Les Idées antiques sur la mort et la critique de ces idées par Épicure

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Les Idées antiques sur la mort et la critique de ces idées par Épicure
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 96-119).
LES
IDÉES ANTIQUES SUR LA MORT
ET LA
CRITIQUE DE CES IDÉES PAR ÉPICURE

Un jeune écrivain de science et de talent vient de publier sous ce titre : la Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, un livre que l’Académie des sciences morales et politiques avait couronné, sous forme de mémoire, dans un de ses plus récens et plus brillans concours[1]. Ce sera pour nous une occasion toute naturelle de rappeler quelques-unes des raisons qui expliquent la prodigieuse fortune de cette philosophie dans la société antique. Nous bornerons notre étude à une seule question, mais qui eut une importance capitale dans les destinées de l’école, celle autour de laquelle s’agitèrent les plus vives controverses et qui fut, dans l’antiquité, comme elle l’est encore aujourd’hui, la question dramatique par excellence, la question de la mort. Bien que cette grande controverse ait été souvent abordée en passant par les historiens de la philosophie ancienne et récemment encore étudiée à différens points de vue par M. Martha dans son bel ouvrage sur le Poème de Lucrèce, et par M. Boissier dans quelques chapitres philosophiques autant que littéraires de son livre sur la Religion romaine, le sujet en lui-même est de ceux qui ne s’épuisent pas ; chaque interprète le renouvelle par sa manière personnelle de le sentir. À quelle occasion ce problème fut-il posé par Épicure ? contre quels adversaires fut-il résolu par lui ? quel succès obtint cette solution toute négative dans la société romaine et dans ce qui restait de la société grecque ? enfin quelle est au juste la valeur de ces argumens ? Méritent-ils de survivre à l’école qui les a produits ? Offraient-ils une consolation efficace à l’humanité ou une cause nouvelle de découragement ? Autant de questions qui se pressent en foule devant l’esprit ; il nous a paru curieux de les indiquer sans nous croire obligé de les résoudre toutes.


I.

On peut dire que le problème posé par Épicure est celui de tous qui intéresse le plus les hommes. L’acte le plus grave de la vie, n’est-ce pas la mort ? De ce phénomène qui la termine dépend toute l’existence, selon la façon dont on le considère, soit qu’on y pense sans cesse, soit qu’on s’efforce de n’y pas penser. C’est autour de cette idée que roulent les méditations des génies les plus divers, d’un Shakspeare, d’un Montaigne, d’un Pascal ; c’est à elle que se rapportent la grande poésie de tous les temps, toutes les philosophies, toutes les religions. Les dogmes et les institutions religieuses n’ont pas d’autre objet que celui-là dans la question du salut, qu’il s’agisse de la survivance des âmes, comme dans le christianisme, ou de la délivrance finale de l’être par le néant, comme dans le bouddhisme.

Il y a une école historique qui prétend, non sans de bonnes raisons à l’appui, que c’est par la religion des morts que la religion a commencé, au moins chez les Aryas, ceux de l’Orient comme ceux de l’Occident. On assure qu’avant de concevoir ou d’adorer Indra ou Zeus l’homme adora les morts, qu’il eut peur d’eux, qu’il leur adressa des prières ; il semble bien que ce soit par là, dans cette race d’hommes, que le sentiment religieux se soit éveillé ou du moins ranimé. « C’est peut-être, nous dit M. Fustel de Coulanges, à la vue de la mort que l’homme a eu pour la première fois l’idée du surnaturel et qu’il a voulu espérer au-delà de ce qu’il voyait. La mort fut le premier mystère ; elle mit l’homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa pensée du visible à l’invisible, du passager à l’éternel, de l’humain au divin. » Voilà pour les religions. Quant aux spéculations philosophiques, il est encore moins douteux qu’elles aient eu cette origine. « La mort, dit Schopenhauer dans le style sibyllin qu’il affecte souvent, la mort est proprement le génie inspirateur, le Musagète de la philosophie. Sans elle, on eût difficilement philosophé[2]. » L’animal n’a pas la connaissance de la mort, il n’en a qu’une peur vague et sans aucune idée; chaque individu jouit pour son propre compte de l’immortalité de l’espèce qu’il sent en lui ; il a conscience de lui-même comme étant sans fin. Chez l’homme il n’en va pas ainsi ; il craint la mort d’une manière précise, il la connaît. Aussi tout l’effort des philosophies et des religions est de répondre à ces terreurs pour les calmer. On peut même dire que l’étonnement qui, selon Aristote, a été le principe de toute philosophie, s’est produit le plus souvent sous cette forme, devant la nécessité de mourir, comme la protestation « de cette tendance aveugle vers la vie qui est aussi inséparable de l’être que l’ombre l’est du corps. » De là l’origine de la plupart des systèmes qui aboutissent à ces deux solutions de la question et oscillent entre ces deux extrêmes : considérer la mort comme une phase de la vie ou comme un anéantissement absolu, les uns donnant, de quelque manière que ce soit, une satisfaction à ce désir intense de vivre qui est le fond de l’être, les autres essayant de détruire ce désir comme une source d’illusions misérables et de réconcilier l’homme avec l’idée du néant.

La tentative la plus considérable qui ait été faite dans tous les temps contre la croyance à une vie future a été celle des épicuriens. Ils se sont montrés intrépides à nier, sans concession d’aucun genre au préjugé vulgaire ou à l’instinct ; ils se sont surtout efforcés d’établir un lien logique entre cette négation et la tranquillité de la vie humaine, l’homme étant voué, en dehors de ce dogme sauveur, à tous les supplices de l’imagination et se faisant d’avance une vie pire que la mort même, objet de tant d’effroi. C’est par ce côté que cette philosophie s’est présentée au monde antique comme une science libératrice. Telle a été incontestablement la raison principale de son rapide succès, de l’enthousiasme presque religieux qui entoura quelque temps le nom d’Épicure, de l’esprit de prosélytisme qui répandit la doctrine dans la société aristocratique d’Athènes et de Rome. Ce fut là, comme dans toutes les autres questions, le caractère de cette doctrine : elle se recommande elle-même par les services qu’elle prétend rendre à l’humanité; le titre principal de la vérité, à ses yeux, ce n’est pas d’être simplement vraie, c’est d’être utile. Ainsi se distingue cette philosophie des grandes philosophies qui l’ont précédée : « Platon et Aristote cherchaient le vrai afin d’en déduire le bien ; par réaction, Épicure cherchera le bien pour nous avant le vrai en soi… Ce qui frappe tout d’abord chez lui, c’est le caractère pratique, positif de sa doctrine. Aristote avait dit : « La science est d’autant plus haute qu’elle est moins utile. » Épicure prendra juste le contre-pied de cette maxime. On sent qu’en se donnant à la philosophie, il s’est demandé d’abord : « À quoi sert-elle ?… » Le premier problème qu’Épicure a dû se poser, c’est le problème pratique par excellence : « Que faire ? quel est le but de nos actions, la fin de la vie ? Son plus important ouvrage est son traité Περὶ τέλους. » Ce caractère utilitaire, justement signalé par M. Guyau, est profondément empreint dans toutes les parties de cette philosophie et spécialement dans la controverse célèbre sur la mort. Ce que les épicuriens essaient de faire pénétrer dans les esprits, c’est la démonstration de leur doctrine par l’utilité, c’est la conviction qu’une des sources de la misère humaine est la peur de l’au-delà et que, si l’on détruit cet au-delà, on affranchit l’homme, on le rétablit dans les conditions normales du bonheur auquel il a droit et dont le dépossède la crainte des chimères. Voilà le trait essentiel de leur polémique.

Essayons de distinguer les différentes parties de cette argumentation et de voir à quel ordre de conceptions ou de préjugés répondaient les principaux raisonnemens d’Épicure et de ses disciples, dont il est difficile d’ailleurs et inutile de faire la part exacte et de marquer l’œuvre personnelle dans l’œuvre commune. — Et d’abord il ne faut pas qu’on s’attende à trouver là rien qui ressemble à ce que l’on a nommé, trop ambitieusement peut-être, la théorie épicurienne de la mort. Des termes pareils me paraissent manquer de justesse. Il ne peut être question que d’une critique plus ou moins ingénieuse et profonde, dirigée contre les idées religieuses ou populaires du temps et concluant à des négations pures. Or une série de négations est la ruine des théories existantes, elle ne constitue pas, à proprement parler, une théorie.

