtins, puis soumise aux presses hydrauliques préparatoires, dont les batteries se dressent vis-à-vis des « chauffoirs ; » on voit découler l’huile chaude en nappe fluide, d’abord opaque, puis transparente. Broyés et blutés de nouveau, les tourteaux résiduels recommencent à parcourir dans le sens vertical les trajets déjà accomplis ; la poussière la plus fine, délayée dans de l’eau chaude, est pressée de nouveau sous l’action d’un mécanisme semblable à celui déjà employé, mais on s’aperçoit bien que le liquide exprimé ne ruisselle plus que faiblement. On retire de la presse le tourteau sous forme de plaques ou gâteaux striés, sur lesquels est imprimée en creux la marque de la maison. Armés d’un tranchoir, les ouvriers les équarissent grossièrement et les entassent en amas régulier.

Pour l’huile nouvelle, glissant le long des gouttières, elle s’amasse dans de vastes bassins souterrains ou « piles, » d’une capacité de 25 à 30 mètres cubes. Des légendes très marseillaises, des « galéjades » ont circulé au sujet de ces réservoirs mystérieux, agrandis pour la circonstance par l’imagination des conteurs méridionaux. Ils auraient servi de tombeau à des négocians malheureux, ruinés par leurs fausses spéculations sur les huiles, à des amans désespérés, à des victimes de ténébreuses vengeances ; et l’huile, encore, serait ressortie du souterrain transformé en sépulcre considérablement bonifiée ! Plaisanterie que tout cela ; il n’en est pas moins vrai que le malheureux qui tomberait dans cette nappe visqueuse, ne pouvant remonter à la surface en nageant, périrait asphyxié sans remède.

Au contraire, l’huile des « piles » ne tarde pas à revoir le jour ; des pompes la refoulent au premier étage pour la soumettre d’abord à l’action des batteuses, puis à celle des « filtres, » dont l’aspect rappelle assez le modèle pour les vins, connu en Languedoc sous le nom de Caizergues, son inventeur. Devenue limpide, elle se distribue dans une série de caisses rectangulaires de 6 mètres cubes chacune, munies de robinets d’écoulement en vue des livraisons et de flotteurs indicateurs de niveau. Ces réservoirs sont au nombre d’une quarantaine.

Une petite machine à vapeur actionne la dynamo génératrice de l’électricité pour l’éclairage de l’huilerie ; une seconde, beaucoup plus forte (200 chevaux), met en branle tout le mécanisme de l’usine, entraîne les pompes, accumule la force dans les presses et lance sa chaleur dans les serpentins des caisses métalliques, afin d’empêcher l’huile de coprah de se concréter pendant la mauvaise saison.

Nous n’avons rien dit du bâtiment de la tonnellerie, dans lequel la fabrique fait monter les barils destinés à la livraison de la marchandise, fût perdu, car, à l’instar des propriétaires bordelais, les huiliers marseillais confectionnent eux-mêmes leurs tonneaux ; nous n’avons pas non plus mentionné le laboratoire qui complète l’installation, ni détaillé les précautions prises en vue des risques d’incendie qui menacent sans cesse les produits et les résidus. Nous en venons au personnel. Au-dessous du directeur et de l’ingénieur-chimiste, secondés eux-mêmes par sept ou huit employés en ce qui concerne le travail de bureau, et par trois ou quatre contremaîtres préposés à la surveillance, se placent les professionnels, conducteurs de machines ou tonneliers (5 ou 6 de chaque série). Tout cet état-major est français, à de rares exceptions près. Il n’en est pas de même des deux équipes de 40 ou 45 ouvriers chacune qui se succèdent tour à tour à six heures du matin et six heures du soir, car ceux-ci viennent tous d’Italie. Leur métier comporte quelques faibles connaissances techniques : ce sont en définitive de bonne gens, faciles à conduire quand on sait les prendre, et plusieurs d’entre eux gagnent leur vie à l’usine depuis de longues années. Leur journée n’est pas de douze heures, car un repos de deux heures interrompt leur besogne, le jour, à l’heure du repas, le soir vers minuit. Le dimanche, l’usine ferme ses portes de six heures du matin à six heures du soir, ce qui permet de faire alterner les deux équipes. Minimum de salaire 3 francs, et, en ce qui regarde les quelques femmes employées dans le travail à façon des scourtins, gain de 1 fr. 75 à 2 fr. 50.