Les épicuriens se trouvaient en face de deux conceptions distinctes sur la mort, celle des religions nationales d’Athènes et de Rome qui pesaient de tout leur poids sur les imaginations populaires, et une autre conception plus vague, plus obscure, par là même plus tenace et qui prenait dans les esprits la forme d’un instinct plutôt que celle d’une croyance définie. Ils eurent facilement raison de la première, difficilement de la seconde, et même s’ils en parurent un instant victorieux, leur victoire ne dura pas ; l’instinct eut bientôt repris le dessus. En revanche, le triomphe qu’ils remportèrent sur le dogme de la vie future tel que le présentaient les prêtres ou que les poètes le peignaient aux esprits, ce triomphe fut à peu près définitif. Il est vrai que les épicuriens trouvèrent bien des auxiliaires dans le caractère de ces dogmes eux-mêmes et dans les dispositions des esprits. De même que le surnaturel dans l’antiquité était la région du caprice, de l’envie, de la passion, et que la théologie était complètement distincte de la morale, de même l’immortalité était sans justice : c’était la vengeance des dieux qui s’exerçait dans le Tartare, et les supplices célèbres que l’on décrivait aux foules annonçaient plutôt la force irritée et malfaisante que les réparations par une conscience divine de l’ordre violé. Ç’avait été l’effort de Platon de rétablir l’idée de la justice dans la conception de la vie future; mais avec ses mythes sublimes il avait charmé quelques âmes d’élite sans pénétrer dans la masse épaisse des préjugés et des dogmes redoutables. Virgile seul, parmi les poètes populaires, devait le comprendre un jour, traduire quelques-unes de ses inspirations dans l’admirable sixième livre de l’Enéide et faire passer quelque chose de cette grande âme de Platon dans l’âme de la civilisation antique. — Ce temps n’était pas venu, et une vague terreur planait sur les imaginations devant lesquelles une superstition basse et violente étalait des spectacles pleins d’une incompréhensible horreur. Cette crainte souillait la vie, elle déshonorait l’homme ; il fallait la bannir à tout prix :

Et metus ille foras præceps Acherontis agendus
Funditus, humanam qui vitam turbat ab imo,
Omnia suffundens mortis nigrore, neque ullam
Esse voluptatem liquidam puramque relinquit[3].


« Il faut chasser cette terreur vaine de l’Achéron, qui trouble la vie humaine jusque dans son fond, qui répand sur tous les objets la teinte livide de la mort, et ne nous laisse la jouissance libre et pure d’aucun plaisir. »

Lorsqu’Épicure commença ce long combat contre ces chimères, elles avaient déjà perdu beaucoup de leur crédit. Ses railleries et ses raisonnemens en précipitèrent la ruine, et à l’époque où Lucrèce écrivait, la destruction en était presque achevée, non assurément dans les masses, mais dans les esprits d’élite. Lorsque Virgile voulut faire accepter son enfer, il dut le transformer en le moralisant.

Les épicuriens se trouvèrent donc facilement d’accord avec certaines tendances qu’ils fortifièrent, mais qu’ils n’avaient pas créées et qui se faisaient jour de toutes parts dans le scepticisme éclairé de la société antique. En combattant la crainte du Tartare, ils donnaient une expression et une voix à toute une opposition d’esprits libres et cultivés auxquels répugnaient ces peintures d’une immortalité grotesque et sinistre. Les dogmes de la théologie officielle sur la vie future ne se soutenaient plus que dans le peuple, et par la solennité des rites religieux dont les plus libres esprits, par un reste de scrupule ou par crainte, n’osaient ni s’écarter, ni rire en public. La cause était gagnée devant la raison; mais des racines secrètes retenaient encore l’opinion extérieure, publique, civile, et l’empêchaient de se prononcer. On a noté de bien curieux témoignages sur cet état des esprits à Rome, vers le temps de Lucrèce. Cicéron ne perd pas une occasion de se moquer de ces fables ; il raille même les épicuriens pour la peine qu’ils se sont donnée de combattre tous ces contes de bonne femme : « J’admire, dit-il, l’effronterie de certains philosophes qui s’applaudissent d’avoir étudié la nature, et qui, transportés de reconnaissance pour leur chef, le vénèrent comme un dieu. A les entendre, il les a délivrés des plus insupportables tyrans, d’une erreur sans fin, d’une frayeur sans relâche qui les poursuivait et la nuit et le jour. De quelle erreur, de quelle frayeur? Où est la vieille assez imbécile pour craindre ces gouffres du Tartare[4]? » Bientôt viendront les poètes qui diront tout naturellement ou comme Horace : «les mânes, cette pure fable (fabula manes),» ou comme Ovide :

Quid Styga, quid tenebras, quid nomina vana timetis?


Plutarque lui-même, qui est platonicien et qui fut prêtre d’Apollon, avoue que « ce sont là contes faits à plaisir, que les mères et les nourrices donnent à entendre aux petits enfans. » Les stoïciens s’accordent sur ce point avec les épicuriens : « Point d’enfer, point d’Achéron! » s’écrie Épictète[5]. Il semble bien que sur ce point tous les esprits cultivés soient d’accord. Cependant il faut tenir compte ici, sous peine de dépasser la mesure, de l’observation d’un excellent juge qui nous engage à ne pas trop nous fier aux témoignages écrits ou aux entretiens intimes de ces gens d’esprit. On nous montre que la plupart ont un rôle double, comme hommes et comme citoyens, et qu’ils s’en tirent comme ils peuvent. « Ceux d’entre eux qui étaient engagés dans les affaires se gardaient bien de paraître indifférens ou railleurs quand on discutait au forum et au sénat des questions religieuses. » Polybe blâme ses contemporains de rejeter les opinions que leurs pères avaient sur les dieux et sur l’autre vie; mais en même temps il exprime avec une sorte de naïveté savante, en homme d’état qui dit ingénument son secret, la nécessité de cette sorte de divorce entre les sentimens de la vie publique et ceux de la vie privée qui ne choquait alors personne et où l’on ne trouvait aucune hypocrisie : « S’il était possible qu’un état ne se composât que de sages, une institution semblable serait inutile ; mais comme la multitude est inconstante de son naturel, pleine d’emportemens déréglés et de colères folles, il a bien fallu, pour la dominer, avoir recours à ces terreurs de l’inconnu et à tout cet attirail de fictions effrayantes[6]. »

D’après ces témoignages et bien d’autres qu’il serait facile de rassembler, il est clair que la première partie de l’entreprise des épicuriens était assurée d’avance du succès. Il pouvait y avoir quelque danger politique à donner si hardiment l’assaut à ces fictions effrayantes dont parle Polybe et qui étaient devenues, entre des mains politiques, un moyen de gouvernement; il ne pouvait y avoir aucun doute sur l’issue du débat. Aussi n’est-ce pas sur le dogme de la vie future, tel que le présentaient les interprètes de la religion officielle, la conception du Tartare et des enfers, que porte le grand effort des raisonnemens de Lucrèce. Il ne traite ces fables qu’avec un souverain mépris et une implacable ironie, sachant bien que, si son maître Épicure a dû les attaquer de front, le temps est passé de s’en inquiéter et qu’il est au moins inutile de les faire revivre, même un instant, par une attaque en règle. Il ne s’en occupe guère que pour les transformer en une admirable allégorie, qui indique à la fois la sécurité et le mépris du philosophe à l’égard d’un ennemi à terre : «Toutes les horreurs qu’on raconte des enfers, c’est dans la vie présente qu’elles existent pour nous. Tantale n’est pas là-bas glacé d’effroi sous la menace d’un grand rocher suspendu sur lui ; mais ici la crainte vaine des dieux pèse sur les mortels... Il n’est pas vrai que Titye, couché sur le bord de l’Achéron, soit la proie des oiseaux funèbres; mais il y a en chacun de nous un Titye, gisant dans les liens de son amour et livrant son cœur en pâture à ces oiseaux lugubres, les soucis dévorans et les passions que rien ne rassasie. Le vrai Sisyphe est devant nos yeux : c’est celui qui s’obstine à demander au peuple les haches et les faisceaux et qui toujours vaincu se retire désespéré... Ce Cerbère, ces Furies, ce Tartare ténébreux, vomissant d’horribles flammes, eh bien ! ils n’existent pas et n’existeront jamais. Mais, dans cette vie, d’effroyables visions sont attachées aux effroyables forfaits, des châtimens de toute sorte tombent sur le coupable, et si le bourreau manque, la conscience prend sa place ; elle déchire son cœur sous le fouet des terreurs vengeresses; elle attache à son flanc l’aiguillon du remords, et le malheureux ne sait pas quel doit être le terme de ses maux, ni même si sa peine finira jamais; il craint que la mort ne les aggrave encore. Et voilà comment la vie présente devient l’enfer de l’insensé. Hinc Acherusia fit stultorum denique vita[7]. » — L’enfer, il n’est pas dans le Tartare : c’est dans le cœur de l’homme qu’il a sa place et sa réalité ; les supplices légendaires dont s’épouvante l’imagination des mortels doivent retrouver leurs vrais noms : c’est la superstition, l’ambition, l’amour, la passion sous toutes ses formes, c’est le crime, le remords, le désespoir, c’est la folie humaine, ouvrière infatigable de ses chimères et de ses tourmens.


II.

Les épicuriens triomphèrent sans peine dans cette première partie de leur œuvre dialectique : la croyance à la vie future selon la fable était tellement ébranlée, au moins dans l’élite des esprits, qu’elle s’écroula au premier choc. Il n’en fut pas de même, loin de là, pour l’instinct même de l’immortalité, séparé des formes odieuses ou puériles que lui avait imposées la mythologie. Les formes discréditées tombèrent, l’instinct persistait. Le difficile était précisément de l’atteindre jusque dans ses racines; c’était là le dessous réel et subsistant de toutes ces fables vaines, quelque chose comme un fond insaisissable et plus difficile à extirper de l’âme humaine. C’était sur ce point que devait se donner le plus vigoureux combat de la critique épicurienne; si elle ne réussissait pas dans ce suprême effort, tout était remis en question, et l’idée de la vie future renaissait sous des mythes nouveaux qui l’exprimaient dans leur variété mobile sans l’épuiser jamais.

On vit alors sous la ruine des croyances officielles reparaître une ancienne croyance, antérieure à tous ces dogmes, à ces rites des théologiens et des prêtres, aux inventions fabuleuses des poètes, celle que l’on retrouve à l’origine de tous les peuples, aussi bien chez les Hellènes que chez les Indiens et les sauvages, chez les Chinois comme chez les nègres, sous des formes plus ou moins grossières, constatées en même temps et par les historiens de l’antiquité et par les anthropologistes voués à l’étude de l’humanité comparée et par les savans consacrés à la recherche des origines de la société, comme M. Spencer, dans ses Principes de sociologie. Je veux parler de ce sentiment d’une vie durable après la mort, analogue à un sommeil profond, attachée pour un certain temps à ce qui reste du corps, pourvue encore d’une vague sensibilité, sorte d’immortalité souterraine qui se continuait indéfiniment jusque dans le tombeau. C’était, nous le savons maintenant d’une science bien précise grâce au livre si curieux de M. Fustel de Coulanges, c’était la croyance commune, dans les plus anciennes populations grecques et italiennes, infiniment plus vieilles que Romulus et Homère. La conception de la spiritualité n’existait alors à aucun degré : la même sépulture recevait l’âme et le corps, indivisibles, enchaînés à jamais. « Nous enfermons l’âme dans le tombeau, » disaient les poètes décrivant les cérémonies funèbres, léguées par les aïeux. De là les rites de la sépulture, revêtus d’un formalisme si rigoureux ; de là l’inquiétude du mourant et sa crainte qu’après la mort les rites ne fussent pas observés à son égard. « Pour que l’âme fût fixée dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fût recouvert de terre. L’âme qui n’avait pas son tombeau n’avait pas de demeure. Elle était errante. En vain aspirait-elle au repos, qu’elle devait aimer après les agitations et le travail de cette vie ; il lui fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantôme, sans jamais s’arrêter, sans jamais recevoir les offrandes et les alimens dont elle avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientôt malfaisante. Elle tourmentait les vivans, leur envoyait des maladies, ravageait les moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de donner la sépulture à son corps et à elle-même. De là est venue la croyance aux revenans[8]. » Honorés, les morts étaient bienfaisans ; ils passaient pour des êtres sacrés ; on les appelait bons, saints, bienheureux ; ils devenaient les dieux Mânes, dieux protecteurs, ancêtres divinisés de la famille. De là ce culte des morts qui eut tant d’importance dans cette antiquité sans date dont il reste des traces ineffaçables dans les mœurs, les rites et le langage. On nous a montré que c’est par cette croyance aux Mânes (les θεοί χθονίοι des Grecs) que les institutions civiles et politiques se sont graduellement formées chez les plus anciennes populations de la Grèce et de l’Italie. De l’idée que se faisaient ces races primitives sur l’être humain, sur cette persistance de l’être dans la mort apparente, sont dérivées les cérémonies religieuses qui consacraient l’unité de la famille, les règles du droit privé qui associèrent plusieurs familles entre elles. Sur cette base s’est constituée une religion primitive, qui a établi successivement le mariage et l’autorité paternelle, fixé les rangs de la parenté, consacré le droit de propriété et le droit d’héritage, élargissant peu à peu le cercle de la famille autour du tombeau, qui était le temple domestique, et formant une association plus grande, la cité. Le culte des morts se mêla ainsi profondément aux origines de la civilisation antique : il en fut à certains égards le principe ; la cité eut son germe dans cette population persistante des aïeux qui d’abord ne veillait que sur le foyer, qui peu à peu étendit sa tutelle sur l’enceinte des remparts, de même que le temple national eut sa base dans ce modeste temple domestique, dans cet humble autel, symbole de la perpétuité de la famille, sur lequel le feu devait brûler toujours. M. Fustel de Coulanges, qui s’est emparé en maître de cette idée, vague avant lui, précise depuis qu’elle a reçu son empreinte, distingue péremptoirement ces deux époques que l’on confond trop souvent, que Cicéron lui-même a confondues au premier livre des Tusculanes, celle où l’être humain vivait de sa vie isolée dans le tombeau, et celle où l’on se figura une région souterraine aussi, mais infiniment plus vaste que le tombeau, où toutes les âmes loin de leurs corps vivaient rassemblées : ce fut l’âge du Tartare et des champs Élysées. La même loi qui règle la succession de ces deux croyances en Occident se retrouve chez les Hindous. « Avant de croire à la métempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de l’âme et du corps, les Aryas de l’Orient, à l’origine, ont cru, eux aussi, à l’existence vague et indécise de l’être humain, invisible, mais non immatériel et réclamant des mortels une nourriture et des offrandes. Opinion grossière assurément, mais qui est l’enfance de la notion de la vie future. »

Chose singulière! cette opinion, qui fut la première de toutes, resta la dernière dans l’antiquité et ne disparut que devant le christianisme. D’où vient cette vitalité extraordinaire d’une croyance si grossière et si misérable? De sa simplicité d’abord, mais surtout du sentiment qu’elle exprimait. Sa simplicité même écartait d’elle les réfutations savantes : comment se prendre à cette existence indéterminée, sans forme et sans nom, sans attributs bien définis et que la fantaisie ou la piété de chacun imaginait à son gré? — Mais ce qui faisait la force de cette croyance, c’était l’instinct qu’elle recouvrait et qui la soutenait contre tous les argumens et les épigrammes des beaux esprits, contre la dialectique de l’école et contre l’ironie plus dissolvante encore : l’instinct de l’être qui se sent indestructible. L’intelligence confuse des premiers âges et plus tard la pensée concrète des foules distinguent mal les divers élémens du problème et ne savent guère en analyser les termes ; mais elles sentent, sans savoir définir leur obscur sentiment, que toute mort est une apparence et que rien ne périt. Les forces de la nature n’ont-elles pas ce genre d’éternité qu’elles comportent, inépuisables sous la variété des phénomènes dont elles composent le jeu brillant de l’univers? La matière elle-même ne paraît-elle pas indestructible à celui qui sait en suivre les transformations sans fin? Toutes ces idées, qu’Héraclite et les Ioniens rendirent de bonne heure familières à l’antiquité savante, étaient enveloppées d’ombre dans l’imagination populaire ; elles n’en étaient pas moins tenaces et résistantes. A plus forte raison, la vie avec son organisation merveilleuse, le sentiment de la vie si profondément attaché au fond de l’être qu’il se confond avec lui, devaient-ils paraître indestructibles.