IV

Laissant de côté les anciennes théories sur la nature de l’huile, nous dirons simplement que les corps gras, et en particulier ceux d’origine végétale, résultent de l’union de la glycérine, ce sirop légèrement sucré que tout le monde a manié ou aperçu chez les parfumeurs, avec les acides dits « gras. » Que ce terme d’acide n’évoque pas l’idée d’un principe similaire d’aspect à l’acide chlorhydrique, au vinaigre ou même à l’acide tartrique : il s’agit de matières insolubles, insipides, analogues extérieurement à la cire, combustibles parce que le carbone y domine, et s’unissant aux oxydes métalliques et aux alcalis pour donner soit des « emplâtres, » soit des savons. La meilleure partie de l’huile est constituée par de l’oléine, substance liquide que des réactions chimiques simples dédoublent en glycérine et acide oléique ; le reste consiste en stéarine et palmitine, lesquelles à leur tour se scindent en glycérine, acide stéarique ou acide palmitique. Toutefois l’huile d’arachide se singularise en ce qu’elle renferme un composant spécial : l’acide arachidique, toujours uni à la glycérine.

Pour exprimer ces faits, les chimistes disent que les corps gras sont des mélanges d’éthers de la glycérine ; mais les huiles telles que l’industrie les obtient renferment encore, en petites quantités, d’autres matières, suivant le mode de préparation de l’huile, la nature du végétal producteur, la provenance même de la graine ; et ce sont ces principes additionnels qui constituent l’individualité des huiles, leur communiquent leur saveur propre et servent à les distinguer, quoique ce soit souvent très difficile.

Nous avons déjà expliqué que, dès les premières années de Louis XV, on commençait à adultérer l’huile d’olive ; d’autre part, à mesure que le commerce des huiles et l’industrie huilière se développaient à Marseille, les tromperies se manifestaient et d’autant plus que, la chimie des huiles étant mal connue, les fraudeurs ne couraient pas grands risques. Aussi est-ce Poutet, un Marseillais, qui a découvert les premiers procédés d’analyse qualitative des huiles. Ayant signalé ce fait, mentionné ce nom que nous pourrions faire suivre de beaucoup d’autres, nous ajouterons que le plus important laboratoire d’Europe en vue de l’essai des huiles, corps gras, ou matières similaires se trouve à Marseille dans la rue Sainte, transversale aux trois grandes artères. Paradis, Saint-Ferréol, de Rome, si connues des étrangers. Quoique officiel, bien que subventionné par les ministères de l’Agriculture et des Affaires étrangères, ce laboratoire « d’adipologie » est géré par son directeur, M. Milliau, à ses risques et périls, et ses relations avec le département des Bouches-du-Rhône, la Chambre de commerce de Marseille et le Syndicat des fabricans d’huile sont purement officieuses. Quatre chimistes, dont l’un remplit le rôle de sous-directeur, y travaillent chacun dans sa spécialité, car le laboratoire, en dehors de l’examen des huiles, procède, sur la réquisition des cliens, à toutes sortes d’analyses industrielles ou commerciales.

Nous n’entrerons pas dans l’examen de l’outillage, mais nous expliquerons les innombrables fraudes, presque toujours réelles et voulues, mais quelquefois apparentes, contre lesquelles la science est obligée de lutter. Pour compliquer la situation, les cours absolus et relatifs d’huiles subissent d’étranges fluctuations, et telle substance se trouve être tantôt plus chère, tantôt meilleur marché qu’une autre. On mélangera dans les deux cas, mais en étiquetant du nom du produit à prix élevé. Comme le marché principal des huiles se concentre à Marseille, les chimistes de Paris, même les plus habiles, ne reconnaissent ces tours de main transitoires qu’au bout d’un certain intervalle de temps, et déjà les contrefacteurs ont changé leur fusil d’épaule. Ajoutons que la procédure française en matière de fraudes ou falsifications est lente et paperassière ; la législation de notre pays ne prévoit que l’acquittement, lorsque l’expertise ne dénote pas une adultération trop manifeste, de sorte que les trompeurs habiles se tirent toujours d’affaire. En Allemagne, dans les cas douteux, le délinquant reçoit une réprimande qui souvent suffit à le faire rentrer dans le droit chemin.