Et nous-mêmes, après tant de siècles de métaphysique et de raisonnement, ne sentons-nous pas que la croyance à la perpétuité de notre être tient au fond de nos âmes, qu’elle est comme incrustée dans la moelle de l’humanité, que tous les argumens de la science positive ne peuvent en avoir raison, qu’elle renaît sans cesse, alors qu’on la croit abattue et détruite à jamais? Il y a en nous, comme chez les anciens, sous des formes moins naïves, le même instinct, une résistance invincible à l’idée du néant. Les uns se répètent à eux-mêmes les enseignemens de Platon et se disent, en s’enchantant de cette belle espérance, que l’esprit humain, ayant pensé le divin et l’immortel, devient semblable à lui, et qu’une conscience qui a goûté à l’infini ne peut pas périr. Les autres conçoivent la vie future sous les formes précises et dans les conditions définies que leur enseigne le christianisme. D’autres enfin répètent avec Spinosa que nous nous sentons éternels : Sentimus experimurque nos œternos esse. Ils se croient satisfaits de confondre leur éternité avec celle de la raison divine ; au fond peuvent-ils séparer cette espérance de quelque vague croyance à un sentiment, si obscur qu’il soit, de cette éternité rêvée? — Force invincible de la vérité ou préjugé, certitude intérieure, voix de la nature ou complicité de l’imagination, nous répugnons absolument à l’idée du néant futur de notre être. Nous ne pouvons ni l’imaginer ni le concevoir. Je ne suis pas assuré que ceux-là mêmes, parmi les hommes de ce siècle, qui concluent à l’anéantissement absolu comprennent ce mot dans toute sa portée et que, par une dernière contradiction, ils n’assistent pas en pensée à cet avenir indéfini qui doit s’écouler hors d’eux et sans eux. Quand ils proclament le néant, ils le remplissent d’avance de leur personnalité, de leurs idées, de leurs passions; ils se donnent l’avant-goût de cette éternité qu’ils ne doivent pas connaître. Ils ne peuvent pas penser à la succession des siècles futurs sans s’y placer eux-mêmes, sans s’y voir; tant l’instinct de vivre est attaché profondément à tout vivant, et fait partie de son être au point de ne s’en pouvoir séparer.

C’est contre cet instinct que l’école épicurienne livra son grand combat. Essayons de résumer cette curieuse et célèbre argumentation, soit d’après Épicure, soit d’après Lucrèce, en nous attachant surtout à reconstruire l’ordre logique et l’enchaînement des idées. Nous ne reprendrons pas une à une les trente preuves par lesquelles l’école établissait la mortalité de l’âme. La seule thèse qui nous intéresse en ce moment et que les épicuriens variaient à l’infini est celle-ci : C’est le corps qui sent ; donc quand il est détruit, le sentiment périt avec lui; l’insensibilité absolue est le caractère certain de la mort. — Ni le corps ne peut sentir sans l’âme, ni l’âme sans le corps. L’âme est corporelle, quoique formée des atomes les plus subtils de la nature; c’est elle qui rend le corps capable de sentir. Mais sans le corps elle est incapable par elle-même de toute sensation, et quand elle le quitte, elle se dissout dans ses élémens, elle rentre dans la grande circulation du mouvement éternel :

Une heure après la mort, notre âme évanouie
Devient ce qu’elle était une heure avant la vie,


un souffle errant, une flamme dispersée, un peu d’air ou de feu. Quand le corps périt, il faut que l’âme elle-même se décompose; elle n’existe que par la réunion fortuite des organes; elle ne peut ni naître isolée, ni vivre indépendante du sang et des nerfs. L’âme ne peut pas apparemment, privée du corps, avoir des yeux, un nez, des mains, comme la langue et les oreilles ne peuvent, sans l’âme, sentir ni exister. Quand même l’âme, après sa retraite du corps, pourrait avoir encore des sensations, quel intérêt pourrions-nous y prendre, nous qui ne sommes, que le résultat fortuit de l’union de ces deux groupes d’élémens joints un instant ensemble? Et quand même, après la mort, le temps viendrait à bout de rassembler toute la matière dispersée de ce qui a été notre corps, de remettre chaque élément à sa place, dans l’ordre et la situation qu’il occupe maintenant, quand une seconde fois le flambeau de la vie se rallumerait pour nous, cette renaissance ne nous regarderait plus, la chaîne de nos souvenirs ayant été brisée. Qui de nous s’inquiète maintenant de ce qu’il a pu être autrefois? En effet, si l’on jette un regard en arrière sur l’immense espace du temps écoulé et sur la variété infinie des mouvemens de la matière, on concevra sans peine que les élémens des choses aient dû se trouver souvent arrangés comme ils le sont aujourd’hui; mais la mémoire est muette, elle ne nous dit rien sur ce passé, sans doute parce que dans les intervalles de ces existences formées et reformées par le hasard, les atomes qui nous constituent ont été jetés dans mille autres combinaisons étrangères à toute sensation[9].

Cette thèse établie, que le corps et l’âme sentent ensemble, et que, séparés, ils ne sentent plus, la sensation n’étant que l’effet accidentel d’une combinaison définie d’atomes, tout s’en suit logiquement. Quelle est donc cette chimère superstitieuse qui attribue on ne sait quelle sensibilité persistante aux morts ? Si nous sommes étrangers à ce que nous avons pu être dans le passé, comment ne le serions-nous pas à ce que nous pouvons devenir plus tard, et si nous n’avons gardé aucune mémoire des combinaisons que les élémens de notre corps ont pu traverser autrefois, comment pouvons-nous davantage nous soucier de celles que les mêmes élémens pourront traverser encore? Notre individualité n’a qu’un moment, le moment actuel; elle n’est nous-mêmes que dans la rapide traversée de la vie présente; derrière nous une éternité dont nous sommes absens par l’oubli, devant nous une éternité dont nous serons également absens par l’oubli de ce que nous sommes aujourd’hui ; des deux côtés un infini silencieux nous enveloppe. « On n’a rien à craindre du malheur, si l’on n’existe pas dans le temps où il pourrait se faire sentir. Ce qui n’existe pas ne saurait être malheureux. En quoi diffère-t-il de celui qui n’aurait jamais existé, celui à qui une mort immortelle a ôté sa vie mortelle[10]? » Schopenhauer, qui prend son bien partout où il le trouve, a fait à Épicure et à Lucrèce l’honneur de leur prendre cet argument: «Qu’on remarque, dit-il, que, si notre crainte du néant était raisonnée, nous devrions nous inquiéter autant du néant qui a précédé notre existence que de celui qui doit le suivre. Et pourtant il n’en est rien. J’ai horreur d’un infini à parte post qui serait sans moi ; mais je ne trouve rien d’effrayant dans un infini à parte ante qui a été sans moi. » C’est presque dans les mêmes termes l’argument que Lucrèce reproduit avec insistance: « Quel rapport ont eu avec nous les siècles sans nombre qui se sont écoulés avant notre naissance ? Cette antiquité passée est comme un miroir dans lequel la nature nous montre l’avenir qui suivra notre mort. Qu’y a-t-il donc là de si effrayant ? Qu’y a-t-il même de triste ? N’est-ce pas là une tranquillité absolue, plus profonde que le plus profond sommeil[11] ? »

Lucrèce nous a transmis, dans ses beaux vers, en y mettant la flamme de sa grande imagination, les principes de l’argumentation épicurienne contre les idées populaires sur la mort, dont nous n’avons que des fragmens dans l’ouvrage de Diogène Laërce; mais ces maximes d’Épicure ont eu un tel crédit dans toute l’antiquité qu’il faut au moins rappeler les principales. On les trouvera rassemblées et traduites avec beaucoup de soin dans l’ouvrage de M. Guyau. En voici quelques-unes : « La mort n’est rien à notre égard ; car ce qui est une fois dissous est incapable de sentir, et ce qui ne sent point n’est rien pour nous. — La mort n’est rien pour nous ; car tout bien et tout mal réside dans le pouvoir de sentir ; mais la mort est la privation de ce pouvoir. — Le sage ne s’inquiète point de la longueur de la vie qui lui reste à vivre. Il faut se rappeler que le temps avenir n’est ni nôtre, ni tout à fait étranger à nous, afin que nous ne l’attendions point à coup sûr comme devant être, et que nous n’en désespérions point comme ne devant absolument pas être. — Insensé celui qui dit qu’il craint la mort, non parce qu’une fois présente elle l’affligera, mais parce qu’encore future elle l’afflige ; car ce qui, une fois présent, n’apporte pas de trouble, ne peut, étant encore à venir, affliger que par une vaine opinion. » — Rappelons enfin cette pensée maîtresse qui résume toutes les autres et sur laquelle toute l’antiquité épicurienne a vécu : « Lorsque nous sommes, la mort n’est pas ; lorsque la mort est, nous ne sommes plus. Elle n’est donc ni pour les vivans, ni pour les morts ; car pour ceux qui sont, elle n’est pas, et ceux pour qui elle est né sont plus. » Ce qu’on a ingénieusement traduit dans ce vers :

Je suis, elle n’est pas ; elle est, je ne suis plus.


L’esprit dialectique de Cicéron s’enchante de ces subtilités ; c’est le fond du raisonnement qui remplit le premier livre des Tusculanes. Cicéron, qui s’est tant moqué d’Épicure, est rempli de réminiscences épicuriennes. Il traduit à sa manière ces maximes quand il écrit : Si post mortem nihil est mali, ne mors quidem est malum ; cui proximum tempus est post mortem, in quo mali nihil esse concedis : ita ne moriendum quiclem esse maliim est ; id est enim, perveniendum esse ad id, quod non esse malum confitemur, — « Si la mort n’est suivie d’aucun mal, la mort elle-même n’en est pas un ; car vous convenez que dans le moment précis qui lui succède immédiatement il n’y a plus rien à craindre, et par conséquent mourir n’est autre chose que parvenir au terme où, de votre aveu, tout mal cesse. » Il traduit encore Épicure lorsque, dans le même livre, il raille le souci exagéré des rites, des cérémonies funèbres, de la sépulture même ; il rappelle Diogène demandant qu’on le jette, quand il sera mort, n’importe où. « Pour être dévoré par les vautours ? demandent ses amis. — Point du tout ; mettez auprès de moi un bâton pour les chasser. — Et comment les chasser, ajoutent ses amis, quand vous ne sentirez plus rien ? — Si je ne sens plus rien, répond Diogène, quel mal me feront-ils en me dévorant ? » L’autorité de cet argument fut telle dans l’antiquité qu’elle s’imposa aux adversaires même, comme Cicéron, qui le répète à satiété, et les stoïciens, Sénèque en particulier, qui lutte d’éloquence avec Lucrèce pour exprimer l’indifférence que l’homme doit avoir à l’égard de ce qui suivra la mort et de ce qui adviendra de son cadavre.

Il devait se trouver cependant bien des incrédules qui ne se rendaient pas à ce fameux argument et qui mettaient un certain entêtement à craindre la mort, ne fût-ce qu’à cause des biens qu’elle leur faisait perdre. Même en supposant que la mort n’est rien, on peut aimer la vie et y tenir; on retournait le vers célèbre d’Épicharme, traduit par Cicéron : « Être mort n’est rien, soit; et pourtant je ne veux pas mourir[12]. » C’est là un des côtés de la question qui devait reparaître avec obstination dans l’esprit des épicuriens les plus convaincus, à plus forte raison des adversaires. « Vous me démontrez à merveille, disaient-ils à Épicure, qu’une fois mort je ne sentirai plus rien et que l’insensibilité absolue ne peut être un mal. Mais c’est un mal au moins que de ne plus jouir de la vie, qui est la condition de tous les biens. » C’est contre cette indocilité des sceptiques ou des esprits positifs que les épicuriens redoublaient d’effort et de subtilité. C’est contre eux qu’a été imaginé ce paradoxe que la mort n’enlève rien au bonheur, parce que le temps ne fait rien au bonheur lui-même. Chaque vie, si courte qu’elle soit, est un tout complet. Le vrai plaisir est quelque chose d’absolu : « Le temps, qu’il soit sans bornes ou borné, contient un plaisir égal, si l’on sait apprécier ce plaisir par la raison. » C’est dans cet ordre d’idées qu’Épicure se plaçait en disant, à ce que nous rapporte Stobée, qu’il était prêt à le disputer de félicité même à Jupiter, pourvu qu’il eût un peu de pain et d’eau. La sérénité sans trouble du sage épicurien ne dépend ni du plus ni du moins, s’il y a le suffisant, ni de la durée du plaisir s’il a un seul instant existé. — Cicéron réfute à merveille cet argument audacieux : « Eh quoi ! Épicure soutient que la durée n’ajoute rien "au bonheur et qu’un plaisir qui ne dure qu’un instant vaut un plaisir qui serait éternel? Tout cela est pure inconséquence. Comment, quand on met le souverain bien dans la volupté, prétend-on nier que la volupté qui durerait un temps infini fût supérieure à celle qui serait resserrée dans un étroit espace de temps ? A la bonne heure pour les stoïciens qui placent le souverain bien dans la vertu parfaite : cette vertu, une fois atteinte, ne peut plus croître. Mais en est-il de même du plaisir? Veut-on nous faire croire que le plaisir ne s’augmente pas en se prolongeant? Il faudra donc dire la même chose de la douleur elle-même et soutenir que le temps n’y ajoute rien? Ou bien encore dira-t-on qu’à la vérité la douleur devient plus cruelle à mesure qu’elle est plus longue, mais que la durée ne change rien à l’essence du plaisir ? Que de contradictions[13] ! »

Nous laissons exprès à ces controverses leur forme ancienne et l’accent des âges où elles se sont produites ; mais ce serait œuvre aisée que de les transposer dans nos idées et dans notre langage. L’intérêt en est de tous les temps, et avec de bien légers changemens dans la forme nous en serions touchés au même point que le furent les contemporains de Lucrèce et de Cicéron. Nostra resagitur. — Ne plus sentir, voilà donc la mort, selon la logique et la science, disent les épicuriens. Elle n’a rien de réel en soi, elle n’existe que par une fiction de mots ; à proprement parler, elle n’est pas, puisqu’on ne peut pas dire qu’il est de ce qui n’est rien. Telle est la conviction que les épicuriens veulent à tout prix faire pénétrer dans les intelligences non pas tant par vanité dialectique ou par amour-propre de philosophes que dans le dessein bien arrêté de délivrer les hommes de la pusillanimité qui fait leur misère ; cette misère, qui pourrait la nier ? Pascal lui-même n’a-t-il pas dit que la mort est plus facile à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril ? — Épicure touchait donc l’humanité au cœur en tâchant de détruire jusque dans ses racines cette terreur commune à Pascal et au dernier des hommes. Ce fut là sans contredit la cause de l’étonnant succès de la doctrine et de la gloire presque unique qui entoura le nom d’Épicure, le libérateur. La joie des hommes qui se crurent affranchis par lui de la terreur de la mort fut presque aussi vive que s’il les eût affranchis de la mort même : cette joie d’une prétendue délivrance fit à Épicure une véritable apothéose qui dépassa celle que l’admiration de l’antiquité avait faite au génie de Platon. On disait seulement le divin Platon, Épicure devint dieu, deus ille fuit, deus.