Comme, de toutes les huiles, celle d’olive est la plus recherchée, on la mélange avec toutes sortes de corps gras similaires. De même qu’un vin très généreux supporte à la rigueur un peu d’eau et, même ainsi mouillé, l’emporte encore sur un vin authentique et pur, mais plat, de même une très bonne huile d’olive, bien corsée, intelligemment choisie par un négociant peu scrupuleux, pourra encore s’assimiler 15 ou 20 pour 100 d’huile d’arachide, par exemple, et surpasser même, comme agrément de goût, des huiles d’olive secondaires. Encore les réactions caractéristiques de l’huile d’olive, comme sans doute celles de beaucoup d’autres, changent-elles sensiblement suivant la provenance de la denrée, la nature et l’état de culture du sol qui porte l’olivier. Par exemple, les huiles d’olives tunisiennes donnent la réaction caractéristique des huiles de coton, et naguère elles étaient repoussées par l’administration de la Marine et par les compagnies de navigation, qui doivent employer pour le graissage de certains organes délicats de leurs machines l’huile à bouche la plus pure. De là un gain des plus importans au bénéfice des agriculteurs du Protectorat.

Naturellement la vaseline, produit concret de la rectification des pétroles, intervient souvent pour allonger une huile, et dans certains cas les fraudeurs opèrent plus simplement encore, en introduisant sous l’huile du récipient vendu une certaine masse d’eau, que la sonde n’atteint pas toujours[3].

Comment retrouver l’huile d’arachide dans l’huile d’olive ? Par un procédé assez compliqué, hors de la portée d’un profane, mais irréfutable quand il a été pratiqué par un bon chimiste. L’huile d’arachide, comme il a été dit plus haut, contient, toujours mélangé à la glycérine, un acide de nature absolument caractéristique. Au delà de 5 pour 100, le quantum de matières grasses étrangères peut même s’évaluer sans difficulté.

Et le fraudeur ne saurait être plus heureux avec l’huile de sésame, car alors le premier venu peut constater ou soupçonner la tromperie. M. Camoin, pharmacien à Marseille, recommandait de verser dans un verre de l’acide chlorhydrique pur (liquide incolore ayant l’aspect de l’eau), de sucrer légèrement ce réactif, d’ajouter l’huile suspecte, d’agiter le mélange avec une baguette et de laisser reposer ; un nuage rouge cerise ou rose, suivant la proportion de sésame, se formait alors à la surface de séparation de l’acide et de l’huile impure. Plus tard on a reconnu que certaines huiles d’olives de Tunisie, traitées à l’acide sucré, donnent aussi la teinte rose. Au laboratoire de la rue Sainte, le directeur emploie l’ancienne méthode, mais perfectionnée et un peu compliquée ; il n’y a plus d’équivoque possible, et une huile loyale évite tout soupçon de fraude.

L’huile de sésame, — pas celle destinée à la cuisine, mais celle vendue à l’industrie, — reçoit elle-même de l’huile de ricin. Quelques gouttes d’acide sulfurique pur et une goutte d’acide azotique sont ajoutées dans un tube à essai à 10 centimètres cubes d’huile suspecte, et, au bout d’une minute d’agitation, si le mélange ne noircit pas, la sophistication est certaine.

Un traitement assez complexe, terminé par un essai au nitrate d’argent, permet de reconnaître quelques centièmes d’huile de coton dans l’huile d’olive. Notre fraudeur, ne voyant plus aucune ressource dans les huiles exotiques pour adultérer sa prétendue huile d’olive, s’adresse, en désespoir de cause, aux huiles européennes. Mais l’huile d’œillette, qui se présente la première à l’esprit parce qu’elle est neutre de goût, se concrète difficilement par le froid et pas du tout sous l’influence des vapeurs nitreuses, au rebours de l’huile d’olive, sans parler d’une troisième réaction par l’iode. Quant à l’huile de noix, elle se solidifie encore plus malaisément, et, additionnée d’une proportion convenable d’acide sulfurique, elle dégage plus de chaleur que le suc d’olives authentique. Pour l’huile de faîne, elle se reconnaîtrait immédiatement, car, avec un peu de vulgaire blanc d’œuf desséché et quelques gouttes d’acide nitrique, elle se colore en vermillon, ce que ne fait aucune autre huile connue.