En même temps qu’il dépouillait la mort de ses terreurs, il relevait la vie et s’efforçait d’attirer sur la matière, ses combinaisons, ses mouvemens, ses lois, la pensée des savans jusque-là perdue dans les spéculations pures. Sans être savant lui-même, il créait ainsi l’esprit de la science positive en lui marquant ses limites, qui devaient être celles de la nature visible et sensible, en inspirant autour de lui, à ses adeptes, le mépris de tout ce qui dépassait ces limites, et particulièrement de ces puissances occultes qui troublaient par leur caprice l’ordre nécessaire de la nature et substituaient dans les esprits une épouvante superstitieuse à la curiosité scientifique. C’est par là que sa philosophie, pendant longtemps oubliée, obtint au XVIIIe siècle une telle faveur, qui se continue et même, à certains égards, s’est renouvelée de nos jours. C’est son horreur de l’au-delà qui lui a mérité cette sorte de renaissance. Il est le premier dans l’antiquité qui ait nié résolument ce qui était hors des prises directes et de la portée des sens. À ce titre, il a pu être considéré comme l’expression confuse et inconsciente du positivisme qui déclare qu’il n’y a pas d’objet pour l’esprit humain en dehors des lois (les fœdera, leges, rationes de Lucrèce). Il a, le premier, creusé le fossé qui s’élargit tous les jours et qui sépare la métaphysique de la science de la nature. Pour les esprits spéculatifs, les questions d’origine et de fin sont les plus importantes de toutes, celles auxquelles tout le reste se rapporte; pour les autres, il n’y a qu’une seule étude, celle des phénomènes et de leur dépendance réciproque; les uns ne s’occupent de la vie que dans son rapport avec la mort, les autres ne prétendent s’occuper de la mort que dans son rapport avec la vie, demandant seulement à la nature morte les secrets qu’elle lui révèle pour éclairer le jeu et les ressorts de l’organisme vivant. Cette séparation date d’Épicure : si une telle gloire a été réservée à celui qui a divisé l’esprit humain en deux parties presque irréconciliables, quelle gloire n’attend pas celui qui fera cesser ce divorce et qui, par la métaphysique et la physique réconciliées dans une juste mesure d’indépendance et de services réciproques, reconstruira l’unité scientifique de l’esprit?


III.

Épicure, en détruisant les idées populaires sur la mort, a-t-il été vraiment le bienfaiteur et le consolateur de l’humanité? L’objet principal que se proposait sa philosophie a-t-il été atteint d’une manière durable, même dans l’antiquité qui le proclama dieu? Les idées qu’il avait combattues succombèrent-elles dans la lutte au point de ne pas se relever d’un si rude assaut? Ce serait mal connaître l’humanité que de le croire. — Si ce sont des chimères qu’Épicure avait voulu détruire, il faut avouer qu’elles sont singulièrement tenaces; elles renaissent à mesure qu’on les abat, semblables à ce géant de l’Arioste dont Roland faisait rouler la tête à chaque coup de sa grande épée et qui chaque fois la ramassait dans la poussière et rentrait en lice aux yeux du chevalier stupéfait. Ce fut un peu là le genre d’inutiles victoires que remportèrent les épicuriens. La même raison qui assurait leurs succès dans les hautes régions de la société antique, et qui charmait le dilettantisme des heureux de la vie et des amateurs de philosophie, faisait la faiblesse pratique de ces doctrines devant l’humanité. La plupart des hommes craignent de mourir, mais ils ne redoutent pas moins de cesser d’être en mourant. Ces deux instincts, au fond, n’en sont qu’un sous deux formes différentes : on craint la fin de la vie actuelle parce que cette vie est la seule forme d’être qui nous soit connue. Aussi dans cet ordre d’idées ne faut-il pas s’attendre à des triomphes de longue durée, et lorsqu’une philosophie s’imagine avoir éteint d’une manière définitive dans les âmes la crainte de la mort avec le désir de l’immortalité, c’est le moment où ce désir, un instant comprimé, renaît avec plus de force et entraîne l’imagination, le cœur, la raison même dans les voies mystérieuses.

L’influence de la doctrine épicurienne s’étendit et dura quelque temps parmi les esprits lettrés de la Grèce et de Rome. Elle était la bienvenue dans cette aristocratie voluptueuse et brave qui allait si gaîment à la guerre civile et aux proscriptions. « Elle s’étala un jour dans le sénat, où César osa dire, sans être trop contredit, que la mort était la fin de toutes choses et qu’après elle il n’y avait plus de place ni pour la tristesse ni pour la joie… Plus tard, c’est Pline l’Ancien qui déclare que la croyance à la vie future n’est qu’une folie puérile ou une insolente vanité, et qui traite ceux qui la défendent comme de véritables ennemis du genre humain. » Mais déjà combien de témoignages d’oppositions éclatantes, Cicéron dans les Tusculanes, Virgile dans le sixième livre de l’Enéide, Plutarque dans des écrits spéciaux ! Les témoignages les plus curieux peut-être à consulter sur cette opposition aux idées d’Épicure, ce sont les inscriptions funéraires, expression naïve des sentimens populaires sur la mort et la vie future dans cette période qui va de Lucrèce aux Antonins. « Les croyans, nous dit M. Boissier, sont plus nombreux que les sceptiques. Le plus souvent ces inscriptions affirment ou supposent la persistance de la vie… Ce qui domine, ce sont encore les anciennes opinions. La foule semble revenir avec une invincible opiniâtreté à la vieille manière de se figurer l’état après la mort ; elle est toujours tentée de croire que l’âme et le corps sont enchaînés dans la même sépulture ; elle soupçonne que le mort n’a pas perdu tout sentiment dans cette tombe où il est enfermé… Quelques inscriptions expriment de diverses manières la pensée qu’une fois le corps rendu à la terre, l’âme remonte vers sa source. Ce n’était pourtant encore que l’opinion des gens distingués, qui avaient quelque accès à la philosophie, c’est-à-dire du petit nombre ; le christianisme en fit plus tard la croyance générale[14]. » Épicure avait animé de son esprit, pendant un siècle ou deux, quelques générations sceptiques et lettrées, des artistes, des savans, des politiques ; l’humanité lui avait définitivement échappé.

Une des plus curieuses réfutations des idées épicuriennes sur la mort est sans contredit le petit traité intitulé ; Qu’on ne peut vivre agréablement en suivant la doctrine d’Epicure. Le bon sens de Plutarque a ramassé en quelques pages toutes les objections que devait susciter le paradoxe d’une doctrine toute négative, qui se portait hautement pour la bienfaitrice des hommes. On pourrait souhaiter un plus grand effort métaphysique pour creuser la question : on ne peut rien trouver de plus judicieux. A côté des protestations de la conscience populaire, il y a même là un assez grand nombre d’idées qui ne sont que suggérées, mais dont la philosophie peut faire son profit. En lisant les dernières pages de ce dialogue familier, nous aurons la contre-partie la plus exacte de la polémique épicurienne ; c’est le monde moral de l’antiquité vu sous ses deux aspects, et nous pourrons nous convaincre que la conscience humaine a connu de tout temps les mêmes problèmes, les mêmes angoisses, les mêmes doutes et cherché le repos dans les mêmes solutions.

Singulière manière de consoler les gens ! s’écrie le vieux sage de Chéronée dans ce dialogue que nous résumons d’une manière libre, pour mieux faire ressortir l’idée philosophique noyée dans les digressions. On dit aux malheureux qu’ils n’ont pas d’autre issue à leur misère que la dissolution de leur être et une entière insensibilité. C’est comme si quelqu’un venait dire dans une tempête aux passagers éperdus que le vaisseau est sans pilote et qu’il ne faut pas compter sur l’apparition des Dioscures pour apaiser les vents et les flots; qu’au reste tout est ainsi pour le mieux, puisque la mer ne peut tarder à engloutir le navire ou à le briser. — « Malheureux dans la vie présente, vous espérez une vie meilleure? Quelle erreur ! Ce qui se dissout est insensible et ce qui n’a nul sentiment ne peut nous intéresser en rien. En attendant, faites bonne chère et tenez-vous en joie. » Voilà ce que nous disent les épicuriens, quand nous souffrons, quand nous sommes malades ou exposés à un grand danger. — Mais au moins, quand le navire a été brisé, le passager lutte encore, il est soutenu par une dernière espérance, il va tenter de gagner le bord à la nage. Ici, rien de semblable : il n’y a plus d’espoir; et c’est le moment: où l’on vient nous dire : « Réjouissez-vous donc! » — Qui n’éprouverait en effet la joie la plus vive dans la méditation de cette pensée vraiment divine que le néant est le terme de tous nos maux?