Quelquefois, le fraudeur d’huile industrielle, — de palmiste par exemple, — la sophistique habilement avec deux autres huiles temporairement bon marché, arachide et coprah, par exemple, de façon à obtenir un mélange réagissant comme l’huile de palmiste vraie. Mais la science n’est pas désarmée pour cela, car le pouvoir dissolvant de l’alcool absolu n’est pas le même pour l’huile pure que pour l’huile adultérée.

Il va sans dire qu’afin de trancher les cas douteux, le laboratoire dispose d’une collection d’huiles authentiques de diverses natures et provenances, qui permet d’opérer par comparaison sans que les réactions chimiques observées laissent dans l’esprit du praticien la moindre incertitude. Sur les 200 000 analyses auxquelles le laboratoire a procédé depuis dix ans, 160 000 ou les quatre cinquièmes concernaient les matières grasses ; plus d’une de ces expertises s’est poursuivie contradictoirement avec le laboratoire municipal de Paris, et bien d’autres ont tranché d’importans litiges.

Nous avons déjà mentionné le rôle des tourteaux dans l’alimentation du bétail. Cet usage se pratiquait depuis fort longtemps dans le Nord de la France, où l’on distribuait aux animaux producteurs de viande et surtout de lait ce résidu de la fabrication de l’huile de lin, lorsque, l’huilerie marseillaise, commençant à se développer et cherchant à se débarrasser de ses sous-produits, les éleveurs s’avisèrent de généraliser cet emploi. On trouve dans les tourteaux des matières protéiques, analogues par leur nature à l’albumine de l’œuf, qui non seulement nourrissent la vache, mais lui communiquent les élémens de la caséine et par suite du lait ; et on y rencontre aussi des matières grasses qui disposent le sujet à l’embonpoint. Au contraire, les tourteaux ne conviennent guère aux chevaux, d’abord parce que ces animaux sont plus délicats à nourrir, et puis parce qu’on exige d’eux de la force à dépenser, et non de la production de viande.

En admettant même qu’ils ne soient pas souillés de terre, de plâtre, de craie, de sulfate de baryte, de sciure de bois, il sen faut que les tourteaux présentent tous la même valeur nutritive. Parmi les bons, on peut noter ceux produits par le colza, l’œillette, la noix, la palme, le coton, le lin, le coprah, plus le sésame et l’arachide ; parmi les médiocres ou suspects, on range ceux qu’abandonnent la cameline, le chènevis, la noix de Bancoul[4]. Il existe des tourteaux dangereux : le pignon d’Inde (deux variétés), le Croton tiglium, le ricin. Ce dernier, s’il ne peut être utilisé comme aliment, constitue en revanche un excellent engrais.

Jamais, bien entendu, un animal n’absorbera sans en souffrir des tourteaux contenant des débris ligneux. C’est le cas des grignons d’olives et aussi de certains tourteaux provenant de graines non décortiquées. Ainsi les tourteaux d’arachides brutes ou de faînes brutes ne peuvent servir en théorie que pour la fumure des terres. Malheureusement aussi, à défaut des animaux, les humains consomment involontairement des matières de ce genre. On a vendu, à Paris et sans doute ailleurs, sous le nom de poivrettes blanches et grises, des matières inodores et insipides qui simulent assez bien le vrai poivre pulvérisé ; ce sont des noyaux d’olives broyés. D’après MM. Villiers et Colin, spécialistes dans l’analyse de ces fraudes, le poivre suspect, arrosé de teinture d’iode, puis séché, dévoile immédiatement l’adultération par l’apparition de points jaunes, répartis sur la poudre et visibles à la loupe ; et il existe encore d’autres réactifs révélateurs. Mais les trompeurs, découragés par la promptitude avec laquelle les chimistes retrouvent le grignon d’olives, se sont rabattus sur la poudre de coquille de noix ou de noisette, que le microscope parvient pourtant à reconnaître. Moralité : n’acheter le poivre qu’en grains !