Le vulgaire, dites-vous, craint les peines de l’enfer, et cette crainte corrompt tout son bonheur; mais le désir de l’immortalité surpasse infiniment en douceur et en plaisir ces puériles terreurs. Vous ne faites que déplacer le mal. L’idée d’une privation totale de la vie attriste également les jeunes gens et les vieillards. Il y en a qui s’immolent sur les bûchers de leurs parens et de leurs amis à cette seule pensée qu’on ne naît qu’une fois, qu’on ne peut retourner à la vie et que le temps est fini pour ceux qui sont morts ; dès lors la vie présente n’a plus aucun prix pour eux : comme elle leur paraît un point ou plutôt un rien au prix de l’éternité, ils n’en font plus aucun cas, ils la méprisent, ils négligent même de jouir : à quoi bon une sensation si courte en face de cet infini ténébreux ? à plus forte raison négligeront-ils la vertu, parce qu’ils tombent dans le pire des maux, le découragement : êtres d’un jour, à quoi peuvent-ils prétendre et que peut-il y avoir de grand dans leurs œuvres ? Ils n’essaient de rien faire en ce genre, ils se méprisent eux-mêmes. — Du même coup qu’on enlève aux hommes ordinaires les plus douces espérances qui peuvent les susciter à de grands efforts et les tirer de leur médiocrité, on décourage la vertu, on décourage l’héroïsme, on désespère la science et la philosophie. Quelle vertu, en combattant le mal sur cette rude terre, n’a jeté les yeux de l’autre côté de la tombe pour y trouver un puissant réconfort ? quel héros en mourant pour sa patrie n’a fait le songe de l’athlète qui sait qu’il ne recevra jamais la couronne pendant le combat, mais seulement après la victoire ? Quant à ceux qui se sont livrés à la recherche et à la contemplation de la vérité, aucun d’entre eux n’a jamais pu satisfaire dans cette vie l’amour dont il était enflammé par elle, parce qu’il ne la voyait qu’à travers le nuage de son imagination, de ses sens et de ses passions. Ils travaillent à dégager leur âme, à l’épurer ; ils font de la philosophie une étude de la mort ; l’espérance de la vérité qu’ils contempleront dans sa source même les remplit d’une volupté inexprimable et d’une attente délicieuse. Épicure prétend que la pensée d’un anéantissement total procure aux hommes un bien plus agréable et plus solide en leur ôtant la crainte de maux éternels ; mais si c’est un grand bien que d’être délivré de l’attente d’un mal infini, n’est-ce pas un grand sujet de tristesse que de perdre l’espérance d’un bien infini et d’une souveraine félicité ?

Ce qui fait la valeur philosophique des raisonnemens de Plutarque, à travers des argumens populaires et de sens commun, qui ne sont pourtant pas à mépriser pour cela, c’est une idée profonde qui revient à travers les épisodes du dialogue et les exemples trop multipliés, à savoir que de toutes nos affections, de tous nos instincts, le plus ancien, le plus persistant, le plus vif, c’est le désir de l’être (ὁ πόθος τοῦ εἶναι). C’est contre cet instinct que va se briser la doctrine d’Épicure. Heureux ou malheureux, lui répond Plutarque, ce n’est pas un bien que de ne pas exister ; pour tous les hommes, c’est un état contre nature. Malheureux, vous croyez me consoler en me disant que bientôt je cesserai de sentir, et vous pensez par là me délivrer des maux de la vie. Mais la perspective de n’être plus n’est-elle pas plus effrayante que tout ? Heureux, vous me précipitez dans le néant : le pire des maux ne sera-t-il pas pour moi la privation de tous les biens actuels? Vous dites que cet état ne nous intéresse en rien, puisque nous ne sentirons rien quand nous le subirons. C’est un pur sophisme. Sans doute l’insensibilité que vous me promettez ne peut pas affliger ceux qui n’existent pas, mais elle nous affecte singulièrement par la pensée; si elle ne touche pas les morts, elle touche les vivans, elle les afflige, elle les désespère en les privant sans compensation des biens de la vie. Ce n’est donc ni Cerbère, ni le Cocyte qui rendent infinie la crainte de la mort, c’est la menace du néant. Voilà le vrai malheur, le mal sans remède ; de là une terreur sans consolation, le désespoir sans une lueur dans la nuit obscure et sans issue où l’on nous plonge. Hérodote pensait plus sagement qu’Épicure, lorsqu’il disait que Dieu, qui connaissait la douceur de l’éternité, en avait envié la jouissance aux hommes. En effet, quelle joie résisterait à cette pensée toujours présente qu’elle tombera dans un néant infini comme dans une mer sans fond? Sous le coup de cette terreur qui plane sur la vie comme une menace, un épicurien même ne saurait être heureux.

Plutarque touche ici le fond de la question en même temps que le fond du cœur humain. Il se montre psychologue pénétrant et moraliste ingénieux en faisant voir qu’Épicure n’a fait que supprimer le mal d’un côté pour le rétablir de l’autre, et changer de place la misère de l’homme : il détruit la crainte de la mort, mais il y substitue la terreur de l’anéantissement absolu. Laquelle est la plus grave des deux? laquelle est la plus inquiétante pour l’homme et de nature à empoisonner davantage sa vie? Est-ce vraiment guérir des malades que de les désespérer en leur disant que leur maladie est incurable et qu’elle va bientôt cesser par la mort? Le désir de l’être est mêlé aux racines les plus délicates et les plus profondes de l’être; on ne peut l’arracher sans déchirer l’être lui-même. Plutarque, qu’on a l’habitude de traiter un peu trop légèrement dans la philosophie d’école, laquelle n’est pas toujours la philosophie humaine, a trouvé le mot le plus saisissant, celui qui résume toutes les oppositions instinctives de l’humanité aussi bien que les contradictions savantes des philosophes : ce n’est pas le Cocyte qui est à craindre, c’est le néant.

Ainsi, quoi qu’on fasse, le problème est éternel et il recommence toujours. Je sais ce qu’on nous répondra : il s’agit de vérité, non d’utilité; il s’agit d’éclairer les hommes, non de les servir en flattant leurs imaginations ou leurs passions ; il vaut mieux les désoler par la science que de les endormir par la superstition. Qu’importe si la vérité est triste? Elle est la vérité, cela suffit. — Nous entendons bien et nous tiendrions grand compte de cette observation s’il ne s’agissait pas ici de la philosophie épicurienne qui s’était proposée au monde comme une doctrine pratique plutôt que spéculative, et qui a dû surtout son succès aux promesses qu’elle faisait de rendre le calme à l’existence humaine et de lui apporter le bonheur. Cette promesse a-t-elle été tenue ? Voilà toute la question, celle du moins dans laquelle nous avons voulu limiter notre étude. Eh bien ! non, les grandes espérances que l’école épicurienne avait apportées aux hommes ne se sont pas réalisées ; les enthousiasmes qu’elle avait soulevés d’abord sont retombés lourdement à terre, après des déceptions sans nombre ; on peut dire qu’elle a fait banqueroute au monde antique, qui lui avait fait généreusement crédit. Après avoir tant espéré d’une philosophie du bonheur, définitive et sans illusion possible, l’humanité s’est sentie plus triste que jamais, avec la ruine d’une illusion de plus ; tout était à recommencer.

Une tristesse aggravée d’une déception, voilà le résultat le plus clair de cette grande aventure d’idée et le dernier terme de cette prodigieuse fortune de l’école épicurienne. Si l’on y réfléchit, pouvait-il en être autrement ? Était-ce donc la masse souffrante de l’humanité, les pauvres, les opprimés, les esclaves, qui pouvaient trouver leur compte à une philosophie pareille ? Comment cela eût-il été possible ? Elle ne les consolait pas de leur misère, puisqu’elle n’allégeait pour eux ni le poids de leurs chaînes, ni les soucis, ni les humiliations, ni l’injustice, ni l’ignominie. Il faisait beau dire à ces malheureux que le plaisir est quelque chose d’absolu, de parfait en soi, qu’on peut ramasser dans un moment l’infini du bonheur et concentrer dans un éclair de joie toute une éternité ; il faisait beau dire à ces misérables qu’il y a une science et un art de la volupté qui se peuvent appliquer dans toutes les conditions de la vie ; et pendant ce temps-là leur dos saignait sous le fouet, leur corps pliait sous des fardeaux trop lourds, leurs enfans étaient vendus au loin, leurs femmes et leurs filles servaient au plaisir du maître. En vérité, Épicure ne pouvait rien pour eux ; mais il pouvait faire quelque chose contre eux : de ces déshérités de la vie il fit les déshérités de la mort.