V

Tour à tour, nous avons parlé agriculture, industrie, chimie, usages domestiques. A présent un dernier point nous reste à envisager : le côté économique de la question. Mais nous serons aussi bref que possible.

Si l’on trace sur une carte de France une ligne partant de Marseille et se bifurquant è Paris pour aboutir d’un côté à Calais, de l’autre au Havre, cette diagonale, partiellement dédoublée indiquera la plus importante artère commerciale de notre pays et unira deux régions dont les intérêts sont en perpétuelle lutte. Entre le Sud-Est et le Nord-Ouest, il ne s’agit pas seulement de faire triompher la betterave ou la vigne : un autre conflit s’élève dont nous allons exposer le principe, les phases, l’état actuel.

D’après les auteurs compétens, le colza, vers 1870, n’occupait pas moins de 180 000 hectares au Nord et au Nord-Ouest de la France. Peu de cultures étaient aussi avantageuses à cette époque et les agriculteurs du Nord retiraient des produits du colza un revenu brut global supérieur à celui que les Méridionaux réalisaient par l’huile d’olive.

Maintenant comme autrefois, le colza se sème en pépinières en été pour se transplanter en automne. Au printemps apparaissent les grappes de fleurs jaune vif que tout le monde a distinguées en traversant dans cette saison la Normandie ou la Basse-Bourgogne. Quelques semaines après, la graine est mûre, ce que dénote sa teinte noirâtre ; on bat, au fléau ou à la machine, la plante coupée, et l’on recueille par hectare 20 à 30 hectolitres de graines, dont chacun représente 70 kilogrammes en poids. Avec le colza de printemps, risques moindres, car on évite les gelées désastreuses, main-d’œuvre plus économique, mais profits moindres aussi. Finalement les 70 kilogrammes se dédoublent en 25 kilogrammes d’une huile à odeur assez forte et 30 kilogrammes de tourteau azoté à 5 pour 100.

Culture très épuisante, exigeant beaucoup d’engrais (près de 30 000 kilogrammes de fumier de ferme, par exemple) et pour certaines terres un amendement calcaire, le colza présentait l’inconvénient, ou, si l’on préfère, l’avantage de réclamer en outre l’assistance transitoire d’un très nombreux personnel d’ouvriers agricoles, et précisément à des époques de chômage pour d’autres travaux des champs. Il fallait procéder aux binages au printemps, aux sciage et battage en été, à l’arrachage et au repiquage en automne[5].

Jusqu’en 1862, des droits existaient sur les graines oléifères exotiques ; ils variaient d’ailleurs, suivant la nature des graines et suivant la nationalité du navire importateur, de 4 francs à 16 francs les 100 kilogrammes. En 1862, le droit est abaissé au tarif uniforme de 2 fr. 50 et même aboli en faveur des chargemens de vaisseaux français. En 1869, plus d’exception, et entrée en franchise.

Les cultivateurs du Nord ne cessent depuis trente ans de réclamer le retour à l’ancienne protection ; ils protestent non seulement contre l’invasion des graines étrangères, mais contre celle de l’huile elle-même. Quoique les huiles de colza, moutarde, œillette, pavot et navette paient actuellement 12 francs pour pénétrer en France, il convient suivant eux de porter ce droit à 18 francs pour défendre nos huiles indigènes similaires et de frapper d’une taxe de 12 francs les huiles de lin, ravison, niger, coton, sésame et arachide ; quant aux graines brutes, elles subiraient un droit d’entrée proportionnel à leur teneur moyenne en huile calculée d’après des tableaux annexés au rapport.

Un député de la Seine-Inférieure, l’honorable M. Suchetet, mène la campagne protectionniste. Il fait valoir dans ses considérans l’énorme diminution de la culture du colza, diminution qui, d’après lui, se chiffrerait par une superficie de 200 000 hectares éliminés et au delà. Ce déficit se répercute sur la main-d’œuvre rurale de moins en moins demandée, de sorte que les travailleurs des campagnes, ne trouvant plus à s’employer sur les plantations de colza, émigrent vers les villes ; de leur côté, les propriétaires ou fermiers transforment alors leurs champs en herbages, qui leur rapportent encore un faible revenu, mais n’exigent presque pas de travaux. Il n’en serait pas ainsi avec la betterave sucrière, avec la pomme de terre ; mais la première culture a peu d’avenir, et la seconde, tous débours comptés, ne rapporte presque rien. Il convient aussi de sauver les petites huileries intérieures, de plus en plus compromises par la rareté croissante des graines indigènes oléifères. Toujours suivant le rapporteur, les oléiculteurs du Midi, nos propres colons dans nos domaines d’outre-mer, les fabricans de saindoux eux-mêmes, marcheraient la main dans la main avec les cultivateurs normands. D’ailleurs, tous les pays étrangers, affirme M. Suchetet, frappent de droits plus ou moins lourds les graines à huiles ou les huiles pénétrant chez eux.

A l’autre bout de la France, les huiliers marseillais[6], que gêne la concurrence des huiles de coton, bonnes à tout usage puisqu’elles sont parfaitement neutres de goût, acceptent très bien un droit sur cette matière, dût même la savonnerie du Midi en souffrir un peu ; mais, à tous autres égards, ils protestent énergiquement contre les conclusions du rapport, contre les tendances des 130 députés qui y ont adhéré, et cela par l’organe de M. E. Rocca, le président de leur syndicat. Ils font valoir l’intérêt de notre marine marchande, à laquelle ils distribuent annuellement 35 millions, celui de la main-d’œuvre employée dans les huileries et industries annexes (28 millions) ; ils affirment que, le prix des tourteaux venant à s’élever, l’agriculture reperdrait une bonne partie du bénéfice espéré, d’autant plus que par tout on emploie les tourteaux, dont la consommation atteint 400 millions de kilogrammes, au lieu que le colza ne se développe bien que dans une région limitée, qui fournit 40 millions de kilogrammes d’huile seulement (1901). En ne tenant pas compte de la période exceptionnellement heureuse pour la vente des récoltes qui coïncida avec la guerre de Crimée, les cours de l’huile de colza flottaient en moyenne autour de 105 à 107 francs le quintal métrique pendant l’Empire ; en 1880, la cote n’était plus que de 80 francs ; elle ne dépasse guère 60 francs à présent. Que pourra faire un droit protecteur de 10 ou 12 francs ? A la rigueur, mieux vaudrait adjuger une prime aux cultivateurs

Nous sommes forcés, malgré leur intérêt, d’abréger ou de supprimer non pas de simples détails, mais des argumens sérieux de part et d’autre. Un dernier motif, et nos lecteurs concluront. Bien vives sont à l’heure actuelle les souffrances de l’agriculture. Les guérir tout à fait, beau rêve, mais aussi étrange utopie. Les soulager, à merveille ! mais encore faut-il que la difficulté de la situation ne résulte pas de la brutalité inéluctable des faits. Or, l’huile de colza, après avoir jadis glorieusement illuminé les phares, brillé dans les réverbères, les lampes Carcel, les fanaux, se voit aujourd’hui évincée par le gaz de houille, l’électricité, l’acétylène, le pétrole, sur les voies publiques, dans les magasins, les plus humbles ménages. Sa principale clientèle, celle des chemins de fer, lui échappe même, car c’est le pétrole qui brûle dans les lanternes blanches, rouges vertes, luisant sur les trottoirs des petites gares, sur les voies, sur le matériel roulant. Dès lors, pourquoi cultiver à perte un produit non demandé, qui occupe de bonnes terres ? Aux chimistes aux industriels de lui trouver un autre débouché, car, malheureusement, au point de vue de l’éclairage le rôle du colza est si bien fini que l’alcool, dernier venu, se piquant d’étinceler à son tour, vient de lui donner le coup de grâce !