Quant aux heureux de ce monde, aux hommes libres, aux riches, à toute cette noblesse voluptueuse et légère qui embrassa avec passion cette nouvelle doctrine, à tous ces poètes qui la célébrèrent, à tous ces hommes positifs qui la pratiquèrent en conscience, était-ce en réalité une doctrine de libération, la science définitive du bonheur, que leur apportaient les épicuriens ? Là aussi la déception se fit bientôt sentir : et je ne parle pas seulement de celle qu’amena bientôt la rigueur croissante des temps, de celle que devaient produire dans ces âmes amollies par la volupté les épreuves terribles de la vie publique, les troubles d’une des époques les plus dramatiques de l’histoire, l’anarchie, les fureurs des factions, les implacables cruautés des vainqueurs, cette lutte pour la vie, pour l’honneur, pour le devoir, qui est la dure loi des temps de révolution, et qui demande aux âmes, pour ne pas déchoir, d’être sept fois trempées aux sources les plus hautes et les plus pures. Non, je parle des déceptions que contenait le principe même de la doctrine, mis en regard de la réalité humaine et de la vie. Pour les âmes frivoles elles-mêmes, après quelques années d’ivresse rapide et sans pensée, n’arrive-t-il pas un jour où le plaisir trahit son aridité et son insuffisance? Ce jour-là, c’est celui qui arrive au signal inévitable de la nature, quand on sent avec épouvante s’épuiser en soi la faculté du plaisir et se tarir la source des sensations, que l’on croyait aussi inépuisable que la source des jours que l’on doit vivre, quand enfin l’homme se trouve en tête-à-tête avec une vieillesse sans joie, aigrie et irritée par les souvenirs! Certains épicuriens en prenaient galamment leur parti ; une vie sans plaisir leur paraissait pire qu’une mort sans conscience; ils buvaient la mort dans une dernière libation, ou, comme Pétrone, ils se faisaient ouvrir les veines dans un dernier banquet. Les autres, lâches devant la mort comme ils l’avaient été devant la vie, traînaient des jours flétris que Plutarque, qui en a été le témoin, décrit avec une verve indignée qui ranime son style et le réveille de ses langueurs : « Quoi de plus triste que ces voluptés aveugles et efféminées qui ne sont que les aiguillons impuissans d’une sensualité amortie ? Cependant comme ces épicuriens vieillis ne cessent pas de désirer ces jouissances auxquelles leur corps se refuse, ils se livrent à des actions honteuses qui, de leur aveu même, ne sont plus pour eux de saison. Ils se nourrissent, faute de plaisirs nouveaux, du souvenir des anciens, comme on use au besoin de nourritures salées à l’excès; ils cherchent ainsi à rallumer, contre le vœu de la nature, une étincelle de sensation dans des sens presque morts, et qui ne sont plus qu’une cendre froide. » Là aussi n’y a-t-il pas eu des promesses illusoires que la doctrine du plaisir ne peut tenir en face de la nature? Où est en tout cela cette volupté divine et ce bonheur stable que nous promet Épicure?

Je sais qu’il y a eu un autre épicurisme, sobre et tempérant, souvent enseigné par Épicure lui-même, malgré bien des contradictions, et pratiqué par quelques âmes hautes et Gères; mais ces âmes non plus n’ont jamais connu ce bonheur infini qu’on leur annonçait : elles ont vécu sans joie dans le présent, en face de cette perspective de n’être plus qu’on leur ouvrait dans l’avenir.

Lucrèce n’est-il pas lui-même le plus saisissant exemple de cette tristesse épicurienne qui fut le partage de quelques intelligences d’élite et comme leur signe dans le monde antique? Ne sent-on pas à travers l’enthousiasme de ses vers, au fond même de cette passion ardente qui les anime, le sentiment désespéré du vide de cette vie que sa doctrine paraît de tant d’illusions et que son imagination complice s’efforçait en vain d’aimer ? On a dit avec raison que la véritable réfutation de la doctrine qui prêche la volupté est la tristesse de son plus grand interprète. Lucrèce ne craint plus la mort, qui est, à ses yeux, désarmée de ses épouvantes ; mais il n’aime plus la vie, qu’il a trop analysée. De là un contraste saisissant qui fait l’intérêt pathétique de son œuvre : la lutte entre une doctrine et une âme dont l’une contredit l’autre. Nul n’a mieux senti que lui ce néant de la vie sans avenir et sans but, quand on l’a réduite à la poursuite du plaisir et qu’on ne peut plus rien espérer d’elle. Alors la nature, lasse des vaines plaintes qu’on lui fait, prend la parole, dans des vers magnifiques, et dit à l’homme : « Insensé, si tu n’es plus heureux, si tu ne peux plus l’être, que ne cherches-tu dans la fin de ta vie un terme à tes peines? Car enfin, quelque effort que je fasse, je ne peux plus rien inventer de nouveau qui te plaise ; c’est toujours, ce sera toujours la même chose ; attends-toi à ne voir jamais que la même suite d’objets, quand même ta vie devrait triompher d’un grand nombre de siècles, bien plus, quand tu ne devrais jamais mourir. » L’ennui de la vie, voilà la dernière conséquence logique et inattendue d’une doctrine qui avait pensé combler de joie l’existence humaine en la débarrassant du souci et des terreurs de l’avenir, en la ramassant sur elle-même dans l’instant présent, pour concentrer en elle plus de jouissance et de bonheur. C’est que le plaisir, même avec l’insouciance de la mort, ne peut suffire à l’âme humaine : quand on lui pote la crainte de la mort, on lui inspire du même coup la crainte du néant, qui décolore tout et désenchante même la vie présente. Il n’y a qu’une théorie de la vie, vraiment libératrice et qui affranchit l’homme de la crainte servile de la mort : c’est celle qui donne un grand objet à la vie finie, un objet infini, si je puis dire, soit le dévoûment à une idée éternelle, soit la personnalité morale à créer par l’épreuve, soit le progrès humain, la rédemption de la pauvre espèce humaine de ses erreurs et de ses misères, sait un grand espoir d’outre-tombe, un objet enfin qui soit à la hauteur de l’âme humaine, une raison de vivre qui vaille la peine que l’on vivre, que l’on soufffe et que l’on meure pour elle.


E. CARO.

  1. A vrai dire, ce livre n’est que la première partie du mémoire présenté à l’Académie par M. Guyau. La seconde partie, non encore publiée, comprenait l’examen de la morale anglaise contemporaine. L’importance du sujet explique la publication à part de l’ouvrage consacré à la morale d’Épicure : il y a là un essai d’interprétation de certaines idées épicuriennes qui mérite l’attention de la critique. Je signalerai particulièrement, outre le chapitre où j’ai pris l’occasion de cette étude, celui où le jeune auteur expose la théorie du clinamen qui, selon lui, exprime la contingence dans la nature et se lie nécessairement à la conception de la liberté dans l’homme ; point de vue contestable, mais intéressant et curieux.
  2. Philosophie de Schopenhauer, par Ribot, p. 82, fragmens traduits.
  3. De Natura rerum, lib. III, 37-40.
  4. Tusculanes, liv. I, chap. XXI.
  5. Martha, le Poème de Lucrèce. Voir surtout les notes où de nombreux témoignages de ce genre sont recueillis.
  6. Boissier, la Religion romaine d’Auguste aux Antonins, t. I, p. 58-59 et passim.
  7. De Natura rerum, lib. III, vers 1056.
  8. M. Fustel de Coulanges, la Cité antique. Introduction et chap. I, passim.
  9. At neque seorsum oculi, neque nares, nec manus ipsa
    Esse potest animæ, neque seorsum lingua, nec aures
    Absque anima per se possunt sentire nec esse.
    ... Sic animi natura nequit sine corpore oriri
    Sola, neque a nervis et sanguine longius esse.
    ... Quare, corpus ubi interiit, periisse necesse est
    Confiteare animam distractam in corpore toto.

    De Natura rerum, lib. III, vers 630, 788, 800, 855.

  10. Nec miserum fieri, qui nonu est, posse neque hilum
    Diffeire, an nullo fuerit jam tempore natus,
    Mortalem vitam mors cui immortalis ademit.

    Vers 880.

  11. Vers 985.
  12. Emori nolo : sed me esse mortuum nihil æstimo.

    Tusculanes, lib. I, p. 8.

  13. De finibus bonorum et malorum, liv. II, chap, XXVII.
  14. La Religion romaine, t. I, p. 312-342 et passim.