En sera-t-il de même pour les végétaux oléifères exotiques ? La question est trop complexe, trop générale, pour être même effleurée ici, mais nous formulerons un plaidoyer chaleureux en faveur de l’huilerie marseillaise. La malheureuse cité phocéenne est déjà assez menacée dans sa situation commerciale pour que l’industrie dont elle a jusqu’ici le monopole supplée au détournement de son transit. Tandis que Gênes travaille à attirer vers son port marchandises et voyageurs, l’Autriche et l’Orient s’efforcent d’acclimater chez eux la fabrication de l’huile en profitant de tous les progrès déjà acquis. Nous espérons que les représentans de Marseille, sans demander à la Chambre de sacrifier absolument les droits des agriculteurs des bords de la Manche, sauront défendre ceux de la seconde ville de France. N’oublions pas non plus les possesseurs français d’olivettes du bassin de la Méditerranée, qu’ils soignent l’arbuste dans la métropole, ou le cultivent dans l’Afrique barbaresque. Ils peuvent dans une large mesure compter sur l’avenir, car l’usage de l’huile d’olive pour la table est devenu et restera général ; jusqu’à nouvel ordre aussi, la machinerie de précision en consommera de fortes quantités. Donc, débouchés à peu près assurés. Deux solutions alors se présentent, mais souvent, il faut le dire, sans choix possible entre l’une et l’autre.

En Algérie, en Tunisie, en Corse, sur le littoral des Alpes-Maritimes, dans une bonne partie du Var, l’olivier peut et doit donner d’honnêtes profits, assez réguliers, par une culture intelligente, soignée, un peu savante, mais non dépensière, l’huile étant faite en grand, en temps opportun, dans de vastes usines bien outillées, aux dépens de variétés plus communes que fines. On obtiendra ainsi d’assez notables quantités d’une bonne huile marchande sans mauvais goût, se conservant bien, mais point très exquise.

Il est difficile de procéder de cette manière dans le reste de la Provence, le Comtat, le Languedoc. Pour cette dernière province, une solution radicale est intervenue : l’arrachement général pur et simple des arbres jugés inutiles (les autres essences à fruits n’ayant pas été d’ailleurs mieux respectées), mais nous croyons que le Midi ferait mieux de suivre, en le perfectionnant, l’exemple déjà donné par le Bas-Dauphiné, les Basses-Alpes, les environs d’Aix : cultiver en petit l’olivier, restreignant les étendues plantées aux seules expositions favorables ; sélectionner les espèces en ayant recours à la greffe ; produire des olives de choix, soit pour la table, soit pour l’huile ; et surtout obtenir celle-ci dans les conditions strictes que l’expérience a imposées depuis longtemps aux cultivateurs des cantons renommés pour l’excellence de leur huile. Enfin, pour éviter les fraudes, vendre autant que possible directement de producteur à consommateur. Après tout, dans les quartiers de la Bourgogne et du Bordelais où la vigne fournit ses produits les plus exquis, procède-t-on autrement, au grand avantage de tous ? La culture de l’olivier coûte peu, et les soins de propreté sans lesquels on ne produit pas de bonne huile ne coûtent rien.


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. Petite ration. Dans le Languedoc, où le propriétaire rural fait nourrir ses valets par son régisseur, on compte 10 litres d’huile par tête et par an, et la mesure allouée est plus forte dans l’arrondissement d’Arles, où le même mode de gestion se pratique souvent.
  2. Le noyau du palmiste Elæis Guineensis fournit une huile assez peu différente de l’huile de coprah. De la chair du fruit on extrait un produit relativement concret, qui alimente les savonneries de Marseille.
  3. On prétend que les paysannes du canton d’Istres, à l’est de la Crau, s’avisaient autrefois, quand leur mari leur refusait de l’argent pour leur toilette, de dérober de l’huile dans les vastes jarres où se conservait la récolte de la ferme. Après avoir vendu en cachette l’huile et employé le prix, elles dissimulaient leur vol en rétablissant le niveau avec de l’eau. Le mari ne s’apercevait de rien jusqu’au jour de la vente en bloc, et on devine comment alors se terminait l’explication.
  4. Fournit une huile assez analogue comme propriétés à celle du ricin.
  5. M. Suchetet, dans son rapport à la Chambre, évalue cette main-d’œuvre à un total de 125 francs par hectare. Une terre ayant porté du colza pouvait être ensuite cultivée en céréales dans de bonnes conditions.
  6. Ils sont secondés du reste par leurs collègues fabricans d’huile établis dans les autres ports de commerce français.